Le Sourire Idéal

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CHAPITRE DEUX

Alors que Jessie attendait de voir qui c’était, elle se rendit compte qu’elle avait arrêté de respirer et elle se força à expirer lentement et discrètement.

Frank Corcoran entra vivement dans la pièce sans la moindre trace d’appréhension. Marshal chef de son équipe de protection, Corcoran était un homme pragmatique. La mâchoire carrée, les épaules carrées, il portait un costume bleu marine avec une chemise blanche et une cravate noire parfaitement nouée. Sa moustache nettement taillée avait des traces minimes de gris aux bords, comme ses cheveux noirs courts.

— Asseyez-vous, Mme Hunt, dit-il sans la moindre décontraction. Il faut qu’on parle. Ah, vous pouvez reposer cette boule à neige. Je promets que vous n’en aurez pas besoin.

Plaçant le globe sur la table de la cuisine tout en refusant ostensiblement de demander comment il avait su qu’elle la tenait derrière son dos, Jessie s’assit en se demandant quelles mauvaises nouvelles il allait révéler. Xander Thurman avait déjà assassiné ses parents adoptifs. Il avait failli tuer deux policiers en essayant d’aller la retrouver dans son propre appartement. L’évasion violente de Bolton Crutchfield de la DNR avait provoqué la mort de six gardes. Est-ce qu’un des autres évadés avait trouvé Kat en Europe ? S’en étaient-ils pris à son ami et ex-collègue, Ryan Hernandez, agent de la Police de Los Angeles, dont elle n’avait plus de nouvelles depuis plusieurs jours ? Elle se prépara au pire.

— J’ai des nouvelles pour vous, dit Corcoran quand il se rendit compte que Jessie n’allait pas poser de questions.

— OK.

— J’ai parlé avec votre capitaine, dit-il en sortant un morceau de papier et en lisant ce qui était marqué dessus. Il veut vous dire que le commissariat tout entier vous envoie ses meilleurs vœux. Il dit qu’ils suivent toutes les pistes possibles et il espère que vous ne serez pas obligée de rester enfermée trop longtemps.

Au ton de voix sceptique de Corcoran et à ses sourcils légèrement levés, Jessie voyait qu’il ne partageait pas l’opinion du capitaine Decker sur la situation.

— Il semblerait que vous soyez moins optimiste que lui, si j’ai bien compris ?

— C’est la nouvelle suivante, dit-il sans vraiment répondre à sa question. Nous n’avons pas réussi à retrouver M. Crutchfield. Bien que deux évadés aient été capturés, comme vous le savez, deux autres sont encore dans la nature, sans parler de M. Cortez.

— Depuis les dernières nouvelles que vous m’avez communiquées, est-ce que les hommes capturés ont fourni des informations utiles ?

— Malheureusement, non, concéda-t-il. Ces deux hommes disent encore la même chose : qu’ils se sont séparés quelques minutes après leur évasion. Aucun de ces hommes n’a su ce qui se passait avant d’être libéré de sa cellule.

— Donc, ce seraient seulement Crutchfield et Cortez qui auraient planifié l’évasion ?

— C’est ce que nous pensons, dit Corcoran. Néanmoins, nous avons lancé une chasse à l’homme massive pour retrouver tous les évadés. En plus de la Police de Los Angeles, le Sheriff’s Department, la California Highway Patrol, le CBI et le FBI sont tous impliqués, tout comme, bien sûr, le Marshals Service.

— J’ai remarqué que vous avez précisé que vous recherchiez les évadés, dit-elle. Et Xander Thurman ?

— Que voulez-vous dire ?

— Eh bien, il est tueur en série, lui aussi. Il a essayé de me tuer et de tuer deux inspecteurs de la Police de Los Angeles et il est en cavale. Combien de gens avez-vous lancé après lui ?

Corcoran la regarda comme s’il était étonné d’avoir à répondre à cette question.

