Free

Mademoiselle de Bressier

Text
iOSAndroidWindows Phone
Where should the link to the app be sent?
Do not close this window until you have entered the code on your mobile device
RetryLink sent

At the request of the copyright holder, this book is not available to be downloaded as a file.

However, you can read it in our mobile apps (even offline) and online on the LitRes website

Mark as finished
Font:Smaller АаLarger Aa

Aurélie connaissait les hommes; elle estimait que pour être un grand artiste, Jacques n'en ressemblait pas moins à ses confrères en bêtise. Un quart d'heure après, elle apparaissait, troublante et capiteuse, comme une jolie fille qui veut damner un saint. La chasteté du sculpteur ne lui méritant pas encore son inscription au calendrier, elle espérait bien lui tourner complètement la tête. Il jeta un cri en l'apercevant.

– Vous êtes adorable ainsi, dit-il.

Elle avait quitté sa robe, et vêtu un peignoir blanc garni de dentelles qui dessinait gracieusement la taille souple.

– Vous voyez, je m'assieds là, à côté de vous, reprit-elle.

Et elle se rapprochait de Jacques, grisé lentement par le parfum pénétrant de cette exquise créature.

– Rien ne vaut une bonne tasse de thé au coin du feu. Ah! mon ami, quelles charmantes soirées nous avons perdues! C'est dommage que deux anciens camarades comme nous ne se voient pas plus souvent.

– Mais je ne demande qu'à vous voir davantage!

– Vraiment?

Elle secouait gracieusement la tête d'un air coquet: brusquement, son peigne d'écaille roula, et les cheveux roux coulèrent à flots sur son visage et sur son corps. Elle eut un petit cri d'effroi.

– Jacques, sauvez-moi, je vais me noyer!

Elle se tenait debout, superbe sous les flots de cette magnifique chevelure qui l'enveloppait d'un vêtement doux aux reflets ambrés et soyeux.

– Dieu! que vous êtes belle! dit-il.

– Ramassez le peigne, et relevez mes cheveux…

Elle s'agenouillait sur le fauteuil, penchant en arrière sa tête fine. Jacques baignait ses mains avec délice dans ces flots dorés qui dégageaient une odeur troublante. Aurélie, la taille bien cambrée, faisait saillir, dans son mouvement léonin, les splendeurs de sa gorge. Jacques se penchait vers elle. La jeune femme le regardait, les lèvres entr'ouvertes. Il tendit les siennes dans un sourire.

– Ah! j'ai une envie folle de toi! murmura-t-elle en se laissant glisser dans ses bras…

Il était bien étonné, le lendemain matin, quand, léger et fredonnant, il retournait aux Batignolles. Sa maîtresse! Aurélie, sa camarade d'autrefois! Il emportait de cette nuit d'amour un souvenir aigu. Tour à tour rieuse et passionnée, la comédienne avait tout fait pour séduire et fixer ce beau garçon volage. Elle lui confiait un de ces aveux délicats qui charment toujours un homme, lui disant qu'elle croyait bien l'aimer depuis longtemps. Et elle ne mentait pas, la coquette! Lui, songeait que cela était possible, après tout. Pour la première fois, il gardait une pensée émue en sortant des bras d'une femme. Elle ressemblait si peu à toutes celles qu'il avait rencontrées jusque-là! On n'a guère le temps d'aimer, à la Villa Médicis, quand on travaille beaucoup et qu'on ne va pas dans le monde. Les Transtévérines massives, avec leurs allures de bêtes paisibles, n'avaient jamais été pour lui que des machines à plaisir. De retour à Paris, ses caprices changeants ne pouvaient guère l'attacher aux maîtresses qu'il prenait pour quelques semaines. Voilà que, maintenant, il connaissait une vraie femme, sensuelle et gaie, avec des goûts délicats et un cœur dévoué. Pourquoi ne l'aimerait-il pas, après tout? L'amour! un bien grand mot et qui lui faisait peur. Que ce dût être de l'amour ou un caprice plus sérieux que les autres, il n'en était pas moins secrètement attendri. Il se disait pourtant, avec cet impérieux besoin de psychologie qu'éprouve tout homme intelligent quand il possède une femme nouvelle, que l'amour vrai ne commence pas ainsi par un caprice des sens subitement éveillés. Il lui semblait que, même après cette nuit d'amour, Aurélie restait pour lui la camarade d'autrefois. Sans doute, des liens plus intimes se nouaient entre eux. Mais le sentiment de son cœur demeurait le même… Bah! pourquoi discuter avec son plaisir? Il se rappelait, non sans de secrètes voluptés, la fine tête d'Aurélie, ses yeux brillants, son corps souple et bien fait. Il lui devait des heures délicieuses et qu'il n'oublierait pas de sitôt.

