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Mademoiselle de Bressier

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– Mais le devoir, docteur…

– Le devoir, c'est de travailler pour votre femme, et de soigner votre enfant. Il ne m'écoute plus. Ah! l'entêté! A demain, mon ami Jacques.

– A demain, monsieur Borel.

Pierre accompagna le médecin sur le palier. Il rentrait bientôt. Le mari et la femme se retrouvaient seuls. Françoise restait toute songeuse. Les paroles du docteur sonnaient lugubrement à son oreille. Elle prit un livre sur la cheminée et le tendit à Jacques.

– Tiens, mon chéri. C'est le livre que Mlle Aurélie a apporté pour toi, pendant que tu dormais. Je vais cinq minutes dans ma chambre avec ton père.

– Merci, maman.

Et quand Françoise eut emmené son mari dans la pièce voisine.

– M. Borel a peut-être raison, dit-elle de sa voix brève et nerveuse. Pourquoi retournes-tu te battre?

– Françoise…

– Oh! je n'essaierai pas de t'en empêcher. Tu prétends que c'est ton devoir. Et tu sais, je suis une vaillante. Toutes ces craintes du docteur, il y a longtemps que je les partage. Si ce n'était encore que les balles et les obus, eh bien, on leur échappe. Mais après!..

Elle frissonnait. L'énergie de son regard s'éteignait lentement sous l'effort d'une pensée cachée.

– Calme-toi, mon amie.

– Oh! je suis calme. Mais il a raison, vois-tu. Chez eux comme chez nous, on est féroce. Ce n'est plus la guerre, tout ça. Il paraît qu'à Versailles on tue les prisonniers. Et nous en faisons autant. Oh! pas toi! Tu es bon, toi; c'est tout naturel, puisque tu es brave. Mais si on te fusillait!

Pierre la prenait dans ses bras et l'étreignait longuement. Maintenant, il riait, pour chasser les idées funèbres qui hantaient le cerveau de Françoise.

– Où diable as-tu donc la tête! reprit-il gaiement. Voyons, voyons, est-ce que tu vas t'effrayer comme une femmelette? D'abord, on ne tue pas les prisonniers. Ainsi, ce n'est pas la peine de t'épouvanter, comme cela, sans raison. C'est appeler la mauvaise chance que de tant la redouter. Est-ce que je n'ai pas eu du bonheur, jusqu'à présent? J'ai échappé à tout! Pourquoi n'en serait-il pas toujours ainsi? Nous retrouverons le bon temps, va, et notre vie heureuse d'autrefois. On ne me tuera pas, on ne me fusillera pas. Au contraire, je reviendrai bien vivant, et nous irons nous installer tous les trois dans un grand quartier, plein de soleil.

D'habitude, quand Pierre lui parlait ainsi, Françoise retrouvait sa confiance. Cette fois, elle restait sombre.

– Qu'est-ce que tu as, voyons? dit-il tendrement.

– J'ai… j'ai peur.

– Toi, si courageuse de coutume?

– Je n'ai pas de courage, aujourd'hui. Je ne sais pas pourquoi… Mais je frissonne en te voyant partir. C'est absurde. On ne devrait pas être comme ça. Embrasse-moi, mon ami, et va-t'en. Ton bataillon est en marche déjà. Plus tu attendras, plus tu auras de chemin à faire pour le rejoindre.

Cependant Pierre prenait son fusil dans un coin, il attachait son sabre, il inspectait sa musette. Françoise redevenait énergique pour sourire au moment des adieux à cet homme qu'elle adorait.

– As-tu bien tout ce qu'il te faut? demanda-t-elle. Montre-moi ta gourde. Bon: elle est pleine. Emporte le gros châle brun: les nuits sont encore fraîches. Allons, va, Pierre; ne t'expose pas trop. Va… va…

– Quel cœur tu as!

– Le cœur que tu m'as fait. Il est facile à une femme d'être une bonne compagne et une bonne mère, quand elle aime et quand elle est aimée.

Ils rentraient dans la chambre du petit blessé. Jacques s'était rendormi. Au moment de franchir la porte, l'ouvrier s'arrêtait une dernière fois. Il embrassait encore, ardemment, tendrement, cette superbe et vaillante créature qui lui donnait tous les trésors de son cœur et de sa beauté. Puis, tourné vers le lit, il envoyait un baiser à Jacques, n'osant pas s'approcher de son fils, craignant de troubler son sommeil.

