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Aventures de Monsieur Pickwick, Vol. II

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M. Pell, ainsi dégagé, fourra ses mains dans ses poches, fit résonner avec une détermination terrible trois demi-pence qui s'y trouvaient, et fronça le sourcil en regardant autour de lui.

Il venait à peine d'exprimer sa vertueuse résolution, lorsque le galopin et le sac bleu, deux inséparables compagnons, se précipitèrent dans la chambre et dirent (ou du moins le galopin dit, car le sac bleu ne prit aucune part à cette annonce) que la cause allait passer à l'instant. Toute la compagnie se hâta aussitôt de traverser la rue et de faire le coup de poing pour pénétrer dans la salle, cérémonie préparatoire qui, dans les cas ordinaires, a été calculée durer de vingt-cinq à trente minutes.

M. Weller, qui était puissant, se jeta tout d'abord au milieu de la foule dans l'espérance d'arriver, à la fin, dans quelque endroit qui lui conviendrait; mais le succès ne répondit pas entièrement à son attente, et son chapeau, qu'il avait négligé d'ôter, fut tout à coup enfoncé sur ses yeux par une personne invisible, dont il avait pesamment froissé les orteils. Cet individu regretta apparemment son impétuosité, car l'instant d'après, murmurant une indistincte exclamation de surprise, il entraîna le gros homme dans la salle, et, avec de violents efforts, le débarrassa de son chapeau.

«Samivel!» s'écria M. Weller, quand il lui fut possible de voir la lumière.

Sam fit un signe de tête.

«Tu es un fils bien affectionné, bien soumis? Coiffer com' ça ton père dans sa vieillesse!

– Comment pouvais-je savoir que c'était vous? Est-ce que vous croyez que je peux vous reconnaître au poids de votre pied?

– Ha! c'est vrai, Samivel, repartit M. Weller immédiatement amolli. Mais qu'est-ce que tu fais ici? Ton gouverneur ne peut rien gagner ici, Sammy. I' ne passeront pas le verdict, Sammy; i' ne l' passeront pas. Et M. Weller secouait la tête avec une gravité toute judiciaire.

– Quelle vieille caboche obstinée! s'écria Sam. Toujours avec les verdicts et les allébis, et tout ça. Qu'est-ce qui vous parle de verdicts?»

M. Weller ne fit point de réponse, mais il secoua encore la tête avec une solennité officielle.

«Ne dandinez pas votre coloquinte comme ça, si vous ne voulez pas la démancher tout à fait, poursuivit Sam avec impatience. Comportez-vous raisonnablement. J'ai été vous chercher hier soir au marquis de Granby.

– As-tu vu la marquise de Granby? dit M. Weller avec un soupir.

– Oui.

– Quelle mine avait la pauvre femme?

– Fort drôle. J'imagine qu'elle se détériore graduellement avec le rhum et les autres médecines de même nature qu'elle s'administre.

– Tu crois, Sammy? s'écria M. Weller avec un vif intérêt.

– Oui, bien sûr.»

M. Weller saisit la main de son fils, la serra, puis la laissa retomber; et durant cette action, sa contenance ne révélait pas la crainte ni la douleur, mais reflétait plutôt la douce expression de l'espérance. Un rayon de résignation et même de contentement passa sur son visage, pendant qu'il disait:

«Je ne suis pas tout à fait sûr et certain de la chose, Sammy; je ne veux pas trop y compter de peur d'un désappointement subséquent; mais il me semble, mon garçon, il me semble que le berger a gagné une maladie de foie.

– A-t-il mauvaise mine?

– Étonnamment pâle, excepté son nez qu'est plus rouge que jamais. Son appétit est médiocre; mais il imbibe prodigieusement.»

Pendant que M. Weller prononçait ces dernières paroles, quelques idées associées avec le rhum passaient probablement dans son esprit, car son air devint triste et pensif; mais il se remit presque aussitôt, ce qui fut attesté par tout un alphabet de clignements d'yeux, auxquels il n'avait coutume de se livrer que quand il était particulièrement satisfait.

«Allons, maintenant, arrivons à mon affaire, reprit Sam. Ouvrez-moi vos oreilles, et ne soufflez mot jusqu'à ce que j'aie fini.»

