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Mademoiselle de Bressier

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IV

Le château de Chavry, qui appartient au général de Bressier, date du premier Empire. Il a été bâti, en 1803 par le fameux Ledret, sur l'ordre de Napoléon, qui en fit don à sa sœur Pauline, lorsqu'elle épousa le prince Borghèse. Cette énorme propriété porte bien la marque de son époque: un corps de bâtiment assez lourd, au milieu, et flanqué de deux ailes trop légères. Tout d'abord, le regard est désagréablement heurté par le manque d'harmonie de l'ensemble. Le plan primitif existe encore dans les cartons du cadastre de Versailles. D'abord, le château s'élevait au milieu d'un jardin anglais médiocrement dessiné, où le mauvais goût d'un jardinier amoureux d'Ossian avait semé quelques ruines et une demi-douzaine de cavernes. C'était d'un ridicule achevé. Heureusement, au début de la Restauration, la propriété passa entre les mains d'un homme d'esprit, M. de La Robertie, qui s'empressa de détruire les cavernes et les ruines. Épris d'arboriculture, il essaya de corriger la laideur des bâtiments en les entourant d'un parc qui leur prêterait un aspect plus grave. M. de La Robertie mourut très vieux, après le coup d'État. Les arbres avaient poussé, et toujours surveillé par un maître habile, le parc devenait grandiose. On retrouvait bien encore, çà et là, les traces de l'ancien jardin anglais; mais la beauté des allées silencieuses et profondes ravissait le promeneur qui croyait errer dans une forêt. Des arbres énormes, tantôt espacés comme les chevaliers d'un conte héroïque qui restent immobiles et la lance en arrêt, tantôt serrés et rapprochés par l'insouciant caprice de la nature. Un bois de platanes conduisait sur un plateau étroit, d'où les yeux ravis contemplaient un paysage merveilleux. Toute la plaine rieuse où la Seine se plie et se replie sur elle-même. Au fond, à droite, Paris couché dans les vapeurs grises de l'horizon. Et, nonchalamment posés, les villages coquets qui montent en étages jusqu'à Saint-Cloud.

Au début de la guerre civile le général voulait que sa fille retournât en Auvergne où elle s'était déjà réfugiée pendant l'Invasion. Elle s'y refusait nettement. M. de Bressier n'insistait pas. Il savait que, situé sous la protection du Mont-Valérien, Chavry resterait en dehors des mouvements militaires et ne serait jamais menacé. Depuis la mort de sa mère, qu'elle avait à peine connue, Faustine habitait ce château; d'abord seule, plus tard avec Nelly. Toutes deux s'y plaisaient plus qu'à Paris, dans l'hôtel de la rue de Lille, occupé seulement pendant les rares congés du chef de la famille. Elles recevaient là une éducation solide, dirigée par une institutrice de premier ordre, Mlle Vaudois. La semence idéale germa différemment dans ces terres dissemblables. Nelly, paresseuse et indolente, travaillait parce que c'était le seul moyen de pouvoir s'amuser ensuite; Faustine, au contraire, aimait l'étude par goût, pour elle-même, pour les joies qu'elle en tirait. De très bonne heure, on fut frappé, autour d'elle, de son aptitude à saisir la plastique des êtres et des choses. Son goût pour le dessin se révéla, tout de suite, d'instinct, et se développa si rapidement que le général voulut qu'à dix ans elle eût un maître sérieux. Par une heureuse fortune, on lui recommanda un ancien prix de Rome, d'une grande habileté de main, d'une instruction solide, et chez lequel l'enseignement de l'École n'avait pu tuer l'originalité première. Quoiqu'il fût absolument dénué d'imagination, Joseph Cayron aurait fait sa trouée comme les autres, s'il n'eût été paralysé par une timidité invincible. L'artiste qui doute souvent de lui-même est fort; l'artiste qui ne croit jamais en lui est perdu. Il est voué à l'infécondité. Joseph Cayron était de ceux-là. Il admirait tellement son art qu'il en avait peur. Peut-être aussi manquait-il de cette vaillance d'esprit qui permet à un homme de n'apercevoir les obstacles que pour s'efforcer de les vaincre. Le peintre vit tant de médiocrités hissées sur le pavois, tant de vrais talents foulés aux pieds, qu'à sa timidité naturelle se joignit bien vite un incurable scepticisme.

