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La maison d’à côté

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La maison d’à côté
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La maison d’à côté
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Is reading Nicole Forup
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CHAPITRE DOUZE

Danielle passa la soirée à travailler. C’était la routine habituelle et elle fit de son mieux pour éviter de penser à Martin. Elle mixa des cocktails, servit des bières, flirta un peu et fit même semblant de renverser accidentellement un peu d’eau gazeuse sur son t-shirt pour avoir quelques pourboires vers la fin de la soirée.

Il ne lui était arrivé que deux fois de ramener chez elle un client qu’elle avait rencontré au bar. Elle repérait très facilement ceux qui étaient intéressés par elle. En général, ce n’était pas ceux qui lui faisaient le plus la conversation, en essayant de l’impressionner. C’était généralement des types plus calmes, qui restaient assis au bord du bar à la regarder travailler. Et quand elle leur adressait la parole, ils répondaient d’un air sûr d’eux, en la fixant intensément du regard. Bien que cela puisse paraître futile, c’était un sentiment agréable.

Au moment où elle terminait son shift ce soir-là, elle en repéra deux assis au comptoir. Elle aurait facilement pu ramener n’importe lequel des deux chez elle. Elle en était bien consciente mais décida de mettre cette idée de côté pour l’instant. Peut-être qu’elle se permettrait une autre aventure une fois qu’elle en aurait terminé avec toute cette histoire avec Martin. Elle ne pouvait s’empêcher de penser aux messages, aux photos… et à la manière de réagir.

Au moment où elle annonça la dernière commande, elle faillit tout de même draguer l’un d’entre eux, mais elle finit par se raviser. Trop de soucis. Trop de complications.

Mais le fait de rentrer chez elle en sachant qu’un homme la désirait – même si c’était un type à moitié saoul qui portait une alliance – était une sensation agréable. Elle avait l’impression d’être appréciée et convoitée. Peut-être que Martin pensait qu’elle ne pourrait pas avoir mieux que lui… que ses possibilités étaient limitées.

Il n’a vraiment aucune idée, pensa-t-elle, en garant sa voiture sur le parking devant son immeuble. Encore toute excitée par l’attention qu’elle avait reçue des clients du bar, elle envisagea de prendre une longue douche chaude. Elle se dit qu’elle pourrait…

Mais son enthousiasme disparut d’un seul coup, dès qu’elle ouvrit la porte d’entrée de son appartement.

Il y avait une autre note sur le sol.

Elle la prit en main et en la lisant, ses mains devinrent moites. Elle entra lentement dans la cuisine, en la relisant encore et encore. C’était un message énigmatique mais elle était sûre de savoir ce qu’il signifiait.

Elle posa la note sur la table de la cuisine et la lut à nouveau.

TUE-LE OU C’EST MOI QUI LE FERAI.

Elle se rapprocha de sa fenêtre et regarda vers le parking arrière de son immeuble. Elle ne savait pas très bien ce qu’elle s’attendait à y voir. Peut-être quelqu’un qui traînait dans le coin et qui n’avait rien à y faire. Elle n’était pas sûre. Mais elle ne vit qu’un parking sombre, légèrement éclairé par la couleur jaune provenant des réverbères.

Quand est-ce que cette note a été déposée ? se demanda-t-elle. Est-ce qu’il est possible que j’ai croisé ce type en entrant dans l’immeuble ? Est-ce qu’il m’a suivie ? Est-ce qu’il était au bar ?

Elle fut envahie par un sentiment de paranoïa. Elle se dirigea vers la table de travail de la cuisine et prit ses médicaments. Elle ouvrit le flacon et regarda à l’intérieur.

Non, pensa-t-elle. Non. Avec ces médocs, je deviens encore plus parano. Depuis que Chloé est venue et m’a demandé de les reprendre, c’est pire.

En tout cas, elle avait vraiment l’impression que c’était le cas. Elle referma le flacon et le rangea dans un tiroir. Elle revint vers la note et la prit en main, comme si elle se sentait plus en sécurité quand elle la voyait de près.

TUE-LE OU C’EST MOI QUI LE FERAI.

C’était la première fois qu’une lettre lui donnait des instructions – un ordre à suivre. Et elle savait ce que cela signifiait. Mais est-ce que l’auteur de la lettre le pensait vraiment ?

