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Aventures de Monsieur Pickwick, Vol. II

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– Je supposais, effectivement, que c'était quelque mission politique.

– Oui, monsieur, vous aviez raison, répondit Pott. Puis, se courbant vers M. Pickwick, il lui murmura à l'oreille d'une voix creuse et lente: Il doit y avoir demain soir un bal jaune à Birmingham.

– En vérité! s'écria M. Pickwick.

– Oui, monsieur; et un souper jaune!

– Est-il possible?»

Pott affirma le fait par un signe majestueux.

Quoique M. Pickwick fit semblant d'être atterré par cette communication, il était si peu versé dans la politique locale, qu'il ne pouvait pas comprendre suffisamment l'importance de l'affreuse conspiration dont il était question. M. Pott s'en aperçut, et tirant le dernier numéro de la Gazette d'Eatanswill, lui lut avec solemnité le paragraphe suivant:

RÉUNION CLANDESTINE DES JAUNES

«Un reptile contemporain a récemment vomi son noir venin dans le vain espoir de souiller la pure renommée de notre illustre représentant, l'honorable Samuel Slumkey; ce Slumkey dont nous avons prédit, longtemps avant qu'il eût atteint sa position actuelle, si noble et si chérie, qu'il serait un jour l'honneur et le triomphe de sa patrie, et le hardi défenseur de nos droits. Un reptile contemporain, disons-nous, a fait d'ignobles plaisanteries au sujet d'un panier à charbon, en plaqué, superbement ciselé, offert à cet admirable citoyen par ses mandataires enchantés. Ce misérable et obscur écrivain insinue que l'honorable Samuel Slumkey a, lui-même, contribué, par le moyen d'un ami intime de son sommelier, pour plus des trois quarts de la somme totale de la souscription. Eh! quoi? cette créature rampante ne voit-elle pas que, si ce fait était vrai, il ne servirait qu'à placer l'honorable M. Slumkey dans une auréole encore plus brillante, s'il est possible. Sa cervelle obtuse ne comprend-elle pas que cet aimable et touchant désir d'exaucer les vœux des électeurs doit le rendre cher à jamais à ceux de ses compatriotes qui ne sont pas pires que des pourceaux, ou, en d'autres termes, qui ne sont pas tombés aussi bas que notre contemporain? Mais telles sont les misérables équivoques des jaunes jésuitiques. Et ce ne sont pas là leurs seuls artifices! La trahison couve sous la cendre. Nous déclarons hardiment, maintenant que nous sommes provoqué à tout dire, et nous nous plaçons en conséquence sous la sauvegarde de notre pays et de ses constables, nous déclarons hardiment qu'on fait, en ce moment même, des préparatifs pour un bal jaune, qui sera donné dans une ville jaune, au centre même d'une population jaune, qui sera dirigé par un maître des cérémonies jaune, où assisteront quatre membres du parlement ultra-jaunes, et où l'on ne sera admis qu'avec des billets jaunes! Notre infernal contemporain frissonne-t-il? Qu'il se torde vainement dans son impuissante malice, en lisant ces mots: Nous serons là

Après avoir débité cette tirade, le journaliste, tout à fait épuisé, referma la gazette, en disant: «Voilà monsieur, voilà l'état de la question.»

L'aubergiste et le garçon entrant en ce moment avec le dîner, M. Pott posa son doigt sur ses lèvres, pour indiquer qu'il comptait sur la discrétion de M. Pickwick, et qu'il le regardait comme maître de sa vie. M. Bob Sawyer et Benjamin Allen, qui s'étaient irrévéremment endormis pendant la lecture de la Gazette, furent réveillés par la prononciation à voix basse de ce mot cabalistique: dîner, et se mirent à table, avec bon appétit.

Pendant le repas et la séance qui lui succéda, M. Pott, descendant pour quelques instants à des sujets domestiques, informa M. Pickwick que l'air d'Eatanswill ne convenant pas à son épouse, elle était allée visiter différents établissements fashionables d'eaux thermales, afin de recouvrer sa bonne humeur, et sa santé accoutumée. C'était là une manière délicate de voiler le fait, que Mme Pott, exécutant sa menace de séparation souvent répétée, et en vertu d'un arrangement arraché à M. Pott par son frère le lieutenant, s'était retirée pour vivre, avec son fidèle garde du corps, de la moitié des profits annuels provenant de la vente de la gazette d'Eatanswill.