Après ce court exorde, Sam rapporta aussi succinctement qu'il le put la dernière et mémorable conversation qu'il avait eue avec M. Pickwick.

«Pauvre créature! s'écria M. Weller. Rester là tout seul sans personne pour prendre son parti! Ça ne se peut pas, Samivel; ça ne se peut pas.

– Parbleu! je savais ça avant que de venir.

– Ils le mangeraient tout cru, Sammy.» Sam témoigna par un signe qu'il était de la même opinion.

«Et s'ils ne le dévorent pas, il en sortira si bien plumé que ses propres amis ne le connaîtront pas. Un pigeon bardé n'es rien auprès, Sammy.»

Sam répéta le même signe.

«Ça ne se doit pas, Samivel, continua M. Weller gravement.

– Ça ne sera pas, dit Sam.

– Certainement non, poursuivit M. Weller.

– Eh bien! reprit Sam, vous prophétisez comme un véritable Bât-l'âne, qui a un visage si rougeaud dans le livre à six pence.

– Qu'est-ce qu'il était, Sammy?

– Ça ne vous fait rien; c'était pas un cocher; ça doit vous suffire.

– J'ai connu un palefrenier de ce nom là, dit M. Weller en réfléchissant.

– C'est pas lui; le mien était un prophète.

– Qu'est-ce que c'est qu'un prophète? demanda M. Weller en regardant son fils d'un air sévère.

– Eh bien! c'est un homme qui dit ce qui doit arriver.

– Je voudrais bien le connaître, Sammy. Peut-être qui pourrait me jeter un petit brin de lumière sur cette maladie de foie dont je te parlais tout à l'heure. Quoiqu'i' n'en soit, s'il est mort, et s'il n'a laissé sa boutique à personne, voilà qu'est fini. Continue, Sammy, dit M. Weller avec un soupir.

– Eh bien! reprit Sam, vous avez prophétisé ce qui arrivera au gouverneur s'il reste tout seul. Voyez-vous quelques moyens d'avoir soin de lui?

– Non, Sammy, non, répondit M. Weller d'un air pensif.

– Pas de moyens du tout?

– Non, pas un seul. À moins… Un rayon d'intelligence éclaira la contenance de M. Weller. Il réduisit sa voix au plus faible chuchottement, et, appliquant la bouche à l'oreille de sa progéniture: À moins de le faire sortir dans un matelas roulé, à l'insu du guichetier, ou de le déguiser en vieille femme avec un voile vert.»

Sam reçut ces deux suggestions avec un dédain inattendu, et répéta sur nouveaux frais sa question.

«Non, dit le vieux gentleman. S'il ne veut pas que vous y restez, je ne vois pas de moyens du tout. C'est pas une grand' route, Sammy; c'est pas une grand' route.

– Eh bien! alors, je vas vous dire ce qui en est. Je vous prierai de me prêter vingt-cinq livres sterling.

– Quel bien ça fera-t-i ça?

– Vous inquiétez pas. Peut-être que vous me les redemanderez cinq minutes après; peut-être que je dirai que je ne veux pas les rendre, et que je ferai l'insolent. Et vous, vous êtes capable de faire arrêter votre propre fils pour un peu d'argent. Vous êtes capable de l'envoyer en prison, père dénaturé!»

À ces mots, le père et le fils échangèrent un code complet de signes et de gestes télégraphiques, après quoi M. Weller s'assit sur une pierre et se mit à rire si violemment qu'il en devint pourpre.

«Quelle vieille face d'image! s'écria Sam, indigné de cette perte de temps. Qu'est-ce que vous avez besoin de vous asseoir là et de faire des grimaces comme le marteau d'une porte cochère. Est-ce que nous n'avons pas autre chose à faire? Où est la monnaie?

– Dans le coffre, Sam, dans le coffre, dit M. Weller, en rendant à ses traits leur expression accoutumée. Tiens mon chapeau, Sam.»