S'il ne pouvait créer des œuvres personnelles, il restait du moins un merveilleux initiateur aux œuvres des autres. Faustine crut en lui. Elle accepta docilement ses conseils impérieux. Car cet homme craintif n'admettait pas qu'on discutât l'Art. Il prononçait ce mot d'une voix légèrement emphatique, en clignant à demi le regard, comme un dévot qui parle de la Sainte Vierge. Pendant quatre ans, il ne permit pas à son élève de peindre. Il voulait la rompre à la gymnastique du dessin, lui donner une grande sûreté de main. Ensuite on verrait. Jamais le général n'éprouva une plus grande stupeur que le jour où Joseph Cayron lui démontra que Faustine devait étudier l'anatomie. L'anatomie! une enfant de seize ans! Est-ce que ce peintre raté devenait fou? Mais le peintre raté mit une telle ardeur dans son insistance que M. de Bressier céda. Avec mauvaise humeur, par exemple. Pendant trois jours, il dit, comme se parlant à lui-même: «L'anatomie! l'anatomie!» Et il affectait de n'appeler sa fille que Mlle Carabin.

Cette instruction solide développa rapidement les dons naturels de Faustine. Elle était trop intelligente pour ne pas savoir que le talent n'existe pas sans la maturité. Elle voulait travailler longtemps, travailler beaucoup, avant que personne, en dehors des siens, se doutât de ses goûts et de sa vocation. Elle était artiste dans le grand sens de ce mot sublime, c'est-à-dire rebelle par nature aux sensations banales. Certes elle eût mieux aimé crever ses toiles et jeter ses brosses par la fenêtre que de rester un amateur.

Son atelier se dressait à deux cents mètres du château, le long de la route, en plein air. Le jour y arrivait par de larges baies vitrées; un écran de soie verte cachait le plafond, tendu sur un châssis, et permettait de distribuer à volonté la lumière. Jamais on ne se serait cru dans un atelier de jeune fille. Des boiseries sombres, appliquées contre les murailles, donnaient un aspect sévère à cette pièce vaste qui semblait être le cabinet de travail d'un philosophe. On n'y trouvait aucune de ces fantaisies gracieuses que le caprice de quelques peintres célèbres ont mises à la mode. Des bibelots de grand prix, et d'un goût exquis; mais pas de japonaiseries grêles, pas de peluches chatoyantes ni de porcelaines délicates. Rien de ce désordre affecté qui rassemble avec soin les objets les plus disparates, et colle un violon XVIe siècle à côté d'un cheval en carton, caparaçonné d'étoffes voyantes. En revanche, cinq ou six toiles rares. Un Hobbema d'une incomparable fraîcheur, près d'études signées des noms les plus retentissants de l'école moderne; la première esquisse que Delacroix ait faite de l'Entrée des Croisés; plus loin, de gracieuses terres cuites, un merveilleux groupe en marbre d'Antonin Mercié, une aiguière d'argent de Froment-Meurice. Et, dans le fond de l'atelier, occupant la moitié d'un immense panneau, une merveille découverte par Faustine, deux mois avant la guerre, au fond d'un palais génois: un tableau du Titien.

Quand il fallut fuir devant l'invasion, c'était l'unique trésor que Mlle de Bressier eût emporté avec elle. La toile miraculeuse, soigneusement roulée, resta cachée en Auvergne, comme un de ces mystérieux coffrets que surveillent des nains jaloux. Un sujet d'une grande simplicité. Une femme rousse, au visage altier, joue avec une bague d'émeraudes qu'elle regarde fixement de ses yeux noirs; elle est vêtue d'une robe de satin marron brodée de jais. Pas un bijou: pas même un collier. Une rose rouge saigne dans la splendeur fauve de sa chevelure. Jamais le vieux Titien ne modela des chairs plus fermes; jamais il ne trouva des tons plus satinés et plus fulgurants. Faustine appelait cette toile: la Dame à la bague. Le général, plus pratique, prétendait que sa fille aimait tant son tableau parce qu'elle s'y retrouvait, de brune changée en rousse. Et en réalité, par un hasard curieux, l'héroïne du Titien et Faustine se ressemblaient, comme une femme de vingt-cinq ans peut ressembler à une jeune fille de dix-sept.

