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Madeleine jeune femme

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Outre son père, sa mère et sa sœur, mon mari possédait à Paris ses cousins Voulasne. Cela avait été un vif dépit pour lui de ne point voir à Chinon, lors du mariage, ses cousins Voulasne. Il nous avait tant parlé d'eux! Depuis longtemps il décrivait à ma grand'mère éblouie leur hôtel de la rue Pergolèse, leur villa à Dinard; il nous affolait tous en nous racontant leur existence agitée à Paris, énumérant leurs voyages aux quatre coins du monde, entrepris pour un oui, pour un non; c'étaient de très riches cousins. Madame Voulasne, qu'il appelait «ma cousine Henriette», était une excellente femme, presque jeune encore, quoique mère de deux grandes filles de quinze et dix-sept ans, Isabelle et Irène, – cette dernière surnommée Pipette, sans que personne sût pourquoi, – «assurément, deux futures amies pour moi.» Quant au cousin Gustave, c'était «un tout à fait bon homme, ah! qui, par exemple, n'engendrait pas la mélancolie». Et, à propos de voyages «entrepris pour un oui, pour un non,» au moment où nous allions annoncer aux Voulasne la date assez prochaine de la cérémonie, les Voulasne informaient mon fiancé qu'ils partaient, mieux: qu'ils étaient partis pour une croisière en Norvège! Il est vrai qu'ils nous avaient envoyé de là-bas, avec des vues de fjords, des lettres si gaies! et fait envoyer chez nous à Paris le plus cossu de mes cadeaux: tout mon service d'argenterie. Nous avions bien échangé, mes nouvelles cousines et moi, de ces lettres aussi insignifiantes qu'il est possible entre femmes qui ne se sont jamais vues, mais rien n'avait consolé mon mari de cette croisière inopportune, soudainement entreprise quatre semaines avant son mariage.

La première fois que nous rencontrâmes les cousins Voulasne, rue Pergolèse, un bruit d'une nature extraordinaire et qui ne pouvait me rappeler que celui des fléaux battant le blé, nous frappa les oreilles dès l'entrée. Dans un large escalier où un domestique nous précédait, le vacarme s'accrut; nous levions des yeux effarés; le domestique faisait effort pour ne point sourire. Tout à coup mon mari s'écria: «Ah!.. c'est Pipette!..» Et nous vîmes au-dessus de nous, sur le premier palier, la plus jeune des demoiselles Voulasne.

Elle était chaussée d'immenses patins de bois, dont j'ignorais le nom, rapportés de Norvège; en essayant de glisser, elle avait dû bousculer tous les meubles, ou bien elle marchait comme avec des bottes de sept lieues. Et elle allait bel et bien s'élancer sur les marches. Mon mari se précipita pour l'en empêcher; mais elle, assurée du sauvetage, raidit les jambes, étendit les bras, et s'abandonna… Mon mari reçut la jeune Pipette contre sa poitrine, tandis qu'un des patins démesurés s'implantait entre les rinceaux de la rampe, si malencontreusement, qu'il fallut s'employer à délier les courroies qui l'attachaient à la cheville.

Pendant cette opération, mon mari, soutenant Pipette comme une gamine, me présentait à elle. Ah! bien, c'était une présentation dénuée de cérémonie!

Elle était d'ailleurs charmante, cette jeune Irène ou Pipette. La figure animée par le singulier exercice dont nous n'avions connu que le finale, ses yeux bleus, allongés, retroussés aux tempes, étincelaient comme ses cheveux de mousse blonde; elle avait le teint d'une fleur de pêcher. Elle m'apprit sans plus tarder que les instruments qu'elle venait de quitter se nommaient des «skis» et elle m'en dit l'usage dans les pays de neige.

– Isabelle, ajouta-t-elle, n'est pas fichue de se tenir debout là-dessus… Quant à Gustave et à Henriette, n'en parlons pas!..

– Qui ça, Gustave?.. Qui ça, Henriette?..

Mon mari me souffla que c'étaient le père et la mère de Pipette.