Tandis que l'illustre journaliste, quels que fussent les différents sujets qu'il traitât, embellissait la conversation par des passages extraits de ses propres élucubrations, un majestueux étranger, mettant la tête à la portière d'une diligence qui se rendait à Birmingham, et qui s'était arrêtée devant l'auberge pour y laisser quelques paquets, demanda s'il pouvait trouver dans l'hôtel un bon lit.

«Certainement, monsieur, répliqua l'hôte.

– En êtes-vous sûr? puis-je y compter? reprit l'étranger, dont les regards et les manières avaient quelque chose de soupçonneux.

– Sans aucun doute, monsieur.

– Bien. Cocher, je reste ici. Conducteur, mon sac de nuit.»

Puis ayant dit bonsoir aux autres passagers, d'un air d'assez mauvaise humeur, l'étranger descendit. C'était un petit gentleman, dont les cheveux noirs et roides étaient taillés en hérisson, ou si l'on aime mieux en brosse, et se tenaient tout droits sur sa tête. Son aspect était pompeux et menaçant; ses manières péremptoires, ses yeux perçants et inquiets; toute sa tournure, enfin, annonçait le sentiment d'une grande confiance en soi-même, et la conscience d'une incommensurable supériorité sur tout le reste du monde.

Ce gentleman fut introduit dans la chambre, originairement assignée au patriote M. Pott, et le garçon remarqua, avec un muet étonnement, que la chandelle était à peine allumée quand l'étranger, plongeant la main dans son chapeau, en tira un journal, et commença à le lire avec la morne expression d'indignation et de mépris, qui avait jailli une heure auparavant du regard majestueux de M. Pott. Il se rappela aussi que l'indignation de M. Pott avait été allumée par un journal nommé l'Indépendant d'Eatanswill, tandis que le profond mépris du nouveau gentleman était excité par une feuille intitulée: La gazette d'Eatanswill.

«Envoyez-moi le maître de l'hôtel, dit l'étranger.

– Oui, monsieur.»

L'hôte arriva bientôt après.

«Êtes-vous le maître de l'hôtel? demanda l'étranger.

– Oui, monsieur.

– Me connaissez-vous?

– Je n'ai pas ce plaisir-là, monsieur.

– Mon nom est Slurk

L'hôte inclina légèrement la tête.

«Slurk, monsieur! répéta le gentleman d'un air hautain. Me connaissez-vous, maintenant, aubergiste?»

L'hôte se gratta la tête, regarda le plafond, puis l'étranger, et sourit faiblement.

«Me connaissez-vous?»

L'hôte parut faire un grand effort, et répondit à la fin:

«Non monsieur, je ne vous connais pas.

– Grand Dieu! s'écria l'étranger en frappant la table de son poing; voilà donc ce que c'est que la popularité!»

L'hôte recula d'un pas ou deux vers la porte, et l'étranger poursuivit, en le suivant des yeux:

«Voilà donc la reconnaissance que l'on accorde à des années d'étude et de travail, sacrifiées en faveur des masses! Je descends de voiture, mouillé, fatigué, et les habitants ne s'empressent point pour féliciter leur champion; leurs cloches sont silencieuses; mon nom même ne réveille aucune gratitude dans leur esprit plein de torpeur. N'est-ce pas assez, continua M. Slurk en se promenant avec agitation, n'est-ce pas assez pour faire bouillonner l'encre d'un homme dans sa plume, et pour le décider à abandonner leur cause à jamais!

– Monsieur demande un grog à l'eau-de-vie? dit l'hôte en hasardant une insinuation.

– Au rhum! répondit Slurk en se tournant vers lui d'un air farouche. Avez-vous du feu quelque part?

– Nous pouvons en allumer sur-le-champ, monsieur.

– Oui! et qu'il donne de la chaleur à l'instant de me coucher. Y a-t-il quelqu'un dans la cuisine?