Elle sentit soudain qu’il fallait qu’elle sorte. Elle ne pouvait pas rester immobile à attendre que l’auteur de ces notes reviennent. Il fallait qu’elle soit en mouvement. Elle prit ses clés et sortit en courant. Elle ne se sentit en sécurité qu’une fois qu’elle fut dans sa voiture, avec les portes fermées. Malgré ça, elle continua à jeter des coups d’œil vers le siège arrière, juste au cas où.

Elle ne savait pas où elle allait. Elle envisagea un moment de se rendre à Lavender Hills. Il était tard… Chloé serait sûrement chez elle. Mais finalement, elle se ravisa. Car il faudrait alors qu’elle lui parle des lettres. Et Steven réagirait probablement très mal au fait qu’elle passe chez eux à une heure aussi tardive.

Elle n’arrêtait pas de regarder dans le rétroviseur. Peut-être que l’auteur des lettres la suivait afin de savoir où elle se trouvait à tout moment.

TUE-LE OU C’EST MOI QUI LE FERAI.

Martin… c’était de lui qu’il s’agissait. Enfin, en tout cas, c’est ce qu’elle supposait. Ça collait parfaitement. Apparemment, l’auteur des lettres le connaissait. Et peut-être qu’il était même au courant concernant la dispute à la fête de quartier. Peut-être même qu’il savait concernant son autre petite amie.

En pensant à ça, elle revit les photos et les messages que cette garce lui avait envoyés. Elle fulminait et grinça des dents.

Elle allait bientôt lui en parler. Probablement la prochaine fois qu’elle le verrait. S’il pensait pouvoir lui mentir et s’en tirer comme ça, il se trompait lourdement. S’il pensait que Steven lui avait botté le cul, il n’avait aucune idée de ce qui l’attendait.

TUE-LE OU C’EST MOI QUI LE FERAI.

Ce n’est pas une mauvaise idée, pensa-t-elle, avec une touche d’humour morbide.

Elle continuait à jeter des coups d’œil dans son rétroviseur, certaine que quelqu’un la suivait et observait chacun de ses mouvements.

Mais elle savait que c’était des conneries. Personne ne la suivait. Il n’y avait rien derrière elle. Elle était libre.

Libre, pensa-t-elle, en revoyant les messages sur le téléphone de Martin. Mon dieu, il m’a bien eue. Quelle idiote je suis…

Une vague de colère l’envahit et elle eut soudain une idée… une idée plutôt dangereuse mais qui l’attirait. Il savait qu’elle était de plus en plus attachée à lui. Elle ne le lui avait jamais ouvertement dit mais elle savait qu’il l’avait senti. Et du coup, il lui avait donné une clé de son appartement. Elle pensa à ça et au fait de pouvoir entrer chez lui.

Et puis, elle eut une autre idée.

Sa voiture. C’était un vieux tacot, une Chevy Cavalier qu’il était parvenu à continuer à faire rouler depuis plus de dix ans. C’était un tas de ferraille mais il adorait cette voiture.

Avec un sourire aux lèvres, elle se rappela où il gardait la clé – comme un idiot, juste en-dessous du tapis de sol côté convoyeur, puisque les portes ne se fermaient plus.

Danielle fit demi-tour sur le prochain parking qu’elle croisa et prit une toute autre direction, celle de l’appartement de Martin.

***

Danielle n’avait pas allumé les phares et il lui était dès lors difficile de voir ce qu’il y avait devant elle, sur la route en gravier. Elle entendait le bruit des petites pierres qui heurtaient brutalement l’arrière de la voiture.

Mais elle s’en foutait, vu qu’elle conduisait maintenant la voiture de Martin.

Elle connaissait bien ce chemin, vu qu’elle avait perdu sa virginité au bout de cette route à l’âge de quatorze ans. Elle y avait amené beaucoup de mecs car c’était un endroit isolé et éloigné des regards indiscrets, une ancienne route d’accès pour les véhicules d’entretien du château d’eau qui se dressait au loin, à l’époque où il fournissait encore la ville de Pinecrest en eau.

Mais le château d’eau avait été condamné au début des années quatre-vingt-dix et cette route n’était plus utilisée que par des adolescents dévergondés et des braconniers durant l’hiver. La route était bordée de pins et d’érables, qui bloquaient la vue et ne permettaient pas de voir le ciel.

Sur le siège passager, son téléphone sonna… à nouveau. Elle l’ignora quand elle vit le nom de Chloé apparaître à l’écran. C’était la troisième fois qu’elle l’appelait ce soir.