Sa mère l'attendait dans l'atelier. Elle feignait de ne jamais s'apercevoir de son absence lorsqu'il disparaissait pendant une nuit. Cette tolérance peu morale entrait dans les calculs de Françoise. Jacques ne s'expliquait point, en pareil cas. Leurs vies communes se liaient trop étroitement pour qu'il pût lui cacher ce qu'elle aurait dû ne point savoir; du moins, l'un et l'autre ne faisaient aucune allusion à des sujets qu'il ne leur convenait pas d'aborder. Françoise tenait un journal à la main:

– Lis, mon enfant.

Jacques dépliait rapidement la feuille. Un critique d'art célèbre parlait du Vercingétorix en termes enthousiastes. Il n'hésitait pas à placer Jacques Rosny au même rang que les plus grands sculpteurs. Puis, il parlait du courage du jeune homme, de sa belle conduite pendant la guerre, de l'âpre énergie qu'il mettait au travail.

– Tu es content, dit-elle, les yeux remplis de joie.

– Si je suis content! C'est plus que je ne mérite.

– Ne dis pas cela. Je veux que tu sois le premier… tu entends? le premier!

En prononçant ces deux mots, elle se transfigurait. Oui, il serait le premier dans son art, le fils du fusillé, le descendant des ouvriers misérables. Il serait le premier, et le monde s'inclinerait devant la force de son génie, et il serait illustre, riche, envié, et les plus belles, les plus puissants lui souriraient, et ce serait sa revanche, à elle, qui en jouirait toute seule, dans son silence et son obscurité.

– Est-ce que tu attends du monde aujourd'hui, mon enfant?

– Oui. Notre ami, le docteur Grandier. Il doit venir me voir avec deux dames de ses amies.

– Tu dînes avec moi, ce soir?

– Certainement. Mais je t'en prie, ne restons pas à la maison. Les murs m'étoufferaient. Il me semble que j'ai un trop-plein de vie qui déborde. Veux-tu que je te mène au théâtre?

– Du moment que je passe ma soirée avec toi, je suis contente. Allons, embrasse-moi, et à ce soir.

Elle le serrait dans ses bras, ravie, heureuse, triomphante. Jacques se remit à la tâche quotidienne. Il travaillait avec ardeur, entièrement possédé par son œuvre, sans être distrait une minute par le souvenir d'Aurélie. Le joli visage de l'actrice ne venait pas même danser devant ses yeux. Toute la matinée s'écoula ainsi. Après un déjeuner rapide, il reprit sa besogne un instant interrompue, ne se rendant pas compte de la fuite des heures. Seule, l'arrivée de M. Grandier le rappela à la réalité. Nelly en toilette tapageuse, montrant son joli visage, et Mme de Guessaint en toilette sombre, la figure un peu voilée, accompagnaient l'illustre savant.

– Chère madame, dit le docteur, en se tournant vers Faustine, permettez-moi de vous présenter Jacques Rosny. Je vous ai dit que je l'aimais comme un enfant.