— Selon votre description de ses blessures, nous considérons qu’il représente une menace moins immédiate. Quant à votre statut dans le cadre du WITSEC, il fait que nous nous inquiétons moins à son sujet, dans l’ensemble. De plus, pour l’instant, notre priorité est de retrouver les évadés d’un établissement de psychiatrie criminelle, pas un homme qui pourrait, jusqu’à preuve du contraire, être déjà mort.

— Vous voulez dire que vos recherches sont prévues pour plaire aux médias et au monde politique, fit ostensiblement remarquer Jessie.

— Cette description de la situation n’est pas fausse.

Jessie apprécia son honnêteté. De plus, pour une personne dans sa situation, elle ne pouvait pas vraiment affirmer que c’était là une utilisation déraisonnable des ressources. Elle décida de changer de sujet pour l’instant.

— Avez-vous des pistes potentielles ? demanda Jessie sans grand espoir.

— Nous pensons que nos plus grands espoirs concernent M. Cortez. Nous pensons qu’il a préparé les plans pour l’après-évasion. Nous surveillons ses comptes bancaires, ses achats par carte de crédit et les données du GPS de son téléphone pour les semaines qui ont précédé l’évasion. Jusque-là, nous n’avons rien trouvé d’utile, comme le seraient des billets d’avion.

— Vous n’en trouverez pas, marmonna Jessie.

— Pourquoi dites-vous ça ?

— Cortez restera avec Crutchfield et je vous garantis que Bolton Crutchfield n’ira nulle part.

— Comment pouvez-vous en être aussi sûre ? demanda Corcoran.

— Parce qu’il n’en a pas encore fini avec moi.

*

Cette nuit, Jessie ne trouva pas le sommeil. Quand elle se fut retournée pendant ce qui lui sembla être des heures, elle sortit du lit et alla à la cuisine pour remplir son verre à eau, qui était vide.

Quand elle marcha dans le couloir couvert de moquette qui partait de la chambre, elle sentit immédiatement que quelque chose n’allait pas. Le marshal qui était habituellement stationné sur une chaise placée là où le couloir donnait sur le salon était introuvable. Jessie envisagea de retourner dans sa chambre pour aller y chercher une arme puis se souvint qu’elle n’en avait aucune. Le Marshals Service l’avait prise jusqu’à nouvel ordre.

Donc, elle appuya le dos contre le mur du couloir sans tenir compte de son cœur qui battait la chamade et se dirigea vers la chaise vide sur la pointe des pieds. Quand elle se rapprocha, grâce au clair de lune qui entrait par les fenêtres, elle vit une tache sombre et humide sur la moquette couleur crème. La grande étendue sur laquelle le liquide avait giclé indiquait que ce n’était pas du vin que l’on aurait laissé tomber là par accident. Elle remarqua aussi que le liquide formait une ligne non négligeable qui s’étendait à perte de vue.

Jessie passa la tête autour du coin et vit que le marshal était allongé sur le dos contre l’autre mur, où on l’avait apparemment entraîné. Il avait la gorge tranchée d’un côté à l’autre. À côté de lui, par terre, il y avait son arme de service.

Jessie ressentit une poussée d’adrénaline pleine d’anxiété qui fit picoter ses doigts. En se souvenant de rester concentrée, elle s’agenouilla et inspecta la pièce en attendant d’être plus calme. Cela lui prit moins longtemps qu’elle ne l’aurait cru.

Comme elle ne voyait personne, elle jaillit de sa cachette et saisit l’arme. Quand elle baissa les yeux, elle vit une traînée d’empreintes de pas sanglantes qui s’éloignaient du corps du marshal pour aller vers la salle à manger attenante. Restant accroupie derrière le sofa, elle avança rapidement jusqu’à ce qu’elle puisse voir clairement ce qui se passait dans la pièce.

Un autre marshal y gisait par terre. Celui-là était face contre terre et baignait dans une mare de sang qui s’étendait rapidement de son cou en coulant et en formant une mare autour de son visage et de son torse.