Mlle de Bressier passait là le meilleur de ses journées. Quand elle voulait se délasser, elle ouvrait son piano, et Nelly sortait de sa paresse pour l'accompagner. Quelques heures après le départ de Françoise, les deux amies se trouvaient dans l'atelier comme d'habitude. Nelly, allongée sur une pile de coussins, regardait Mlle de Bressier, debout devant une toile blanche. Elle esquissait au charbon la scène du matin. Un coin de parc; Odin immobile et le poil hérissé au milieu des grandes herbes; et les jeunes filles, avec une allure craintive, avançant curieusement la tête pour mieux voir la pauvre femme étendue toute raide dans le fossé.

– J'avais bien raison, en te conseillant de te remettre au travail, s'écria gaîment Nelly. Seulement je ne me doutais pas que tu trouverais un drame dans ta propre maison. Maintenant que nous sommes seules, échangeons un peu nos confidences. T'es-tu demandé par suite de quelles circonstances l'inconnue s'est évanouie à la porte du château?

– Mon Dieu, non.

– Tu n'es pas curieuse. Moi j'ai deviné.

– Oh! tu inventes très facilement, dit Faustine avec un sourire.

– Méchante! Je suis sûre qu'elle a un amoureux dans l'armée de Versailles. Elle est jolie, sais-tu? Quel âge peut-elle bien avoir? Trente-cinq ans, puisque son fils en a seize… Bravo! Faustine. En deux traits tu as rendu l'expression douloureuse du visage.

Faustine n'écoutait plus son amie. Le démon du travail la possédait tout entière. Sous ses doigts agiles, la scène prenait une intensité particulière. Elle avait vu le drame, et elle le rendait dans toute sa simplicité poignante. Soudain, un bruit de voix éclata dans le parc. Curieuse, Nelly courut à la baie vitrée, et jeta un cri.

– Qu'y a-t-il donc? demanda Mlle de Bressier avec une nuance d'inquiétude.

 

– Monsieur ton frère qui daigne nous rendre visite.

– Étienne!

– Lui-même.

Un véritable officier, dans toute son élégance guerrière. De haute taille, mais bien pris dans ses formes athlétiques, Étienne de Bressier avait vingt-quatre ans. Il ressemblait à sa mère qu'on citait naguère pour sa beauté rayonnante et douce. Les cheveux très blonds, coupés en brosse, découvraient un front noble et plein de pensées. Le jeune homme portait une moustache fine et soyeuse qui laissait voir un sourire charmant. C'était vraiment un beau soldat, à l'allure crâne et décidée, qui regardait bien en face, de ses yeux gris et pleins de flammes.

– Oui, c'est moi, mes chers enfants! Embrasse-moi encore, Faustine, et toi aussi, Nelly. Mon Dieu, que je suis content de vous voir!

– On ne s'en douterait pas, murmura Nelly en faisant la moue.

– Je sais ce que vous voulez dire, mademoiselle Grondeuse. Vous me boudez, parce que je ne suis pas venu ces jours-ci. Comme les meilleurs sentiments sont travestis! Tu n'as pas de nouvelles du général, n'est-il pas vrai, Faustine?

– Non. Cela m'inquiète.

– Eh! bien, je t'en apporte!

Le visage de la jeune fille s'éclaira de nouveau. Elle n'était plus la même depuis l'arrivée de son frère. L'expression grave de sa physionomie disparaissait. Une joie profonde luisait dans ses grands yeux pers, qu'elle fixait sur son frère avec une adoration concentrée. Elle le trouvait beau; elle le savait intelligent et bon. Son père, son frère et Nelly se partageaient toutes les tendresses de son cœur.