– Pas une âme, monsieur. Il y a un feu superbe; tout le monde s'est retiré et la porte est fermée pour la nuit.

– C'est bien! je boirai mon grog près du feu de la cuisine.»

Et là-dessus, reprenant majestueusement son chapeau et son journal, l'étranger marcha d'un pas solennel derrière l'hôte. Arrivé dans la cuisine, il se jeta sur un siége, au coin du feu, reprit sa physionomie méprisante, et commença à lire et à boire, avec une dignité silencieuse.

Or, un démon de discorde, volant en ce moment au-dessus de la tête du Sarrazin, et jetant les yeux en bas, par pure curiosité, aperçut Slurk, confortablement établi au coin du feu de la cuisine et, dans une autre chambre, Pott, légèrement exalté par le vin. Aussitôt le malicieux démon, s'abattant dans ladite chambre avec une inconcevable rapidité, et s'introduisant du même temps dans la tête de Bob Sawyer, lui souffla le discours suivant.

«Dites donc, nous avons laissé éteindre le feu; cette pluie a joliment refroidi l'air.

– C'est vrai, répondit M. Pickwick en frissonnant.

– Ça ne serait pas une mauvaise idée de fumer un cigare au feu de la cuisine, hein! qu'en dites-vous? reprit Bob, toujours excité par le démon susdit.

– Je crois que cela serait tout à fait confortable, répliqua M. Pickwick; qu'en pensez-vous, monsieur Pott?»

M. Pott donna facilement son assentiment à la mesure proposée, et les quatre voyageurs se rendirent immédiatement à la cuisine, chacun d'eux tenant son verre à la main, et Sam Weller marchant à la tête de la procession, afin de montrer le chemin.

L'étranger lisait encore. Il leva les yeux et tressaillit. M. Pott recula d'un pas.

«Qu'est-ce qu'il y a? chuchota M. Pickwick.

– Ce reptile! répliqua Pott.

– Quel reptile? s'écria M. Pickwick en regardant autour de lui, de peur de marcher sur une limace gigantesque ou sur une araignée hydropique.

– Ce reptile! murmura Pott en prenant M. Pickwick par le bras, et lui montrant l'étranger; ce reptile, Slurk, de l'Indépendant.

 

– Nous ferions peut-être mieux de nous retirer? demanda M. Pickwick.

– Jamais, monsieur, jamais!» répliqua Pott; et prenant position à l'autre coin de la cheminée, il choisit un journal dans son paquet et commença à lire en face de son ennemi.

M. Pott naturellement lisait l'Indépendant, et M. Slurk lisait la Gazette, et chaque gentleman exprimait son mépris pour les compositions de l'autre par des ricanements amers et par des reniflements sarcastiques. Ensuite ils passèrent à des manifestations plus ouvertes, telles que: Absurde! misérable! atrocité! blague! coquinerie! boue! fange! ordure! et autres remarques critiques d'une nature semblable.

MM. Bob Sawyer et Ben Allen avaient tous les deux observé ces symptômes de rivalité avec un plaisir intime, qui ajoutait beaucoup de goût au cigare, dont ils tiraient de vigoureuses bouffées. Lorsque le feu roulant d'observations commença à s'apaiser, le malicieux Bob, s'adressant à Slurk avec une grande politesse, lui dit: «Voudriez-vous me permettre de jeter les yeux sur ce journal, quand vous l'aurez fini, monsieur?

– Vous trouverez peu de chose qui mérite d'être lu dans ces méprisables gasconnades, répondit Slurk en lançant à son rival un regard satanique.

– Je vais vous donner celui-ci sur-le-champ, dit Pott en levant sa figure, pâle de rage, et avec une voix que la même cause rendait tremblante: vous serez amusé par l'ignorance de cet écrivassier.»

Une terrible emphase fut mise sur ces mots: méprisables et écrivassier, et le visage des deux éditeurs commença à prendre une expression provocatrice.

«La galimatias et l'infamie de ce misérable sont par trop dégoûtants,» poursuivit Pott en affectant de s'adresser à M. Bob Sawyer, tout en jetant un regard menaçant à M. Slurk.