Au bout de la route, elle arriva au bord d’un lac. Ce lac s’étendait jusque dans les bois environnants. C’était devenu un atout majeur pour l’immobilier car il bordait les terrains hors de prix d’une des communautés les plus snobs de Pinecrest – encore plus snob que Lavender Hills.

Elle fit demi-tour et recula jusqu’au bord de l’eau, jusqu’à sentir les roues arrière s’enfoncer dans la boue. Elle s’arrêta, mit la vitesse au point mort et attendit de voir si l’arrière s’enfonçait facilement. Elle fut surprise de constater la rapidité avec laquelle la voiture était happée par l’étendue d’eau qui se trouvait derrière elle et elle eut peur de ne pas parvenir à sortir à temps.

Elle ouvrit rapidement la portière et sortit en vitesse. Quand elle toucha le sol, elle se mit à courir. Au moment où elle se retourna, elle vit que la voiture était déjà à moitié submergée par l’eau.

Il y eut un moment où elle pensa que l’avant allait rester calé dans les fourrés le long de la rive, mais le poids de l’arrière du véhicule rempli d’eau finit par l’emporter. Elle regarda la voiture s’enfoncer, impressionnée par la rapidité avec laquelle elle disparut.

Elle ne resta pas plus longtemps à réfléchir à ce qu’elle venait de faire. Il était déjà vingt heures trente et elle avait au moins trois kilomètres de marche devant elle pour atteindre la route principale. De là, il lui faudrait encore marcher trois kilomètres de plus pour atteindre la première station-service – un endroit d’où elle pourrait appeler un taxi.

 

Quand elle était plus jeune, elle aurait tout simplement fait de l’auto-stop. Elle l’avait souvent fait et elle avait parfois payé certains trajets d’une manière qu’elle préférait oublier.

C’est le passé, pensa-t-elle, en marchant à travers bois afin d’éviter d’être vue si quelqu’un venait par hasard s’aventurer sur cette ancienne route en gravier. Tu n’es plus cette personne.

Mais il restait toujours cette question… Qui suis-je, alors ?

Elle fit de son mieux pour ne pas penser à la voiture qu’elle venait juste de faire disparaître dans un lac et au fait que ce soit peut-être là le début d’une réponse.

CHAPITRE TREIZE

Le point positif d’avoir une sœur asociale et lunatique, c’était que Chloé pouvait être sûre qu’elle la trouverait chez elle aux heures où elle ne travaillait pas au restaurant. En tout cas, elle comptait bien là-dessus en s’approchant vers dix-huit heures de l’appartement de Danielle. Elle frappa à la porte et attendit en silence. Au moment où elle fut sur le point de frapper à nouveau, elle entendit un léger mouvement de l’autre côté.

« Qui est-ce ? » demanda Danielle, à travers la porte.

« C’est Chloé. »

Elle entendit le bruit d’une clé qui tournait dans une serrure, puis la porte s’ouvrit rapidement. Danielle lui fit signe d’entrer et Chloé remarqua qu’elle referma très vite la porte derrière elle. Elle faillit lui en demander la raison mais elle ne voulait pas attirer l’attention sur son attitude. Il était préférable de l’observer plutôt que lui donner une occasion de réfuter ses commentaires.

« Qu’est-ce que tu fais là ? » demanda Danielle.

« Ce n’est pas la grande entente avec Steven depuis la fête de quartier, » dit-elle. « Ça nous ferait probablement du bien de garder un peu nos distances. Un jour ou deux. »

« Pas au point d’en arriver à vous séparer, quand même ? » demanda Danielle. « Bien que ce ne serait pas une grande perte. Tu pourrais trouver beaucoup mieux. »

« Non, pas au point de se séparer. Mais Danielle… je te rappelle que c’est l’homme avec lequel je vais me marier. Tu t’en rappelles, n’est-ce pas ? »

Danielle haussa les épaules, comme si la conversation l’ennuyait déjà. « En tout cas, » dit-elle, « je n’aurais vraiment pas aimé que vous vous sépariez à cause de cet imbécile de Martin. »

« Comment ça se passe entre vous ? » demanda Chloé.

« Comme toi et Steven. On ne se parle plus. Je vais sûrement rompre avec lui. Plus j’apprends à le connaître, plus je me rends compte que c’est un vrai connard. »

« C’est probablement le cas avec tous les mecs. »

Elles s’assirent sur le divan et Chloé sentit tout de suite un silence gêné s’installer entre elles.