– Oui, oui, vous m'accusiez toutes les deux, continua le capitaine. Les absents ont toujours tort. On les blâme, sans savoir. On dit: «Ils pourraient venir, et ils ne viennent pas.» D'abord, j'ai un service très dur. Les généraux manquent d'aides de camp. C'est nous autres, officiers de cavalerie, qui les remplaçons. Ensuite, dès que j'ai eu un moment de liberté, j'ai couru au pont de Courbevoie. Oui! vous commencez à comprendre, mademoiselle Faustine! Je voulais voir le général, et apporter ici des nouvelles toutes fraîches. En superbe santé, le général! Je crois, ma parole, que ça le rajeunit de faire campagne.

– Il ne t'a rien dit pour moi? pour Nelly?

– Comment donc! Mon père est un trop parfait galant homme pour ne pas envoyer un souvenir à deux jolies filles telles que vous, Mesdemoiselles. Et je vais avoir l'honneur de vous le remettre…

Moitié sérieux, moitié riant, il s'approcha des deux amies. Ensuite, les réunissant entre ses bras, il les baisa l'une au front, l'autre sur les joues, malgré leurs éclats de rire. Maintenant il examinait la grande toile blanche, où Faustine esquissait la scène du matin.

– Très bien, mon amie! Voilà qui est dramatique et vivant! Mais c'est le parc… Oui, c'est l'aile droite du château, dans le fond…

Il fallut raconter au capitaine toute l'histoire. Nelly, d'un ton très larmoyant, expliqua son idée. Elle construisait tout un roman! Une pauvre femme, éprise d'un brillant officier de l'armée de Versailles, bravait le danger et la fatigue pour aller voir celui qu'elle aimait. Étienne accueillit cette hypothèse par un joyeux éclat de rire. Et comme les jeunes filles lui demandaient la cause de son hilarité, il leur expliqua que, seule, une héroïne de la Commune pouvait risquer une telle aventure. Le raisonnement du capitaine ne manquait pas de vraisemblance. Évidemment, l'inconnue espérait trouver à Versailles son fiancé, son mari ou son amant. L'objection d'Étienne détruisait de fond en comble le petit roman inventé par Nelly. La jeune fille le sacrifia sans aucun amour-propre! L'arrivée de Marius, qui revenait de sa course aux environs de Paris, acheva de la convaincre. Ne laissait-il pas la jeune femme à quelques mètres des fortifications? Il avait vu les gardes nationaux s'approcher d'elle, et entendu le lieutenant de la compagnie lui parler.

Qu'importait à Faustine? Elle ne regrettait rien de sa bonne action. La charité ne connaît point d'opinion politique. Et puis, elle était si heureuse de sentir Étienne auprès d'elle, d'avoir des nouvelles de son père! La journée s'achevait gaiement! Le capitaine se plaisait dans cette atmosphère familiale, entre ces deux tendresses vigilantes, qui lui rappelaient les meilleures et les plus heureuses années de sa vie.

Vers le soir, il ordonna de seller son cheval. Marius hochait la tête. Il commençait une longue histoire pour détourner le jeune homme de partir à la nuit close. Étienne s'étonnait, riant, demandant au vieux soldat d'où lui venait cette prudence inaccoutumée. Marius ne voulait pas répondre d'abord. Il connaissait le capitaine et son amour des périlleuses aventures. Nelly et Faustine insistaient, elles aussi: mais pour le seul plaisir de conserver plus longtemps auprès d'elles celui qu'elles considéraient toutes les deux comme un frère.

– Voyons, Marius, dit Étienne. Tu as un motif pour m'empêcher de rentrer ce soir à l'État-major?

– Eh bien, oui, mon capitaine.

– Un motif… grave!

– Très grave.

– Lequel? Parle.

Bon gré, mal gré, il fallut que Marius s'exécutât. Il avait recueilli quelques mots de la causerie échangée entre le lieutenant et Françoise. Une centaine de gardes nationaux occupaient les bois, cachés dans les environs. Pour regagner Versailles, le jeune officier passerait forcément au milieu de ces guérillas attentives; ce serait s'exposer inutilement et par vaine bravade. Étienne se mit à rire.