Je souris et songeai à la figure que ferait ma grand'mère si je lui apprenais que j'avais des cousines qui appelaient leur père Gustave et leur mère Henriette!

Enfin, on nous introduit dans un salon qui me paraît vaste et splendide, où j'avise tout de suite un très beau piano à queue, une partition ouverte sur le pupitre: quelle chance!.. une maison où l'on fait de la musique!.. Et mon mari qui ne m'avait pas dit cela!.. Quelle musique joue-t-on ici?.. Ah! voyons!.. Chansonnette chantée au Concert-Parisien par mademoiselle Dédé:


Et il y a sur ce magnifique Érard des piles de cahiers; pas un ne porte le nom des maîtres avec qui j'ai passé de si belles années d'enthousiasme… Mon mari me vantait les grandes dimensions de la pièce, la hauteur des fenêtres; c'était lui qui avait édifié la belle cheminée à hotte d'après un modèle du château de Blois. On entendait des pas à l'étage supérieur, et un lustre énorme faisait tintinnabuler ses pendeloques de cristal. Nous marchions sur des tapis épais; des portes à double battant étaient ouvertes sur d'autres pièces; on apercevait au loin un billard. Tout à coup un monsieur se trouva près de moi, sans que je l'eusse entendu venir, un homme grisonnant, de mine un peu chafouine, des moustaches de chat, relevées au fer, et qui dit:

– Bonjour, mon cher Serpe; présentez-moi donc, je vous prie, à votre charmante femme…

Mon mari me présenta, sans commentaire aucun:

– Monsieur Chauffin.

M. Chauffin, dont je n'avais jamais entendu parler, m'adressa un compliment.

Là-dessus Henriette et Gustave entrèrent, épanouis, joyeux, me donnant tout de suite l'idée d'enfants qui viennent de jouer. Pipette leur ressemblait à l'un et à l'autre.

Henriette vint à moi les bras tendus et m'embrassa ferme sur les deux joues; son mari, le visage souriant et rose, le crâne rond et brillant, me prit les deux mains et me dit sans façon que j'avais bien raison de venir habiter Paris. Ils étaient si francs, si jeunes et si gentils que ce n'étaient pas des gens à qui l'on pût songer à reprocher quelque chose: il ne fut aucunement question de leur absence au mariage. La fille aînée Isabelle était jolie, mais me parut, de toute la famille, la moins aimable. Elle s'avança, la lèvre un peu boudeuse, derrière son père, et me souhaita la bienvenue comme tout le monde, mais d'un air détaché et lointain. Pipette, qui avait décidément le diable au corps, souffla à l'oreille de mon mari:

– Les amours de mademoiselle ne vont pas!

Je l'entendis et ne pus m'empêcher de rire.

Sa mère, sans savoir de quoi il s'agissait, me dit:

– Elle vous scandalisera plus d'une fois, je vous en avertis…

– Mais, ma cousine, je vous prie de croire…

– Oh! oh! je sais, je sais! dit-elle, mon cousin a de la chance d'avoir su dénicher l'oiseau bleu dans le Jardin de la France… A Paris, vous verrez ce que c'est…

Moi, qui étais plutôt disposée à croire que tout était mieux à Paris qu'à Chinon, et qu'en particulier mon éducation offrait beaucoup de points critiquables, je commençai de protester en faveur des usages de Paris. Mais je m'aperçus vite que ces sortes de questions étaient totalement étrangères à la famille Voulasne: ni Gustave ni Henriette ne s'étaient jamais préoccupés de savoir si la méthode des religieuses ou des grand'mères provinciales était ou non supérieure à leur méthode à eux qui consistait à laisser pousser leurs filles au petit bonheur. Madame Voulasne me demanda si j'avais déjà été au théâtre depuis notre arrivée à Paris, si j'avais joué la comédie dans mon pays, et si je chantais. Alors, et aussitôt, M. Chauffin, qui était demeuré là, prit part à la conversation. On préparait chez les Voulasne une soirée pour le mois de décembre, où il s'agissait de jouer une «Revue de fin d'année». La maman y devait tenir le rôle de commère; chacune des filles y figurerait; on me montra les dessins des costumes qu'elles devaient revêtir; on me fit juge dans la question de savoir si Pipette ne pouvait pas s'y montrer en travesti: «Elle est si enfant, disait Henriette, je vous demande un peu si cela tire à conséquence!.. Il y a des gens, dit-elle, en se tournant vers Isabelle, l'aînée, la boudeuse, qui sont décidés à voir le mal partout…» Gustave, entre autres rôles qui lui étaient échus, se promettait grand plaisir de jouer le «kanguroo boxeur». Madame Voulasne m'entraîna à part pour me dire:

– Est-ce que vous ne seriez pas heureuse, ma chère cousine, d'entendre applaudir votre mari?.. Tâchez donc de le décider à faire assaut avec le kanguroo!..

Je dus promettre mon intervention, moyennant quoi je remarquai que je pénétrais dans les bonnes grâces des cousins Voulasne. Gustave lui-même, qui, au début, et malgré ses gentillesses, semblait un peu méfiant vis-à-vis d'une ex-jeune fille aussi bien élevée que moi, me fit mille grâces, me promit maints agréments dans sa maison, et, enfin, croyant m'être tout à fait agréable, me dit:

– Et puis, vous savez, ce n'est pas ici qu'on vous demandera jamais de jouer du Wagner!..

Et il riait, mon bon cousin Voulasne, et il était si satisfait de m'avoir dit cela, que c'en était touchant!

Les choses allaient si bien que l'on nous fit, séance tenante, les honneurs d'une répétition partielle.

D'un portefeuille de ministre, M. Chauffin, sans se départir de son flegme, tira des partitions corrigées à la main et des pages manuscrites, s'assit au beau piano et chantonna d'une voix grise et sale, où il mettait, disait-il, «toute la canaillerie voulue». Dans la revue, c'était lui qui composait les couplets.

Mon mari était radieux en quittant la rue Pergolèse; il me dit:

– Vous avez gagné les cousins, j'en suis bien aise!

– Qui est-ce donc, demandai-je, que ce monsieur Chauffin?

– Un ami qui leur a fait acheter l'hôtel où vous les avez vus, et qui les distrait.

– Mais à qui votre cousine faisait-elle allusion en disant: «Il y a des gens qui sont décidés à voir le mal partout?»

– C'est aux Du Toit. Les Du Toit ont un fils, nommé Albéric, qui aime Isabelle et qu'Isabelle aime davantage. Monsieur Du Toit est président du tribunal civil. Ce sont des gens d'une correction un peu rococo, qui ne se plaisent pas beaucoup chez les Voulasne, surtout depuis que les cousins sont lancés, mais qui y viennent cependant, parce que leur fidélité envers leurs anciennes relations est à toute épreuve. Ils blâment le travesti pour une jeune fille. Ma cousine ne peut pas les souffrir.

 

– Alors, la pauvre Isabelle qui aime son Albéric?

– Oh! le mariage se fera quand même, tôt ou tard; parce que les parents d'aujourd'hui ne s'opposent plus guère à un mariage qui plaît à leurs enfants…

Mais je dus exposer à mon mari la raison qui m'avait valu de «gagner» ses cousins. Lorsque je lui eus confessé la mission acceptée par moi, il fut tout chagrin. Il n'aimait pas à se costumer, à moins que ce ne fût, disait-il, «en personnage noble», à cause de sa situation. Déjà, à plusieurs reprises, il avait dû recourir à des stratagèmes pour échapper aux instances de ses cousins Voulasne qui refusaient obstinément d'admettre qu'on ne s'amusât pas là où ils prenaient, eux, leur plaisir.

