Read the book: «La Femme Parfaite », page 2

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CHAPITRE DEUX

Malgré les cris incessants, Jessie essayait de repousser le mal de tête qui lui attaquait le bord du crâne. Daughton, le fils de trois ans gentil mais scandaleusement turbulent d'Edward et de Melanie Carlisle, avait passé les vingt dernières minutes à jouer à un jeu nommé « Explosion » et au cours duquel il criait presque tout le temps « Boum ! ».

Comme ni Melanie (“appelle-moi Mel”) ni Edward (“Teddy” pour ses amis) n'avaient l'air le moins du monde gênés par les cris intermittents de leur enfant, Jessie et Kyle faisaient eux aussi comme si c'était normal. Ils étaient assis dans le salon des Carlisle et prenaient des nouvelles les uns des autres avant d'aller à pied au port pour y déjeuner comme prévu. Les Carlisle ne vivaient qu'à trois pâtés de maison de là.

Kyle et Teddy bavardaient dehors depuis une demi-heure pendant que Jessie refaisait connaissance de Mel dans la cuisine. Elle ne se souvenait d'elle que vaguement depuis leur dernière rencontre mais, au bout de seulement quelques minutes, elles se sentaient à l'aise ensemble.

“Je devrais demander à Teddy de faire cuire de la viande sur le grill mais je ne veux pas que vous tombiez malades dès votre première semaine dans le quartier”, dit Mel d'un air narquois. “Ce sera beaucoup plus sûr si on va manger sur le bord de mer.”

“Teddy n'est pas le meilleur des cuisiniers ?” demanda Jessie avec un petit sourire.

“On peut le dire comme ça. S'il te propose de faire la cuisine, prétends que tu as une urgence parce que, si tu manges ce qu'il a préparé, tu auras vraiment une urgence.”

“Que dis-tu, chérie ?” demanda Teddy quand il rentra avec Kyle. C'était un homme au gros ventre, à l'air ramolli aux cheveux blonds en recul et à la peau si pâle qu'on aurait cru qu'elle prendrait feu si on l'exposait cinq minutes au soleil. Jessie sentait aussi que sa personnalité était à l'avenant : ramollie et malléable. Un instinct profond qu'elle ne pouvait pas décrire mais auquel elle avait appris à faire confiance au cours des années lui disait que Teddy Carlisle était un homme faible.

“Rien, mon amour”, dit-elle nonchalamment en faisant un clin d’œil à Jessie. “Je donnais simplement à Jessie quelques informations essentielles pour qu'elle apprenne à survivre à Westport Beach.”

“Parfait”, dit-il. “N'oublie pas de lui parler de la circulation à Jamboree Road et sur la Pacific Coast Highway. Elle peut être terrible.”

“J'allais le faire”, dit innocemment Mel en se levant du tabouret de bar de la cuisine.

Quand elle alla dans le salon pour ramasser les jouets de Daughton, Jessie ne put s'empêcher de remarquer que, dans sa jupette de tennis et son tee-shirt de polo, son corps menu n'était que muscle et tendons. Ses mollets étaient gonflés et ses biceps secs fléchissaient de façon impressionnante pendant qu'elle ramassait une dizaine de voitures Matchbox d'un seul geste.

Toutes les caractéristiques de Mel, dont ses cheveux courts noirs, son énergie sans limites et sa voix autoritaire, rappelaient le type coriace et terre à terre de la femme de New York qu'elle avait été avant de déménager sur la côte ouest.

Jessie l'avait aimée immédiatement mais elle ne comprenait pas ce qui pouvait l'attirer chez un mollasson comme Teddy. Ça l'agaçait légèrement. Jessie était fière de sa capacité à analyser les gens et ne pas arriver à établir un profil informel cohérent de Mel la dérangeait quelque peu.

“On est prêts à partir ?” demanda Teddy. Il était habillé élégamment lui aussi, avec une chemise ample à boutons et un pantalon blanc chic.

“Va chercher ton fils et on sera prêts”, dit sèchement Mel.