« Tu as déjà dîné ? » demanda Chloé.

« Oui, de la bouffe chinoise. Du poulet à l’orange. Il y a des restes, si tu as faim. »

Chloé avait déjà avalé un rapide dîner mais elle ne voulait pas rater l’occasion de prendre Danielle au mot et accepter son offre. Quelque chose d’aussi simple et gentil que partager les restes de son dîner était un pas énorme pour Danielle. C’était frustrant car, à chaque progrès que Chloé avait l’impression qu’elles faisaient vers une certaine forme de normalité, il y avait toujours des réactions aussi bizarres comme celle de refermer rapidement la porte d’entrée derrière elle.

Ou ce sourire glauque à la fête de quartier.

« Ce n’est pas de refus, » dit-elle.

Danielle alla dans la cuisine, sortit les restes du réfrigérateur et les fit chauffer au micro-ondes. Chloé l’observa et se sentit un peu mal d’être venue. Bien sûr, elle avait envie de savoir comment elle allait. Mais elle était également là pour vérifier s’il y avait quoi que ce soit chez Danielle qui pourrait s’apparenter à ce sourire – ou à cet air vide et fantomatique qui avait surgi du fond de sa mémoire, dans le bureau du docteur Skinner.

« Danielle… est-ce que ça va ? »

« Oui. Pourquoi cette question ? » répondit-elle.

« Tu as l’air… agitée. Quand je suis entrée, tu étais pressée de refermer la porte. Est-ce que c’est à cause de Martin ? Tu as peur qu’il vienne et te crée des problèmes ? »

« Non. C’est un connard, mais pas un idiot. »

« Est-ce que c’est à cause des médocs ? Ça t’affecte au niveau émotionnel ? »

« Ça ne doit pas être ça, » dit Danielle. « Je ne les ai plus pris depuis ta dernière visite. »

« Mais Danielle… apparemment, tu en as besoin. Si le médecin te les a prescrits pour calmer les sautes d’humeur, il faut que tu les prennes. C’est probablement pour ça que tu as été aussi… »

« Aussi quoi, Chloé ? »

Le bip du micro-ondes retentit. Danielle sortit le poulet à l’orange du four et l’amena au salon. Elle jeta l’assiette sur la table basse qui se trouvait devant Chloé.

Chloé repensa au sourire sinistre qu’elle avait vu sur les lèvres de sa sœur le jour de la fête de quartier. Elle se rappela la manière dont elle l’avait vu bavarder et avoir l’air si heureuse, avant de s’assombrir l’instant d’après.

« Aussi éparpillée, » finit par dire Chloé.

Danielle haussa les épaules. Elle s’assit à l’autre bout du divan et regarda en direction de la porte d’entrée. Ce fut un coup d’œil très furtif mais Chloé le remarqua. Elle avait l’air agitée et tripotait nerveusement le tissu de son t-shirt, en ayant du mal à rester assise sans bouger.

« Danielle… s’il y avait quelque chose qui n’allait pas, tu m’en parlerais, n’est-ce pas ? »

« Probablement pas. »

« Je parle sérieusement. »

Danielle soupira et leva les yeux au ciel. « J’aimerais bien pouvoir en parler avec toi. Vraiment. C’est juste que… Je suis parfois très parano. C’est peut-être dû au fait que je ne prenne pas mes médocs. Je ne sais pas. J’ai… J’ai toujours l’impression que quelque chose de grave va arriver, tu sais ? Et ça a toujours été comme ça. »

Même en parlant, elle regardait en direction de la porte, en s’attendant peut-être à ce qu’une personne indésirable vienne y frapper – un intrus peut-être. C’était très difficile de savoir ce que Danielle avait exactement en tête quand elle était comme ça.

Chloé acquiesça d’un mouvement de tête. Elle comprenait ce qu’elle ressentait. Elle avait ressenti la même chose jusqu’à ce qu’elle commence à consacrer vraiment du temps et des efforts pour suivre une thérapie vers l’âge de quinze ans. Elle savait que Danielle ne s’était jamais vraiment impliquée. Dès qu’elle avait pu prendre ses propres décisions, elle avait cessé d’aller voir un psy.

Mais maintenant, il y avait clairement quelque chose qui la dérangeait. Elle avait l’air sur le point de faire une crise d’angoisse et Chloé était vraiment préoccupée pour elle.