En se forçant à ne pas s’attarder sur cette image, Jessie suivit les empreintes de pas sanglantes de cette pièce jusque dans la véranda, qui menait à la piscine dans la cour de derrière. La porte coulissante était ouverte et une brise légère poussait les rideaux vers l’intérieur en les faisant gonfler comme des nuages de basse altitude.

Jessie inspecta la pièce. Comme elle était vide, elle alla jusqu’à la porte coulissante pour jeter un coup d’œil à l’extérieur. On y voyait un corps en costume, qui flottait sur le ventre dans l’eau, laquelle prenait rapidement une teinte rouge-rosâtre. Ce fut à ce moment qu’elle entendit quelqu’un se racler la gorge derrière elle.

Elle virevolta tout en armant le pistolet. En face d’elle, à l’autre bout de la pièce, il y avait Bolton Crutchfield et son père, Xander Thurman, qui avait l’air étonnamment en bonne santé, alors que, seulement quelques semaines auparavant, il avait été touché au ventre et à l’épaule, avait probablement eu une fracture au crâne et avait sauté par une fenêtre du quatrième étage. Les deux hommes tenaient de longs couteaux de chasse.

Son père sourit tout en articulant silencieusement « Petite chérie », le nom affectueux qu’il avait donné à Jessie quand elle avait été petite. Jessie souleva l’arme et se prépara à tirer. Quand son doigt commença à appuyer sur la détente, Crutchfield parla.

— J’avais promis que je reviendrais vous voir, Mlle Jessie, dit-il aussi tranquillement que lorsqu’il lui avait parlé au travers de l’épaisse vitre de sa cellule.

Ses semaines de liberté ne lui avaient pas fait perdre de poids. Comme il mesurait un mètre soixante-douze et pesait environ soixante-huit kilos, il était moins impressionnant que Jessie sur le plan physique. Son visage grassouillet donnait l’impression qu’il avait vingt-cinq ans au lieu de trente-cinq et ses cheveux marron, avec une raie bien nette sur le côté, rappelaient à Jessie les garçons du club de maths au collège. Seuls ses yeux marron froids comme l’acier suggéraient ce dont il était véritablement capable.

— On dirait que vous vous êtes acoquiné avec des gens peu recommandables, dit-elle d’une voix désespérément tremblante en désignant son père d’un signe de tête.

 

— C’est ce que j’aime chez vous, Mlle Jessie, dit Crutchfield avec admiration. Vous ne reculez jamais, même quand vous êtes dans une situation sans issue.

— Je vous invite à y réfléchir, signala Jessie. Vous avez tous les deux des couteaux et j’ai une arme à feu.

— Quelle petite diablesse, s’émerveilla Crutchfield en se tournant vers Thurman avec appréciation.

Son père hocha la tête, encore silencieux. Alors, les deux hommes se concentrèrent à nouveau sur elle. Leurs sourires disparurent en même temps.

— Il est temps, Mlle Jessie, dit Crutchfield.

Les deux hommes avancèrent simultanément vers elle. Jessie tira d’abord sur son père, trois balles dans la poitrine, avant de se concentrer sur Crutchfield. Sans hésitation, elle lui envoya trois balles dans le torse. L’air se remplit d’une fumée âcre et l’écho de ses tirs résonna dans la pièce.

Cependant, aucun des deux hommes ne s’arrêta ni même ne ralentit. Comment était-ce possible ? Même avec des gilets pare-balles, ils auraient dû chanceler.

Elle n’avait plus de balles, mais elle appuya quand même sur la détente, ne sachant pas quoi faire d’autre. Quand les deux hommes continuèrent à avancer vers elle en tenant leurs couteaux en l’air, loin au-dessus de leur tête, elle jeta l’arme et prit une attitude défensive en sachant parfaitement que c’était en pure perte. Les couteaux s’abattirent, tranchants, violents, rapides.