– Embrasse-le aussi, dit tout bas Françoise attendrie. Il est si faible le pauvre petit! Ce n'est pas ton baiser qui l'éveillera…

Alors, cet homme rude et brave marchait sur la pointe des pieds, se faisant petit, discret, pour son cher malade. Jacques dormait, comme à l'arrivée du docteur Borel et de M. Grandier, souriant à quelque songe délicieux, avec le calme bien-être des convalescents. Son fin visage, légèrement ombré par ses cheveux blonds, disparaissait à demi dans les blancheurs de l'oreiller. Pierre contemplait sa femme et son fils: les deux seules tendresses de sa vie. Il les quittait pour ne les revoir jamais, peut-être. Et maintenant, les sinistres pressentiments de Françoise l'envahissaient, hantant son cerveau, troublant son esprit. Il se répétait tout bas les sages conseils de M. Borel. S'il se trompait, après tout? Si son devoir ne lui commandait pas d'aller se battre? Si les gens de Paris avaient tort, et raison ceux de Versailles? Toutes les hésitations qui torturent le cœur d'un honnête homme remuaient en lui. Où était le devoir? Dans sa famille, ou sur le champ de bataille? Il chassait vite ces idées. Est-ce qu'il ne le connaissait pas, son devoir? Et depuis quand reculait-il au moment de l'accomplir? Il ne pouvait pas être dans l'erreur, depuis tant de semaines que sa conscience l'approuvait.

Doucement, il se penchait vers l'oreiller, et embrassait Jacques sur le front. Puis, s'éloignant du lit, sur la pointe des pieds, il faisait signe à Françoise de le suivre.

– S'il m'arrivait malheur, murmura-t-il d'une voix altérée, jure-moi que tu en ferais un homme.

– Ah! je te le jure!

Et comme s'il craignait de ne pouvoir résister à la lâcheté de sa tendresse, Pierre se précipita au dehors.

II

Au bout de deux heures, Jacques s'éveilla.

– Père est parti, maman?

– Oui, mon chéri.

– Moi qui voulais lui dire adieu!

– Il t'a embrassé pendant que tu dormais.

Françoise regardait son fils, laissant glisser son ouvrage sur ses genoux. Certes, la santé lui reviendrait bien vite. Mais quelle pâleur sur ses joues! comme il souriait tristement, lui toujours si gai!

– Ne parle pas trop, reprit-elle. Tu ferais mieux de lire. Veux-tu que je te donne le livre de Mlle Aurélie?

– Merci, maman. J'aimerais mieux Aurélie que son livre. Elle est si amusante!

– Je vais la chercher, répliqua Françoise, heureuse de satisfaire le caprice de son fils.

Mlle Aurélie Brigaut, une brunisseuse, demeurait porte à porte. Rousse, assez galante, jolie fille, très gaie, elle riait toujours, peut-être pour montrer ses dents blanches. Aurélie aimait bien Mme Rosny, mais elle raffolait de Jacques.

– Ah! s'il avait cinq ou six ans de plus! disait-elle parfois en soupirant.

Elle n'affectait pas de pruderie méchante, pas de vertu poseuse. Bonne enfant, elle choisissait ses amours par caprice, et non par intérêt. Ces amours-là changeaient souvent: voilà tout. Elle arriva bien vite auprès du gentil malade.

– Mme Rosny m'a dit que vous me demandiez? Voilà qui est bien. C'est une bonne idée. Savez-vous ce que j'ai fait? J'ai envoyé votre mère se promener. Elle ne voulait pas; elle se défendait. Je n'ai pas entendu raison. Elle a besoin de prendre un peu l'air, cette femme. Pourquoi resterait-elle là, puisque je suis auprès de vous? Il est joli comme tout, dans son lit blanc, avec ses yeux… Oh! quels yeux!..

Elle riait et c'étaient des fusées de gaieté frissonnante, qui ragaillardissaient Jacques et lui faisaient du bien.

– Racontez-moi les histoires du quartier, mademoiselle Aurélie, disait-il.