M. Slurk se mit à rire de tout son cœur, et, repliant le papier de manière à passer à la lecture d'une nouvelle colonne, déclara que, malgré tout, il ne pouvait s'empêcher de rire des absurdités de cet imbécile.

«Quelle ignorance crasse! s'écria Pott en passant du rouge au cramoisi.

– Avez-vous jamais lu les sottises de cet homme? demanda Slurk à Bob Sawyer.

– Jamais. C'est donc bien mauvais?

– Détestable!

– Réellement! s'écria Pott, feignant d'être absorbé dans sa lecture; ceci est par trop infâme!»

Slurk tendit son journal à Bob Sawyer en lui disant: «Si vous avez le courage de parcourir cet amas de méchancetés, de bassesses, de faussetés, de parjures, de trahisons, d'hypocrisies, vous aurez peut-être quelque plaisir à rire du style peu grammatical de ce cuistre ignorant.

– Qu'est-ce que vous dites, monsieur? s'écria Pott en relevant sa tête, toute tremblante de fureur.

– Cela ne vous regarde pas, monsieur.

– Ne disiez-vous pas, style peu grammatical, cuistre ignorant, monsieur?

– Oui, monsieur, répliqua Slurk; je dirai même style de haut embêtement, si cela peut vous faire plaisir.»

M. Pott ne répliqua rien, mais ayant soigneusement replié son indépendant, il le jeta par terre, l'écrasa sous sa botte, cracha dessus, en grande cérémonie, et le lança dans le feu.

«Voilà, dit-il en reculant sa chaise, voilà comme je traiterais le serpent qui a vomi ce venin, si je n'étais pas retenu, heureusement pour lui, par les lois de ma patrie. Oui, sans cette considération, je le traiterais de même.

– Traitez-le donc de même, monsieur! cria Slurk en se levant. Il n'en appellera jamais aux lois dans un cas semblable. Traitez-le donc de même, monsieur!

– Écoutez, écoutez! dit Bob Sawyer.

– Rien ne saurait être plus loyal, fit observer Ben Allen.

– Traitez-le donc de même, monsieur, répéta Slurk d'un ton élevé.»

M. Pott lui darda un regard de mépris qui aurait glacé une fournaise.

«Traitez-le donc de même! continua l'autre, d'une voix encore plus stridente.

– Je ne le veux pas, monsieur, répondit Pott.

– Oh! vous ne le voulez pas? Vraiment vous ne le voulez pas? reprit Slurk d'un air provoquant. Vous entendez cela, messieurs, il ne le veut pas! Ce n'est pas qu'il ait peur, au moins; oh! non, il ne le veut pas, ah! ah! ah!

– Monsieur, rétorqua Pott ému par ce sarcasme; je vous regarde comme une vipère. Je vous considère comme un homme qui s'est mis en dehors de la société, par sa conduite impudente, dégoûtante, abominable. Vous n'êtes plus pour moi, personnellement ou politiquement, qu'une vipère, une pure et simple vipère!»

L'Indépendant indigné n'attendit pas la fin de cette déclaration, mais saisissant son sac de nuit, qui était raisonnablement garni de biens meubles, il le fit tourner en l'air pendant que Pott s'éloignait, et le laissant retomber avec un grand fracas, sur la tête du gazetier, l'étendit tout de son long sur le carreau.

«Messieurs! s'écria M. Pickwick, pendant que Pott se relevait et saisissait la pelle; messieurs, réfléchissez, au nom du ciel! Du secours! Sam! ici. Je vous en supplie, messieurs… Aidez-moi donc à les séparer!»

Tout en prononçant ces exclamations incohérentes, M. Pickwick s'était précipité entre les deux combattants, juste à temps pour recevoir, sur ses épaules, le sac de nuit d'un côté et la pelle de l'autre. Soit que les organes de l'opinion publique d'Eatanswill fussent aveuglés par leur animosité, soit qu'étant tous deux de subtils raisonneurs, ils eussent vu l'avantage d'avoir entre eux un tiers parti pour recevoir les coups, il est certain qu'ils ne firent pas la plus légère attention au philosophe, mais que, se défiant mutuellement avec audace, ils continuèrent à employer la pelle et le sac de nuit. M. Pickwick aurait sans doute cruellement souffert de son trop d'humanité, si Sam, attiré par les cris de son maître, n'était pas accouru en cet instant, et, saisissant un sac à farine, n'avait pas efficacement arrêté le conflit en l'enfonçant sur la tête et sur les épaules du puissant Pott, et en le serrant au-dessous des coudes.