Apparemment habitué à son ton, Teddy partit chercher la machine à “Explosion” sans un mot. Quelques secondes plus tard, ils entendirent des hurlements quand il revint en tenant Daughton, qui se débattait violemment, à l'envers par les chevilles.

“Papa, arrête !” cria le garçon.

“Pose-le, Edward”, siffla Mel.

“Il m'a répondu”, dit Teddy en posant son fils à terre. “Il fallait juste que je lui rappelle que ce genre de chose ne se fait pas.”

“Et s'il s'était dégagé et fendu le crâne ?” demanda Mel.

“Ça lui aurait fait une bonne leçon”, répondit nonchalamment Teddy, que la perspective ne semblait nullement déranger.

Kyle gloussa admirativement et ne s'arrêta que quand Jessie le regarda d'un air furieux. Il essaya de transformer le rire en toussotement mais, comme c'était trop tard, il haussa les épaules pour s'excuser auprès d'elle.

Quand ils se dirigèrent vers le port, prenant la piste bien entretenue qui courait parallèlement à la route principale, Jessie regarda comment Kyle et elle étaient habillés par rapport à leurs amis. Même Daughton, qui avait la peau pâle de son père mais les cheveux foncés de sa mère, portait un short repassé et une chemise à col. Kyle portait un short de bain et un tee-shirt et Jessie avait mis une robe campagnarde aérée à la dernière minute.

“Es-tu sûre que nous sommes habillés correctement pour aller déjeuner à ton club ?” demanda-t-elle à Mel avec appréhension.

“Oh, ne t'inquiète pas de ça. Vous êtes nos invités. Le code vestimentaire ne s'applique pas à vous. Seuls les membres se font fouetter s'ils s'habillent de façon inappropriée. De plus, comme Daughton est petit, il se ferait seulement effleurer par un tisonnier chaud.” Mel avait dû voir le regard effaré de Jessie car elle posa immédiatement une main sur le poignet de l'intéressée et ajouta : “Je plaisante”.

Jessie sourit d'un air pincé, contrariée de ne pas être capable de se détendre. Juste à ce moment, Daughton la dépassa en courant et en produisant un “boum” impressionnant qui la fit sursauter.

“Il a beaucoup d'énergie”, dit-elle en essayant d'avoir l'air admiratrice. “J'aimerais pouvoir la mettre en bouteille.”

“Oui”, convint Mel. “Il nous donne du mal mais je l'adore. C'est étrange comme ce qui agace les autres devient charmant quand c'est ton gosse qui le fait. Tu verras ce que j'entends par là quand ça t'arrivera, en supposant que ce soit ce que tu veux, bien sûr.”

“Oui”, dit Jessie. “Nous en parlons depuis un certain temps. Il y a juste eu des … incidents en cours de route mais nous espérons que le changement de décor aidera.”

“Eh bien, je devrais vous avertir. Le sujet risque de revenir souvent chez les femmes que vous rencontrerez aujourd’hui. Elles adorent parler des enfants et de tout ce qui tourne autour. On vous demandera probablement ce que vous prévoyez à ce sujet. Cela dit, ne t'en fais pas. C'est en quelque sorte la conversation par défaut des environs.”

“Merci pour l'info”, dit Jessie alors qu'ils atteignaient le bout du sentier.

Elle s'arrêta pendant un moment pour admirer la vue. Ils étaient au bord d'une falaise qui surplombait Balboa Island et Promontory Bay. Au-delà s'étendait Balboa Peninsula, le dernier morceau de terre avant l'Océan Pacifique. L'eau bleu profond s'étendait jusqu'à perte de vue et finissait par se mêler au ciel dont l'azur était parsemé de quelques nuages blancs floconneux. C'était d'une beauté à couper le souffle.

Quand ils approchèrent, elle vit la marina animée et ses bateaux entrer et sortir en respectant un système tacite qui était beaucoup plus organisé et beaucoup plus beau que ce qui se passait sur l'autoroute. Des gens, aussi petits que des fourmis d'ici, se promenaient sur la jetée, visitant ses nombreux magasins et restaurants. On aurait dit qu'il y avait peut-être un marché agricole.