Les potins commençaient à n'en plus finir. Les histoires de celui-ci ou de celle-là: surtout les amours de la petite modiste, qui faisait la vertueuse. Mlle Aurélie ne pouvait pas la souffrir, cette petite modiste! Une pimbêche! Si elle voulait raconter tout ce qu'elle savait… Mais il ne faut pas être mauvaise. Tout en ne voulant pas être mauvaise, la brunisseuse s'en donnait à cœur joie et mordait tant qu'elle pouvait. Quand on a de si belles dents!.. Jacques riait. Elle s'amusait de le voir rire, ce pauvre petit si brave, et qui revenait de si loin. A son tour, il lui racontait l'aventure du matin, la visite de M. Grandier. Jacques avouait à son amie sa joie et son orgueil. Le fameux savant prédisait qu'il serait un grand artiste. Et il ajoutait avec une flamme dans les yeux:

– Voyez-vous ça! un grand artiste, moi!

Aurélie prenait une mine coquette.

– Qu'est-ce que vous ferez quand vous serez célèbre, Jacques?

L'enfant restait une minute rêveur, les yeux perdus dans le vide.

– De belles œuvres, mademoiselle Aurélie! Je serai si heureux que ma pauvre maman soit fière de moi! Oh! je travaillerai… Pas un ne travaillera comme moi. Je sais bien que la vie est dure, quand on est artiste et qu'on n'a pas le sou. N'importe, rien ne me découragera. J'ai écouté souvent ce que racontait Bersier le graveur, mon premier maître. C'est lui qui m'a appris à dessiner. Voilà son opinion, à Bersier: Dans la vie on fait ce qu'on veut. Les savants ont inventé un tas de machines: la vapeur, l'électricité. Il paraît que la volonté, c'est plus fort que tout ça! Jugez un peu si elle me manquera! C'est si beau, de voir son rêve prendre vie; de regarder un bloc de glaise et de se dire: «Je tirerai peut-être de cette terre informe une statue immortelle!»

La gaieté de ses seize ans reprenait le dessus; il ajoutait avec son rire argentin de gamin de Paris:

– Non! ce serait trop drôle! Immortel, moi! Moi, fils de Pierre Rosny, ouvrier compositeur, et de madame son épouse, modiste… C'est Michel-Ange qui ferait une tête!

Ils continuaient de rire, de plaisanter tous les deux, inventant de ces mots comme en inventent seuls les très jeunes gens, pour qui la vie est longue, et l'espérance féconde. Décidément, Mlle Aurélie le trouvait charmant, ce garçonnet, vif, gai, spirituel, en qui brillait tout à coup, par une échappée rapide, la flamme divine et inextinguible du génie. Elle aussi, comme le grand médecin, sentait dans ce fils d'artisan quelque chose de rare et de particulier. Dans son affection pour Jacques il entrait un peu de respect et beaucoup de tendresse.

 

Quelques minutes avant le dîner, Françoise revint, nerveuse, inquiète. Elle passa la soirée à travailler près de Jacques. Le malade s'endormit de bonne heure, gaiement bercé par ses rêves. Le lendemain, toujours pas de nouvelles de Pierre. Mme Rosny ne s'inquiétait pas encore. Son mari ne lui disait-il pas avant de partir qu'il resterait peut-être deux jours absent?

Vers trois heures, un valet de chambre se présentait: un domestique de bonne maison ayant grande allure et qui produisait un étrange effet dans cet obscur logis de pauvres. Il laissait deux grandes enveloppes. L'une au nom de Mme Rosny, l'autre assez lourde au nom de Jacques.

– Y a-t-il une réponse?

– Non, Madame.

Et comme elle insistait, demandant ce que cela signifiait, il répondait en homme dont la leçon est faite:

– Non, non; il n'y a pas de réponse.

La lettre adressée à Françoise renfermait trois billets de mille francs. Elle était courte, mais d'une adorable simplicité.

«Madame,

«Je suis le fils d'un serrurier. Au début de ma carrière, je tombai gravement malade. Mes espoirs, toute ma vie peut-être allaient sombrer. Un savant illustre vint me voir un jour; et, généreusement, il me prêta trois mille francs, déposés sur ma cheminée sans que je m'en fusse aperçu. Il faut transmettre aux autres ce qu'on a reçu soi-même. Permettez-moi de faire pour Jacques ce qu'on a fait pour moi. Ne me remerciez point. Quand Jacques sera grand, il me rendra les trois mille francs, en les donnant à quelqu'un qui en aura besoin.