Faustine eut un mouvement brusque, et se sentit vaguement troublée. Elle reconnaissait le sculpteur rencontré par elle deux ans plus tôt, dans le promenoir de San Onofrio, à Rome. Elle se ressaisit bien vite, et leva son voile, afin que l'artiste pût commodément la voir. Se souviendrait-il aussi de cette causerie d'une demi-heure? Elle le regardait de ses beaux yeux fiers et tranquilles. Jacques rougit légèrement, et, s'inclinant devant elle.

– Je suis heureux de vous être présenté, Madame. Vous m'avez oublié, sans doute. C'est tout naturel.

Faustine interrompit le jeune homme pour s'approcher du Vercingétorix. Elle contemplait le chef-d'œuvre avec une profonde émotion d'artiste. Le Gaulois, chargé de chaînes, les membres tordus sous les âpres morsures du fer, relevait la tête en un mouvement d'orgueil hautain. Dans ses yeux on lisait une pensée immuable. Derrière Rome triomphante, il voyait la Gaule future, victorieuse à son tour, et prenant sa revanche des hontes passées. Autour de lui, gisaient un guerrier mort, un enfant massacré; une femme, les seins nus, le cœur percé d'un poignard, se renversait entourant de ses bras les genoux du patriote enchaîné. Faustine admirait. La pensée du sculpteur jaillissait, lumineuse et sublime. La jeune femme éprouvait ce frisson du Beau qui est la plus grande jouissance de l'artiste. Dans un élan d'enthousiasme, elle tendit la main à Jacques.

– C'est beau, dit-elle.

De coutume, on l'accablait de compliments, et de flatteries banales dont il se sentait gêné plutôt que réjoui. Ces deux mots, prononcés d'une voix émue, lui allèrent droit au cœur. Il retrouvait, devant Mme de Guessaint, cette espèce d'embarras qu'il avait éprouvé jadis dans le promenoir du couvent. Cette belle créature, au visage pâle et fier, aux yeux éclatants, qui marchait avec l'aisance calme et superbe d'une déesse, lui inspirait une crainte vague.

– Oh! le beau buste! s'écria tout à coup Nelly.

Et elle appelait l'attention de Mme de Guessaint sur le buste de la princesse V… d'une élégance souple et gracieuse. A son tour, Mme Percier exprima toute son admiration au jeune homme. Elle lui expliqua que son amie se montrait fort réservée, d'habitude, devant les œuvres d'art. Un suffrage comme le sien valait bien des éloges. Elle lui apprit que, malgré sa modestie, Faustine était peintre et capable de le comprendre. Mme de Guessaint causa peinture avec Jacques, et tous deux se sentirent rapprochés par des impressions communes. Jacques l'écoutait parler avec un plaisir dont il ne se rendait pas compte. Les idées de la jeune femme lui plaisaient; mais aussi cette voix harmonieuse qui le charmait d'une façon singulière.

– Maintenant que nous nous connaissons, monsieur, j'espère que vous me ferez le plaisir de venir chez moi. Je serai toujours heureuse de vous recevoir.

D'habitude, le sculpteur laissait tomber ces invitations qu'on lui adressait. Il acceptait celle-ci, avec l'intention réelle d'y donner suite. Pourquoi désirait-il revoir Mme de Guessaint? Il ne s'en rendait pas bien compte. Mais quand elle fut partie, quand il se retrouva seul dans l'atelier, il se promit d'aller chez elle. Chose étrange! il venait de passer une nuit amoureuse, pleine de sensations subtiles, avec une jolie créature qu'il connaissait depuis longtemps, et voilà qu'il pensait obstinément à une autre femme, qu'il n'avait vue que deux fois en deux ans, et pendant quelques minutes. A vingt-six ans, on subit ses sentiments sans les analyser. Jacques songeait à Faustine, sans comprendre l'étrangeté de cette songerie. Quelque chose comme une obsession très douce s'emparait de son esprit. Il se rappelait surtout la manière divine dont elle marchait, ces mouvements d'impératrice romaine, gracieuse et noble.