« Peut-être que ça te ferait du bien de suivre à nouveau une thérapie, » suggéra Chloé. « Il se pourrait que tu aies encore des choses à régler. Concernant papa et maman. »

« Une thérapie ? Non, merci. »

« Alors, prends au moins tes médicaments, » dit Chloé. « Ne fais pas ta tête de mule. »

Danielle hocha la tête. « Je le ferai. Je pense qu’il le faut. Je ne peux pas continuer à vivre comme ça. »

« Est-ce que tu penses être surtout contrariée par ce qui s’est passé à la fête de quartier ? » demanda Chloé.

« En partie. Mais… ça va au-delà de Martin. C’est juste… Je ne sais pas. Je pense que j’aurais aimé que la vie soit plus facile que ça. J’aurais aimé ne pas avoir besoin de prendre des médocs pour éviter d’être parano, tu comprends ? »

Chloé eut le cœur brisé en entendant sa sœur lui confier ce genre de pensées. Avec un sourire gêné, elle s’approcha d’elle et tendit le bras.

« Qu’est-ce que tu fais ? » dit Danielle.

« Je te prends dans mes bras. »

« Oh non. »

Mais Danielle se laissa faire et elles se blottirent l’une contre l’autre sur le divan, comme si elles avaient encore sept ou huit ans, avant que le malheur ne vienne les frapper de plein fouet avec la mort de leur mère. Ce fut à ce moment-là que Chloé réalisa que, bien que la vie ait creusé un fossé entre elles, cette distance commençait tout doucement à se réduire. Et s’il s’avérait que Danielle n’allait pas bien, que ce soit mentalement ou émotionnellement, elle resterait à ses côtés jusqu’au bout.

***

Chloé resta chez Danielle jusqu’à ce qu’elle prenne un de ses médicaments devant elle. Puis elles restèrent assises en silence sur le divan, en regardant la première moitié de Pretty Woman – pas parce qu’elles aimaient particulièrement ce film mais parce que ça leur rappelait l’époque où elles l’avaient vu pour la première fois, au cours de leur enfance.

Une heure plus tard, Chloé était en route pour retrouver Kathleen et ses copines de Lavender Hills pour aller boire un verre. Mais le simple fait d’avoir regardé ce film ce soir avec Danielle lui avait permis de comprendre quelque chose.

Elles avaient toutes les deux vingt-sept ans. Danielle vivait dans un appartement qui n’était pas délabré mais loin d’être luxueux. Elle roulait toujours avec la même voiture qu’elle avait quand elle est partie de la maison à dix-sept ans. En revanche, elle devait avoir environ deux cents DVD et dieu seul sait combien de CD, ainsi qu’une tonne de t-shirts de groupes de rock. Ce n’était pas tant le fait de dépenser de l’argent en musique et en films – c’était le fait de le faire pour des CD et des DVD… des objets matériels. Alors que le monde entier était devenu numérique, Danielle était restée en arrière et préférait continuer à acheter des objets matériels. Chloé ne savait pas pourquoi ça l’attristait mais c’était le cas. Peut-être parce que c’était typique de quelqu’un qui ne souhaitait pas aller de l’avant. Et si c’était le cas de Danielle, il était plus que probable que son incapacité à tourner la page ne s’arrêtait pas aux CD et aux DVD.

Peut-être que ça s’appliquait également au moment où elles avaient perdu leur mère et vu leur père emmené par la police.

Ce n’est pas lui. Ce n’est pas papa qui a fait ça.

Le souvenir de ce moment refit surface et elle entendit à nouveau la voix de sa sœur, alors qu’elle se dirigeait vers son rendez-vous avec des femmes qui finiraient peut-être par devenir son groupe principal d’amies. Le fait même que ce soit encore une possibilité après ce qui s’était passé à la fête de quartier était au-delà de son entendement, mais elle n’allait pas commencer tout de suite à remettre en question leurs motivations.

Mais elles ne seront jamais des amies, pensa Chloé, en s’approchant de sa destination. J’ai bien remarqué l’expression sur certains de leurs visages au cours de la fête, avant la dispute… elles ont déjà leur propre opinion à mon sujet. Et la seule raison pour laquelle elles veulent passer du temps avec moi, c’est pour avoir des détails croustillants sur mon passé.

Elle repensa à Ruthanne Carwile et à Tammy Wyer et au fait qu’elles soient un peu trop enthousiastes à l’idée de la rencontrer. Et il y avait aussi cet air anxieux qu’elle avait vu dans les yeux de Ruthanne.