«Ôtez le sac de nuit à l'autre enragé! cria-t-il en même temps, à MM. Ben Allen et Bob Sawyer qui jusqu'alors s'étaient contentés de voltiger autour des combattants, une lancette à la main, prêts à saigner le premier individu étourdi. Lâchez votre sac, misérable petite créature, ou je vous étouffe là dedans!»

Intimidé par cette menace, et d'ailleurs tout à fait hors d'haleine, l'Indépendant consentit à se laisser désarmer. Sam ôta alors l'éteignoir qu'il tenait sur Pott, et le laissa libre en lui disant: «Allez vous coucher tranquillement, ou bien je vous mettrai tous les deux dans le sac, je le fermerai, et je vous laisserai battre dedans à votre aise. Et quand vous seriez douze, je vous en ferais autant, pour vous apprendre à vous conduire de la sorte!

– Vous, monsieur, continua-t-il en s'adressant à son maître, ayez la bonté de venir par ici, s'il vous plaît.»

En parlant ainsi il prit M. Pickwick par le bras et l'emmena, tandis que les éditeurs rivaux étaient conduits vers leurs lits par l'aubergiste, sous l'inspection de MM. Ben Allen et Bob Sawyer. Chemin faisant, les deux combattants exhalaient encore leur courroux en menaces sanguinaires, et se donnaient de vagues et féroces rendez-vous pour le lendemain. Toutefois, quand ils y eurent mieux pensé, ils trouvèrent que la presse était l'arme la plus redoutable: ils recommencèrent donc sans délai leurs sanglantes hostilités, et tout Eatanswill fut effrayé de leur valeur… sur le papier.

Le jour suivant nos amis apprirent que les éditeurs étaient partis, dès le matin, par des voitures différentes, et comme le temps s'était éclairci, ils se mirent en route pour Londres.

CHAPITRE XXIII

Annonçant un changement sérieux dans la famille Weller, et la chute prématurée de l'homme au nez rouge

Croyant que la délicatesse ne lui permettait point de présenter, sans préparation, MM. Bob Sawyer et Ben Allen au nouveau ménage, et désirant ménager, autant que possible, la sensibilité d'Arabelle, M. Pickwick proposa à ses compagnons de descendre, pour le moment, quelque part et de le laisser aller seul, avec Sam, à l'hôtel de George et Vautour. Ils y consentirent facilement et prirent, en conséquence, leurs quartiers dans une taverne située sur les confins du Borough. Ils s'y trouvaient en pays de connaissance, car, en d'autre temps, leurs noms y avaient souvent brillé en tête de certains calculs longs et complexes enregistrés à la craie derrière la porte.

«Tiens, c'est vous? Bonjour, monsieur Weller, dit la jolie femme de chambre, lorsqu'elle rencontra Sam à la porte.

– C'est toujours un bon jour quand je vous vois, ma chère, répondit Sam en restant en arrière, de manière à n'être pas entendu de son maître. Quelle jolie créature vous faites, Mary!

– Allons! monsieur Weller, quelles folies vous dites! Oh! finissez donc, monsieur Weller.

– Finissez quoi, ma chère?

– Eh! mais ce que vous faites… Laissez-moi donc monsieur Weller, dit la jolie bonne en souriant et en poussant Sam contre le mur. Vous avez chiffonné mon bonnet, défrisé mes cheveux, et vous m'empêchez de vous dire qu'il y a ici une lettre qui vous attend depuis trois jours. Vous ne faisiez que de partir quand elle est arrivée, et il y a pressée dessus.

– Où est-elle, mon amour?

– J'en ai pris soin à cause de vous; autrement je suis bien sûre qu'elle aurait été perdue depuis longtemps. En vérité, c'est plus que vous ne méritez.»

Tout en parlant ainsi et en exprimant avec une petite coquetterie charmante des doutes, des craintes, de l'espoir, sur la conservation de la lettre, Mary la tira de la plus jolie petite guimpe qu'on puisse imaginer, et la tendit à Sam, qui la baisa aussitôt avec beaucoup de galanterie et de dévotion.

«Tiens, tiens, dit Mary en ajustant sa collerette avec une feinte ignorance; vous avez l'air d'être devenu bien amoureux de cette écriture-là tout d'un coup?»

Sam ne répondit que par une œillade, dont l'expression brûlante ne pourrait être rendue par aucune description; puis s'asseyant auprès de Mary, sur l'appui de la fenêtre, il ouvrit la lettre et en examina le contenu.

«Ohé! s'écria-t-il, qu'est-ce que ça veut dire?

– Pas de malheur, j'espère? dit Mary en regardant par-dessus son épaule.

– Que Dieu bénisse vos jolis yeux! s'écria Sam en se retournant.

– Ne vous occupez pas de mes yeux et pensez à votre lettre,» rétorqua la charmant bonne.

Mais en parlant ainsi, elle lui décochait un regard où brillait tant de malice et de vivacité qu'il était absolument irrésistible.

Sam se rafraîchit donc d'un baiser, et lut ensuite ce qui suit:

«Markis Gran by Dorken, mekerdi.

«Mon cher Saumule,

«Je suis très fâché davoir le plésir de vous anonser des môvèses nouvelles. Votre Belmaire a atrappé un rumhe en conséquance quelle a u limprudanse de rester trop lontems assise sur le gason humid a la pluie pour antendre un berger qui navet pas pu tenir son bec que tré tar dent la nui parce qui sétait si bien monté avec du grogue qui na pas pu sarrêter aveng deitre un peu dégrisé ce ka pris plusieurres heurres le docteur dit que si elle avait pris du grogue chaux aprais au lieur de le prandre avent elle naurait pas été endommajait. Ses roues a été immédiatement graisé et on a fai tout ce quel on a pu pour la faire rouler Votre père espérait quel pourait marché comme à lordinairre mais juste comme elle tournais le coin mon garson elle a pris le mauves chemin et elle a dégring aulet la montagne avec une vellocité comme on nen na jamès veu et malgré que le médecin a voulu lenrayer ça na servi de rien du tout car elle a fait son dernier relai ière souarre à si zeurre moins vin minnutes ayant fait le voilliage en baucoup moins de temsp qu'à lordinaire peut hêtre parce quelle avait pris trô peu de bagaje en route. Votre père dit que si vous voulez venir me voir samy il en sera bien satisfèz car je suis for sollitaire sammivel. N.B. il veut que ça soit hortografhié comme cela que je dis qui naît pas bien et comme il y a beaucoup de chose à arrranger il hait sûr que votre gouvernur ne si refusera pas bien sûr qu'il ne si refuserra pas samy car je le connais bien ainsil vous envoie ses devoirs auquels je me joint et suis pour la vie infernalement dévoué,

Votre père TONY VELLER»

«Quelle drôle de lettre, dit Sam. Y a-t-il moyen de comprendre ce qu'il veut dire avec ses il et ses je. Ce n'est pas l'écriture de mon père, excepté cette signature ici en lettres moulées. Ça c'est sa griphe.

– Peut-être qu'il l'a fait écrire par quelqu'un et qu'il a signé ensuite, dit la jolie femme de chambre.

– Attendez un peu, reprit Sam en parcourant la lettre de nouveau et en s'arrêtant ça et là pour réfléchir. Vous avez raison. Le gentleman qui l'a écrite racontait le malheur qui est arrivé d'une manière convenable, et alors v'là le père qui vient regarder par-dessus son épaule et qui complique l'histoire en y fourrant son nez. C'est précisément comme ça qu'il fait toujours. Vous avez raison, Mary, ma chère.»

 

S'étant mis l'esprit en repos sur ce point, Sam relut encore la lettre, et paraissant, pour la première fois, se faire une idée nette de son contenu, il la referma d'un air pensif en disant:

«Ainsi la pauvre créature est morte. J'en suis fâché: elle n'aurait pas eu un mauvais caractère, si ces bergers l'avaient laissée tranquille. J'en suis très-fâché.»

Sam murmura ces paroles d'un air si sérieux que la jolie bonne baissa les yeux et prit une physionomie grave.

«Quoi qu'il en soit, poursuivit Sam en mettant la lettre dans sa poche avec léger soupir, ça devait arriver comme ça, et il n'y a plus de remède maintenant, comme dit la vieille lady, après avoir épousé son domestique. C'est-il pas vrai, Mary?»

Mary secoua la tête et soupira aussi.

«Il faut que je demande un congé à l'empereur, maintenant.»

Mary soupira encore; la lettre était si touchante.

«Adieu, dit Sam.

– Adieu, répondit la jolie bonne en détournant la tête.

– Une poignée de mains. Est-ce que vous ne voulez pas?»

La jolie bonne tendit une main qui était fort petite, quoique ce fut la main d'une bonne. Puis elle se leva pour s'en aller.

«Je ne serai pas bien longtemps, dit Sam.

– Vous êtes toujours absent, répliqua Mary en donnant à sa tête la plus légère secousse possible. Vous n'êtes pas plus tôt revenu que vous voilà reparti, monsieur Weller.»

Sam attira plus près de lui la beauté domestique et commença à lui parler à voix basse. Bientôt elle retourna son visage et consentit à le regarder de nouveau, de sorte que, quand ils se séparèrent, elle fut obligée d'aller dans sa chambre pour rarranger son bonnet et ses cheveux, avant de se rendre auprès de sa maîtresse. Tout en montant légèrement les escaliers, elle faisait encore à Sam, par-dessus la rampe, un grand nombre de signes et de sourires.

«Je ne serai pas plus d'un jour ou deux, monsieur, dit Sam à M. Pickwick.

– Aussi longtemps qu'il sera nécessaire, Sam; vous avez toute permission de rester.»

Sam salua.

«Vous direz à votre père que si je puis lui être de quelque utilité, je suis prêt à faire pour lui tout ce qui sera en mon pouvoir.

– Je vous remercie bien, monsieur; je le lui dirai.»

Ayant échangé ces expressions de bonne volonté et d'intérêt mutuel, le maître et le valet se séparèrent.

Il était sept heures du soir quand Samuel Weller descendit du siége d'une voiture publique, qui passait par Dorking, à quelques cents pas du marquis de Granby. La soirée était triste et froide, la petite rue, noire et déserte, et le visage d'acajou du noble marquis, poussé à droite et à gauche par le vent qui le faisait craquer d'une manière lugubre, semblait plus mélancolique qu'à l'ordinaire; les jalousies étaient baissées, les volets fermés en partie; il n'y avait pas un seul flâneur devant la porte; la scène était silencieuse et désolée.

Voyant qu'il ne se trouvait là personne pour répondre à des questions préliminaires, Sam entra doucement et aperçut bientôt le respectable auteur de ses jours.

Le veuf était assis près d'une petite table dans le cabinet situé derrière le comptoir. Il fumait sa pipe et ses yeux étaient attentivement fixés sur le feu. Les funérailles avaient évidemment eu lieu le jour même, car une grande bande de crêpe noir d'environ une aune et demie était encore attachée à son chapeau qu'il avait gardé sur sa tête, et, passant par-dessus le dossier de sa chaise, descendait négligemment jusqu'à terre. M. Weller était dans une disposition si contemplative que Sam l'appela vainement plusieurs fois par son nom; il continua de fumer avec la même physionomie calme et immobile jusqu'au moment où son fils le réveilla définitivement en posant la main sur son épaule.

«Sammy, dit M. Weller, tu es le bienvenu.

– Je vous ai appelé une demi-douzaine de fois, répondit Sam en accrochant son chapeau à une patère; mais vous ne m'entendiez pas.

– C'est vrai, répliqua M. Weller en regardant encore le feu d'une manière pensive; j'étais dans une réverri, Sammy.

– Qu'est-ce que ça? demanda Sam, en tirant une chaise près du foyer.