Débarrassé de cet ornement, M. Weller tordit son corps tout d'un coté, et, par un mouvement habile, parvint à insinuer sa main droite dans une poche immense, d'où il vint à bout d'extraire, après bien des efforts et des soupirs, un portefeuille grand in-octavo, fermé par une énorme courroie de cuir. Il tira de ce portefeuille une couple de mèches de fouet, trois ou quatre boucles, un petit sac d'échantillon d'avoine, et enfin un rouleau de bank-notes fort malpropres, parmi lesquelles il choisit la somme requise, qu'il tendit à Sam.

«Et maintenant, Sammy, dit-il après avoir réintégré dans le portefeuille les mèches, les boucles et le sac d'avoine, et après avoir de nouveau déposé le portefeuille dans le fond de sa grande poche; maintenant, Sammy, je connais un gentleman qui va faire pour nous le reste de la besogne en moins de rien. C'est un suppôt de la loi, Sammy, qu'a de la cervelle, jusqu'au bout des doigts comme les grenouilles; un ami de lord chancelier, celui qui n'aurait qu'un signe à faire pour te faire enfermer toute ta vie si i'voulait.

– Halte-là, interrompit Sam, pas de ça.

– Pas de quoi?

– Pas de ces moyens inconstitutionnels. Après le mouvement perpétuel, les ayez sa carcasse est une des plus excellentes choses qu'on ait jamais inventées. J'ai lu ça dans les journaux très-souvent.

– Eh bien! qu'est-ce que ça a affaire ici?

– Voila; c'est que je veux favoriser l'invention et me faire mettre dedans de cette manière là. Pas de manigances avec le chancelier; je n'aime pas ça. Ce n'est peut-être pas bien sain, pour ce qui est d'en ressortir.»

Déférant sur ce point au sentiment de son fils, M. Weller alla retrouver M. Salomon Pell et lui communiqua son désir d'obtenir sur-le-champ une prise de corps pour la somme de vingt-cinq livres sterling et les frais, contre un certain Samuel Weller; la dépense à ce nécessaire devant être payée d'avance à Salomon.

L'homme d'affaires était de fort bonne humeur, car son client venait de recevoir sa décharge. Il approuva hautement l'attachement de Sam pour son maître, déclara que cela lui rappelait fortement ses propres sentiments de dévouement pour son ami, le chancelier, et mena sans délai M. Weller au Temple, pour y prêter serment au sujet de la dette dont l'attestation venait d'être dressée sur place, par le petit clerc, assisté du sac bleu.

Pendant ce temps Sam ayant été formellement présenté au gentleman, qui venait d'être libéré du poids de ses dettes, et à ses amis, comme le rejeton de M. Weller, de la Belle Sauvage, fut traité avec une distinction marquée, et invité à se régaler avec eux en l'honneur de la circonstance, invitation qu'il accepta sans aucune espèce de difficulté.

 

La gaieté des gentlemen de cette classe est ordinairement d'un caractère grave et tranquille; mais il s'agissait là d'une réjouissance toute particulière, et ils se relâchèrent, en proportion, de leur gravité accoutumée. Après quelques toasts assez tumultueux, en l'honneur du chef des commissaires et de M. Salomon Pell, qui venait de déployer une habileté si transcendante, un gentleman, au teint marbré de rouge, qui avait pour cravate un châle bleu, proposa de chanter. La réplique naturelle était que le gentleman au teint marbré, qui désirait une chanson, la chantât lui-même; mais il s'y refusa fermement, et même d'un air légèrement offensé: il s'ensuivît comme cela arrive assez souvent en pareil cas, un colloque aigre doux.

«Gentlemen, dit le client de M. Pell, plutôt que de détruire l'harmonie de cette délicieuse réunion, peut-être que M. Samuel Weller voudra bien obliger la société.

– Réellement, gentlemen, dit Sam, je ne suis pas trop dans l'habitude de chanter sans instrument; mais faut tout faire pour une vie tranquille, comme dit le marin, quand il accepta la place de gardien du phare.»

Après ce léger prélude, M. Samuel Weller se lança tout à coup dans l'admirable légende que nous prenons la liberté d'imprimer ci-dessous, car nous pensons qu'elle n'est pas généralement connue. Nous prions les lecteurs de vouloir bien remarquer les dissyllabes qui terminent le premier et le quatrième vers, et qui, non-seulement permettent au chanteur de reprendre haleine un cet endroit, mais en outre favorisant singulièrement le mètre.