– Tu es fou, mon pauvre Marius. Alors, moi, un officier français, je reculerais devant une poignée de pantouflards? Ces gens-là ne sont point des soldats. Ils n'ont de courage que pour fusiller les prisonniers. Mon chemin traverse les bois où ils se cachent; j'y passerai coûte que coûte. Et malheur à ceux que je rencontrerai!

Faustine était brave. Son frère le savait. La fille, la sœur d'hommes qui risquent tous les jours leur vie, s'accoutume insensiblement au danger. Elle a de bonne heure appris à le regarder en face. Cependant son cœur se serra. Les craintes de Marius la pénétraient. Elle s'effrayait à l'idée qu'Étienne franchirait seul, sans escorte, la nuit, ces grands bois sombres, qui se dressaient à l'horizon comme de mystérieux géants.

– Pourquoi ne restes-tu pas avec nous? dit-elle, d'une voix suppliante. Tu m'as dit que ton devoir ne te rappelait pas. Reste… je t'en prie!

– Mais, mon amie, on peut se battre demain: ce serait beau si j'étais absent! Puis, ne sens-tu pas que les craintes de Marius m'ont mis en goût? Morbleu! j'ai l'espoir de sabrer une douzaine de communards, et je reculerais? Allons donc! Regarde, Œdipe piaffe de joie. Je n'ai qu'à sauter en selle. En un temps de galop j'arriverai à Versailles!

Faustine n'insista plus. Elle connaissait la bravoure de son frère; cette bravoure aventureuse et légendaire qui l'entraînait toujours au plus épais du danger. Il était si vaillant et si beau, ce hardi jeune homme, souriant au péril offert, comme au rendez-vous d'une jolie femme! Nelly essaya de joindre ses prières à celles de son amie. Mais quand le capitaine voulait la condamner au silence, il la traitait de petite fille; dépitée, elle se taisait, s'enfermant dans sa dignité blessée.

Œdipe, un vigoureux cheval anglais, avait fait toute la campagne du second siège. Faustine essaya de se rassurer, en voyant la vie de son frère confiée à l'ardent animal. Seul, Marius continuait à hocher la tête, avec mécontentement. Il grommelait entre ses dents, à la grande gaieté d'Étienne, qui se moquait de ses enfantines frayeurs.

– Mesdemoiselles, je vous salue! s'écria le capitaine.

Il partit au petit galop de chasse, à travers les allées du parc. Faustine le regardait, les sourcils froncés, cherchant vainement à chasser l'inquiétude qui la poignait.

– Que crains-tu? lui demanda Nelly, en passant ses bras autour du cou de son amie.

– Je ne sais pas…

– Et toi, Marius? Qu'est-ce que tu as à grommeler d'un air mécontent?

– Je dis… je dis que la guerre est une mauvaise bête. Quand on la griffe pour s'amuser, elle se venge.

V

Œdipe filait grand train. Étienne ne songeait déjà plus aux prédictions de Marius. Comme les êtres créés pour l'action, il avait l'insouciance autant que le mépris de la mort. Il aurait dit volontiers avec Shakespeare: «Le danger et moi sommes deux lions nés le même jour: seulement je suis l'aîné!» Le péril n'exige en somme qu'une accoutumance de la pensée: l'esprit s'y fait aussi aisément que le corps à l'inclémence du ciel.

La nuit tombait rapidement. Des nuages, gris comme des plaques d'ardoise, couraient en frissonnant sur le ciel. Pas une voiture, pas un promeneur. A droite et à gauche les maisons blanches et les villas coquettes. Chavry n'avait pas trop souffert pendant la guerre. Le commandant prussien qui l'occupait, connaissait de réputation le général de Bressier. Depuis la Commune, les formidables batteries de Versailles protégeaient le château contre le canon de Paris.