La piste était devenue un énorme escalier en pierre qui menait à la jetée. Malgré les rambardes en bois disposées des deux côtés, la descente était un peu intimidante.

“La piste reprend environ cinquante mètres plus loin et descend jusqu'au port”, dit Mel en sentant la réticence de Jessie. “Nous pourrions la suivre au lieu de prendre les escaliers mais ça prendrait vingt minutes de plus et la vue est moins belle.”

“Non, ça va”, lui assura Jessie. “C'est juste que j'ai arrêté de m'entraîner sur mon Stairmaster et que je le regrette soudain.”

“D'abord, ça ne fait pas très mal aux jambes”, dit Daughton en sautant devant elle et en ouvrant la marche.

“Rien de tel que d'être poussé à l'action par un petit enfant”, dit Jessie en essayant de glousser.

Ils commencèrent à descendre le long escalier, Daughton en premier, suivi par Mel, Jessie et Kyle pendant que Teddy fermait la marche. Au bout d'une minute, Daughton avait pris beaucoup d'avance sur eux et Mel se précipita pour le rattraper. Jessie entendait les hommes parler derrière elle mais ne comprenait pas vraiment ce qu'ils disaient. De plus, avec ces marches dangereuses, elle hésitait à se retourner pour l'apprendre.

A environ mi-course, elle vit une fille de l'âge d'une étudiante remonter l'escalier. Elle ne portait qu'un bikini et des tongs et avait un sac de plage qui lui pendait à l'épaule. Ses cheveux étaient encore mouillés par l'eau de mer et des gouttes de sueur coulaient sur la partie de sa peau bronzée que l'on voyait. Elle était étonnamment pulpeuse et son maillot de bain, qui ne cachait rien de ses formes, donnait l'impression qu'il allait se déchirer à plusieurs endroits à la fois. Jessie essaya de ne pas la regarder fixement quand ils passèrent et se demanda si Kyle faisait de même.

“Elle a un beau cul, celle-là”, entendit-elle Teddy dire quelques secondes plus tard.

Jessie se crispa involontairement, pas seulement parce que Teddy avait été vulgaire mais parce que la fille était certainement presque assez proche pour l'entendre. Jessie fut tentée de se retourner et de le gratifier d'un froncement de sourcils quand elle entendit la réponse de Kyle.

“N'est-ce pas ?” ajouta-t-il en ricanant comme un écolier.

Jessie s'arrêta brusquement. Quand Kyle la rejoignit, elle l'attrapa par l'avant-bras. Teddy s'arrêta aussi, l'air étonné.

“Continue, Teddy”, dit-elle avec un sourire de circonstance. “Il faut juste que je parle un peu à mon homme.”

Teddy regarda Kyle d'un air entendu avant de poursuivre son chemin sans commentaire. Quand elle fut sûre qu'il était trop loin pour entendre, elle se tourna vers son mari.

“Je sais que c'est ton ami du lycée”, murmura-t-elle, “mais crois-tu que vous pouvez vous comporter comme si vous y étiez encore ?”

“Quoi ?” demanda-t-il, sur la défensive.

“Cette fille a probablement entendu Teddy et sa remarque déplacée et toi, tu l'as encouragé. Mauvaise idée.”

“Ça n'a rien de dramatique, Jess”, insista-t-il. “Il ne faisait que plaisanter un peu et la fille s'est peut-être sentie flattée.”

“Et elle s'est peut-être sentie choquée. D'une façon ou d'une autre, je préférerais que mon mari ne considère pas les femmes comme des objets sexuels. N'est-ce pas une demande raisonnable ?”

“Bon. Est-ce que tu réagiras comme ça à chaque fois qu'une fille en maillot de bain nous passera à côté ?”

“Je ne sais pas, Kyle. Et toi, vas-tu réagir de la même façon ?”