«Votre respectueux serviteur,
«Docteur Grandier.»

«P.S. Dans cinq jours, je viendrai prendre votre fils et l'enverrai dans une de mes fermes, en Picardie. La campagne achèvera de le remettre.»

Mme Rosny laissa glisser la lettre et les trois billets de banque. Des larmes coulaient de ses yeux. Larmes de reconnaissance, d'émotion, de stupeur. Une aumône, cet argent! Non, l'homme qui faisait cela, si simplement, était un grand esprit et un grand cœur. Il aidait, non pas seulement des ouvriers à demi ruinés par le siège; mais un artiste menacé dans son avenir. Sa pensée allait plus haut et plus loin que le secours d'un instant, accordé à de pauvres gens douloureusement gênés par une suite de mois malheureux. Ces malheurs-là, en somme, pesaient sur tout le monde. Pierre et Françoise se tireraient d'affaire comme les autres. M. Grandier songeait, dans sa délicatesse, que Jacques touchait à cette heure décisive où pas un retard ne doit entraver le labeur de l'artiste naissant. Lui, le grand savant d'aujourd'hui, il tendait sa main généreuse au grand sculpteur futur.

– Ah! il y a de braves gens! il y a de braves gens! s'écriait Françoise, essuyant ses larmes.

La voix de son fils qui l'appelait de la chambre voisine, la tira de son trouble. Il criait: «Maman! maman!» Un instant elle eut peur. Elle se précipita vers le lit de Jacques.

– Dieu! qu'est-ce que tu as?

Le garçonnet avait le visage illuminé. Ses yeux bleu sombre flambaient de joie.

– Regarde! disait-il, regarde!

Et sa main tremblante levait en l'air une belle médaille militaire toute neuve, suspendue au ruban jaune liseré de vert. Un brevet, émané de la chancellerie de la Légion d'honneur, conférait cette distinction «à Jacques Rosny pour services exceptionnels». C'était la nouvelle promise par M. Grandier. Comme il le disait au docteur Borel, il dînait la veille au soir chez son «grand ami». Et encore tout chaud de sa visite du matin, il racontait l'héroïsme de Jacques comme soldat, son tempérament d'artiste comme sculpteur. Le «grand ami» de M. Grandier pouvait avoir bien des défauts, mais son cœur de bon Français vibrait toujours au patriotisme. Cet enfant de seize ans, qui partait comme soldat, parce que le jeune Bara et les volontaires de 92 en avaient fait autant, l'émut profondément, comme un fait divers héroïque. Il possédait cette qualité rare de faire tout de suite ce qu'il voulait faire; la réflexion ne venait pas refroidir le premier mouvement qui est toujours le bon. Vite, il appelait un de ses secrétaires, et l'envoyait à la chancellerie de la Légion d'honneur. On rédigeait le brevet séance tenante. Et c'est ainsi que Jacques Rosny, à seize ans, recevait la médaille militaire, comme jadis, à quatorze, le jeune Durand dans la tranchée de Sébastopol. Peut-être aussi le malicieux vieillard riait-il un peu derrière ses lunettes, et trouvait-il plaisant de conférer une distinction au fils d'un communard qui se battait dans l'armée de Delescluze! On appela Mlle Aurélie, qui embrassa Jacques tant qu'elle pouvait, ainsi que les voisins, tout heureux et tout fiers. Seul, Pierre ne jouissait pas de cette joie, et cette pensée gâtait le bonheur de Françoise. Elle se disait, anxieuse: «Où est-il? Quand reviendra-t-il?» Avant de s'en aller, Mlle Aurélie voulut se donner un plaisir. Elle attacha le ruban jaune et vert sur la poitrine de l'enfant, et s'écria dans un éclat de rire:

– Puisqu'il n'a pas d'uniforme, je l'ai cousu à sa chemise!