Peut-être que je vais en apprendre davantage ce soir, pensa Chloé.

Mais en même temps, elle se sentait un peu exclue. Même si elle ne voulait pas l’admettre, elle avait envie d’être amie avec ces femmes. Et elle avait peur qu’elles se soient déjà fait une opinion à son sujet – une crainte qui lui faisait plus de peine qu’elle ne l’aurait pensé.

Elles se retrouvèrent dans un petit boui-boui dont Chloé avait entendu parler quand elle était au lycée mais où elle n’était jamais allée. Une fois qu’elle fut à l’intérieur, elle fut plutôt surprise. Ça ressemblait plus à un bar à cocktails qu’à un café du coin. Quand elle entra, elle vit Kathleen et deux autres femmes assises dans un box, dans un coin au fond du bar. L’une des femmes avait un visage vaguement familier.

« Je suis contente que tu aies pu venir, » dit Kathleen, en l’invitant à prendre place.

Chloé s’assit à côté d’elle et se tourna vers la fille dont le visage lui était familier. « Courtney Braxton ? » lui demanda-t-elle, en souriant.

« La seule et l’unique, » dit Courtney, en lui retournant son sourire. C’était l’une des filles les plus populaires du lycée et elle avait fini ses études quelques années avant Chloé. Ses parents étaient des gens aisés mais c’était surtout son empressement à faire des choses avec les garçons derrière les étangs durant le cours de gym qui l’avait rendu populaire.

 

« Et voici Jenny Foster, » dit Kathleen, en faisant un geste en direction de l’autre femme présente. « Elle est revenue vivre à Pinecrest il y a environ dix ans. Elle est institutrice à l’école primaire. »

Elles firent les présentations jusqu’à ce qu’une serveuse s’approche de leur table pour prendre les commandes. Chloé commanda un mojito et fit de son mieux pour s’intégrer dans le fil de la conversation. Elle apprit très vite que Courtney était mariée depuis quatre ans et qu’elle essayait depuis quelques mois de tomber enceinte. Elle entendit également beaucoup de ragots sur le voisinage, auxquels elle ne prêta pas beaucoup d’attention.

« Il faut que je te pose la question, » dit Courtney. « J’ai entendu parler de cette dispute entre ton mari et un autre type. C’était le petit copain de Danielle ? »

« Oui, » dit Chloé. « Mais là, on a décidé de passer au-dessus et d’oublier tout ça. »

« Oui, bien sûr, » dit Courtney. « Est-ce qu’elle va bien ? Ta sœur, je veux dire ? »

« Oui, elle n’est pas vraiment du genre à se laisser miner par ce genre de choses. »

Kathleen laissa échapper un petit rire, en hochant la tête. « C’est bien comme ça que je me souviens d’elle au lycée. Elle n’en avait tout simplement rien à cirer de ce que les gens pouvaient bien penser d’elle. »

« Je ne me souviens pas très bien d’elle, » dit Courtney. « Je me rappelle que vous vous ressembliez beaucoup mais qu’elle changeait de couleur de cheveux tous les mois, non ? Et elle portait toujours du noir, c’est bien ça ? »

« Oui, c’est bien elle, » dit Chloé, en cherchant à donner une inflexion à sa voix indiquant qu’elle n’était pas intéressée à continuer de parler de sa sœur.

« En tout cas, j’espère qu’elle va laisser tomber ce type, » dit Kathleen. « D’après ce que j’ai entendu, il était saoul ou défoncé à quelque chose. »

« Non, je ne pense pas qu’il l’était, » dit Chloé. « C’est juste que lui et Steven ne se sont pas entendus dès le début. »

« Steven a l’air d’un type sympa, » dit Jenny. « J’ai un peu parlé avec lui juste avant que la dispute éclate. »

« Oui, on dirait que c’est un type bien, » dit Kathleen.

« Et Danielle ? » demanda Courtney. « Qu’est-ce qu’elle fait ces temps-ci ? »

« Elle travaille en tant que serveuse. Elle reste tranquillement chez elle et sort très peu. Elle a l’air d’aimer ce qu’elle fait. »

Ce n’était en fait que de la spéculation car elle ne savait pas du tout si Danielle aimait ou pas ce qu’elle faisait. Elle voulait juste changer de sujet de conversation sans avoir l’air trop brusque.