 

Deux heures plus tard, on frappait doucement à sa porte; absorbé, moins par son travail que par sa préoccupation intime, il n'entendait pas l'appel du visiteur nouveau, lorsque Mme Percier se trouva tout à coup devant lui.

– Vous êtes étonné de me revoir? dit-elle en riant.

– Mais, Madame…

– Voici ce qui m'amène. Mme de Guessaint, avec qui je suis venue tantôt, est ma sœur plutôt que mon amie. Or je n'ai ni son portrait ni son buste! Oui, oui, je comprends votre mouvement. Je sais que vous n'aimez pas faire de bustes; le docteur me l'a dit. Je vous prie en grâce de consentir à une exception en ma faveur.

– Mais je ne refuse pas, j'accepte.

– Vous acceptez? comme cela, tout de suite, sans vous faire prier? Vous êtes charmant.

En effet, pour toute autre, Jacques eût refusé. Il s'agissait de Faustine; il consentait, et avec un plaisir qui l'étonnait un peu.

– Alors, je vais vous demander une autre faveur, répliqua Nelly. Vous voulez bien?

Jacques la trouvait charmante: elle parlait si gentiment, et tant de gaieté sonnait dans son rire jeune!

– Je vais vous expliquer mon affaire, reprit-elle. Je suis très riche… oh! mais, très riche. Malheureusement, je suis aussi très dépensière. Il y a des mois où j'ai beaucoup d'argent; d'autres où je suis pauvre comme Job. Eh bien, rendez-moi un grand service. Acceptez ceci.

Elle lui tendait un portefeuille, en maroquin du Levant, sans chiffre. Le jeune homme recula la main.

– Oh! Madame!..

– Puisque je vous dis que vous me rendez service! Vous ne voulez pas être mon banquier? Il faudra bien que je le paie, ce buste, que vous consentez si aimablement à faire. Que vous importe si c'est tout de suite?

Elle bavarda pendant une heure; et le jeune homme l'écouta, très attentif, parce qu'elle lui parlait de Mme de Guessaint. Nelly lui dit quelle artiste était Faustine, et pourquoi le monde ignorait la flamme géniale qui brûlait en elle. Peu à peu, l'ombre emplissait l'atelier, et les causeurs ne s'en apercevaient pas. Bientôt, Jacques alluma une lampe, et le bavardage recommença. Le temps coulait si vite que Mme Rosny, inquiète de ne pas voir rentrer son fils, vint le chercher tout à coup.

– Ma mère, Madame, dit Jacques un peu embarrassé.

Françoise, à demi cachée dans l'ombre, dévorait des yeux cette étrangère qu'elle trouvait auprès de son fils, dans une conversation intime, à une heure si avancée de la journée. Nelly s'excusa et prit congé, après avoir remercié le sculpteur et salué Mme Rosny. Dès que Mme Percier fut partie, Françoise interrogea son fils. Quelle était cette inconnue? Une femme du grand monde, sans doute? Du grand monde! Elle disait ces trois mots avec amertume. Sa jalousie ne s'y trompait pas une minute. Jacques aperçut le petit portefeuille, et dit gaiement:

– Je ne sais pas son nom. Elle venait me demander de faire le buste d'une de ses amies. Toutes deux sont fort liées avec M. Grandier. Regarde donc, mère! Dix mille francs! Ma foi, c'est une surprise agréable. Cette dame a le tort de payer d'avance, mais elle paie cher.

Joyeusement, il embrassait sa mère, dont la méfiance se dissipait peu à peu. Elle avait cru d'abord à quelque mondaine amoureuse; et les caprices de mondaine lui faisaient peur. Il s'agissait, au contraire, d'un travail, d'un travail bien payé: rien de mieux.

– Je te mène au cabaret, maman. Ce soir, nous faisons une partie fine à nous deux!..