L'absence de Pierre se prolongeait. Le lendemain, dès l'aube, Françoise descendait pour aller aux nouvelles. Elle revenait, au bout d'une heure, complètement épouvantée. Le bruit se répandait à travers Paris que les gens de la Commune avaient essuyé une grosse défaite. Elle n'y tenait plus. Elle voulait savoir. Son inquiétude lancinante la ressaisissait. Elle courut chez sa voisine.

– Je compte sur vous, n'est-ce pas, mademoiselle Aurélie?

– Mais oui, madame Rosny, vous le savez bien.

– Tant que je resterai dans le doute, voyez-vous, je ne vivrai pas. Pierre s'est battu, bien sûr. S'il y a un malheur, j'aime autant le connaître tout de suite. Je serai peut-être longtemps, très longtemps absente. Vous me promettez de ne pas quitter Jacques?

– Je vous le promets.

– Je veux dire… Vous ferez… comme si c'était moi?

– Soyez donc tranquille, madame Rosny. Est-elle naïve de se tourmenter comme ça… et pour un homme encore!

– Merci, merci…

Françoise serrait fiévreusement les mains de sa voisine. Elle s'enveloppait d'un châle, et sortait. La jeune femme allait droit devant elle, ne s'arrêtant que pour demander des nouvelles aux uns ou aux autres, espérant toujours qu'on savait quelque chose de nouveau. Elle traversait ainsi tout Paris. La matinée s'avançait. Vers la Madeleine, elle voyait passer des bataillons de fédérés aux mines hâves, aux vêtements déchirés. Ceux-là venaient de la bataille, sans doute. Alors, elle regardait avidement le numéro cousu sur le collet des tuniques. Et, stupide, elle restait debout sur la chaussée, contemplant ces hommes échappés à la boucherie, se demandant si Pierre aurait eu ce bonheur, si elle le reverrait. Elle faisait quelques pas encore, et arrivait place de la Concorde. Aller plus loin? Et si, pendant ce temps-là, son mari revenait par un autre côté? Elle tournait et retournait ses idées dans son cerveau, quand une escouade à demi débandée passa devant elle. Françoise se dressa, comme mue par un ressort. Elle ne se trompait pas. C'étaient bien des hommes appartenant au bataillon de son mari. Elle reconnaissait le numéro. Une vingtaine de fédérés tout au plus, qui défilaient, noirs de poudre, exténués de fatigue. Un lieutenant, légèrement blessé, les conduisait. Françoise courut à lui.

– Est-ce que tout le bataillon va rentrer, citoyen? dit-elle.

– Le bataillon? Voilà ce qu'il en reste!

Et d'un geste farouche, il montrait le troupeau en guenilles qui le suivait. Françoise faillit tomber à la renverse. Elle devint si pâle que l'officier comprit ou devina quelque chose.

– Est-ce que votre homme en était? lui demanda-t-il.

– Oui.

– Diable! comment s'appelait-il?

– Pierre Rosny, balbutia Françoise, épouvantée d'entendre ainsi parler de son mari au passé.

– Pierre Rosny? Connais pas. Écoutez. Si vous voulez avoir des nouvelles, le plus simple est de pousser jusqu'à Sèvres. Votre homme est, ou tué, ou blessé, ou prisonnier. Pas de milieu. Car le bataillon a rudement écopé aujourd'hui!

Le lieutenant s'éloignait, suivi de ses soldats vaincus. Et Françoise demeurait immobile, sans voix, sans haleine. Elle était sur le point de tomber. Elle s'appuya contre un arbre. Elle regardait s'éloigner, traînant le pied, suant, soufflant, les fédérés qui revenaient du combat suprême. Il lui semblait que chacun d'eux emportait avec lui un morceau de celui qu'elle adorait. Pierre! Pierre, tué, blessé ou prisonnier! Elle n'hésitait pas. Il fallait partir. De l'énergie? On en trouve toujours quand on veut!

Elle allait à la recherche de son mari. Sans doute, elle claquait des dents, elle frissonnait, et les forces lui faisaient défaut. Mais elle ne tomberait pas. Elle ne voulait pas, non, elle ne voulait pas! Inutile à présent de s'inquiéter de Jacques, hors de danger, et surveillé par Aurélie. Elle marchait vite. En chemin, elle s'arrêtait à peine dix minutes, pour manger un peu. Et elle recommençait sans se lasser, sans se décourager. Le temps coulait. Il était à peu près six heures du soir; et à huit, il ferait nuit. L'étape était longue; et cependant Françoise ne sentait pas la fatigue. Une surexcitation nerveuse, très intense, la soutenait. Les paroles du lieutenant dansaient dans son cerveau affolé.