Une centaine de gardes nationaux cachés dans les bois! En vérité, Marius devenait fou. Et le capitaine riait en lui-même de la naïveté du vieux soldat. Il retrouvait l'Africain toujours crédule aux histoires invraisemblables, habitué aux Bédouins agiles tapis dans l'ombre des buissons traîtres. Les communards, fugitifs et vaincus, traqués par les soldats de ligne, ne pensaient guère à s'embusquer si près de leurs ennemis. Et quand ce serait vrai, après tout? Il passerait sur le ventre de ces gens-là. Étienne éprouvait contre eux ce sentiment de rage qui dominait dans tous les cœurs patriotes. Échappé à grand'peine de son bagne allemand, encore humilié des désastres de l'armée, il voulait male-mort à ces hommes qui dressaient leur drapeau sanglant en face du drapeau français. Les souffrances intimes de la défaite agissaient sur lui comme agit la douleur d'une mère aimée sur un fils tendre. Cet étendard tricolore qui avait frissonné dans tant de victoires, lui devenait plus cher après leurs communes souffrances.

La grande route le conduisait droit à Versailles. Il suffisait de laisser galoper Œdipe qui ne risquait pas de s'égarer. Mais en coupant à travers bois, le capitaine gagnait une demi-heure. D'ailleurs, il lui tardait de voir si l'embuscade promise se dresserait devant lui. La masse bleue et noire des taillis s'étendait à ses côtés dans une immobilité frissonnante. Bientôt Étienne poussa son cheval à travers champs, et prenant un petit sentier, caché par les herbes vivaces, s'enfonça parmi les arbres. Un grand silence l'enveloppait: le silence de l'obscurité et de la solitude. A ce moment, le vent chassa les nuages, déchirant le rideau de la nuit, et la lune monta très lentement sur l'horizon. De minces filets d'or glissaient entre les branches avec des reflets tremblants.

Le cheval, non excité par son cavalier, allait au pas. Étienne ne pensait plus à ces invisibles ennemis. Il revoyait en souvenir Nelly et Faustine, ces deux délicieuses créatures. Soudain, le bruit sec d'une branche cassée le fit tressaillir. D'instinct, il tira son revolver de la fonte: rien ne bougeait. Il pressa le flanc d'Œdipe, qui bondit sous l'éperon et s'élança. Pendant une minute, le cheval garda le galop, puis il s'arrêta brusquement. Un homme se dressait au milieu du sentier, le fusil à la main, la baïonnette en avant. Le capitaine visa et fit feu. L'homme, non atteint, se jeta de côté; mais le cheval se cabra violemment avec un hennissement aigu. Le jeune homme sentit sa monture se dérober sous lui. Il lâcha les rênes et se laissa glisser. On pouvait venir maintenant, on le trouverait debout, un revolver dans chaque main.

Ce ne fut même pas une lutte. De chaque côté du bois, des hommes se ruaient furieusement sur l'officier. Une grappe d'ennemis se pendait après lui, paralysant ses efforts violents. Ses pieds, ses jambes, ses poignets étaient serrés, tenaillés et comme vissés en des écrous de chair. Une attaque silencieuse, brutale, comme un coup de massue asséné dans l'ombre. Étienne était bâillonné, ligoté, entraîné à travers les arbres, avant même d'avoir compris d'où venait ce rude assaut.

De ce côté, les bois de Chavry ont une étendue de plusieurs kilomètres. Le capitaine connaissait tous ces fourrés, tous ces taillis où il jouait dans son enfance, où, plus tard, il se promenait à cheval. Il tâchait de regarder à droite et à gauche pour se rendre compte du chemin suivi par ses ennemis. Mais la nuit l'enveloppait. Un rideau humain se dressait à ses côtés. Il entendait à peine quelques mots échangés à voix basse. De temps en temps, un juron étouffé, lorsqu'un de ses agresseurs buttait contre une pierre ou s'accrochait à une branche. Enfin brusquement on s'arrêta. Une voix dit: «Nous sommes bien ici…»

Entre des arbres épais s'étalait une clairière étroite, mais très exactement fermée. Alors seulement se dénouèrent les liens attachés aux membres du jeune homme. D'un bond il se trouva sur pied, mais sans armes. Autour de lui, une vingtaine de gardes nationaux hâves, déguenillés, vaguement estompés par le reflet jaunâtre d'un feu de broussailles. D'autres vautrés à terre, avec des faces abruties d'ivrognes, cuvaient leur eau-de-vie, et regardaient, indifférents, en fumant de courtes pipes. Çà et là, des fusils en faisceaux. Ce qui effrayait le plus chez ces démons évoqués d'un enfer inconnu, c'était le silence lourd qui pesait sur eux. Ils étaient soixante, à peu près. Et depuis la grande défaite, ils restaient là, tapis dans ces bois, comme des bêtes fauves. On leur avait distribué quarante-huit heures de vivres avant de quitter Paris. Mais la plupart, depuis le matin, les autres, depuis la veille, manquaient de biscuit et de viande.