ROMANCE
1er Couplet
 
Un beau jour le hardi Turpin, ohé!
Galoppait grand train sur sa jument noire.
V'là qu'un bel évêque, en robe de moire,
Se prom'nait sur le grand chemin, ohé!
V'là Turpin qui court après le carosse,
Et qui met sa têt' tout entièr' dedans;
Et l'évêqu' qui dit: «L' diable emport' ma crosse,
Si c' n'est pas Turpin qui m'fait voir ses dents!»
 
Le chœur
 
Et l'évequ' qui dit: «L' diable emport' ma crosse,
Si c' n'est pas Turpin qui m' fait voir ses dents!»
 
2e Couplet
 
Turpin dit: «Vous mang'rez c'mot là, ohé!
Avec un' sauce, mon cher, d'balles de plomb.»
Alors i' tire un pistolet d'arçon
Et lui fait entrer dans la gorge, ohé!
Le cocher, qui n'aimait pas cett' rasade,
Fouett' ses ch'vaux et part au triple galop;
Mais Turpin lui met quatre ball' dans l' dos,
Et de s'arrêter ainsi le persuade.
 
Le chœur, d'un ton sarcastique
 
Mais Turpin lui met quatre ball' dans l' dos,
Et de s'arrêter ainsi le persuade.
 

«Je maintiens que cette chanson est personnelle à la profession, dit le gentleman au teint marbré, en l'interrompant en cet endroit. Je demande le nom de ce cocher.

– On n'a jamais pu le savoir, répliqua Sam; vu qu'il n'avait pas sa carte dans sa poche.

– Je m'oppose à l'introduction de la politique, reprit le cocher au teint marbré. Je remarque que dans la présente compagnie cette chanson est politique, et, ce qu'est à peu près la même chose, qu'elle n'est pas vraie. Je dis que ce cocher ne s'est pas sauvé, mais qu'il est mort bravement comme un des plus grands z'héros, et je ne veux pas entendre dire le contraire.»

Comme l'orateur parlait avec beaucoup d'énergie et de décision, et comme les opinions de la compagnie paraissaient divisées à ce sujet, on était menacé de nouvelles altercations, lorsque M. Weller et M. Pell arrivèrent, fort à propos.

«Tout va bien, Sammy, dit M. Weller.

– L'officier sera ici à quatre heures, ajouta M. Pell. Je suppose que vous ne vous enfuirez pas en attendant! ha! ha! ha!

– Peut-être que mon cruel papa se repentira d'ici là? balbutia Sam, avec une grimace comique.

– Non, ma foi, dit M. Weller.

– Je vous en prie, continua Sam.

– Pour rien au monde, rétorqua l'inexorable créancier.

– Je vous ferai des billets pour vous payer six pence par mois.

– Je n'en veux pas.

– Ha! ha! ha! très-bon, très-bon! s'écria M. Salomon Pell, qui s'occupait de faire sa petite note des frais. C'est un incident fort amusant, en vérité. – Benjamin, copiez cela; et M. Pell recommença à sourire, en faisant remarquer le total à M. Weller.

– Merci, merci, dit l'homme de loi en prenant les grasses bank-notes que le vieux cocher tirait de son portefeuille. Trois livres dix shillings et une livre dix shillings font cinq livres sterling. Bien obligé, monsieur Weller… Votre fils est un jeune homme fort intéressant. Tout à fait, monsieur, c'est un trait fort honorable de la part d'un jeune homme, tout à fait, ajouta M. Pell, en souriant fort gracieusement à la ronde, et en empochant son argent».

– Une fameuse farce, dit M. Weller, avec un gros rire, un véritable enfant prodige.

– Prodigue, monsieur, enfant prodigue, suggéra doucement M. Pell.

– Ne vous tourmentez pas, monsieur, répliqua M. Weller, avec dignité. Je sais l'heure qu'il est, monsieur. Quand je ne la saurai pas, je vous la demanderai, monsieur.»

Lorsque l'officier arriva, Sam s'était rendu si populaire, que les gentlemen réunis à la taverne se déterminèrent à le conduire, en corps, à la prison. Ils se mirent donc en route; le demandeur et le défendeur marchaient bras dessus bras dessous: l'officier en tête et huit puissants cochers formaient l'arrière-garde. Après s'être arrêtés au café de Sergeant's Inn pour se rafraîchir et pour terminer tous les arrangements légaux, la procession se remit en marche.

Une légère commotion fut excitée dans Fleet-Street par l'humeur plaisante des huit gentlemen de l'arrière-garde, qui persistaient à marcher quatre de front. On décida qu'il était nécessaire de laisser en arrière le gentleman grêlé pour boxer avec un commissionnaire, et il fut convenu que ses amis le prendraient au retour. Au reste ces légers incidents furent les seuls qui arrivèrent pendant la route. Quand on fut parvenu devant la prison, la cavalcade sous la direction du demandeur, poussa trois effroyables acclamations pour le défendeur, et ne le quitta que lorsqu'il eut plusieurs fois secoué la main de chacun de ses membres.

Sam ayant été formellement remis entre les mains du gouverneur de la flotte, à l'immense surprise de Roker et du flegmatique Neddy lui-même, entra sur-le-champ dans la prison, marcha droit à la chambre de son maître, et frappa à la porte.

«Entrez, dit M. Pickwick.»

Sam parut, ôta son chapeau, et sourit.

«Ah! Sam, mon bon garçon! dit M. Pickwick, évidemment charmé de revoir son humble ami; je n'avais pas l'intention de vous blesser hier par ce que je vous ai dit, mon fidèle serviteur. Posez votre chapeau, Sam, et laissez-moi vous expliquer un peu plus longuement mes idées.

– Ça ne peut-il pas attendre à tout à l'heure, monsieur?

– Oui, certainement. Mais pourquoi pas maintenant?

– J'aimerais mieux tout à l'heure, monsieur.

– Pourquoi donc?

– Parce que… dit Sam en hésitant.

– Parce que quoi? reprit M. Pickwick, alarmé par les manières de son domestiqua. Parlez clairement, Sam.

– Parce que… j'ai une petite affaire qu'il faut que je fasse.

– Quelle affaire? demanda M. Pickwick, surpris de l'air confus de Sam.

– Rien de bien conséquent, monsieur.

– Ah! dans ce cas, dit M. Pickwick en souriant, vous pouvez m'entendre d'abord.

– J'imagine que je terminerai d'abord mon affaire,» répliqua Sam, en hésitant encore.

M. Pickwick eut l'air surpris, mais ne répondit pas.

«Le fait est, dit Sam, en s'arrêtant court.

– Eh bien? reprit M. Pickwick, parlez donc.

– Eh bien! le fait est, répliqua Sam avec un effort désespéré, le fait est que je ferais peut-être mieux de voir après mon lit.

– Votre lit! s'écria M. Pickwick, plein d'étonnement.

– Oui, mon lit, monsieur; je suis prisonnier; j'ai été arrêté cette après-midi, pour dettes.

– Arrêté pour dettes! s'écria M. Pickwick, en se laissant tomber sur une chaise.

– Oui, monsieur, pour dettes, et l'homme qui m'a mis ici ne m'en laissera jamais sortir, tant que vous y serez vous-même.

– Que me dites vous donc là!»

– Ce que je dis, monsieur, je suis prisonnier, quand ça devrait durer quarante ans! et j'en suis fort content encore; et si vous aviez été dans Sewgate, ç'aurait été la même chose! maintenant le gros mot est lâché, sapristi! c'est une affaire finie!»

En prononçant ces mots, qu'il répéta plusieurs fois avec grande violence, Sam aplatit son chapeau sur la terre, dans un état d'excitation fort extraordinaire chez lui; puis ensuite, croisant ses bras, il regarda son maître en face et avec fermeté.

CHAPITRE XV

Où l'on apprend diverses petites aventures arrivées dans la prison, ainsi que la conduite mystérieuse de M. Winkle; et où l'on voit comment le pauvre prisonnier de la chancellerie fut enfin relâché

M. Pickwick était trop vivement touché par l'inébranlable attachement de son domestique, pour pouvoir lui témoigner quelque mécontentement de la précipitation avec laquelle il s'était fait incarcérer, pour une période indéfinie. La seule chose sur laquelle il persista à demander une explication, c'était le nom du créancier de Sam; mais celui-ci persévéra également à ne point le dire.

«Ça ne servirait de rien, monsieur, répétait-il constamment. C'est une créature malicieuse, rancunière, avaricieuse, vindicative, avec un cœur qu'il n'y a pas moyen de toucher, comme observait le vertueux vicaire au gentleman hydropique, qui aimait mieux laisser son bien à sa femme, que de bâtir une chapelle avec.

– En vérité, Sam, la somme est si petite qu'il serait fort aisé de la payer; et puisque je me suis décidé à vous garder avec moi, vous devriez faire attention que vous me seriez beaucoup plus utile si vous pouviez aller au dehors.

– Je vous suis bien obligé, monsieur, mais je ne voudrais pas.

– Qu'est-ce que vous ne voudriez pas, Sam?

– Je ne voudrais pas m'abaisser à demander une faveur à cet ennemi sans pitié.

– Mais ce n'est pas lui demander une faveur que de lui offrir son argent.

– Je vous demande pardon, monsieur, ce serait une grande faveur de le payer, et il n'en mérite pas. Voilà l'histoire, monsieur.»

En cet endroit, M. Pickwick frottant son nez avec un air de vexation, Sam jugea qu'il était prudent de changer de thème. «Monsieur, dit-il, je prends ma détermination par principe, comme vous prenez la vôtre, ce qui me rappelle l'histoire de l'homme qui s'est tué par principe. Vous le savez nécessairement, monsieur!» Ici Sam s'arrêta de parler, et du coin de l'œil gauche jeta à son maître un regard comique.

«Il n'y a pas de nécessité là-dedans, Sam, dit M. Pickwick, en se laissant aller graduellement à sourire, malgré le déplaisir que lui avait causé l'obstination de Sam. La renommée du gentleman en question n'est jamais venue à mes oreilles.

– Jamais, monsieur? Vous m'étonnez, monsieur; il était employé dans les bureaux du gouvernement.

– Ah! vraiment?

– Oui, monsieur; et c'était un gentleman fort agréable encore; un de l'espèce soigneuse et méthodique, qui fourrent leurs pieds dans leurs claques, quand il fait humide, et qui n'ont jamais d'autre ami près de leur cœur qu'une peau de lièvre. Il faisait des économies par principe; mettait une chemise blanche tous les jours, par principe; ne parlait jamais à aucun de ses parents, par principe, de peur qu'ils ne lui empruntassent de l'argent; enfin c'était réellement un caractère tout à fait agréable. Il faisait couper ses cheveux tous les quinze jours, par principe, et s'abonnait chez son tailleur, suivant le principe économique: trois vêtements par an, et renvoyer les anciens. Comme c'était un gentleman très régulier, il dînait tous les jours au même endroit, à trente-trois pence par tête, et il en prenait joliment pour ses trente-trois pence. L'hôte le disait bien ensuite, en versant de grosses larmes, sans parler de la manière dont il attisait le feu dans l'hiver, ce qui était une perte sèche de quatre pence et demi par jour, outre la vexation de le voir faire. Avec ça il était si long à lire les journaux: «Le Morning-Post après le gentleman,» disait-il tous les jours en arrivant. «Voyez pour le Times, Thomas. Apportez-moi le Morning-Herald, quand il sera libre. «N'oubliez pas de demander le Chronicle, et donnez-moi l'Advertiser.» Alors il appliquait ses yeux sur l'horloge, et il sortait un quart de minute, juste avant le temps, pour enlever le papier du soir au gamin qui l'apportait, et puis il se mettait à le lire avec tant d'intérêt et de persévérance, qu'il réduisait les autres habitués au désespoir et à la rage, surtout un petit vieux très colère, que le garçon était toujours obligé de surveiller de près, dans ces moments-là, de peur qu'il ne se porta à quelque excès avec le couteau à découper. Eh bien! monsieur, il restait là, occupant la meilleure place, pendant trois heures, et ne prenant jamais rien après son dîner qu'un petit somme; et ensuite, il s'en allait au café à côté, et il avalait une petite tasse de café et quatre crumpets16; après quoi il rentrait à Kensington et se mettait au lit. Une nuit il se trouve mal. Le docteur vient dans un coupé vert, avec une espèce de marchepied à la Robinson Crusoé, qu'il pouvait baisser et relever après lui quand il voulait, pour que le cocher ne soit pas obligé de descendre, et ne laisse pas voir au public qu'il n'a qu'un habit de livrée et pas de culottes pareilles. Bien. «Qu'est-ce que vous avez? dit le docteur. – Ça va très-mal, dit le patient. – Qu'est-ce que vous avez mangé? dit le docteur. – Du veau rôti, dit le patient. – Quelle est la dernière chose que vous avez dévoré? dit le docteur. – Des crumpets, dit le patient. – C'est ça, dit le docteur. Je vas vous envoyer une boîte de pilules sur-le-champ, et n'en prenez plus, dit-il. – Plus de quoi, dit le patient? des pilules? – Non pas, des crumpets, dit le docteur. – Pourquoi? dit le patient en se levant sur son séant. J'en mange quatre tous les soirs depuis quinze ans, par principe. – Vous ferez bien d'y renoncer, par principe, dit le docteur. – C'est un gâteau très-sain, monsieur dit le patient. – C'est un gâteau très-malsain, dit le docteur avec colère. – Mais ça revient si bon marché, dit le patient en baissant un peu la voix, et ça remplit si bien l'estomac pour le prix. – C'est trop cher pour vous, n'importe à quel prix, dit le docteur. Trop cher, quand on vous payerait pour en manger. Quatre crumpets par soirée! dit-il: ça ferait votre affaire en six mois.» Le patient le regarda en face, pendant quelque temps, et à la fin, il lui dit, après avoir bien ruminé: «Êtes-vous sûr de ça, monsieur? – J'en mettrais ma réputation au feu, dit le docteur. – Combien pensez-vous qu'il en faudrait pour me tuer, en une fois? dit le patient. – Je ne sais pas, dit le docteur. – Pensez-vous que si j'en mangeais pour trois francs, ça me tuerait? dit le patient. – C'est possible, dit le docteur. – Pour trois francs soixante-quinze, ça ne me manquerait pas, je suppose? dit le patient. – Certainement, dit le docteur. – Très-bien, dit le patient. Bonsoir.» Le lendemain il se lève, fait allumer son feu, envoie chercher pour trois francs soixante-quinze de crumpets, les fait rôtir toutes, les mange et se brûle la cervelle.

 

– Eh pourquoi fit-il cela? demanda brusquement M. Pickwick, affecté au plus haut point, par le dénoûment tragique de la narration.

– Pourquoi, monsieur? pour prouver son grand principe, que les crumpets sont une nourriture saine, et pour faire voir qu'il ne voulait se laisser mener par personne.»

C'est par de tels artifices oratoires que Sam éluda les questions de son maître, pendant le premier soir de sa résidence à la flotte. À la fin, voyant que toute remontrance était inutile M. Pickwick consentit, quoiqu'avec regret, à ce qu'il se logeât, à tant la semaine, chez un savetier chauve qui occupait une petite chambre dans l'une des galeries supérieures. Sam porta dans cet humble appartement, un matelas, une couverture et des draps loués à M. Roker, et lorsqu'il s'étendit sur ce lit improvisé, il y était aussi à son aise que s'il avait été élevé dans la prison, et que toute sa famille y eût végété depuis trois générations.

«Fumez-vous toujours après que vous êtes couché, vieux coq? demanda Sam à son hôte, lorsque l'un et l'autre se furent placés horizontalement pour la nuit.

– Oui, toujours, jeune cochinchinois, répondit le savetier.

– Voulez-vous me permettre de vous demander pourquoi vous faites votre lit sous la table?

– Parce que j'ai toujours été z'habitué à un baldaquin, avant de venir ici, et je trouve que la table fait juste le même effet.

– Vous avez un fameux caractère, monsieur17, dit Sam.

– Je n'en sais rien, répondit le savetier, en secouant la tête; mais si vous voulez en trouver un bon, je crains que vous n'ayez de la peine dans cet établissement ici.»