*

Jessie poussa un cri étouffé et se redressa dans son lit, droite comme un i. Elle était trempée de sueur et respirait lourdement. Quand elle regarda dans la pièce, elle vit qu’elle était seule. Les volets des fenêtres étaient encore cloués pour empêcher qui que ce soit d’entrer. Précaution de sécurité supplémentaire, il y avait encore une chaise d’appuyée sous le bouton de la porte de sa chambre. Le réveil indiquait 1 h 39 du matin.

On frappa doucement à la porte.

— Tout va bien là-dedans, Mme Hunt ? demanda un des marshals. J’ai entendu un bruit.

— C’est juste un cauchemar, répondit-elle, ne voyant aucune raison de mentir au marshal, qui avait déjà dû comprendre de quoi il s’agissait.

— OK. S’il vous faut quelque chose, dites-le-moi.

— Merci, dit-elle.

Le marshal s’éloigna et Jessie écouta le craquement familier du plancher qui se trouvait sous la moquette. Alors, elle glissa les jambes hors du lit et resta tranquillement assise pendant un moment pour permettre à son cœur et à sa respiration de reprendre un rythme normal. Elle se leva et alla dans la salle de bains. Il fallait qu’elle se douche et qu’elle change ses draps mouillés.

Quand elle traversa la pièce, elle ne put s’empêcher d’aller jusqu’à la seule fenêtre où le volet était légèrement entrebâillé pour laisser entrer un peu de lumière. Elle fut certaine de voir la silhouette de quelqu’un dans les ombres des arbres qui se dressaient derrière la piscine. Même quand elle se fut assurée que c’était un tronc d’arbre ou un marshal, elle se sentit perturbée.

Quelque part dans ce pays, deux tueurs en série étaient en cavale et ils la recherchaient tous les deux. Il était incontestable que, même dans un refuge complètement sécurisé avec de nombreuses mesures de protection, elle était une cible facile.

*

Gabrielle et Carter, son homme pour la nuit, retournèrent à la maison juste après deux heures du matin. Ils étaient tous les deux un peu ivres et Gabrielle dut lui rappeler une fois de plus d’éviter de parler fort parce que Claire dormait.

Ils franchirent le hall en titubant maladroitement puis arrivèrent à la chambre de Claire, où ils partagèrent un long baiser. Gabby se recula et donna à Carter son sourire le plus aguicheur. Il lui rendit la politesse, mais pas trop impatiemment. Elle aimait ça. Il était plus âgé qu’elle (il approchait de la cinquantaine) et il contrôlait mieux son enthousiasme que certains des jeunes informaticiens innocents avec lesquels elle sortait.

Il était beau, distingué et lui rappelait certains amis de son père, ceux qui la contemplaient discrètement quand ils croyaient qu’elle ne le voyait pas. Il attendait qu’elle reprenne les baisers. Quand elle le taquina en restant immobile pour tester sa réaction, il finit par parler.

— Tu as une belle maison, dit-il en faisant semblant de chuchoter.

Si tout se passe bien, tu vas m’aider à payer le loyer pendant un certain temps.

Elle réussit à garder cette pensée pour elle-même et répondit de façon moins opportuniste.

— Merci. Il y a une partie que je tiens particulièrement à te montrer.

Elle désigna le lit d’un hochement de tête.

— Tu me proposes de l’essayer ? Je pense vraiment qu’une visite guidée serait de circonstance.

— Et si tu t’y installais ? Je passe brièvement par la salle de bains pour me rafraîchir et je te rejoins tout de suite.

Carter sourit d’un air approbateur et avança jusqu’au côté du lit. Quand il enleva ses chaussures et commença à sortir sa chemise, Gabby se dirigea vers la salle de bains que partageaient les colocataires. Elle y alluma la lumière et jeta un dernier regard séducteur à Carter avant de refermer la porte derrière elle.

Une fois qu’elle fut dans la salle de bains, elle se rendit directement au miroir. Avant de corriger son maquillage, elle voulait contrôler ses dents. Elle y jeta un coup d’œil rapide et ne vit rien entre elles. Elle prit une gorgée rapide de bain de bouche et le fit tourner dans sa bouche. Elle se préparait à ajouter un soupçon de gris cendré à ses paupières quand elle remarqua un bras posé sur la baignoire auto-portante qui se trouvait derrière elle.

Elle se retourna, étonnée. Claire n’avait pas l’habitude de prendre des bains à cette heure-là. D’habitude, elle se couchait dès qu’elle rentrait, parfois sans même enlever ses vêtements. Si elle était allongée dans la baignoire toutes lumières éteintes, cela signifiait probablement qu’elle était complètement ivre.

Gabby approcha sur la pointe des pieds en priant pour ne trouver qu’une colocataire inconsciente, pas une baignoire couverte de vomi. Quand elle regarda par-dessus le bord de la baignoire, ce qu’elle vit était bien pire.

Claire portait encore la minijupe qu’elle avait mise pour sortir ce soir. Elle était allongée sur le dos dans la baignoire, ses yeux vitreux écarquillés, couverte de sang. Son visage en était zébré et il avait formé une sorte de sauce épaisse et visqueuse dans ses cheveux. Il y avait du sang partout, mais il semblait être surtout venir de sa gorge, qui était massacrée par ce qui semblait être une série de coups de couteau profonds.

Gabby la regarda fixement et ne se rendit compte qu’elle s’était mise à hurler que quand Carter apparut à côté d’elle, la secoua par les épaules et lui demanda ce qui se passait. Un seul coup d’œil à la baignoire lui apporta la réponse. Il recula en trébuchant, choqué, puis sortit son téléphone portable de sa poche.

— Sors d’ici, lui dit-il en la prenant par un poignet et en l’arrachant à l’horreur qui se trouvait devant elle. Va t’asseoir sur le lit. J’appelle la police.

Gabrielle arrêta de hurler, heureuse d’avoir une instruction à suivre. Elle repartit machinalement jusqu’au lit, où elle s’assit, fixant le sol du regard sans vraiment le voir. Derrière elle, elle entendit la voix de Carter, distante et métallique.

— J’ai besoin de signaler un meurtre. Il y a le cadavre d’une femme dans la baignoire. On dirait qu’elle a été poignardée.

Gabby ferma les yeux et les crispa, mais en vain. L’image de Claire, qui gisait sans défense et toute molle dans la salle de bains à seulement quelques mètres, avait été gravée dans sa mémoire.

CHAPITRE TROIS

Le marshal se comportait comme un con. Tout ce que Jessie voulait, c’était aller faire un jogging. Il répétait constamment « C’est une mauvaise idée », ce qui signifiait en fait « C’est interdit ». Il montrait le tapis de course dans le coin du salon comme si cet appareil détenait la réponse à tous ses soucis.

— Mais j’ai besoin de prendre l’air, dit-elle, consciente d’être vraiment trop geignarde.

Le marshal, qu’elle ne connaissait que sous le nom de Murph, n’était pas le mec le plus causant du monde, chose frustrante, vu qu’il était le premier responsable de son équipe de gardes du corps. De petite taille et svelte, avec des cheveux marron clair qui donnaient l’impression qu’il les faisait couper toutes les semaines, il semblait satisfait d’éviter complètement de parler si possible. Comme pour le prouver, il répondit en montrant la cour de derrière d’un signe de tête. Jessie essaya de se rappeler s’il était un des marshals qui avaient été assassinés dans le cauchemar de la nuit dernière. Une partie d’elle-même l’aurait souhaité.

En vérité, Jessie n’avait pas seulement besoin d’air frais ou de faire du jogging. Elle voulait se rendre dans les hôpitaux du coin pour voir si un homme correspondant à la description de son père y était venu depuis sa dernière vérification, avant le jour où elle avait été placée dans ce refuge. L’inspecteur Ryan Hernandez, son ex-collègue, était supposé la tenir au courant sur ce point mais, comme elle n’avait pu contacter personne ces derniers temps, et lui non plus, elle ne savait pas s’il avait trouvé quelque chose.

Jessie était quasiment sûre que le marshal connaissait ses véritables intentions, mais cela ne l’exaspérait pas moins. Enfermée dans cette maison, elle devenait folle et, même si elle savait qu’on l’y gardait pour la protéger, elle avait atteint les limites de sa patience, particulièrement après le rêve de la nuit dernière. Elle avait décidé qu’il fallait que quelque chose change et il n’y avait qu’un moyen pour cela.

— Je veux voir le capitaine Decker, dit-elle fermement.

Le marshal sembla réticent à répondre, comme s’il espérait qu’il pourrait ignorer cette demande comme il l’avait fait avec toutes les autres, mais, bien sûr, il ne le pouvait pas. Jessie ne pouvait pas les forcer à la laisser partir en promenade ou aller à l’épicerie mais, si elle demandait formellement à voir son chef et si cela pouvait se faire sans danger, ses gardes du corps devaient obtempérer.

Lentement et avec un air renfrogné, le marshal leva une main et parla dans le dispositif de communication connecté à son poignet.

— Jabberjay demande une visite autorisée. Veuillez décider.

En attendant la réponse, Jessie resta calme et choisit de ne rien dire sur le nom de code fort peu séduisant qu’on lui avait apparemment attribué.

*

Quatre-vingt-dix minutes plus tard, elle était assise dans une petite salle de conférence dans un coin calme du Poste de Police Central du centre-ville de Los Angeles, attendant l’arrivée du capitaine Decker. Le marshal du nom de Murph qui l’avait accompagnée de la maison jusqu’ici se tenait au fond de la pièce, visiblement encore agacé qu’on l’ait forcé à être là.

Le processus pour arriver à cet endroit, que l’on connaissait en général sous le nom de Poste Central, avait été lourd. Après avoir obtenu l’autorisation formelle pour ce trajet de la part de Corcoran, il avait fallu réunir une équipe et choisir un itinéraire. Bien qu’une grande partie de ces choses ait été prévue, il avait fallu faire les choix finaux.

On avait dit à Jessie de porter une perruque et une casquette à la visière baissée sur les yeux. Alors, le véhicule, conduit par un marshal du nom de Toomey, avec Murph dans le siège du passager, était parti. Une deuxième voiture les avait suivis de loin avec deux autres agents à l’intérieur. Deux agents de plus étaient restés à la maison pour qu’elle reste sécurisée.

Même si c’était le milieu de la matinée, avec un trafic assez léger, à cause des changements de route et des demi-tours de dernière minute, le trajet avait pris plus de quarante-cinq minutes. Une fois au poste, la voiture s’était arrêtée dans le garage et ils avaient dû y rester jusqu’à ce qu’elle soit formellement autorisée par deux policiers en uniforme qui ne savaient pas pourquoi ils le faisaient, sinon qu’ils avaient reçu des ordres de la hiérarchie.

Ce ne fut qu’à ce moment-là que l’on fit passer discrètement Jessie par une entrée latérale, encore avec la perruque, la casquette et une veste ample au col fermé jusqu’en haut pour cacher sa taille et son cou, qui auraient pu révéler son sexe. On l’avait retenue à divers points de contrôle jusqu’à ce qu’il y ait assez peu de monde dans les couloirs pour qu’elle puisse passer.

 

Quand elle était finalement arrivée dans la salle de conférence, Murph l’avait rejointe à l’intérieur pendant que Toomey avait monté la garde à la porte. Comme Toomey mesurait un mètre quatre-vingt-treize et pesait facilement quatre-vingt-dix-neuf kilos et comme il avait la tête complètement rasée et un air constamment renfrogné, Jessie pensait que personne n’entrerait sans y être autorisé. Un des derniers marshals attendait dehors, à l’entrée qui menait du garage au bâtiment, et le quatrième contournait lentement le pâté de maisons dans sa voiture en vérifiant s’il se passait quelque chose d’inhabituel.

Jessie se força à réprimer la culpabilité qu’elle ressentait parce qu’elle était la cause de toutes ces protections. Elle savait qu’elle venait probablement de dépenser des milliers de dollars d’impôts pour ce qui semblait être un caprice. Pourtant, sa demande ne se limitait pas à cette dimension. Si elle arrivait à convaincre le capitaine Decker d’accepter son plan, le coût de ce court trajet pourrait être remboursé des centaines de fois. Cependant, il faudrait d’abord qu’elle le convainque.

— Vous savez, dit tranquillement Murph du coin, parlant pour la première fois depuis qu’ils étaient entrés dans la pièce, en fait, nous essayons de vous protéger. Vous n’avez pas besoin de nous mettre des bâtons dans les roues tout le temps.

— Je n’essaie pas de vous mettre des bâtons dans les roues, insista-t-elle. J’essaie de vous aider et, malgré ce que pense peut-être votre chef, je suis en fait très bien placée pour le faire.

— Qu’entendez-vous par là ? demanda-t-il pendant que la porte de la pièce s’ouvrait et que le capitaine Decker entrait.

— Vous allez bientôt le savoir, promit Jessie.

Le capitaine Roy Decker, qui semblait essoufflé et irrité, lui lança un regard noir. Âgé de moins de soixante ans, le capitaine du Poste Central paraissait beaucoup plus vieux. Il était grand et mince et, s’il n’était pas totalement chauve, il ne le devait qu’à quelques petites touffes de cheveux. Son visage était parcouru de rides qui s’étaient dessinées au cours de nombreuses années d’un travail stressant. Son nez pointu et ses yeux perçants faisaient penser à un oiseau en quête d’une proie.

— Vous allez bien, capitaine ? demanda Jessie. On dirait que vous êtes venu au pas de course.

— Quand on entend dire que sa profileuse criminelle, qui est censée être cachée par le biais de la protection des témoins, est au bout du couloir, ça donne un peu le vertige. Voulez-vous me dire ce qui est assez important pour que je sois obligé de venir dans ce coin perdu du poste, où l’on trouve plus d’amiante que d’oxygène dans l’air ?

Du coin de l’œil, Jessie vit Murph s’appuyer nerveusement sur un pied puis sur l’autre et sourit discrètement. Il ne savait pas encore que Decker était le roi de l’exagération.

— Absolument, monsieur, mais, avant cela, puis-je demander comment se déroule la recherche de … tout le monde ?

Decker soupira lourdement. Pendant une seconde, il sembla qu’il n’allait peut-être pas répondre, mais, finalement il s’installa dans la chaise qui se trouvait en face de Jessie et parla.

— Pas bien, en fait, admit-il. Vous savez que nous avons capturé un seul évadé de la DNR, Jackson, le premier jour. Nous en avons capturé un autre, Gimbel, deux jours après. Cependant, depuis, malgré des dizaines de pistes crédibles, nous n’avons pas réussi à trouver les deux autres hommes, ni Crutchfield ni Cortez.

— Pensez-vous qu’ils sont ensemble ? demanda Jessie, qui savait déjà que le Marshals Service pensait le contraire.

— Non. Nous avons vu des vidéos de surveillance de Stokes et de monsieur De La Rosa près de l’hôpital quand ils se sont évadés et qu’ils étaient chacun de leur côté. Nous n’avons trouvé aucune vidéo de Crutchfield et de Cortez, mais nous pensons qu’ils sont encore ensemble.

— Mmm, dit Jessie. Si seulement vous aviez une sorte de ressource humaine qui connaisse les deux hommes et puisse vous éclairer sur les modèles comportementaux qu’ils seraient susceptibles de suivre !

Le sarcasme, entièrement conscient de sa part, était difficile à ne pas remarquer. Decker réagit à peine.

— Et si seulement cette ressource n’était pas la cible des hommes même qu’elle connaît, nous pourrions profiter de ces connaissances, répondit-il.