Tué, Pierre? Impossible! la vie n'est pas toujours cruelle. Elle a quelquefois des sourires. Après tant de mois de dures épreuves, le destin lui devait bien un peu de bonne chance. Non, Pierre n'était pas tué. Blessé, seulement… Toute blessure n'est pas mortelle. Est-ce que Jacques n'avait pas guéri d'une balle au travers du corps? Mais l'espérance est envahissante, et à mesure qu'elle marchait, Françoise construisait dans sa pensée le roman de sa vie future. Après avoir souhaité beaucoup, elle souhaitait encore davantage. Elle se refusait à admettre même que Pierre pût être blessé! Lui, l'élu de son cœur, son mari, son amant, avec une balle dans la poitrine, avec une jambe ou un bras de moins? Jamais! S'il ne revenait pas, c'est qu'il était prisonnier! On racontait dans Paris que les soldats de Versailles tuaient les prisonniers? Un mensonge! Elle ne voulait plus y croire. D'ailleurs, Pierre disait le contraire. N'importe; c'est affreux tout de même que d'être captif, enfermé dans une geôle sombre, farouche, puante. Maintenant, elle n'admettait même plus la dernière hypothèse, la plus favorable. Ni tué, ni blessé, ni prisonnier. Pierre avait, sans doute, échappé au désastre. Il ne rentrait pas parce qu'il ne pouvait pas rentrer. Il se cachait dans les bois de Sèvres ou de Ville-d'Avray.

Elle arrivait à la Seine. Un cri d'horreur sortit de ses lèvres.

Oh! la guerre civile, hideux chaos, œuvre d'une colère maudite! Des soldats de ligne, des gardes nationaux, des chasseurs à pied, des artilleurs apparaissaient pêle-mêle sur la berge, sur les talus, sur la route, le visage convulsé, les bras en croix ou repliés le long du corps, couchés sur le dos ou étalés sur le ventre, lugubrement et fraternellement étendus les uns à côté des autres. Pourquoi s'étaient-ils entre-tués, ces êtres humains que la mort réunissait ainsi dans le repos du même sommeil? La vie en avait fait des ennemis: et leurs cadavres réconciliés se touchaient sans dégoût et sans haine. Des chevaux du train d'artillerie gisaient dans la boue, les jambes raides, dessinant leur charpente maigre sous la peau collée. A droite et à gauche, des mares de sang en plaques noirâtres; partout la mort, hideuse, saisissante, brutale. Çà et là, des fusils abandonnés, des sabres tordus, des cartouchières crevées, des képis boueux. D'un côté, la Seine, qui coulait brune, mélancolique, indifférente, poussant un vagissement monotone; de l'autre, les maisons éventrées par les obus, dépouillées de leur toiture, vides, béantes. Dans les murs, des meurtrières ouvraient leurs gueules sinistres. On voyait encore des hommes penchés aux fenêtres, immobiles, semblables à des statues. Une balle les avait atteints à leur poste de combat, et ils restaient appuyés à la muraille qui soutenait leurs corps glacés.

La nuit commençait à s'épandre, jetant son voile indigné sur toutes ces hideurs. Et Françoise errait au milieu de ce carnage, seule, livide, les yeux remplis d'épouvante, contemplant pour la première fois l'infamie des guerres civiles.

Non, jusqu'à ce jour, elle ne la comprenait pas! La robuste fille du peuple, nourrie dans la haine des riches, croyait qu'on avait le droit de prendre le fusil pour livrer la grande bataille du pauvre et du déshérité. Cette pensée n'évoquait pour elle que l'histoire légendaire des rouges barricades de Juillet ou de Février. Elle entendait dans sa mémoire les cris des glorieux va-nu-pieds en blouse, renversant le trône de Charles X; et le tocsin des églises, sonnant le retour du drapeau tricolore; et les refrains de Béranger, qui chantaient encore à son oreille le triomphe des vainqueurs. Tout cela restait pour elle, jusqu'à présent, comme une épopée vague, ou des figurants de théâtre représentent les combattants, et où tout se termine au cinquième acte par une apothéose!

