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Le crime et la débauche à Paris

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IX
LE DIVORCE ET L'INDISSOLUBILITÉ DU MARIAGE

Une loi qui touche au mariage porte une grave atteinte à l'organisation de la famille et peut exercer une influence considérable sur les destinées d'un peuple. La disposition législative par laquelle on se propose de rétablir le divorce176 en France, mérite l'étude la plus sérieuse et la plus approfondie de la part du législateur. Faire ici une critique complète de l'institution du divorce, serait trop nous écarter de notre sujet et les dimensions de notre travail seraient insuffisantes. Cependant, après avoir réuni tous les éléments de discussions, nous nous croyons autorisé à résumer rapidement la question même du divorce et à examiner la valeur des principaux arguments invoqués pour sa défense ou contre lui.

Certes maintenant il n'est plus question de rétablir la répudiation, c'est-à-dire de donner au mari seul le droit de renvoyer sa femme, sans donner à la femme celui de quitter son mari. Consacrer législativement une pareille inégalité, serait établir le despotisme dans la famille et retourner à ces temps de barbarie, où la dignité de la femme étant méconnue, la situation de l'épouse dans la famille et dans la société n'était qu'avilissement et servilité. Aujourd'hui les droits de la femme sont proclamés et reconnus; le christianisme a émancipé celle que l'homme a pour compagne, égale à lui par l'origine et par la destinée, et nul législateur ne songerait désormais à rétablir au profit de l'homme les droits exorbitants, que les préjugés de siècles barbares lui avaient attribués.

Mais toutes les législations sont d'accord pour modifier le contrat primitif, lorsqu'il y a violation, de la part de l'une des parties, des clauses de ce contrat. Il a paru indispensable d'affaiblir, dans un but de protection, le lien qui unissait deux personnes, lorsque l'une d'elles manquant à ses engagements les plus formels a violé la foi du mariage et trahi ouvertement ses devoirs. Les lois de tous les pays ont donc organisé au moins une séparation de corps, qui permet aux époux de faire cesser une vie commune, devenue intolérable. Quelques-unes ont été plus loin, et, instituant le divorce, elles ont rendu possible aux époux séparés la formation de nouveaux liens.

Tout le monde reconnaît donc qu'il est nécessaire d'apporter un remède aux unions malheureuses: la seule divergence des opinions porte sur la question de savoir si le mariage doit être indissoluble, c'est-à-dire s'il doit être défendu aux époux séparés de contracter de nouvelles unions, ou si, au contraire, le principe de l'indissolubilité étant reconnu nuisible, il faut admettre le divorce pour permettre aux époux un nouveau mariage, après la dissolution du premier.

La question est grave; elle a divisé les esprits les plus éminents de tous les temps. Le divorce a compté des partisans et des adversaires aussi bien chez les catholiques que chez les protestants177, dans tous les pays et indépendamment de toute opinion politique. Montesquieu en proclamait les avantages tandis que J. J. Rousseau le combattait; en Angleterre, le puritain Milton le préconisait et le libre penseur Hume s'en déclarait l'adversaire.

Aujourd'hui nous assistons à des débats semblables où viennent à la fois prendre part les jurisconsultes avec leur logique, les moralistes avec leur science profonde du cœur humain et de la société moderne, les historiens avec les enseignements du passé, les orateurs chrétiens qui font retentir la chaire de leurs conceptions idéales de la vie humaine. Tous se passionnent, dans un sens ou dans l'autre, et mettent les talents les plus divers et les plus brillants, au service de convictions sincères.

Tous les arguments invoqués par eux doivent se grouper autour d'un petit nombre de points et peuvent se résumer ainsi: le divorce est-il impie, est-il impolitique, est-il immoral?

Examinons donc ces trois ordres d'idées.

Il paraît évident que l'argument qui tend à prouver l'impiété du divorce ne peut avoir de valeur que dans un pays, où existe une religion d'État proclamant l'origine divine du mariage et l'indissolubilité du lien conjugal. C'est le motif qui a fait détruire, en 1816, la législation du Code civil sur le divorce. La Charte avait qualifié la religion catholique de religion d'État: «Aux yeux de notre religion sainte, disait M. de Trinquelague à la Chambre des députés, le mariage n'est pas un simple contrat naturel ou civil; elle y intervient pour lui imprimer un caractère plus auguste… Le nœud qui est formé prend, dans le sacrement, une forme céleste et chaque époux semble, à l'exemple du premier homme, recevoir sa compagne des mains de la divinité même. Une union formée ainsi ne doit pas pouvoir être détruite par les hommes et de là son indissolubilité religieuse… La loi civile est en opposition avec la loi religieuse. Or, cette opposition ne doit pas exister, car la loi civile, empruntant sa plus grande force de la loi religieuse, il est contre sa nature d'induire les citoyens à la mépriser. Il faut donc pour les concilier que l'une des deux fléchisse et mette ses dispositions en harmonie avec celles de l'autre. Mais la loi religieuse appartient à un ordre de choses fixe, immuable, élevé au-dessus du pouvoir des hommes… C'est donc à la loi civile à céder et l'interdiction du divorce, prononcée par la loi religieuse, doit être respectée par elle.»