Ils se contemplèrent l’un l’autre en silence pendant un moment. Ni l’un ni l’autre ne voulait céder. Jessie finit par fléchir en se disant qu’il serait une mauvaise idée de se mettre cet homme à dos, vu qu’elle avait besoin de son autorisation.

— Et Xander Thurman ? Avez-vous eu plus de chance avec lui ?

— Non. Il est complètement indétectable.

— Même avec toutes ses blessures ?

— Nous avons surveillé tous les hôpitaux, toutes les cliniques sans rendez-vous et toutes les cliniques gratuites. Nous avons même envoyé des alertes aux vétérinaires. Sans résultat.

— Dans ce cas, cela signifie une des deux choses suivantes, conclut Jessie. Soit il a accès à une autre personne dotée de compétences médicales, soit, dans un des endroits où vous avez demandé, quelqu’un ment, peut-être sous la menace. Jamais il n’aurait pu guérir de ces blessures sans aide. Ce n’est pas possible.

— Je le comprends, Hunt, mais nous n’avons pas plus d’informations pour l’instant.

— Et si vous en aviez d’autres ? demanda-t-elle.

— Que voulez-vous dire ? demanda Decker.

— Je sais comment il opère et je sais aussi comment Crutchfield opère. Des crimes que la plupart des inspecteurs trouveraient peut-être ordinaires pourraient avoir des caractéristiques que je pourrais attribuer à l’un de ces deux hommes. Si je pouvais consulter les fichiers des affaires récentes et suivre les pistes les plus prometteuses, nous pourrions peut-être avoir plus de chance.

Du fond de la pièce, Murph prit la parole.

— Cela me paraît imprudent.

Jessie fut heureuse de l’entendre dire ça. Rien n’irritait plus Decker que d’entendre des gens extérieurs à la section donner leur avis. Si Decker considérait que le marshal se mêlait de ce qui ne le regardait pas, cela ne pourrait que l’inciter à se ranger du côté de Jessie. Quand elle vit son patron froncer les sourcils, elle resta calme pour laisser son agacement produire son effet.

— Quelle était précisément votre idée ? lui demanda Decker les dents serrées.

Jessie n’attendit pas qu’il change d’avis.

— Je pourrais étudier les agressions violentes et les meurtres qui se sont produits au cours des quelques dernières semaines pour voir si l’un d’eux me fait penser à l’un de ces deux tueurs. Si l’un d’eux correspond, je pourrai suivre les pistes les plus prometteuses.

Decker resta assis silencieusement, réfléchissant apparemment à l’idée de Jessie. Par contre, Murph ne garda pas son calme.

— Monsieur, vous ne pouvez pas sérieusement envisager de faire ça après tous les efforts que le Marshals Service a déployés pour lui trouver un refuge.

Continue de protester, s’il te plaît. Tu ne fais que creuser ta propre tombe.

Decker semblait lutter contre ses conflits intérieurs. Il était clair que, même si Murph l’agaçait, il considérait qu’il avait dit quelque chose de sensé. Cependant, Jessie sentait aussi qu’il se passait autre chose dans sa tête, une chose qu’elle ne comprenait visiblement pas.

— Écoutez, finit-il par dire. J’ai dit que nous avions des quantités de pistes mais, en fait, nous en avons peut-être trop. Rien qu’essayer de faire le tri a été difficile. Nous avons demandé de l’aide au Sheriff’s Department et à d’autres postes de police voisins. Même l’antenne locale du FBI a contribué en offrant quelques agents pour les affaires qu’elle pense être pertinentes. Actuellement, nous sommes à court de ressources. Ce n’est pas parce que nous avons cinq psychotiques de plus en cavale que tous les autres criminels ont pris des vacances. Il y a deux jours, un gang a frappé. Quelqu’un abandonne des aiguilles hypodermiques sur les aires de jeux du coin. Votre vieux copain, l’inspecteur Hernandez, est occupé à résoudre un triple homicide, à cause duquel il est à Topanga Canyon aujourd’hui. De plus, nous sommes dans la deuxième semaine d’une énorme épidémie de rougeole.