– Ils m'en gardent une dent, disait-il; je suis sûr que c'est à cause de cela qu'ils ne sont pas venus au mariage…

Pendant des jours, il ne sut à quel parti se résoudre. Il me demandait mon avis, et j'étais bien embarrassée de le lui donner. Pour moi, l'idée de se déguiser en kanguroo me paraissait puérile ou ridicule, mais je ne jugeais pas selon l'opinion de Paris; je jugeais avec le dédain que mes parents, qui, sur les spectacles, n'étaient pas loin de penser comme Bossuet, professaient pour tout ce qui était susceptible de ravaler «la dignité de l'homme». Mais je sentais que de si grands motifs ne seraient pas de mise. Depuis mon mariage, je remarquais que les raisons de juger les choses et les gens diminuaient progressivement de gravité, et, accoutumée que j'étais à mesurer tous les actes par rapport à une certaine altitude, j'avais de plus en plus de peine à savoir que penser et que dire. Dès que ce n'est plus Dieu qui est le point de départ et l'aboutissement de tout, comme tout change!..

Jusqu'à présent, aux heures où je me trouvais seule avec mon mari, surtout aux repas et dans la soirée, le sujet de la conversation entre nous avait été presque uniquement notre installation, ce qu'elle avait d'incomplet, ce par quoi nous pourrions l'améliorer; le transport d'un meuble d'une place à une autre, le tamponnement d'une patère, le vide de telle encoignure où une console était indispensable, faisaient le principal objet des pensées d'un architecte ami du confortable; et j'avoue humblement que j'y prenais intérêt, en attendant mieux. L'affaire du kanguroo vint donner un peu d'ampleur à nos propos. Jamais les bons cousins Voulasne ne se doutèrent de l'angoisse où leur proposition nous plongea. Et cette angoisse était accrue chez mon mari par la crainte qu'il ne m'en demeurât une impression défavorable aux Voulasne. A tout prix, je le sentais bien, il tenait à ce que les Voulasne m'eussent conquise, comme j'avais conquis, affirmait-il, les Voulasne; aussi n'agitait-il la question du kanguroo qu'en y mêlant d'hyperboliques louanges de ses cousins, mais il ne pouvait se retenir d'agiter la question du kanguroo. J'en souriais, bien qu'elle m'ennuyât autant que lui, et par la difficulté présente et par ce qu'elle me faisait augurer de difficultés à venir. Nous devions revoir les Voulasne avant la fin de la semaine, et il fallait qu'à cette date une détermination fût prise.

J'osai pencher pour un refus bien net et fondé non sur une répugnance de mon mari ni de moi, mais sur l'esprit assez fâcheux des ateliers, que me dépeignait mon mari, où certaines mauvaises têtes se feraient un plaisir de tourner le «patron» en dérision pour peu qu'on le sût affublé d'une peau de bête. C'était mon mari lui-même qui m'avait, entre autres, fourni ce prétexte de s'abstenir. Mais quand j'eus l'air de l'adopter, il me fit:

– Non, non, ce n'est pas possible!

– Pas possible? Mais enfin, quoi? Vos cousins ne veulent pas votre perte?

– Ils ne pensent guère à cela!..

– Eh bien, alors?

– Mais ils ne pensent et ne penseront jamais qu'à une chose: c'est qu'ils désirent m'avoir en kanguroo!..

Une idée lui vint:

– Peut-être, pourrais-je éviter ce que la chose a de plus désobligeant, en figurant seulement en habit, en tenue de soirée, en gentleman, enfin?.. Quelques coups de poing échangés avec Voulasne, lui, costumé comme il lui plaira… cela serait inoffensif?..

Il avait eu d'abord plus peur de me déplaire à moi que de s'exposer à la risée de ses ateliers, mais plus encore qu'à ne pas me déplaire il tenait à ne pas manquer aux Voulasne.