IV

Pendant les deux premières séances, Nelly accompagna son amie à l'atelier du square des Batignolles. A la troisième, Faustine arriva seule. Il en fut ainsi désormais. Et, dès lors, commencèrent pour le jeune homme des journées pleines d'enchantement. Faustine se sentait vivement attirée par cette nature expansive et jeune. Elle retrouvait tout entière l'impression qu'elle avait subie à Rome, deux ans auparavant. Mme de Guessaint, trop fière pour craindre le danger et d'ailleurs trop pure pour le connaître, se laissait aller doucement à la sympathie que lui inspirait l'artiste. Pendant que Jacques travaillait avec sa fougue et sa passion habituelles, dévorant des yeux le beau visage qui posait devant lui, elle parlait avec le même abandon que si elle eût été en face de Nelly. Lui, trouvait toujours le même charme à cette voix délicieuse. Mille séductions s'étaient réunies dans cette jeune femme, pour un homme tel que Jacques. Mme de Guessaint paraissait tout connaître: elle gardait de ses voyages une fraîcheur de souvenirs, une variété d'expressions, une poésie de langage qui emportaient l'artiste dans un monde nouveau. Elle disait les paysages sans fin de la Syrie, les plaines où jaillissent les cactus énormes, et les arbustes gris, secouant la poussière de leurs feuilles fanées; et Jérusalem, debout sur son plateau légèrement incliné, éveillant à la fois la religiosité du chrétien et la sensation subtile de l'artiste; et les terrasses du temple de Salomon, que flanquent des tours crénelées sous le bleu profond du ciel; et l'émotion subite quand, du sommet de la citadelle de Sion, l'œil descend sur la sombre vallée de Josaphat. Brusquement, elle quittait la Syrie pour l'Europe; elle racontait Madrid et ses élégances raffinées; la verte Andalousie qui rit le long du jaune Guadalquivir, couchée au milieu de ses palmiers et de ses aloès. Puis la mosquée de Cordoue, avec ses mille colonnes de porphyre; et la cathédrale de Séville, où l'âme s'endort dans la molle plénitude du rêve, cet immense vaisseau de pierre où Notre-Dame de Paris danserait à l'aise; et la Giralda, le jour du samedi saint, quand toutes les cloches partent à la fois, lançant leur carillon de bronze vers le ciel éternellement pur.

Jacques l'écoutait avec ravissement. Les artistes seuls savent parler aux artistes. Le jeune homme comprenait toutes les descriptions de Faustine, heureuse elle-même de se sentir comprise. Une irrésistible sympathie les avait d'abord attirés l'un vers l'autre. Maintenant, cet homme de génie et cette femme rare, connaissaient l'union de leurs intelligences, avant l'union de leurs cœurs. Jacques savait peu de chose en dehors de son art. Il ignorait le monde, où il ne mettait jamais les pieds; il ignorait la vie, avec ses exigences; il ne savait pas qu'on ne pardonne jamais aux hommes, même supérieurs, de se passer des autres. Faustine lui ouvrait des horizons jusque-là fermés.

– Vous me dites que vous n'aimez pas le monde, Monsieur. N'importe: il faut y aller. Si puissant que soit votre esprit, il ne possède, en somme, comme celui de toute créature humaine, qu'un nombre limité d'idées. Nous avons besoin, les uns et les autres, d'échanger nos pensées, de nous renouveler nous-mêmes en renouvelant ceux qui nous entourent. Vous me pardonnez de vous faire un peu de morale?

– Je vous ai une reconnaissance infinie, Madame. J'ai toujours vécu comme un sauvage, replié sur moi-même, absorbé dans mon travail. Vous m'initiez à des vérités que je ne soupçonnais pas. Je croyais qu'un artiste doit fuir le monde. Ce sont les idées de ma mère. Elle se trompait, n'en sachant guère plus que moi. Vous, dont l'esprit est ouvert à tout, vous me montrez mon erreur. Est-il possible, mon Dieu, qu'en un temps où les femmes sont si futiles, il s'en rencontre une telle que vous!

– Prenez garde! votre phrase ressemble à un compliment. N'oubliez jamais en me parlant que je hais la banalité. Alors, je vous ai réconcilié avec le monde? Eh! bien, vous ferez vos débuts chez moi, et j'en serai charmée.

Faustine posait depuis cinq ou six jours, quand, un après-midi, la causerie effleura la politique. Jacques lui parlait d'un bas-relief dont l'idée le passionnait. Il voulait synthétiser la Révolution, faire crier au marbre l'enthousiasme des volontaires de 92, et les belles fureurs de ces années sanglantes et guerrières.

– Vous avez tort, Monsieur. L'art est trop haut pour qu'on l'abaisse au niveau de la politique.

– Ce n'est pas de la politique, Madame, c'est de l'histoire.

– Vous oubliez les échafauds… A ce compte, la Commune aussi serait de l'histoire. Cependant, il ne vous viendrait pas à l'idée de couler en bronze les massacreurs et les bandits de cette époque-là.

Jacques dit d'une voix brusque:

– Ni massacreurs ni bandits, Madame. Serviteurs malheureux d'une idée fausse, voilà tout.

Faustine se leva toute droite, impérieuse et frissonnante.

– Je vous excuse, Monsieur. Vous ne savez rien de ma vie. Mon père a été tué par une balle des fédérés, et les fédérés ont fusillé mon frère!

– Sang pour sang, Madame! Les soldats de Versailles ont fusillé mon père!

Les haines forcenées de la guerre civile se réveillaient en ces deux êtres. Leurs idées contraires se choquaient violemment. Le choc pouvait faire jaillir deux colères: il n'éveilla que deux pitiés.

– Votre père et votre frère ont été tués, reprit Jacques d'une voix très douce. Comme vous avez dû être malheureuse!

– Votre père a été fusillé, répliqua-t-elle extrêmement émue, comme vous avez dû être malheureux!

Et d'instinct, ils se tendirent la main, comme pour abjurer les haines d'autrefois. Ce jour-là, Jacques ne travailla pas davantage. L'un et l'autre parlèrent de ceux qu'ils avaient aimés. Faustine disait la belle vie du général, son dévouement chevaleresque au pays, son patriotisme, sa fin sublime de héros; elle évoquait le souvenir d'Étienne, le soldat aventureux, au caractère généreux et fier. Lui, de son côté, racontait les années dures de l'ouvrier, les souffrances de Pierre Rosny, sa mort tragique au coin d'un fossé; si bien que son fils et sa veuve, ignorant où il dormait son dernier sommeil, ne goûtaient même pas la triste joie de prier sur sa tombe. De nouveau, les deux jeunes gens se sentaient unis par cette communauté de douleurs semblables, nées de destins contraires. Ce qui aurait séparé deux âmes vulgaires rapprochait ces deux âmes supérieures. Oubliant que leurs pères étaient morts dans des rangs opposés, ils abjuraient les fureurs infécondes, pour pleurer le même malheur qui faisait de pareils orphelins.

Le lendemain, quand Faustine revint, ils ne parlèrent plus du passé douloureux. La jeune femme, cette fois, interrogea l'artiste sur son enfance. Elle lui fit raconter sa courte vie de soldat, pendant la guerre; comment il tombait à Montretout, la poitrine trouée par une balle; l'histoire de cette médaille militaire obtenue par M. Grandier, puis, les années de Rome, à la Villa Médicis. Jacques ne voulut rien cacher. Il dit toute son histoire, avec un abandon plein de gaieté, riant de la misère d'autrefois, lorsque l'argent manquait et que le travail acharné de sa mère suffisait seul à les faire vivre. Mme de Guessaint questionna curieusement Jacques Rosny sur Françoise. Mais celui-ci s'enferma dans une sorte de craintive discrétion. Il sentait si bien l'abîme creusé entre ces deux femmes! Faustine cependant insista pour que l'artiste donnât suite à son projet de sortir, d'aller dans le monde. Elle devinait qu'une volonté pesait sur lui, pour qu'il persistât dans cette claustration. A présent, il cherchait des défaites, il s'efforçait de réfuter ses arguments; mais elle sentait bien qu'elle prenait lentement une influence considérable sur cet esprit.

A la fin de la première semaine, une phrase de Jacques la fit réfléchir. Ils discutaient une question assez importante de l'art contemporain: le modernisme. Mme de Guessaint lui conseillait de suivre le courant de son siècle, qu'un âpre besoin de vérité emporte loin de la fantaisie capricieuse. Lui, au contraire, entraîné par sa nature ardente, voulait allier beaucoup de vérité avec un peu de romantisme. Elle combattait cette opinion qu'elle estimait fausse.

– Croyez-moi, Monsieur. Un grand artiste comme vous doit trouver la formule nouvelle. Cette formule est la même pour le sculpteur que pour le peintre et le poète. On ne la découvrira ni dans le romantisme échevelé des uns, ni dans le réalisme exagéré des autres. C'est la modernité qui triomphera. Il faut être l'homme de son temps.

On eût bien fait rire Jacques quinze jours auparavant, en lui disant qu'une femme du monde lui donnerait des conseils d'esthétique; bien plus, qu'il les suivrait et en tiendrait compte. Quand Faustine partait, il ne rentrait pas rue Lambert, comme il faisait d'habitude. Il se couchait sur son canapé, et, bercé par un souvenir, il rêvait profondément. L'image de cette femme le hantait. Elle ne parlait plus, qu'il l'écoutait encore. La douceur de sa voix musicale chantait à son oreille des paroles cadencées. De temps en temps, il levait les yeux sur le Vercingétorix et baissait la tête, confus, surpris, presque mécontent. Lui aussi portait des chaînes, comme le guerrier vaincu. Il aimait Faustine. C'est donc cela, l'amour, une possession violente, une conquête de toutes les pensées? Comme c'était venu vite! Alors, il se débattait, cherchant à se prouver qu'il se trompait. L'amour? Allons donc! Un caprice comme les autres, d'une nature différente peut-être, parce que Faustine était une femme d'un ordre supérieur. Pour la première fois, il cherchait à lire dans son cœur, à bien analyser ses propres sentiments. Pourquoi l'aurait-il aimée? Et il se répondait tout bas qu'il l'aimait parce qu'elle ne ressemblait à aucune autre créature. Cette intelligence si haute l'exaltait, cette voix, cette démarche, ce sourire le ravissaient, son œil exercé de sculpteur devinait les splendeurs de ce corps harmonieux et souple; et toutes ces pensées le grisaient, l'affolaient. Chaque soir, à présent, Françoise venait le chercher à l'atelier. Elle le trouvait seul, dans l'ombre, enfoncé en de cruelles songeries. Elle l'emmenait avec elle; et le jeune homme gardait sa mélancolie. Elle l'interrogeait, et il ne répondait que par des mots vagues. Il invoquait son travail, l'inquiétude du prochain Salon. Mme Rosny ne le croyait pas. Son travail? Il était fini. L'inquiétude du prochain Salon? Un triomphe paraissait assuré. Jacques mentait. Il ne lui disait plus la vérité. Alors, que se passait-il? Elle voulait savoir et elle ne trouvait pas. Ce fut Aurélie qui lui fit tout comprendre. La comédienne venait peu chez Mme Rosny. Batignolles est loin de la rue des Pyramides; et une femme austère comme Françoise effarouchait la comédienne coquette. Cependant, une semaine environ après son aventure avec Jacques, elle arriva rue Lambert. Depuis cette nuit délicieuse où, très sincèrement, dans un élan de passion, elle s'était donnée au jeune homme, Aurélie n'avait plus revu son amant de quelques heures. Le lendemain, le surlendemain, elle l'avait attendu vainement, un peu surprise d'abord, très dépitée ensuite. Comment! il ne revenait pas? il ne lui écrivait pas?

 

Les femmes ont une vanité excessive, mais autant de finesse que de vanité. Dans les choses de l'amour qui lui sont personnelles, la plus sotte sait toujours bien y voir clair. Aurélie n'hésita pas une minute. Une rivale s'emparait brusquement de Jacques, l'arrachait à la séduction tendrement et savamment préparée. Le silence de l'artiste ne s'expliquait pas autrement. Mais quelle rivale? Évidemment, Jacques ne la connaissait pas avant cette soirée où il était tombé dans ses bras. Sans doute une de ces aventures imprévues et soudaines qui bouleversent la vie d'un homme.

– Bonjour, Madame. Comme il y a longtemps que je ne vous ai vue! s'écria-t-elle en entrant chez Mme Rosny. Comment va Jacques?

– Jacques va bien, je vous remercie.

Non, Jacques n'allait pas bien. Il suffisait à Aurélie de regarder la mine soucieuse de Françoise. Alors elle bavarda, parla de son théâtre, de ses rôles, de ses petites ambitions. Puis, elle revint au sculpteur par un détour habile. Que faisait-il? A quoi travaillait-il? Distraitement, Mme Rosny raconta l'histoire des dix mille francs, la visite de cette femme élégante et jolie qui commandait le buste d'une de ses amies. Aurélie était fixée. Jacques aimait l'une ou l'autre; ou la dame au buste, ou celle qui le faisait faire. Elle savait d'avance qu'elle aurait en Mme Rosny une alliée inconsciente.

– Jacques va devenir amoureux d'une de ces élégantes mondaines, dit-elle en riant. Prenez garde, elles vous l'arracheront! Vous ne les connaissez pas. Elles vont bien quand elles s'y mettent! On accuse les comédiennes de coquetterie! Quelle erreur! Les femmes du monde s'entendent bien mieux que nous à enjôler un homme. D'autant plus que, malgré ses vingt-six ans, il est presque aussi naïf en amour qu'un garçonnet de dix-huit. Il a toujours travaillé; il ne connaît pas les roueries et les séductions de ces belles dames, qui gâchent le temps d'un artiste, et le plantent là quand elles ne l'aiment plus.

La comédienne savait exactement la portée de ses paroles. Il n'en fallait pas davantage pour exciter la jalousie de Mme Rosny, pour que celle-ci surveillât son fils. Aurélie prit congé et s'en alla frapper à la porte de l'atelier, très curieuse de savoir quelle réception lui réservait le bel infidèle. Elle le trouva, comme le trouvait toujours sa mère après le départ de Faustine, seul, inactif, sombre.

– C'est moi, dit-elle en entrant. Puisque vous ne veniez pas, je suis venue. Je vous demande à dîner comme l'autre soir: voulez-vous?

Jacques eut un geste violent en l'apercevant.

– Ma foi, je suis absurde! s'écria-t-il, et vous êtes vraiment bien gentille de vous souvenir encore d'un imbécile tel que moi! Vous me demandez à dîner? Bravo! asseyez-vous là; je veux me mettre à vos genoux, implorer mon pardon, vous dire que vous êtes adorable. Nous dînons ensemble; ensuite vous m'emmenez chez vous, et nous passons une bonne soirée… comme l'autre soir; et… et tu m'offriras une tasse de thé, veux-tu?

Toute la soirée, il se montra fort gai, fort tendre; mais sa gaieté et sa tendresse trahissaient une intense nervosité. Ses yeux brillaient d'un feu sombre. Il parlait avec une amertume et une violence qu'Aurélie ne lui connaissait pas, ou bien, tout à coup, il devenait triste et taciturne. Elle l'étudiait avec son intuition du cœur humain, avec son flair de femme un peu jalouse et très coquette. Elle éveillait les sens de son amant: rien de plus. Le cœur et la pensée n'étaient pas avec elle. Il lui témoignait la passion physique qu'éprouve toujours un jeune homme pour une jolie femme; mais le rêve, l'infini, l'au-delà de l'amour appartenaient à une autre. Quelle était cette autre?