 

Étienne comprit tout d'un seul regard. Il était perdu. Jamais on ne lui ferait grâce. Sans doute, la plupart de ces fédérés, qui, l'avant-veille, se battaient encore et rudement, avaient des âmes de soldats. Mais la haine l'emporterait. Il ne lui restait plus qu'à bien mourir. Pas une chance de salut. L'armée de Versailles ignorait que cette bande campât si près d'elle. Les feux rares, le silence relatif qui se gardait, prouvaient autant de prudence que de crainte.

L'un d'eux, qui portait les galons de sergent-major, sortit d'un groupe et s'avança vers le capitaine:

– Écoutez, citoyen. Vous voyez que vous êtes pris. C'est moi le chef ici: n'oubliez pas mes paroles. N'essayez pas de vous enfuir. Vous êtes soigneusement gardé. On va délibérer sur votre sort.

– C'est-à-dire que vous allez discuter à quelle sauce on me mangera? riposta l'officier avec un sourire gouailleur.

Le sergent-major eut un geste brusque; Étienne l'examina avec plus d'attention. Un grand gaillard, à la figure tannée, violente. Ses yeux noirs brillaient. Une nature implacable, mais non féroce.

– On va vous juger, reprit-il. Vous autres, vous massacrez nos frères, vous égorgez même les femmes! Ah! on nous a raconté les jolies horreurs des Versaillais! Si nous vous tuons, ce ne sera que juste. Œil pour œil, dent pour dent. Si nous ne vous tuons pas, ce sera pour vous échanger. Mettez-vous dans ce coin, et ne bougez pas.

Étienne demeurait très calme. Ses lèvres souriaient. Il s'étira légèrement, comme un homme fatigué, et d'un ton railleur:

– Ne craignez rien… citoyen! Je tombe de sommeil. Je vous assure qu'au lieu de prendre la fuite, je vais dormir tant que je pourrai!

Le courage frappe toujours les hommes. Il leur impose une sorte de respect fait de crainte et de surprise. Cependant la réponse d'Étienne souleva un murmure de colère. Son accent exprimait tant de raillerie que ces gens se sentaient bravés dans leur force.

– Pas d'échange! dit un voyou verdâtre et scrofuleux, aux lèvres plissées, aux yeux ternes. C'est des blagues! Qu'on nous le donne pour nous amuser… On s'embête trop ici!

– Silence, Cadet! ordonna le sous-officier, le sourcil froncé. C'est moi qui commande.

– Il n'y a plus de chef! Il n'y a plus de chef! hurlèrent cinq ou six énergumènes.

L'un d'eux s'avançait déjà pour mettre la main sur Étienne. Mais le sergent-major se jeta devant l'officier, et d'une main rude écarta les assaillants.

– Tu as raison, citoyen, dit une voix mâle. Un prisonnier est sacré. Et si les Versaillais sont des assassins, ce n'est pas une raison pour que nous soyons des bandits!

– Ah! c'est toi, Pierre Rosny? Tant mieux. A nous deux, nous leur ferons entendre raison, peut-être.