Et dès la première entrevue, il leur proposa l'habit, la «tenue de gentleman». Henriette m'embrassa quatre fois; le cousin Gustave me pressa les mains comme des citrons. Il fut admis que c'était à mon intervention qu'on devait ce succès. L'habit? Mais c'était au contraire la solution la plus élégante. M. Chauffin, qui était là encore, le déclara; et voici comment il voyait la scène: «le kanguroo appuie par mégarde sa queue, qui, comme on sait, lui sert de pivot pour s'asseoir, sur le pied d'un monsieur. Bon. Celui-ci se retourne vivement et se dispose à lui jeter son gant à la figure… hein?.. lorsqu'il s'aperçoit qu'il a affaire à un animal ignorant les lois du duel et qui lui propose de boxer sur-le-champ… Quoi?.. Qu'en dites-vous?..»

La joie des Voulasne était si bonne à contempler que j'en oubliai un instant l'inquiétante faiblesse de mon mari à leur égard et le servage qu'elle nous promettait. Ce n'étaient, en tout cas, pas de méchantes gens; c'étaient des gens pour qui la vie se réduisait à des jeux, à de continuelles parties de plaisir; et ils avaient peut-être toute l'inconscience et toute la bonhomie égoïste et cruelle des enfants dont ils pratiquaient les passe-temps.

Les Voulasne ne savaient plus, cette fois, comment me manifester leur gratitude. Ce n'était pas assez, aujourd'hui, de me promettre, comme la dernière fois, qu'on ne me demanderait jamais chez eux de jouer du Wagner; ils se concertèrent un moment avec leur ami Chauffin, puis ils parlèrent à mon mari avec des mines de confidence. Je vis mon mari froncer les sourcils, esquisser une grimace curieuse qui voulait ne pas être une grimace et qui, assurément, en était une; il dit à mi-voix:

– … C'est peut-être un peu tôt encore…

Mais Henriette, n'attendant pas la réponse, s'était déjà précipitée vers moi, disant:

– Cette chère petite, il faut bien lui faire connaître les agréments de Paris! N'est-ce pas, Madeleine, que vous voulez bien nous accompagner ce soir au Concert-Parisien… Ah! écoutez, mon cher cousin, dit-elle, comment voulez-vous que votre femme goûte notre revue, si elle n'a pas vu la grosse Dédé que j'imite dans «Moi, j'casse des noisettes?..»

L'argument n'admettait pas de réplique. Moi d'ailleurs, j'ignorais totalement ce que c'était que le Concert-Parisien. Pourquoi mon mari avait-il fait la grimace?.. En tout cas, et à cause même de la réputation que j'avais, je voulais ne pas passer pour bégueule. Je me contentai de répondre:

– Mais cela dépend de mon mari; s'il y consent, moi je suis toute disposée…

– Cette petite femme est un ange! s'écria Henriette, tenant la chose pour convenue sans consulter de nouveau mon mari.

Mon mari n'était pas plus content de me mener au Concert-Parisien que de figurer au programme de la revue des Voulasne, fût-ce sous le nom de Trois Astérisques; il n'était pas content de lui-même; il avait ce genre de tristesse morne, que j'ai tant connu depuis lors, pour mon propre compte, et qui provient d'avoir cédé à des gens qui n'eussent jamais compris pourquoi on ne leur a pas cédé. Tous les quatre, et M. Chauffin, les jeunes filles étant abandonnées, au grand désespoir de Pipette, nous occupâmes ce soir-là une loge au Concert-Parisien.

Je n'avais de ma vie pénétré dans une salle de spectacle. Malgré le préjugé de ma famille, et peut-être même à cause de leurs préventions austères, j'imaginais tout spectacle, et particulièrement de Paris, comme un miraculeux enchantement propre à ravir l'esprit, l'imagination et les sens. Le Concert-Parisien ne me donna absolument rien qui pût correspondre à mes illusions. Mon mari, d'une façon trop apparente, s'inquiétait de ce que je pusse être choquée outre mesure par les termes orduriers ou obscènes dont les chansons étaient, comme on dit, «émaillées». Ce n'était pas cela qui me faisait mal, mais c'était un mélange de doucereux et d'ignoble, de chuchotements sournois, d'airs de valses suaves, de dégoûtants hoquets; la lune, l'amour, la douleur, la mort… la crapule brochant sur le tout… Toutes les choses reconnues belles étaient, pour le ragoût du contraste, traînées dans le bourbier. Je crois sincèrement n'avoir jamais eu en moi rien de prude, malgré mon éducation qui le fut beaucoup; j'étais pleine de complaisance pour toutes les nouveautés, préparée aux plus déconcertantes; mais l'avilissement soutenu et de parti pris me paraissait la plus pénible entreprise qui se pût voir. L'abject était ce qui faisait infailliblement sourire; ce qui me semblait être le plus platement niais était ce qui déchaînait les applaudissements.

Je ne disais rien; je me tenais très bien; je sentais malgré moi les coins de ma bouche descendre, mais personne ne s'apercevait de cela; mon mari était derrière moi; Henriette, Gustave et M. Chauffin n'étaient là que pour s'imprégner des gestes, du ton, de l'attitude, enfin de toutes les finesses de leurs modèles, car si madame Voulasne devait chanter comme la grosse Dédé, Voulasne qui affectionnait décidément les travestissements, devait paraître non seulement en kanguroo, mais en femme, et sous les apparences d'une grande bringue véritablement endiablée, alors en vogue et dont le nom est à présent perdu. M. Chauffin ne trouvait pas ici son type, lui, et l'on nous promettait une autre soirée destinée à l'étudier dans un établissement de Montmartre. M. Chauffin traitait de l'art de ces infortunés diseurs d'ordures avec un sérieux doctoral. Je n'ai, depuis cette soirée, entendu personne, chez les Voulasne, prendre une question à cœur comme le faisait M. Chauffin pour les couplets de music-hall. Et les Voulasne, l'un comme l'autre, buvaient ses paroles; et mon mari ne sourcillait pas. Enfin il n'y avait pas jusqu'à cette atmosphère luxueuse des fauteuils et des loges, jusqu'à certaines chansons à allure justicière ou vengeresse, et jusqu'à des sortes d'hymnes patriotiques vociférés sur un mode auguste, singeant la cantate officielle et touchant les plus hauts gradins des sentiments sacrés, qui ne contribuassent à donner une apparence de cérémonial à tout ce qui s'accomplissait dans cette réunion, qui ne confirmât l'attitude de M. Chauffin, la foi des deux Voulasne, et qui ne signalât à mes yeux naïfs le caractère de divertissement national qu'accordait tout ce monde-là aux moindres pitreries exécutées dans un cadre à la mode.

C'était peut-être très bien, ce qu'on nous donnait à ce concert! C'était très probablement dit et chanté par des artistes excellents et dont le mérite n'échappait qu'à moi, nouvelle venue, imbue de préjugés; je ne voudrais pas insinuer le contraire; mais je déclare ce qui m'a frappée, moi qui tombais de la lune, et ce dont je ne pouvais absolument pas m'empêcher d'être incommodée, ou tout au moins étrangement stupéfaite, à savoir l'état d'esprit où devaient s'enliser tant de gens et de si divers, pour prendre plaisir à mêler, fût-ce avec tout l'art possible, quelques-uns des sentiments les plus élevés à une sélection de motifs pris exclusivement parmi ceux qui nous ravalent au plus bas degré de l'échelle des êtres. Tant pis si j'emploie de grands mots! mais vingt ans après cette singulière expérience, je me soulage de mon dégoût inexprimé sur l'heure.

Dans la bousculade de la sortie, j'entendis qu'Henriette disait à mon mari:

– Mes compliments! elle n'a pas bronché.

Et, en effet, je ne bronchai jamais. Et l'on me tint pour quelqu'un le jour où j'eus accompli, sans broncher, la «tournée» des cafés-concerts, cabarets, tavernes et «bouis-bouis», etc., dont la connaissance me mettait en état, selon l'expression de ma cousine Voulasne, «de pouvoir causer avec n'importe qui». J'acceptai cette épreuve un peu comme une brimade, mais autour de moi on la traitait comme une initiation, faute de quoi il semblait que je n'eusse pas été tout à fait femme.