En abolissant le divorce contraire à la religion d'État, les Chambres de 1816 agissaient donc logiquement.

Aujourd'hui, il n'y a plus de religion d'État, mais il y a la religion de la grande majorité des Français; cette religion prohibe le divorce, donc, dit-on, le divorce doit être proscrit de nos lois.

Il faut reconnaître que cet argument, tiré de l'incompatibilité du divorce avec la religion catholique, est abandonné par le plus grand nombre des adversaires du divorce. On démontre facilement, en effet, que dans un État bien ordonné où chaque autorité est à sa place, les doctrines, de quelque Église que ce soit, ne doivent pas être les seules lois de la nation.

Si le législateur civil devait se conformer aux doctrines du prêtre, le gouvernement deviendrait théocratique et le droit canonique rendrait inutile la législation civile. «Or, disait M. Berlier, il est de l'essence de la loi civile qu'elle pèse et apprécie, dans sa propre morale, les avantages et les inconvénients de toute mesure, qui regarde la cité et qu'elle ne soit jamais circonscrite, dans un cercle tracé par des décisions venant d'autre part; la morale du législateur et celle du prêtre peuvent, sans contredit, conduire quelquefois à des résultats178 semblables; mais elles peuvent aussi différer plus ou moins entre elles, et la morale du législateur doit toujours garder sa pleine indépendance.»

Mais la liberté de conscience est garantie à tous les Français; l'institution du divorce ne porte-t-elle pas atteinte à ce principe fondamental du pacte social? Les partisans du divorce reconnaissent que si le divorce existait seul, si la séparation de corps était supprimée, comme elle le fut en 1792, et si l'interdiction de se remarier était maintenue, pour les époux divorcés, les Français catholiques pourraient reprocher au législateur de les mettre dans la cruelle alternative de fausser leurs croyances, en demandant la dissolution de leurs mariages, ou de succomber sous le poids des souffrances d'une vie commune devenue intolérable et dangereuse179. Mais ils soutiennent aussi que la séparation de corps ne sera pas supprimée, que même dans le cas où le divorce existerait seul, les époux n'auraient qu'à ne pas se remarier pour que le divorce valût, à leurs yeux, ce que vaut une simple séparation de corps180.

 

Ils disent encore que si la loi civile devait repousser le divorce par cette seule considération qu'il est proscrit par le dogme catholique, le divorce ne devrait, en tout cas, être interdit qu'à ceux-là seuls dont la croyance est incompatible avec lui, car la loi civile n'aurait aucune raison de se montrer plus sévère pour les non-catholiques que leur loi religieuse. Cette renonciation au divorce, disent-ils, ne serait qu'une question de conscience, une question de foi religieuse, une loi, que chacun peut s'imposer à soi-même, mais pour laquelle il ne peut exiger des autres la même obéissance et que le législateur ne pourrait consacrer, sans faire d'un acte de foi un devoir civil, d'une prescription religieuse une contrainte légale, sans violer le grand principe de la séparation du temporel et du spirituel181.

On fait aussi remarquer que le dogme catholique et la loi civile partent, sur ce point, de principes diamétralement opposés: «Pour l'un, le célibat est plus saint et plus parfait que le mariage, l'autre, encourage le mariage et tolère le célibat. L'un exige de l'homme, qu'il lutte même contre les besoins de sa nature et lui tient compte, pour le ciel, de chacune des privations qu'il s'impose; l'autre met sa perfection à satisfaire tous les besoins de l'homme et à mettre, le moins souvent possible, la passion individuelle aux prises avec l'ordre social.»

A ces différents arguments, les adversaires du divorce répondent que, malgré le maintien de la séparation de corps, il y a certains cas où l'institution du divorce blessera gravement les consciences catholiques. Et ils proposent les deux espèces suivantes:

1º Un époux catholique s'est rendu coupable, envers son conjoint non-catholique, de torts autorisant une demande en séparation de corps ou en divorce. L'époux outragé demande le divorce; il obtient donc la dissolution de mariage, qui, suivant la foi religieuse de son conjoint, devrait être perpétuel.

Ceux qui admettent le divorce, répondent que ce cas ne mérite pas de retenir l'attention: que refuser la faculté du divorce à l'époux outragé, par égard pour les scrupules religieux de son conjoint, ce serait, sous prétexte de déférence, pour la liberté de conscience, faire violence aux droits de celui des époux, qui mérite l'intérêt, la protection des lois et dont la croyance n'implique pas l'indissolubilité du lien conjugal (M. L. Renault182).

2º La seconde espèce est plus délicate. En vertu de l'article 310 du Code civil, lorsque trois ans se sont écoulés depuis le jugement de séparation, l'époux, contre lequel la séparation a été prononcée, peut mettre son conjoint en demeure de faire cesser la séparation; si celui-ci refuse de consentir à la réunion, le tribunal est tenu de transformer en divorce la séparation de corps originaire. On ne pourra plus dès lors alléguer que la loi n'impose pas le divorce et que les époux sont libres de ne pas divorcer.

Les partisans du divorce reconnaissent qu'il y a là certaine atteinte à la liberté de conscience. Ils justifient l'art. 310 en disant que l'époux, qui a eu le droit de choisir la voie de la séparation, comme plus conforme à sa croyance, ne peut pourtant pas maintenir, pour toujours, l'autre époux dans un état, réputé par eux nuisible à la morale publique et au bien de l'État; suivant eux le législateur a fait sa dernière concession en permettant d'éviter le divorce par la réconciliation; d'ailleurs l'époux catholique ne reste-t-il pas libre de tenir pour perpétuel le lien; que la société civile dénoue en faveur de son conjoint et de ne pas user de la faculté de nouveau mariage que lui donne le divorce?

Ainsi les partisans du divorce soutiennent que leur loi n'impose pas le divorce, que les époux sont libres de divorcer ou de ne pas divorcer, que l'époux catholique peut toujours considérer le divorce comme une simple séparation de corps et qu'en conséquence il n'y a aucune violence faite à la loi des deux époux. Cet argument a trouvé une réponse bien connue de la part de ceux qui regardent le divorce, comme beaucoup plus nuisible que la séparation à la morale publique et au bien de l'État: «Trouveriez-vous sage, légitime, demandait M. de Carion-Nisas au Tribunat, qu'un gouvernement reconnût, organisât le duel, ouvrît le champ du combat, parce qu'on est libre, parfaitement libre d'aller ou de n'aller pas s'y couper la gorge183

Mais les partisans du divorce vont plus loin. Ils s'efforcent de prouver que le divorce n'est pas rigoureusement défendu par le dogme catholique. Le divorce, disent-ils, a existé dans tous les temps et dans tous les pays. Au début de l'histoire du monde on le trouve chez les Juifs, où il est admis avec une excessive facilité.

La Bible, du reste, ne parle jamais du mariage comme étant de droit divin; elle ne parle ni d'amour, ni de mariage, mais seulement de reproduction184. Si Dieu n'a pas établi le divorce, c'est qu'il savait qu'il résulterait fatalement du mariage, à mesure que le nombre des humains s'accroîtrait; on ne peut tirer de l'union d'Adam et d'Ève aucun argument en faveur de l'indissolubilité du mariage, puisque les deux époux existant seuls, Dieu ne pouvait établir ni la polygamie ni le divorce185. Ils font remarquer le grand nombre des répudiations et des divorces, qui eurent lieu chez les Juifs, le divorce constituant bientôt un progrès sur la répudiation, le droit fût accordé enfin à la femme de demander la dissolution de son mariage. Le christianisme s'établit: abolit-il le divorce? Mais saint Paul, prétend-on, ne dit nulle part qu'il veut abroger la loi mosaïque que Jésus-Christ a maintenue; bien plus, il ajoute encore ce nouveau cas de divorce que l'un des deux conjoints étant infidèle (en matière de foi), s'il se sépare de l'autre, celui-ci n'est plus assujetti et peut se remarier. Il cite l'exemple de sainte Thècle qui répudia son mari, celui de Fabiola qui, au IVe siècle, divorça d'avec son mari pour adultère et qui fut excusée par saint Jérôme186. Ils montrent, aux débuts du christianisme, les Pères se partageant sur la question de l'indissolubilité, leurs hésitations, leurs incertitudes, les tâtonnements du dogme, avant d'interdire la répudiation et le divorce, et les nombreux cas de divorce qui eurent lieu surtout dans les premiers siècles. Charles Martel répudiait Gertrude pour épouser Alphaïde, Charlemagne répudiait Berthe, Ermengarde, sans motifs connus; Henri l'Oiseleur renvoyait Halburge, Childéric répudiait Andovère, Caribert divorçait également, Louis VII faisait rompre son mariage avec Éléonore, sous prétexte de parenté prohibée et incestueuse, le pape Innocent III prononçait purement et simplement, pour adultère, la dissolution du mariage d'Alphonse, roi de Léon et de Galice, avec Bérengère, fille du roi de Castille, le pape Innocent VIII ratifiait, en 1488, le mariage de René II, duc de Lorraine, avec Jeanne d'Harcourt de Tancarville, Alexandre VI permettait à Vladislas de répudier Béatrix d'Aragon et à Louis XII de répudier sa femme Jeanne de France et d'épouser Anne de Bretagne, bien que le mariage avec Jeanne eût été consommé!

L'Église, ajoutent-ils, reconnaît un grand nombre de cas de nullité, parmi lesquels plusieurs sont de véritables cas de divorce187; elle a de tout temps, autorisé le divorce, pour cause d'adultère, avec permission de contracter de nouveau mariage. Le concile de Trente respecta ainsi la coutume des chrétiens de Chypre, de Candie, de Corfou, de Zanthe et de Céphalonie, qui leur permettait la répudiation des femmes adultères. On décida «de ne pas condamner ceux qui disaient que le mariage peut être rompu, pour cause d'adultère et que l'on peut en contracter un autre, comme l'ont dit saint Ambroise et quelques Pères Grecs et comme on le pratique chez les Orientaux, mais d'anathématiser ceux qui diraient que l'Église erre, lorsqu'elle enseigne que le nœud du mariage n'est pas rompu par l'adultère188 et qu'il n'est pas permis d'en contracter un autre189.» Le concile a donc permis le divorce, pour adultère, en Orient et ne le permet pas en Occident. Enfin, sous le nom de mariage non consommé, il a autorisé également le divorce.

Nous n'avons pas à nous faire juge des hésitations et des incertitudes primitives du dogme catholique, alléguées par les partisans du divorce. Il appartient aux canonistes seuls de faire justice de ces arguments d'histoire et de droit religieux. Pour nous, il nous suffira de constater qu'au moins à partir du XIIe siècle tous les divorces, autorisés par l'Église, n'étaient que des cas de nullité; que la doctrine de l'Église et son dogme sont aujourd'hui fixés, d'une manière précise dans le sens de l'indissolubilité du mariage et qu'il ne s'agit pas de savoir ce que l'Église a pu enseigner, mais ce qu'elle enseigne, et par conséquent ce qui est actuellement chose de dogme et de foi, dans l'Église catholique, ce qui constitue pour les catholiques un article de leur croyance, sur lequel ils ne pourraient transiger qu'au mépris de leur conscience et de leur foi.

 

Dernièrement encore l'Encyclique du pape Léon XIII190 se prononçait nettement et catégoriquement contre le divorce. Dans cette Encyclique, le Saint-Siège atteste l'origine divine du mariage, son indissolubilité affirmée et rétablie par Jésus-Christ et la prohibition formelle du divorce, nequis dissolvere auderet quoi perpetuo conjunctionis vinculo Deus ipse constrinxisset. Le divorce est repoussé par l'Église, au nom de l'institution divine du mariage, au nom de la morale, au nom de l'intérêt même de la société: la séparation seule est permise par l'Église: «Dans cette grande confusion d'opinions, qui se répandent tous les jours davantage, dit l'Encyclique, il est également nécessaire de savoir que personne n'a le pouvoir de dissoudre un mariage, entre chrétiens, une fois qu'il a été ratifié et consommé et que, par conséquent, les époux ne peuvent, sans un crime manifeste, pour quelque motif que ce soit, vouloir s'engager dans un nouveau lien de mariage, avant que le premier soit rompu par la mort. Mais si les choses en viennent au point que la vie commune ne soit plus supportable, l'Église permet aux deux époux de se séparer et en employant les soins et les remèdes, appropriés à la situation, elle tâche d'adoucir les inconvénients de la séparation; cependant elle ne cesse de travailler à leur réconciliation et n'en désespère jamais.»

La doctrine de l'Église est donc nette sur la question de l'indissolubilité du mariage. Elle se prononce formellement contre le divorce. Il est donc évident qu'une loi qui ne reconnaîtrait que le divorce, ou qui, admettant aussi la séparation de corps, mettrait néanmoins, dans certains cas, l'époux catholique dans la nécessité de subir le divorce, serait une loi qui choquerait violemment des croyances et des convictions religieuses fort légitimes. En vain s'efforce-t-on de prouver que l'atteinte portée n'est pas grave, et que souvent l'époux, qui proteste au nom de sa conscience, n'est pas digne d'intérêt; l'atteinte est réelle, les convictions religieuses sont respectables, chez tous, aussi bien chez l'époux coupable que chez le conjoint innocent et personne ne peut nier, de bonne foi, que l'institution du divorce n'entraîne parfois à une violation flagrante du principe reconnu de la liberté de conscience.

Mais à leur tour les communions religieuses, qui admettent le divorce, ne vont-elles pas réclamer contre sa suppression et prétendre qu'en refusant d'établir cette institution, on viole leurs croyances et l'on porte atteinte à la liberté des cultes? Portalis semblait n'accepter le divorce que par respect pour la liberté religieuse: «Le véritable motif, disait-il, qui oblige les lois civiles d'admettre le divorce, c'est la liberté des cultes. Il est des cultes qui autorisent le divorce, il en est qui le prohibent; la loi doit donc le permettre, afin que ceux dont la croyance l'autorise puissent en user191.» Mais on a fait à cet argument une réponse très judicieuse. M. de Trinquelague, dans son rapport sur le projet de M. de Bonald à la Chambre, le 19 février 1816, faisait remarquer qu'en privant les protestants de divorcer, on ne portait pas atteinte à la liberté des cultes. «On y porte atteinte, disait-il, lorsqu'on interdit l'exercice d'un culte, on y porte atteinte lorsqu'on prescrit ce que ce culte défend, lorsqu'on défend ce qu'il prescrit: mais non point lorsqu'on empêche ce qu'il tolère192.» Et en effet, dans certains cultes, le divorce a pu ne pas constituer un manquement envers la divinité; mais il n'a jamais été dans les prescriptions d'un seul. De même la polygamie est admise par le Koran, mais un Musulman ne manquerait pas à ses devoirs de bon croyant pour garder sa femme toute sa vie. Si donc la société interdit le divorce et la polygamie, c'est qu'elle croit agir utilement au point de vue social. Elle peut le faire sans attenter à la liberté des cultes; elle doit le faire pour maintenir l'unité de législation, proclamée en 1789.

Nous venons d'exposer l'argument religieux; nous avouons que cet argument ne peut avoir, dans la question, une influence décisive. Nous comprenons qu'une fois le principe de sécularisation admis dans l'ordre politique, le législateur civil ne peut s'incliner, devant les prescriptions de telle ou telle Église; nous comprenons jusqu'à un certain point qu'il croie ne pas devoir hésiter à imposer une disposition, qui se trouverait même en désaccord avec le dogme d'une communion religieuse, dès lors qu'il serait persuadé que cette loi nouvelle est plus conforme aux intérêts de la société et n'est contraire à aucune règle morale. Il ne ferait qu'ajouter une différence à toutes celles qui existent déjà entre la loi religieuse et la loi civile. Il ne romprait donc pas un accord qui n'existe pas.

En résumé, nous ne nous prononcerons pas d'une façon absolue, sur l'argument religieux. Il est évident que sa valeur dépend du point de vue auquel on se place et de l'idée, qu'on s'est faite déjà de l'utilité ou des dangers du divorce. Nous reconnaissons que c'est par d'autres arguments que les adversaires du divorce doivent en combattre le rétablissement. Il faut, par exemple, examiner si le divorce est, comme ils le prétendent, impolitique et immoral.

Si le mariage était ce qu'il doit être, personne sans doute ne demanderait le divorce, et la séparation de corps serait un remède, inconnu dans nos lois. Mais devant les maux fréquents, qui naissent de tant d'unions mal équilibrées, devant la transformation lente ou plutôt la décadence qu'a subie le mariage, dans nos mœurs, on s'est demandé si un remède plus énergique que la séparation de corps ne devait pas être recherché. On s'est interrogé pour savoir si cette séparation de corps n'était pas elle-même plus nuisible qu'utile, plus désastreuse qu'avantageuse pour la morale publique, la paix des familles et le bien de l'État, si enfin l'indissolubilité du mariage n'était pas à elle seule la cause de tout le mal et si, par conséquent, il n'importait pas d'établir, au plus vite, le divorce, comme étant le plus ferme soutien de l'institution du mariage, aujourd'hui si fortement ébranlée.

Tout l'intérêt de la question est là: faut-il maintenir l'indissolubilité du mariage, au nom des intérêts sacrés de la famille et de la société? Faut-il au contraire autoriser le divorce, dans l'intention de sauvegarder ces mêmes intérêts? Qu'est-ce que le divorce, a-t-on dit? une séparation, avec faculté de se remarier. Qu'est-ce que la séparation? un divorce avec interdiction de se remarier. Il s'agit de savoir si cette faculté de contracter un nouveau mariage est oui ou non contraire aux intérêts des époux, de la société et des enfants.

Ici nous allons prendre nettement parti. Nous avouons ne pas l'avoir fait, sans une longue hésitation: mais l'examen attentif des arguments invoqués de part et d'autre, l'appréciation des documents, recueillis dans l'histoire du passé et dans la législation étrangère, nous ont amené à cette conclusion formelle que le divorce est impolitique, immoral, nuisible à la famille, à la société, que c'est un remède illusoire, et dangereux surtout à introduire actuellement, dans nos mœurs, déjà trop disposées à en admettre la pratique et à en multiplier les désastreuses conséquences.

Nous allons du reste reproduire les arguments contraires à la thèse que nous soutenons, avec d'autant plus d'impartialité que nous avons été plus près d'en admettre la solution.

«Le vœu de perpétuité, disait Portalis193, est le vœu même de la nature.» «Et en effet, dit M. Laurent, le mariage est l'union de deux âmes: or conçoit-on que deux âmes s'unissent, à temps? Au moment où elles s'unissent elles aspirent à l'éternité du lien qui de deux êtres n'en fait qu'un: elles se disent que c'est Dieu même qui les a créées l'une pour l'autre: elles sentent que séparées elles seraient des êtres incomplets: la vie commune dans ce monde ne leur suffit même pas, elles voudraient la continuer, jusqu'au delà de cette courte existence: elles espèrent que l'amour sera plus fort que la mort. Tel est l'idéal194

Mais que de fois cet idéal est une fiction, ou pour mieux dire une déception amère! La loi doit-elle maintenir l'indissolubilité, alors que le principe sur lequel elle repose, est en opposition avec la triste réalité? Le premier Consul faisait remarquer qu'aucun législateur ne l'avait fait: la séparation de corps modifie déjà le mariage en faisant cesser la vie commune; mais ne faut-il pas aller plus loin et permettre l'engagement dans une nouvelle union?

Les partisans du divorce proclament que le divorce ne rompt pas le mariage, qu'il ne fait que constater la rupture; qu'il ne viole pas la sainteté de l'union légitime, puisque ce qui fait cette sainteté, c'est l'affection qui unit les deux époux et que cette affection est détruite195: ils proclament enfin que c'est un remède nécessaire, le seul capable de rendre au mariage un peu de dignité.

Ils font un tableau effrayant de l'état du mariage en France, et nous ne pouvons malheureusement les contredire sur ce point196.

On constate en effet une diminution considérable dans le nombre des mariages. En cinq années de 1873 à 1877 le mariage est descendu de 330,000 par an à 290,000; la natalité décroît dans une proportion plus déplorable encore: la France se dépeuple. Les causes? elles sont multiples et nous n'avons guère à les rechercher ici. Les économistes trouveront que l'amour du bien-être qui est devenu un besoin, le luxe, qui est devenu une habitude, une passion, une aspiration générale, les doctrines de Malthus197 peut-être trop bien comprises et trop mises en pratique, sont les causes principales, qui éloignent du mariage une partie considérable de la population198.

Quant au remède, les partisans du divorce le voient uniquement dans l'institution qu'ils préconisent: Le divorce, disent-ils, rendrait le mariage plus digne, plus maniable, plus fécond, plus souple, se prêtant mieux, pour ainsi dire, aux mouvements des sociétés nouvelles et aux besoins de l'esprit moderne. Moins tyrannique, le mariage deviendrait non seulement plus moral par l'équitable répartition des droits et des devoirs réciproques des époux, mais plus abordable, plus attrayant, plus compréhensible pour ceux qui ne veulent plus y entrer, parce qu'ils le considèrent comme une prison éternelle. Ceux-là sauraient qu'ils auront la chance de pouvoir en sortir, s'ils y sont trop malheureux et si décidément, malgré tous leurs efforts, ils ne peuvent y rester: ils le trouveront enfin compatible avec les conditions humaines, ce qui ne serait que juste. «Si la loi moins absolue, dit M. Odilon Barrot, eût offert aux époux la possibilité d'échapper aux conséquences d'une union mal assortie, par le divorce et par de nouveaux mariages, le mariage eût peut-être recouvré la sainteté et le respect qui lui appartiennent, en recevant un peu de liberté. Le désordre que le divorce eût fait sortir du mariage y a été refoulé par son abolition.»

Certains partisans du divorce vont plus loin: ils n'admettent même pas qu'on puisse soutenir l'indissolubilité du mariage et ne s'arrêtent pas à réfuter les arguments, invoqués en sa faveur. Nous trouvons dans un ouvrage américain de M. Bishop199, auteur très sérieux et très estimé, un paragraphe curieux sous la rubrique suivante: indissolubility absurd. Comme on le voit, l'auteur ne ménage pas ses expressions; il expose brutalement la question et s'exprime ainsi: «L'idée suivant laquelle, dès que les parties ont conclu mariage entre elles, elles se sont placées dans une telle dépendance l'une vis-à-vis de l'autre pour toute leur vie, qu'elles sont incapables de se libérer de quelque manière légale que ce soit, bien qu'elles soient frustrées dans le but de leur union, bien que l'une d'elles refuse d'accomplir les devoirs acceptés, bien que toutes les espérances de sa bonne volonté à faire le bien-être du ménage soient détruites, cette idée ne peut trouver place que dans une intelligence pervertie. C'est la vérité sans doute que cette union est destinée à durer toute la vie, et que c'est seulement dans les circonstances les plus extrêmes qu'elle devrait être dissoute: mais le fait même de son caractère sacré, trop sacré pour servir à un arrangement temporaire, est la puissante raison pour laquelle, lorsqu'elle cesse de présenter quelque chose qui mérite d'être appelé sacré, quand un égaré l'a foulée de son pied, souillée dans la fange de la corruption, la loi devrait cesser de l'appeler sacrée et devrait la déclarer profanée et dissoute. La prétention qu'on a d'augmenter chez les époux le respect du mariage, en appelant mariage cette union d'où résultent tous les malheurs, en regardant, comme trop sacré pour être touché, le lien qui engendre la corruption200 dans l'esprit des époux, les adultères dans la communauté, le développement excessif des mauvais instincts chez les enfants, le chagrin dans le cœur des multitudes, créées par Dieu pour être heureuses et des blasphèmes, dans le temple de la pureté matrimoniale, est une idée trop ridicule, trop absurde, pour qu'on cherche à raisonner contre elle, trop monstrueuse pour qu'on puisse croire qu'elle fût jamais un fait de législation humaine, si des témoignages irrécusables n'en prouvaient la réalité.»

Le divorce est donc, dans l'esprit de ses partisans, une nécessité sociale: il est l'auxiliaire du mariage bien plus exactement qu'il n'en est l'ennemi, car il efface l'idée toujours assez importune d'une chaîne indissoluble. On cite Montaigne201: «Nous avons pensé, disait-il, attacher plus ferme le nœud de nos mariages, pour avoir osté tous les moyens de les dissoudre; mais d'autant s'est dépris et relasché le nœud de la volonté et de l'affection que celui de la contraincte s'est estrécy.» On cite aussi Montesquieu qui disait que «le divorce a ordinairement une grande utilité politique202» et qui le reconnaissait même «conforme à la nature203

176D'après M. Jules Robyns, en Belgique, sur 30 habitants on compte une naissance, en France une sur 38. La mortalité est la même dans les deux pays. En Belgique, il y a un divorce par 43,097 habitants, en France, une séparation de corps par 15,510 habitants. – Conférence de madame Marie Dumas (27 février 1881) sur le Tribunal des Divorces, par Miguel Cervantès. —Code du divorce, par Maurice Méjane, avoué au tribunal de cassation (1793).
177Consulter le beau travail de M. le docteur Latty (Hippolyte-Marie-Jean-Michel), De la douleur (Paris 1881).
178Il serait injuste de ne pas mentionner ici (dans une étude, toute consacrée au crime, à la débauche, au divorce), l'asile d'Auteuil, préservatif offert aux pauvres, aux orphelins, aux abandonnés de Paris. Cette œuvre, dirigée par l'abbé Roussel (un apôtre à qui ses enfants répètent les paroles de saint Matthieu: j'avais faim et vous m'avez donné à manger, j'étais sans asile, vous m'avez recueilli, vêtu, réchauffé, vous m'avez enfin empêché de devenir un voleur!) a reçu en dix ans, dans le local de la rue Lafontaine, 40, trois mille enfants, coûtant par jour 1 fr. 50, et en contient aujourd'hui 300. Ces déshérités apprennent là un état et deviennent d'honnêtes ouvriers. Dans sa séance du 8 mars 1881, le Sénat, préoccupé enfin du sort des enfants abandonnés, décimés par les infanticides, les avortements, a pris en considération les propositions de M. Caze (fondation d'un orphelinat national), et Lacretelle (rétablissement des tours dans les hospices).
179Rapport de M. Léon Renault, p. 35.
180M. Naquet. Discours du 27 mai 1879.
181Discours de M. Odillon Barrot le 7 novembre 1831.
182Discours de M. Odillon Barrot le 7 nov. 1831.
183Discours au Tribunat, 19. Locré, t. V, p. 364.
184Le mariage est de droit naturel, dit M. Alex. Dumas, l'amour vient de Dieu, mais le mariage vient de l'homme. Le divorce, p. 260.
185Alex. Dumas, op. cit., p. 20.
186Vie de sainte Fabiola.
187Voir l'énumération d'après le Droit canonique.
188Voir les procès du curé Gaufredi et de mademoiselle la Palud, à Marseille, du curé Grandier et des Ursulines de Loudun, du Père Gérard, âgé de 50 ans et de la belle Catherine Ladière, âgée de 18 ans, accusés d'inceste spirituel, devant le Parlement d'Aix (1728). Dans cette affaire, des conseillers avisés opinèrent qu'en soufflant dans la jolie bouche de sa jeune pénitente, le Jésuite lui avait injecté un démon d'impureté!
189Hist. du concile de Trente, p. 729. Fra Paolo Sarpi. V. aussi Pallavicini.
190Donnée à Rome le 10 février 1880.
191Séance du conseil d'État du 14 vendémiaire an X. Locré, t. II, p. 465.
192Locré, t. V, p. 453. Rap. de M. de Trinquelague, nº 8.
193Disc. prélim. du Code civil, nº 51. – Locré, t. Ier, p. 168.
194Principes de Code civ., t. III, nº 171, p. 209.
195M. Bérenger, séance du conseil d'État du 16 vendémiaire an X.
196L'art d'aimer, ce n'est rien; c'est l'art d'être aimé qui est tout. Dans les ménages troublés, des réconciliations brutales succèdent aux colères emportées; ces mélanges de brutalités et d'ardeur sont les douches Écossaises du mariage. On se figure toujours que jamais un homme n'aura le cœur de vous briser le cœur! (Fanny Kemble, tragédienne anglaise). Voir: Les familles et la société en France, Les livres de raisons en Provence, par M. de Ribez. Un livre de raisons, à Laon (1774-1826) par M. le président A. Combier (Delattre, imprimeur à Amiens, 1880).
197Pièces justificatives XIX.
198En Europe, les pays les plus peuplés sont: la Belgique, 186 habitants par kilomètre carré; la Hollande, 128; la Grande-Bretagne, 110; l'Italie, 95; l'Allemagne, 79; la France, 70; la Suisse, 67; l'Autriche, 57; l'Espagne, 33; la Turquie d'Europe 25. La population de la France (37 millions) s'accroît à peine par an, tandis que (malgré l'émigration) l'Angleterre (35 millions) s'accroît d'un million en trois ans, et l'Allemagne, en deux ans.
199Bishop. Law of marriage and divorce, t. Ier, ch. II, 47.
200Les causes de démoralisation des esprits, des cœurs et des corps sont multiples; elles viennent de la folie du luxe, qui engendre des besoins immodérés d'argent, et de l'excès de la débauche curieuse, qui recherche toutes les turpitudes. Le vice n'a plus de frontière, il s'est démocratisé comme la constitution, il s'est universalisé, comme le suffrage. Le théâtre et le roman nous représentent encore cette fiction de la fille du peuple, achetée par l'or du riche, mais la réalité prouve que, sur 100 filles perdues, il y en a 80, préparées à la prostitution dans la chaude promiscuité de l'atelier, par leurs compagnes et les ouvriers, attelés au même métier. Malgré les séductions concertées, l'entreteneur n'arrive jamais bon second; il passe toujours après le coiffeur, qui ne compte pas. Ne devrait-on pas faciliter le travail aux femmes, en le rétribuant mieux? Le luxe est partout répandu, comme un nécessaire instrument fait pour exciter la débauche (lire le procès de la rue Duphot, Petit achète des vêtements et des bottines à Isabelle, éconduite pour ce motif bien plus qu'à cause de sa jeunesse marchandée). Les femmes ne portent plus de robes, mais des costumes, des péplums (prix net d'une toilette: 1500 francs).
201Essais, liv. II, ch. XV.
202Esprit des lois, liv. XVI, ch. XV.
203Esprit des lois, liv. XXVI, ch. III.