« Est-ce que vos parents étaient comme ça ? » demanda Jenny. C’était une question innocente mais qui dérangea Chloé.

« Oui, un peu, » dit-elle. En effet, son père était vraiment du genre solitaire. Elle se souvenait de lui comme quelqu’un d’agréable et de marrant mais qui n’avait jamais été très sociable.

« C’est peut-être de là que Danielle tient ça, alors, » dit Courtney.

La serveuse revint avec leurs boissons et Chloé se mit tout de suite à boire son mojito afin d’éviter de répondre de manière agressive. Mais ce qu’elle avait failli dire se voyait clairement sur son visage.

« Excuse-moi de dire ça, » dit Kathleen, « mais je ne l’ai jamais comprise. Elle était si belle – vous l’étiez toutes les deux – mais au lycée, elle ne parlait avec personne. Est-ce qu’elle avait des amis avec lesquels elle sortait parfois ? »

« Non, » dit Chloé, se fichant maintenant éperdument du ton de sa voix.

« Est-ce qu’elle écoute toujours cette musique d’enragés ? » demanda Courtney, en faisant la grimace.

« Je ne sais pas. Et toi, est-ce que tu astiques toujours le premier type qui te donne l’heure ? »

Les trois amies eurent tout de suite l’air choquées. Apparemment, elles ne s’étaient pas attendues à une riposte. Et franchement, Chloé ne l’avait pas prévu non plus. Mais qu’est-ce que ça faisait du bien.

« Je suis désolée, » dit Chloé, sans en penser un traitre mot. « Mais est-ce que vous aviez envie de parler de ce que vous faites de vos vies ou est-ce que le but, c’était de critiquer ma sœur ? »

« Oh, Chloé, nous ne… » commença à dire Kathleen.

Le téléphone de Chloé bipa dans sa poche. Elle ignora complètement ce que Kathleen était sur le point de dire pour voir qui lui avait écrit. Elle hurla intérieurement de rage quand elle vit que c’était Sally, sa future belle-mère. Mais ça lui donnait tout de même une excuse pour s’éclipser.

« Désolée, il faut que je réponde, » dit-elle. Elle avala une gorgée de son mojito, puis se dirigea vers l’avant du bar et sortit dans un petit sas à l’entrée.

Elle lut le message, en essayant de se rappeler à quand datait la dernière fois où elle s’était sentie aussi frustrée. Des voisines qui ne vivaient que de ragots et une future belle-mère qui dépassait les bornes – ça faisait beaucoup à gérer en même temps.

Le message disait : Vous en êtes où avec les cartons d’invitation ? Vous vous êtes décidés ? Le temps passe vite et il faut les envoyer maintenant pour laisser assez de temps à vos invités pour s’organiser.

Elle continuait à se demander pourquoi Sally lui écrivait à elle au lieu d’envoyer un message à Steven. Probablement pour ne pas embêter son petit chéri. Elle lui répondit rapidement pour éviter que Sally ne lui envoie sans arrêt des messages.

Oui. Décision finale dans quelques jours.

Elle remit son téléphone en poche, sortit un billet de dix dollars de son sac et rentra dans le bar. Elle s’avança d’un pas décidé vers la table où étaient assises les filles et vida le reste de son mojito. Les trois femmes l’observaient sans rien dire. Chloé redéposa son verre, jeta le billet de dix dollars sur la table et leur fit un petit signe de la main.

« Désolée, » dit-elle. « Des trucs à régler pour le mariage. Mais c’était… eh bien, pas vraiment amusant, mais intéressant. »

Sans laisser le temps à Kathleen, Courtney ou Jenny de dire un seul mot, Chloé tourna les talons et sortit du bar. Ça faisait du bien d’être un peu cruelle avec des femmes qui n’avaient apparemment rien d’autre à faire que de mettre leurs nez dans les affaires des autres. Certaines choses semblaient ne pas avoir changé depuis l’époque du lycée.

Elle se rappela à nouveau pourquoi elle avait été si heureuse de quitter cette ville quand elle avait fini le lycée. Mais le passé était toujours bien là… que ce soit sous la forme de vieux souvenirs de ses parents, ou dans la manière dont les gens parlaient de sa famille comme s’ils étaient hantés.

C’était une autre façon pour son passé de revenir à la charge, telle une vague impitoyable qui continuait à s’abattre sur elle. Elle se demandait combien de temps elle serait capable de lutter contre cette vague à Pinecrest avant de se noyer.