 

Elle la voyait maintenant, la guerre civile, et elle frissonnait de terreur! C'était ça. C'étaient ces cadavres d'hommes et de bêtes, ces désastres, ces ruines, ces abandons, ces catastrophes. Collée contre un mur, elle sentait confusément des idées nouvelles germer dans son cerveau. Toute son espérance d'épouse s'écroulait épouvantablement. Elle demandait une seule chose, maintenant: que Pierre eût échappé à ce massacre!

Vivant! vivant! qu'il fût vivant! Infirme ou captif, ou les jambes coupées, mais vivant! Qu'elle pût encore baiser son front, baiser ses lèvres, entendre sa voix, sourire à son regard! Elle fuyait dans la nuit, emportant avec elle, dans sa course, le ressouvenir du hideux spectacle, frissonnant à la pensée qu'elle reconnaîtrait peut-être son Pierre au milieu de ces tas de chair humaine. Vivant! qu'il fût vivant! Elle ne souhaitait plus que cela! Comme le cœur est ambitieux, mon Dieu! et se forge d'insensés désirs! L'obscurité grandissante l'empêchait de poursuivre sa lugubre recherche. Elle arrivait sur un pont. Et elle n'osait pas s'arracher au sinistre champ de bataille. Il lui semblait que quelque chose d'elle-même restait là-bas, parmi ces corps couchés. La malheureuse! Toute sa croyance s'émiettait. Elle continuait sa route pour faire son devoir jusqu'au bout; parce qu'elle devait compte à son fils de la tâche accomplie. Mais il lui semblait impossible que Pierre fût sorti vivant de cette effroyable boucherie!

A l'entrée du pont, une petite maison de garde, vide. Elle s'affala contre la porte. Machinalement, elle croisa les mains, et pria. La prière naïve, éplorée et sincère de l'enfant du peuple, qui ne croit pas que tout est fini quand c'est fini, et qui demande quelque chose de meilleur à quelqu'un de plus grand.

Enfin, pour la dixième fois, elle reprit courage. Toujours poursuivie par son désir d'avoir des nouvelles, elle traversa le pont. Tout le monde n'avait pas fui ce pays dévasté. Chez certains êtres, la crainte du pillage domine la crainte de la mort. Deux ou trois maisons étaient encore occupées. Un brave homme, un de ces propriétaires tenaces qui aiment leurs murailles mieux que leur chair, restait immobile à la croisée. Une lumière brillait derrière lui dans la chambre, et sa figure triste apparaissait dans l'encadrement gris de la fenêtre. Soudain, il aperçut cette femme qui venait à lui.

– Est-ce que vous savez où a eu lieu la bataille? demanda-t-elle.

L'homme, étendant la main, fit un grand geste découragé dans l'espace.

– Par ici, et par là, tenez! Ce matin, quand j'ai vu arriver les soldats, je suis reparti pour Versailles. Seigneur Dieu! je ne croyais pas retrouver ma maison debout! Est-ce que vous cherchez quelqu'un?

– Mon mari, balbutia-t-elle.

– Il est de la Commune?

– Oui.

– Je ne sais pas grand'chose. Cependant, un officier de ligne m'a raconté que les Parisiens perdaient relativement peu de monde. Il paraît qu'on a fait beaucoup, mais beaucoup de prisonniers. A votre place, moi, j'irais à Versailles. Là-bas, vous êtes sûre de recueillir un renseignement sûr.

– Merci, Monsieur.