Le mari de Françoise se tenait les bras croisés, immobile et résolu, à côté du sergent-major. Autour d'eux, remuait le groupe sinistre des vaincus. Ceux qui dormaient ou qui rêvaient s'étaient levés. Une curiosité avide flambait dans leurs yeux. Une querelle? Voilà qui distrairait pendant une demi-heure. Et puis ce prisonnier les excitait comme une promesse. Non, ils souffraient trop! Bientôt, ils n'auraient plus d'autre ressource que de se livrer à la clémence du vainqueur. Et ils la connaissaient bien, cette clémence des guerres civiles! C'étaient tous ou presque tous des fils d'insurgés, des hommes nés du mauvais côté de la barricade, les descendants des furieux combattants de Juin broyés par les mains de fer de Cavaignac. Ils gardaient au fond de leur cœur, comme une légende haineuse, l'histoire de ces funèbres journées. Et peut-être, dans ces âmes rebelles, la révolte venait-elle de plus loin et de plus haut. Depuis l'origine des sociétés, un abîme s'est creusé entre les dociles et les indomptés. Les uns toujours prêts à respecter la loi; les autres toujours disposés à l'avilir. Abel et Caïn n'existent pas seulement dans la poésie grandiose de la Bible. Ils sont le double emblème des luttes fratricides qui ont déchiré et déchireront éternellement les flancs maternels de l'humanité. Fils de Caïn, les disciples des Gracques qui ensanglantaient le Forum pour défendre les lois agraires; fils de Caïn, ces débauchés et ces énervés qui, pendant le vote des sections romaines, couraient à travers les tribus en criant: «Vive Catilina consul!» Fils de Caïn, les bandits de Septembre, les sectaires de Marat, les amis de Babœuf, les insurgés de Juin, et maintenant ces défenseurs de la Commune agonisante.

La haine et la curiosité remuaient en eux. Ils tenaient donc entre leurs mains un de ces ennemis qu'ils exécraient! Certes, laissés à eux-mêmes, ils auraient senti quelque pitié se glisser dans leurs âmes troublées. Mais ils entendaient depuis deux mois d'infâmes calomnies. On leur racontait qu'à Versailles les prisonniers subissaient d'ingénieuses tortures. On les enfermait dans des culs de basse-fosse, on les affamait, on les laissait pourrir de misère et de saleté. Quant aux blessés, on les achevait. Faits indéniables et avérés. Chacun se rappelait encore la fable inventée par un misérable: cette femme en cheveux jaunes, trempant le bout de son ombrelle rose dans la plaie saignante d'un captif.

Cependant l'attitude ferme du sergent-major et de Pierre Rosny imposa pour un instant silence à toutes ces haines. On aimait l'ouvrier compositeur. On le respectait surtout. Sa bravoure, sa sobriété commandaient la déférence.

– Écoutez, citoyens, reprit Pierre. Nous avons beaucoup des nôtres qui sont prisonniers, là-bas. Voici un capitaine. Nous pouvons l'échanger contre dix ou vingt de nos amis peut-être.

Il y eut des murmures et quelques ricanements.

– Ceux qui ne sont pas de mon avis n'ont ni mère, ni épouse, ni enfants! Nous sommes pauvres, nous autres! Nos familles vivent du travail de nos mains. Sans ce travail, elles crèveraient de faim. Lorsqu'on tue un ouvrier dans le combat, on tue aussi des femmes et des petits; tous ceux que la misère va saisir et dévorer!

– Ça, c'est vrai, grommela un garde national d'une voix pâteuse.

C'était un homme de cinquante ans, aux cheveux blancs, qui fumait une pipe de bois à calotte de cuivre, en roulant des yeux humides. Il s'appelait Granset, surnommé Grand-Sec. Amateur d'eau-de-vie, il buvait ferme, et l'ivresse lui inspirait toujours des sentiments tendres. On l'aimait assez. Il faisait rire.

– La concilia… concilia… tion! je ne connais que ça, citoyens. Nous serons bien a… nous serons bien avancés quand nous aurons tué le capi… le capi… le capi…

– Taine! acheva Cadet. Est-il gourmand, ce Grand-Sec! Il mange la moitié de ses mots!

Etienne semblait absolument étranger à la scène dramatique qui se jouait. Avec son insouciance du danger et son mépris de la mort, il observait curieusement ces bizarres types d'hommes qui se pressaient autour de lui. L'intervention du voyou qui achevait la phrase de l'ivrogne le fit sourire, pendant qu'une gaieté nerveuse secouait toute la bande. Cadet fut grisé par son succès; il essaya de le doubler. S'approchant de l'officier il le regarda sous le nez, avec le geste blagueur et débraillé des gamins de Paris. Mais Étienne se tourna vers le sous-officier: