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Le magasin d'antiquités, Tome II

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CHAPITRE XX

L'indignation de M. Chukster n'était pas dénuée de quelque fondement. L'amitié qui s'était établie entre le gentleman et M. Garland, loin de se refroidir, avait fait de rapides progrès; on peut dire qu'elle était devenue florissante. Ces deux messieurs n'avaient pas tardé à nouer entre eux de fréquents rapports; ils avaient fini par se voir continuellement. Vers cette époque, le gentleman eut une maladie peu grave, à la vérité, et qui, sans doute, provenait de l'excitation d'esprit causée par le désappointement de ses démarches infructueuses. Cette circonstance avait donné lieu à des relations plus étroites encore. Il ne se passait pas un jour sans qu'un des habitants d'Abel-Cottage, à Finckley, vînt visiter Bevis-Marks.



Comme le poney avait jeté le masque, et que, sans prendre la peine de pallier désormais la chose ou détourner autour du pot, il refusait obstinément de se laisser conduire par tout autre que Kit, il arrivait généralement que, si le vieux M. Garland ou M. Abel venait à Bevis-Marks, Kit était de la partie. En vertu de sa position, Kit était le porteur de tous les messages, de toutes les lettres. Aussi, tant que dura l'indisposition du gentleman, Kit fit-il, chaque matin, le voyage de Bevis-Marks avec presque autant de régularité que la grande poste.



M. Sampson Brass, qui, sans doute, avait ses raisons pour l'épier attentivement, apprit bientôt à distinguer le trot du poney et le bruit que faisait la petite chaise en tournant le coin de la rue. Dès que le premier son arrivait à ses oreilles, il déposait immédiatement sa plume pour se frotter les mains en témoignant la plus grande joie.



«Ah! ah! s'écriait-il. Voici encore le poney. Un bon poney, monsieur Richard, et si docile! N'est-ce pas, monsieur?»



Richard faisait une réponse en l'air; quant à M. Brass, grimpé sur le haut de son tabouret, comme pour jeter un coup d'oeil dans la rue à travers le haut de sa fenêtre opaque, il se mettait à l'affût afin d'observer les visiteurs.



«Encore le vieux gentleman!.. s'écriait-il, un vieux gentleman, de l'abord le plus prévenant, monsieur Richard, une charmante tournure, monsieur, quelque chose de calme, une bienveillance parfaite dans toute la physionomie, monsieur. Il réalise complètement pour moi le type du roi Lear, tel qu'il était lorsqu'il possédait encore son royaume, monsieur Richard. C'est la même affabilité, c'est la même chevelure blanche sur une tête à demi chauve, c'est la même facilité à se laisser attraper. Ah! quel beau coup d'oeil, monsieur, quel beau coup d'oeil!»



Puis, dès que M. Garland avait mis pied à terre et gravi l'escalier, Sampson adressait, de sa croisée, un signe de tête et un sourire à Kit; il sortait ensuite dans la rue pour le saluer, et entamait avec lui une conversation à peu près en ces termes:



«Voilà une bête admirablement pansée, Kit!»



M. Brass caresse le poney.



«Il vous fait honneur; le poil lisse et brillant. Il a littéralement l'air d'avoir été passé au vernis de la tête aux pieds.»



Kit touche le bord de son chapeau, sourit, caresse lui-même le poney et exprime sa conviction «qu'en effet, M. Brass en trouverait peu comme cela.



– Un magnifique animal!.. s'écrie M. Brass, et si intelligent!



– Dieu me pardonne! répond Kit, il comprend tout ce qu'on lui dit comme un chrétien.



– Vraiment!.. s'écria M. Brass, qui ne pouvait revenir de son étonnement quoiqu'il eût entendu la même chose, à la même place, de la même personne, dans les mêmes termes, une douzaine de fois.



– La première fois que je le vis, dit Kit flatté du profond intérêt que le procureur témoigne à son favori, je ne m'attendais guère à devenir aussi intime avec lui que je le suis à présent.



– Ah! réplique M. Brass, chez qui les préceptes de morale et d'amour de la vertu coulaient à pleins bords, c'est un charmant sujet de réflexion pour vous, un charmant sujet; un sujet d'orgueil et de joie, Christophe. La probité est la meilleure politique. Je l'ai toujours éprouvé par moi-même. Ce matin même, j'ai perdu quarante-sept livres dix schellings par pure probité. Mais pour moi ce n'est pas une perte, c'est un gain véritable.»



M. Brass frotte vivement son nez avec sa plume et regarde Kit avec des larmes dans les yeux. Kit pense que si jamais brave homme donna un démenti à son extérieur, c'est bien Sampson Brass.



«Un homme, dit le procureur, qui dans une seule matinée perd par probité quarante-sept livres dix schellings est un homme à faire plutôt envie que pitié. Si la somme avait été de quatre-vingts livres, la plénitude de mon coeur ne connaîtrait plus de bornes. Pour chaque livre perdue, j'eusse gagné cent pour cent de bonheur. Il y a là en moi, Christophe, ajoute Brass avec un sourire et en se frappant sur la poitrine, une petite voix de conscience qui me chante des chansons si douces, que c'est toute joie et tout plaisir.»



Kit est tellement frappé de ces paroles; il trouve ces sentiments si complètement à l'unisson des siens, qu'il en est à se demander ce qu'il répondra, quand M. Garland reparaît. M. Sampson Brass aide avec de grandes démonstrations de politesse le vieux gentleman à remonter dans sa chaise; et le poney, après avoir secoué la tête plusieurs fois et être resté trois à quatre minutes avec ses quatre pieds plantés fixement sur le sol comme s'il était déterminé à ne pas quitter la place, à la vie et à la mort, part tout d'un coup sans être touché le moins du monde, et court à une vitesse de douze milles anglais à l'heure. Alors M. Brass et sa soeur, qui est venue le rejoindre à la porte, échangent un sourire bizarre qui n'est pas des plus avenants, et retournent auprès de M. Richard Swiveller qui, durant leur absence, s'est régalé de diverses attitudes de pantomime, et se laisse surprendre, à son pupitre, dans un état d'agitation et de rougeur qui le trahit, grattant vivement rien du tout avec son canif ébréché.



Quand il arrivait que Kit venait seul et sans la chaise, toujours aussi il se trouvait que Sampson Brass, se rappelant une commission, avait à envoyer M. Swiveller, sinon de nouveau à Peckam Rye, du moins à quelque endroit assez éloigné pour que le clerc ne pût pas être de retour avant deux ou trois heures, ce gentleman n'étant pas d'ailleurs, à dire vrai, renommé pour sa diligence dans les courses, car il avait plutôt l'habitude de prolonger et d'étendre jusqu'aux dernières limites du possible le temps qui lui était accordé. Sitôt M. Swiveller sorti, miss Sally s'éclipsait. Alors M. Brass ouvrait toute grande la porte de l'étude, se mettait gaiement à entonner sa vieille chanson et reprenait son sourire séraphique. En arrivant à l'escalier, Kit ne manquait pas de s'entendre appeler: le procureur engageait avec lui une conversation morale et amusante; parfois il le priait de veiller un instant sur l'étude parce qu'il avait à faire une petite course, et, en revenant, il le gratifiait d'un écu ou deux. Ces rémunérations se reproduisirent si souvent, que Kit, ne doutant nullement qu'elles vinssent du gentleman déjà si généreux avec mistress Nubbles, ne pouvait assez admirer tant de libéralité, et il achetait tant de bagatelles à bon marché, soit pour la mère, soit pour le petit Jacob, soit pour le poupon, soit enfin pour Barbe, que chaque jour l'un ou l'autre avait son nouveau cadeau.



Tandis que ces faits et gestes se manigançaient tant chez Sampson Brass qu'au dehors, Richard Swiveller, souvent laissé seul dans l'étude, commença à trouver que le temps lui pesait. En conséquence, pour se maintenir en belle humeur et pour empêcher ses facultés de se rouiller, il fit l'emplette d'un

cribbage

2

2


  Sorte de jeu de cartes particulier aux Anglais.



 et d'un jeu de cartes, et s'habitua à jouer au cribbage avec un mort, en supposant des mises de vingt, trente et quelquefois cinquante livres de chaque côté, sans compter les paris hasardeux qui s'élevaient à un chiffre fabuleux.



Tandis que le jeu se poursuivait dans le plus grand silence, malgré l'importance des intérêts qui y étaient attachés, M. Swiveller en vint à penser que les soirs où M. et miss Brass étaient dehors, et maintenant cela leur arrivait souvent, il entendait une sorte de ronflement ou de respiration difficile dans la direction de la porte: après réflexion, il avisa que ce bruit pourrait bien provenir de la petite servante qui avait un rhume perpétuel causé par l'humidité de sa résidence. Un soir donc, regardant avec attention de ce côté, il aperçut distinctement un oeil qui brillait au trou de la serrure; ne doutant plus de la justesse de ses soupçons, il se glissa doucement jusqu'à la porte, et fondit à l'improviste sur la petite curieuse.



«Oh! je ne voulais pas faire de mal. Sur ma parole, je ne voulais pas faire de mal, s'écria la petite servante, se débattant avec une vigueur qui n'était pas de sa taille. La cuisine en bas est si triste! Je vous en prie, n'en dites rien; je vous en prie, ne le dites pas.



– Et pourquoi donc le dirais-je?.. N'était-ce pas pour chercher compagnie que vous regardiez à travers le trou de la serrure!



– Oui, ce n'est que pour ça, ma parole.



– Y a-t-il longtemps que vous vous amusez à vous glacer l'oeil à cet exercice? demanda Richard.



– Oh! depuis que vous avez commencé pour la première fois à jouer aux cartes, et même longtemps avant.»



Le vague souvenir de divers amusements fantastiques auxquels il s'était livré pour se rafraîchir des fatigues du travail, et dont sans doute la petite servante avait été témoin, déconcerta passablement M. Swiveller: mais il n'était pas assez sensible à cet égard pour ne point se remettre promptement.

 



«C'est bien, venez, dit-il après un moment de réflexion; venez ici, asseyez-vous. Je vous apprendrai à jouer.



– Oh! je n'oserais pas, répondit la petite servante. Miss Sally me tuerait si elle savait que je suis entrée ici.



– Avez-vous du feu en bas? demanda Richard.



– Un tantinet.



– Ma foi! miss Sally ne me tuera pas, moi, si elle vient à savoir que j'y suis descendu. J'y vais donc, dit Richard mettant les cartes dans sa poche. Dieu! que vous êtes maigre! Pourquoi donc ça?



– Ce n'est pas ma faute.



– Est-ce que vous ne mangeriez pas bien du pain et de la viande? dit Richard décrochant son chapeau. Oui? Ah! je le pensais bien. Avez-vous jamais goûté de la bière?



– J'en ai bu une fois un petit coup.



– Quel état de choses! s'écria M. Swiveller levant ses yeux au plafond. Elle n'en a jamais goûté!.. Car ce n'est pas en goûter que d'en boire un petit coup. Quel âge avez-vous?



– Je ne sais pas.»



M. Swiveller ouvrit de grands yeux et parut quelques moments pensif; alors ordonnant à la jeune fille de veiller à la porte jusqu'à ce qu'il fût de retour, il s'éloigna vivement.



Il ne tarda pas à revenir, suivi d'un garçon de taverne qui portait d'une main une assiettée de pain et de boeuf, et de l'autre un grand pot rempli d'une boisson très-odorante et d'un fumet agréable; espèce de bière d'absinthe supérieure, faite d'après une recette particulière que M. Swiveller avait enseignée au maître de l'établissement, à l'époque où il était fort endetté chez lui et où il lui importait de se concilier son amitié. À la porte, il déchargea le garçon de son fardeau qu'il remit à sa petite compagne en la pressant de l'emporter, de peur de surprise, à sa cuisine où il la suivit.



«Là! dit-il, en posant l'assiette devant elle. Avant tout, nettoyez-moi ça; et nous verrons après.»



La petite servante ne se le fit pas dire deux fois, et l'assiette fut bientôt vide.



«Maintenant, dit Richard lui tendant le pot, empoignez-moi ça; mais modérez vos transports, vous savez! car vous n'avez pas l'habitude de la chose. Eh bien! est-ce bon?



– Oh! oui, n'est-ce pas?» dit la petite serrante.



M. Swiveller parut enchanté au delà de toute expression par cette réponse. Il absorba lui-même un bon coup du précieux liquide, tout en regardant fixement sa compagne. Après ces préliminaires, il se mit à enseigner le jeu à la petite servante qui ne fut pas longtemps à l'apprendre d'une manière passable, car elle avait l'esprit subtil et délié.



«Maintenant, dit M. Swiveller, mettant deux pièces de six pence dans une saucière et ajustant la mauvaise chandelle, les cartes une fois battues et coupées, maintenant voici les enjeux. Si vous gagnez, vous aurez tout; si je gagne, ce sera pour moi. Pour rendre le jeu plus amusant et plus comique, je vous appellerai la Marquise, entendez-vous?»



La petite servante fit un signe de tête.



«Allons, marquise, dit Swiveller, feu!»



La marquise, tenant ses cartes très-serrées dans ses deux mains, examina laquelle elle jetterait; et M. Swiveller, prenant l'attitude joviale et fashionable qui convenait à une semblable compagnie, s'ingurgita une nouvelle gorgée de bière à l'absinthe, en attendant que la petite servante eût joué.



CHAPITRE XXI

M. Swiveller et sa partenaire jouèrent plusieurs parties avec des succès variés, jusqu'à ce que la perte de trois pièces de six pence, l'absorption graduelle de la bière et le son des horloges, qui annoncèrent dix heures du soir, rappelèrent à ce gentleman la fuite rapide du temps et la nécessité pour lui de se retirer avant le retour de M. Sampson et de miss Sally Brass.



«Marquise, dit-il d'un ton de gravité, en présence de ces circonstances impérieuses, je demanderai à Votre Seigneurie la permission de mettre le jeu dans ma poche, et de vous quitter maintenant que j'ai achevé ce pot; vous faisant seulement observer, marquise, que, si la vie coule comme un fleuve, je ne m'alarme pas de la voir couler si vite, madame, puisqu'une pareille absinthe croît sur ses bords, et que de tels yeux éclairent ses ondes pendant qu'elles suivent leur cours. Marquise, à votre, santé! Excusez-moi de garder mon chapeau; mais le palais est humide, et le pavé de marbre est, pardon de l'expression, fangeux.»



Comme précaution contre ce dernier inconvénient, M. Swiveller était resté, durant tout le temps, assis avec les pieds en l'air posés contre la plaque de la cheminée, position qu'il gardait encore lorsqu'il donna cours à ces observations apologétiques, tandis qu'il savourait lentement les dernières gouttes du nectar.



«Le baron Sampsono Brasso et sa charmante soeur sont, me dites- vous, au spectacle?» dit M. Swiveller, appuyant d'aplomb son bras gauche sur la table et élevant sa voix avec sa jambe droite, à la manière des bandits de théâtre.



La marquise fit un signe de tête.



«Ah! dit M. Swiveller avec un majestueux froncement de sourcils, c'est bien, marquise! Mais que nous importe!.. Du vin, holà!»



Comme accompagnement à ces déclamations mélodramatiques il se présenta le vidrecome avec beaucoup de respect et fit claquer ses lèvres avec une satisfaction farouche.



La petite servante, qui était loin de posséder aussi bien que M. Swiveller le secret des

ficelles

 théâtrales, n'ayant jamais vu une comédie ni entendu parler de rien de semblable, à moins que ce ne fût par hasard, à travers les fentes des portes ou en tout autre endroit défendu, fut passablement alarmée de ces démonstrations si nouvelles pour elle; et ses regards témoignèrent si manifestement de son trouble, que M. Swiveller jugea qu'il devait, par charité, échanger sa pose de brigand contre une attitude plus conforme à la vie habituelle.



«Est-ce qu'ils vous laissent souvent ici pour voler où la gloire les appelle? demanda-t-il.



– Oh! oui, je crois bien! répondit la petite servante, Miss Sally est si

gagneuse

!



– Si…?



– Si

gagneuse

!» répéta la marquise.



Après un moment de réflexion, M. Swiveller se détermina à ne plus se préoccuper de rectifier le langage de la jeune fille et à la laisser babiller à l'aise: il était évident que sa langue était déliée par la bière à l'absinthe; et d'ailleurs, elle n'était pas assez souvent en humeur de discourir pour qu'il dût perdre le temps à discuter un petit barbarisme de plus ou de moins.



«Ils vont quelquefois voir M. Quilp, dit la petite servante avec un regard futé; ils vont bien aussi ailleurs. Dieu merci.



– Est-ce que M. Brass est aussi un

gagneur

?.. demanda Dick.



– Pas la moitié autant que miss Sally, pour sûr, répondit la petite servante en secouant la tête. Dieu merci! il ne ferait rien de rien sans elle.



– Vrai, il ne ferait rien?



– Miss Sally l'a si bien mis au pas, dit la petite servante, qu'il lui demande toujours son avis; quelquefois même il en profite. Bonté divine! je crois bien qu'il ne le laisse pas tomber par terre.



– Je suppose, dit Richard, qu'ils se consultent souvent et qu'ils ont l'occasion de parler de beaucoup de gens, de moi par exemple, hein! marquise?»



La marquise remua la tête d'une manière très-prononcée.



«Est-ce en bien?» demanda M. Swiveller.



La marquise changea le mouvement de sa tête, qui, sans cesser cependant de remuer, commença tout à coup à tourner de droite à gauche et de gauche à droite avec une vivacité négative qui pouvait faire craindre que le cou ne se disloquât, par occasion.



– Hum! murmura Richard. Marquise, serait-ce trop exiger de votre confiance que de vous prier de m'apprendre ce qu'ils disent du très-humble individu qui a en ce moment l'honneur de…?



– Miss Sally dit que vous êtes un garçon sans cervelle.



– Très-bien, marquise; ceci n'est pas un mauvais compliment. La gaieté, marquise, n'est point une qualité basse. Le vieux roi Cole était lui-même un joyeux compère, si nous devons ajouter foi à l'histoire.



– Mais elle dit, poursuivit sa compagne, qu'il n'y a pas à se fier à vous.



– Eh bien! au fait, marquise, dit M. Swiveller d'un air pensif, plusieurs dames et messieurs, non pas positivement des personnes d'une profession libérale, mais des gens du commerce, madame, oui, du commerce, ont fait à mon sujet la même remarque. L'obscur citoyen, qui tient un hôtel dans cette rue penchait fortement ce soir vers cette opinion quand je lui ai commandé de préparer le festin. C'est un préjugé populaire, marquise; et pourtant je ne sais vraiment sur quoi il est fondé, car j'ai dans le temps obtenu crédit pour un chiffre considérable, et je puis dire que jamais je n'ai manqué au crédit. C'est plutôt lui qui m'a manqué; mais moi, jamais… M. Brass partage l'opinion de sa soeur, à ce que je suppose?»



Son amie fit un nouveau signe de tête, mais affirmatif cette fois, en y joignant pourtant un regard malin qui semblait donner à supposer que les opinions de M. Brass à cet égard étaient encore plus prononcées que celles de sa soeur; puis, par un retour sur elle-même, elle ajouta d'un ton suppliant:



«Surtout n'en dites rien, car je serais battue à mort.



– Marquise, dit M, Swiveller en se levant, la parole d'un gentleman a autant de valeur que son billet, quelquefois même elle en a davantage; dans le cas présent, par exemple, où son billet pourrait rencontrer du doute et de la méfiance. Je suis votre ami, et j'espère que nous pourrons jouer encore plusieurs parties liées dans ce même salon. Mais, à propos, marquise, ajouta Richard s'arrêtant dans son trajet vers la porte et décrivant lentement un cercle autour de la petite servante qui le suivait avec la chandelle à la main, il est évident pour moi que vous devez avoir l'habitude constante de faire prendre l'air à votre oeil par le trou de la serrure pour en savoir si long.



– C'était seulement parce que je voulais savoir, répondit en tremblant la marquise, où était cachée la clef du garde-manger, voilà tout; et si je l'avais trouvée, je n'aurais pas pris grand- chose, seulement de quoi apaiser ma faim.



– Alors vous ne l'avez pas trouvée; car vous seriez plus grasse. Bonsoir, marquise. Porte-toi bien, et si je te quitte pour jamais, à jamais porte-toi bien. Tends la chaîne de la porte, marquise, de crainte d'accident.»



Sur ces dernières recommandations, M. Swiveller sortit de la maison; et, trouvant qu'il avait bu tout autant qu'il convenait à sa constitution (la bière à l'absinthe est un breuvage si capiteux!) il se détermina sagement à se rendre chez lui et à se mettre au lit. Il gagna donc ses appartements, car il avait conservé la fiction du pluriel; et, comme ses appartements n'étaient qu'à une courte distance de l'étude, bientôt Richard se trouva dans sa chambre à coucher où, ayant ôté une botte et oublié l'autre à son pied, il se laissa aller à une profonde méditation.



«Cette marquise, se dit-il en croisant ses bras, est une personne tout à fait extraordinaire. Le mystère l'entoure. Elle ignore le goût de la bière. Elle ne connaît pas son nom (ce qui est moins étonnant), et elle n'a pris quelques notions bornées de la société qu'à travers les trous des serrures. Tout cela était-il écrit dans sa destinée, ou bien quelque créancier inconnu a-t-il mis l'embargo sur les décrets du sort? Mystère profond et terrible!»



Ses réflexions étant arrivées à cette conclusion satisfaisante, Richard se souvint de la botte qui était restée à son pied; il se mit en devoir de la retirer avec une rare solennité, secouant tout le temps sa tête d'un air grave, et soupirant profondément.!



Il dit ensuite, en mettant son bonnet de nuit juste de la même manière qu'il posait son chapeau, sur le coin de l'oeil:



«Ces parties liées me rappellent le foyer conjugal. La femme de Cheggs joue au cribbage, à l'impériale, peut-être. Elle fait sauter la banque en ce moment. On l'entraîne de plaisir en plaisir, pour dissiper ses regrets; mais c'est égal, ils la suivent partout. Aujourd'hui, je puis le dire, ajouta Richard en posant de profil sa joue gauche et regardant avec complaisance au miroir la réflexion d'une très-petite ligne de favoris, aujourd'hui, je puis le dire, le fer a pénétré dans son coeur. C'est bien fait!..»



Tombant ensuite de ce sentiment farouche et féroce dans une pensée tendre et pathétique, M. Swiveller poussa un gémissement, arpenta sa chambre d'un air égaré, fit mine de se tirer une poignée de cheveux, mais jugea à propos de s'en tenir à la démonstration, et se contenta d'arracher le gland de son bonnet de coton. Enfin se déshabillant avec une sombre résolution, il se mit au lit.



Dans cette triste position, d'autres eussent eu recours à la boisson; mais, comme M. Swiveller en avait usé précédemment, il recourut seulement à sa flûte, en face de cette pensée affreuse et trop certaine que Sophie Wackles était à jamais perdue pour lui. Après mûres considérations, il pensa que c'était là une bonne, sonore et lugubre occupation, non-seulement en harmonie avec la tristesse de ses propres idées, mais capable d'éveiller chez les voisins de la sympathie pour le jeune célibataire. En conséquence, il poussa une petite table près de son chevet, et, disposant de son mieux la lumière et son cahier de musique, il tira la flûte de sa botte et commença à jouer de la façon la plus funèbre.

 



C'était l'air

Toujours avec mélancolie

, air qui, lorsqu'on le joue au lit très-lentement sur la flûte, et lorsqu'en outre il a l'inconvénient d'être joué par un gentleman peu au fait de l'instrument et qui est forcé de donner plusieurs fois la même note avant de trouver la suivante, ne produit pas un effet très- saisissant. Cependant, durant la moitié de la nuit et même davantage, M. Swiveller, tantôt étendu sur le dos avec les yeux fixés au plafond, sortant du lit à moitié pour mieux lire son cahier de musique, joua vingt fois de suite cet air infortuné, ne s'arrêtant guère qu'une ou deux minutes pour respirer et faire des monologues sur le compte de la marquise; après quoi, il recommençait à jouer avec un redoublement de vigueur. Ce ne fut qu'après avoir épuisé ses divers sujets de méditation, et avoir soufflé dans sa flûte jusqu'à la lie l'essence de la bière à l'absinthe; ce ne fut qu'après avoir mis la tête à l'envers à tous les gens de la maison et des maisons voisines, peut-être de toute la rue, qu'il ferma son cahier, éteignit sa chandelle, et, se trouvant enfin l'esprit dispos et soulagé, se tourna contre le mur et s'endormit.



Le matin, au réveil, son moral était parfaitement rétabli. Il prit encore une demi-heure d'exercice sur sa flûte. Après avoir gracieusement reçu congé de la maîtresse de la maison, qui, pour lui intimer l'ordre de déguerpir, l'attendait sur l'escalier depuis le point du jour, il se rendit à Bevis-Marks. Là, la belle Sally était déjà à son poste, et son visage offrait le doux rayonnement qui brille au front de la chaste Diane.



M. Swiveller lui adressa un signe de tête et échangea son habit contre sa veste aquatique, ce qui lui prenait un certain temps, car les manches en étaient si justes, que c'était toujours une opération difficile et laborieuse. Cette difficulté vaincue, Richard s'assit devant le pupitre, à sa place accoutumée.



Miss Brass rompit brusquement le silence.



«N'avez-vous pas trouvé ce matin un porte-crayon en argent, dites?



– J'en ai peu rencontré dans la rue, répondit M. Swiveller. J'en ai vu un cependant, un gros porte-crayon, d'air très-respectable; mais, comme il était en compagnie d'un vieux canif et d'un jeune cure-dent, avec lesquels il paraissait en conversation réglée, je me serais fait conscience de le déranger.



– Voyons! pas de bêtise, avez-vous notre porte-crayon? répliqua miss Brass sérieusement; oui ou non?



– Il faut donc que vous soyez enragée pour m'adresser sérieusement une pareille question? s'écria M. Swiveller. Est-ce que vous ne voyez pas que je ne fais que d'arriver?



– À la bonne heure; mais tout ce que je sais, dit-elle, c'est qu'on ne peut pas le retrouver, et qu'il a disparu, cette semaine un jour où je l'avais laissé sur ce pupitre.



– Holà! pensa Richard; j'espère que la marquise n'aura pas travaillé de ce côté.



– Il y avait aussi, dit miss Sally, un couteau de même modèle. Ces deux objets m'avaient été donnés par mon père, il y a bien des années, et tous deux ont disparu. N'avez-vous rien perdu vous- même?»



M Swiveller porta involontairement la main à sa veste pour s'assurer que c'était bien une veste et non un habit à basques; et, s'étant convaincu bien vite que ce vêtement, l'unique effet mobilier qu'il possédât dans Bevis-Marks, était en parfaite sûreté, il fit une réponse négative.



«C'est fort désagréable, Dick, reprit miss Brass en ouvrant sa boîte d'étain et se rafraîchissant avec une pincée de tabac; mais, entre nous, entre nous qui sommes des amis, car si Sammy venait à le savoir, ça n'en finirait pas, il y a aussi de l'argent de l'étude qu'on avait laissé traîner et qui a disparu de même. Pour ma part, j'ai perdu en trois fois trois écus.



– Vous n'y pensez pas! s'écria Richard. Prenez garde à ce que vous dites, mon vieux; car c'est chose sérieuse. Êtes-vous bien sûre de votre fait? N'y a-t-il pas quelque erreur?



– C'est très-réel, répondit miss Brass avec énergie, et il ne peut y avoir aucune erreur.



– Alors, par Jupiter! pensa Richard en posant sa plume, j'ai bien peur que ce ne soit la marquise qui ait fait le coup!»



Plus il retournait ce sujet dans son esprit, plus il ne pouvait s'empêcher de croire que très-probablement la misérable petite servante était la coupable. Quand il considérait à quelle chétive nourriture elle était réduite, dans quel état d'abandon et d'ignorance elle vivait, et combien sa malice naturelle avait dû être aiguisée par la nécessité et les privations, il n'en faisait pas l'ombre d'un doute. Et cependant elle lui inspirait tant de pitié; il était tellement pénible pour Richard de voir une cause si grave troubler l'originalité de leur connaissance, qu'il se disait en lui-même, et très-sincèrement, que si on lui offrait d'une part cinquante livres sterling et de l'autre la preuve de l'innocence de la marquise, il n'hésiterait pas à repousser l'argent.



Tandis qu'il était plongé dans ces profondes et tristes méditations, miss Sally s'assit en secouant la tête d'un air de grand mystère et d'inquiétude sérieuse: on venait d'entendre dans le couloir la voix de Sampson chantant un gai refrain, et bientôt le gentleman lui-même apparut tout rayonnant de son sourire vertueux.



«Bonjour, monsieur Richard. Eh bien! monsieur, voici que nous commençons une nouvelle journée, le corps fortifié par le sommeil et le déjeuner, l'esprit frais et dispos. Nous voici, monsieur Richard, levés avec le soleil pour suivre notre petit train comme lui, notre petit train de devoirs journaliers, monsieur, et pour accomplir comme lui notre travail de la journée avec profit pour nous-mêmes et pour nos semblables. Quelle réflexion charmante, monsieur! Quelle charmante réflexion!»



Tout en adressant ces paroles à son clerc, M. Brass s'était mis avec une certaine affectation à examiner soigneusement du côté du jour un billet de banque de cinq livres qu'il tenait à la main.



Mais M. Richard ne témoignant aucun enthousiasme à ce discours, son patron tourna les yeux vers lui et remarqua tout haut qu'il paraissait troublé.



«Vous êtes agité, monsieur, dit-il. Monsieur Richard, nous nous attendions à vous trouver gaiement à l'ouvrage et non pas dans un état d'abattement. Il est juste, monsieur Richard, que…»



Ici la chaste Sarah poussa un gros soupir.



«O ciel! dit M. Sampson, vous aussi!.. Qu'y a-t-il donc? monsieur Richard…»



Et regardant miss Sally, Richard comprit qu'elle lui faisait signe d'instruire son frère du sujet de leur conversation récente. Comme sa propre position n'était pas très-agréable jusqu'à ce que la question eût été vidée de manière ou d'autre, il obéit, et miss Brass, roulant entre ses doigts sa tabatière d'une façon désordonnée, confirma le rapport de M Swiveller.



Sampson perdit contenance, et l'anxiété se peignit sur ses traits. Au lieu de déplorer amèrement la perte de son argent, comme miss Sally s'y attendait, il alla sur la pointe du pied jusqu'à la porte, l'ouvrit, regarda dehors, referma la porte tout doucement, revint sur la pointe du pied et dit à voix basse:



«C'est une circonstance extraordinaire et pénible, monsieur Richard, c'est une circonstance très-pénible. Le fait est que moi- même j'ai perdu récemment plusieurs petites sommes que j'avais laissées sur mon pupitre; je m'étais donné de garde d'en parler, espérant que le hasard ferait découvrir le coupable; mais non, je n'ai rien pu découvrir. Sally, monsieur Richard, c'est une très- malheureuse affaire!»



Tout en parlant, Sampson posa le billet de banque sur son pupitre parmi d'autres papiers, comme par mégarde, et mit ses mains dans ses poches. Richard Swiveller lui montra le billet et l'avertit de le r