– Je pensais à elle.» En disant ces mots, le veuf inclina sa tête du côté du cimetière de Dorking, pour indiquer que ses paroles se rapportaient à la défunte Mme Weller. «Je pensais, poursuivit-il en regardant fixement son fils par-dessus sa pipe, comme pour l'assurer que la déclaration qu'il allait entendre, tout extraordinaire, tout incroyable qu'elle fût, était proférée avec calme et réflexion, je pensais qu'après tout, je suis très-fâché qu'elle est partie.

– Eh bien! vous devez l'être.»

M. Weller fit un signe d'assentiment, et fixant de nouveau ses yeux sur le feu, s'enveloppa dans un nuage de fumée et de réflexions.

Après un long silence, il reprit, en chassant la fumée avec sa main:

«C'est des observations très-raisonnables qu'elle m'a fait, Sammy.

– Quelles observations?

– Celles qu'elle m'a faites quand elle a été malade.

– Qu'est-ce que c'était?

– Quelque chose comme ceci: «Weller, qu'elle dit, j'ai peur que je n'ai pas z'été avec vous comme j'aurais dû être. Vous étiez un brave homme, avec un bon cœur, et j'aurais pu vous rendre votre maison plus confortable. Maintenant qu'il est trop tard, dit-elle, je m'aperçois que si une femme mariée veut s'montrer dévote, il faut qu'elle commence par remplir ses devoirs dans sa maison, et qu'elle rende ceux qui sont autour d'elle confortables et heureux. Pourvu qu'elle aille à l'église ou à la chapelle en temps convenable, il ne faut pas qu'elle se serve de ces sortes de choses pour excuser sa paresse ou sa gourmandise, ou bien pire. J'ai fait tout ça, dit-elle, et j'ai dépensé mon temps et mon argent pour des gens qui employaient leur temps encore plus mal que moi. Mais quand je serai partie, Weller, j'espère que vous vous rappellerez de moi, telle que j'étais réellement par mon naturel avant d'avoir connu ces gens-là.» – Suzanne, que je lui ai dit – j'avais été pris un peu court par cette remarque-là, Samivel, je ne veux pas le nier, mon garçon – . «Suzanne, que je lui ai dit, vous avez été une très-bonne femme pour moi au total; ainsi ne parlons plus de cela. Reprenez bon courage, ma chère, et vous vivrez encore assez longtemps pour me voir ramollir la tête de ce Stiggins.» Ça l'a fait sourire, Samivel, dit le vieux gentleman en étouffant un soupir avec sa pipe. Mais elle est morte tout de même!»

Au bout de trois ou quatre minutes consumées par l'honnête cocher à balancer lentement sa tête d'une épaule à l'autre, en fumant solennellement, Sam crut devoir se hasarder à lui offrir quelques lieux communs de consolation:

«Allons, gouverneur, dit-il, faut bien que nous en passions tous par là un jour ou l'autre.

– C'est vrai, Sammy.

– Il y a une providence dans tout ça.

– Certainement, répondit le père avec un signe d'approbation réfléchie; sans cela, que deviendraient les entrepreneurs des pompes funèbres?»

Perdu dans le champ immense de conjectures ouvert par cette réflexion, M. Weller posa sa pipe sur la table et attisa le feu d'un air pensif.

Tandis qu'il était ainsi occupé, une cuisinière grassouillette, vêtue de deuil, et qui, depuis quelques instants, avait l'air ranger le comptoir, se glissa dans la chambre, et, accordant à Sam plusieurs sourires de reconnaissance, se plaça silencieusement derrière la chaise de M. Weller, auquel elle annonça sa présence par une légère toux, répétée bientôt après sur un ton beaucoup plus élevé.

«Ohé! dit M. Weller en reculant précipitamment sa chaise et en se retournant si vite qu'il laissa tomber le fourgon, qu'est-ce qu'il y a maintenant?

– Prenez une petite tasse de thé, mon bon monsieur Weller dit d'une voix câline la cuisinière grassouillette.

– Je n'en veux pas, répliqua brusquement le cocher. Allez vous-en à tous… Allez vous promener, dit-il en sa reprenant et d'un ton plus bas.

– Voyez donc comme le malheur change le monde! s'écria la dame en levant les yeux au ciel.