Pendant ce dialogue, Sam était étendu sur son matelas, à une extrémité de la chambre, et le savetier sur le sien, à l'autre extrémité. L'appartement était illuminé par la lumière d'une chandelle, et par la pipe du savetier qui luisait sous la table comme un charbon ardent. Toute courte qu'eût été cette conversation, elle avait singulièrement prédisposé Sam en faveur de son hôte. En conséquence il se souleva sur son coude, et se mit à l'examiner plus soigneusement qu'il n'avait eu jusqu'alors le temps, ou l'envie de le faire.

C'était un homme blême, tous les savetiers le sont. Il avait une barbe rude et hérissée, tous les savetiers l'ont ainsi; son visage était un drôle de chef-d'œuvre, tout contourné, tout raboteux, mais où régnait un air de bonne humeur, et dont les yeux devaient avoir eu une fort joyeuse expression, car ils jetaient encore des étincelles. Le savetier avait soixante ans d'âge, et Dieu sait combien de prison, de sorte qu'il était assez singulier de découvrir encore en lui quelque chose qui approchât de la gaieté. C'était un petit homme; et comme il était replié dans son lit, il paraissait à peu près aussi long qu'il aurait dû l'être, s'il n'avait point eu de jambes. Il tenait dans sa bouche une grosse pipe rouge, et, tout en fumant, il envisageait la chandelle avec une béatitude véritablement digne d'envie.

«Y a-t-il longtemps que vous êtes ici? lui demanda Sam, après un silence de quelques minutes.

– Douze ans, répondit le savetier en mordant, pour parler, le bout de sa pipe.

– Pour mépris envers la cour de chancellerie?» demanda Sam.

Le savetier fit un signe affirmatif.

«Eh bien! alors, reprit Sam avec mécontentement, pourquoi vous embourbez-vous dans votre obstination, à user votre précieuse vie ici, dans cette grande fondrière? Pourquoi ne cédez-vous pas, et ne dites-vous pas au chancelier que vous êtes fâché d'avoir manqué de respect à la cour, et que vous ne le ferez plus?»

Le savetier mit sa pipe dans le coin de sa bouche, pour sourire, et la ramena ensuite à sa place, mais ne répondit rien.

«Pourquoi? reprit Sam avec plus de force.

– Ah! dit le savetier, vous n'entendez pas bien ces affaires-là. Voyons, qu'est-ce que vous supposez qui m'a ruiné?

– Eh!.. fit Sam, en mouchant la chandelle, je suppose que vous avez fait des dettes pour commencer?

– Je n'ai jamais dû un liard; devinez encore.

– Eh bien! peut-être que vous avez acheté des maisons, ce qui veut dire devenir fou en langage poli; ou bien que vous vous êtes mis à bâtir, ce qu'on appelle être incurable, en langage médical.»

Le savetier secoua la tête et dit: «Essayez encore.

– J'espère que vous ne vous êtes pas amusé à plaider? poursuivit Sam, d'un air soupçonneux.

– C'est pas dans mes mœurs. Le fait est que j'ai été ruiné pour avoir fait un héritage.

– Allons! allons! ça ne prendra pas. Je voudrais bien avoir un riche ennemi qui tramerait ma destruction de cette manière-là. Je me laisserais faire.

– Ah! j'étais sûr que vous ne me croiriez pas, dit le savetier, en fumant sa pipe avec une résignation philosophique. J'en ferais autant à votre place. C'est pourtant vrai malgré ça.

– Comment ça se peut-il? demanda Sam, déjà à moitié convaincu par l'air tranquille du savetier.

– Voilà comment. Un vieux gentleman, pour qui je travaillais dans la province, et dont j'avais épousé une parente (elle est morte, grâce à Dieu! puisse-t-il la bénir!) eut une attaque et s'en alla.

– Où? demanda Sam qui, après les nombreux événements de la soirée, était un peu endormi.

– Est-ce que je puis savoir ça? répondit le savetier, en parlant à travers son nez, pour mieux jouir de sa pipe. Il mourut.

– Ah! bien! Et ensuite?

– Ensuite, il laissa cinq mille livres sterling.

– C'était bien distingué de sa part.

16Gâteau anglais.
17Jeu de mots: caractère, en anglais, veut dire à la fois un original, et un certificat de bonne conduite. (Note du traducteur.)