La malheureuse reprenait sa route, cette route interminable, ce chemin de croix qui n'en finissait plus. Pouvait-elle faire autre chose? Non. Blessé ou prisonnier, Pierre serait à Versailles. Mais elle se traînait maintenant comme un oiseau dont l'aile est fracassée. La foi ne la soutenait plus. Une courbature morale aggravait sa lassitude physique. Il lui fallut trois heures pour achever le voyage. Et quel voyage, mon Dieu! pour une femme harassée, n'ayant plus de jambes, n'ayant plus d'énergie. Elle s'arrêtait, défaillante; elle soufflait un peu, puis elle recommençait. Ça ne finirait donc jamais? Elle n'arriverait donc pas? Eh bien, non. Le découragement ne triompherait pas de sa volonté. Il fallait qu'elle touchât à son but, dût-elle en mourir. Elle le devait à son mari et à son fils, ces deux êtres qu'elle adorait. Comment! elle disait souvent qu'elle donnerait sa vie pour eux, et elle faiblirait dans l'accomplissement de sa tâche sacrée? Elle tendit ses nerfs dans un effort suprême; et tout ce qu'il y a de force de résistance chez une créature humaine, se réveilla chez cette femme robuste.

Versailles, en mai 1871, offrait aux psychologues un spectacle étrange et pittoresque. Le conte de la Belle au bois dormant se transportait subitement dans la réalité cruelle. La cité de Louis XIV s'éveillait tout à coup de son sommeil séculaire et se déguisait en cité contemporaine. Les députés, les curieux, les diplomates, les journalistes, les patriotes et les indifférents, s'y précipitaient les uns après les autres. Ceux-ci pour voir, ceux-là pour savoir, quelques-uns pour recevoir. Un Coblentz en miniature. Mais un Coblentz où la raison dominait, parce que tout le monde s'y mettait d'accord pour sauver le pays menacé. La ville paisible prenait les allures d'un petit Paris. On se couchait tard; on rencontrait par les rues des promeneurs peu pressés de regagner l'étroit et incommode logis où l'affluence des réfugiés les entassait. Dans les cafés, ouverts très tard, regorgeant de monde, on bavardait, on maudissait la guerre civile; et les bruits les plus invraisemblables trouvaient toujours des crédules prêts à les accepter.

Françoise allait à travers les rues, à travers les places publiques, à travers les avenues, regardant, écoutant, ne comprenant pas ce qu'on disait. Elle s'arrêtait devant les cafés, espérant entendre un mot, un seul, qui fixerait son destin. La créature humaine est ainsi. Elle s'imagine toujours que ses petites douleurs occupent la grande foule égoïste. Qui donc, parmi tout ce monde, pouvait penser à Pierre Rosny, garde national obscur, perdu dans la tourbe des armées parisiennes? Françoise n'y songeait pas. Il lui semblait que tous ces gens qui parlaient devaient parler de Pierre; que les lèvres remuaient pour prononcer le nom de Pierre. Elle n'osait aborder personne; elle s'accotait contre un mur, l'œil fixe, attendant tout d'un hasard, maintenant. Cependant, l'heure fuyait, les promeneurs se faisaient plus rares; les cafés se fermaient lentement, les uns après les autres. Françoise reprit le chemin de la place d'Armes, et machinalement elle se laissa tomber sur un des bancs de l'avenue. La nuit l'enveloppait; une nuit très calme. L'ombre dissimulait cette malheureuse créature; et lentement, un sommeil profond s'emparait d'elle. La tête à demi couverte par son châle, elle dormait, de ce sommeil lourd de la bête épuisée chez qui l'esprit est vaincu par la chair. Elle dormait, réparant ses forces, sans rêver, ne sentant pas le froid qui la gagnait. Quelques heures de repos: heureusement, quelques heures d'oubli! Jusqu'au petit matin, elle resta là, immobile. Brusquement elle ouvrit les yeux, ne sachant pas où elle se trouvait; le souvenir aussi s'éveillait, le souvenir lancinant, atroce. Peu à peu, la vie recommença, graduellement renouvelée; des troupes de soldats passaient, des maraîchers des environs arrivaient, conduisant leurs voitures cahotées. Françoise se leva, toute transie, et fit quelques pas pour dégourdir ses jambes glacées. Elle toussait; sa poitrine prise l'oppressait. Elle s'arrêta tout à coup devant la Préfecture. Un soldat sommeillait à demi au fond de sa guérite. Un fils de paysan, blond, avec des taches de rousseur. Il rêvait au pays, sans doute, à la ferme paternelle, aux bois paisiblement endormis dans le silence de la plaine; peut-être à quelque belle fille qu'il avait aimée jadis. Françoise lui mit la main sur le bras. Il fit un mouvement brusque dans sa capote à longs poils.