“Vous venez, les gars ?” leur cria Teddy. Les Carlisle étaient une cinquantaine de marches plus bas sur l'escalier.

“On arrive”, cria Kyle avant de baisser sa voix. “Si tu veux encore le faire.”

Il avança avant qu'elle ait eu le temps de répondre, prenant deux marches à la fois. Jessie se força à expirer longuement et lentement avant de le suivre, espérant qu'elle arriverait à expirer tout son agacement en même temps que l'air de ses poumons.

Nous n'avons même pas fini d'emménager et il commence à se comporter comme la sorte de con que j'ai essayé d'éviter toute ma vie.

Jessie essaya de se souvenir qu'un commentaire maladroit prononcé sous l'influence d'un ami de lycée ne signifiait pas que son mari était en train de se transformer en philistin. Cependant, elle n'arrivait pas à se débarrasser de l'impression désagréable qui lui disait que ce n'était que le commencement.

CHAPITRE TROIS

Cinq minutes plus tard, alors que Jessie bouillait encore sans rien dire, ils entrèrent dans le vestibule du Club Deseo et sentirent avec soulagement l'air conditionné les rafraîchir après cette chaude journée. Jessie regarda autour d'elle et inspecta l'endroit. Elle ne put s'empêcher de se dire que le nom qui, selon Teddy, signifiait “Le Club des Souhaits”, était un peu excessif vu ce qui se trouvait devant elle.

Elle avait presque manqué l'entrée du club, une grande porte en chêne patiné sans panneau indicateur qui donnait accès à un bâtiment d'aspect modeste situé du côté le plus discret du port. Le vestibule en soi était sans intérêt. Il ne contenait qu'un simple pupitre avec une hôtesse brune magnifique de guère plus de vingt ans et en apparence très occupée.

Teddy se pencha vers elle et lui parla doucement. Elle hocha la tête et fit signe au groupe de passer par un petit hall. Ce ne fut qu'au moment où une autre femme, jeune, blonde et aussi belle que la précédente, demanda à Jessie de passer son sac à main dans un panier que Jessie se rendit compte que le vestibule servait aussi de détecteur de métaux de première classe.

Quand ils eurent traversé le vestibule, la femme rendit son sac à Jessie et indiqua qu'elle devait suivre les autres par une deuxième porte en bois qui avait l'air de se fondre dans le mur qui l'entourait. Si Jessie avait été seule, elle aurait pu passer devant la porte sans la voir.

Quand ils eurent passé cette seconde porte, toute la modestie du vestibule du bâtiment disparut rapidement. La pièce circulaire et caverneuse que Jessie observait avait deux niveaux. Le niveau supérieur, où elle était, avait des tables qui entouraient l'étage inférieur, auquel on accédait par un large escalier.

Au milieu de l'étage inférieur, il y avait une petite piste de danse entourée par plusieurs tables. L'endroit entier semblait avoir été conçu en recyclant du bois prélevé sur de vieux bateaux à voile. Les murs étaient composés de planches posées les unes à côté des autres et qui avaient différentes nuances et couleurs. Cet amas n'aurait pas dû donner un beau résultat mais, d'une façon ou d'une autre, c'était une réussite qui donnait à cet espace une apparence nautique qui paraissait révérencieuse, pas vulgaire.

A l'autre bout de la salle se trouvait l'élément le plus impressionnant. Tout le versant du club qui donnait sur l'océan était composé d'une immense vitre en verre dont une moitié se situait au-dessus de l'eau et l'autre moitié au-dessous. Suivant l'endroit où l'on était assis, la vue pouvait révéler l'horizon ou des bancs de poissons qui nageaient sous la surface. C'était incroyable.

On les emmena à une grande table située à l'étage inférieur, où un groupe d'environ quinze personnes les attendait. Teddy et Mel présentèrent Jessie et Kyle mais Jessie n'essaya même pas de se souvenir des noms. Elle apprit qu'il y avait quatre couples avec un total d'environ sept enfants.

En fait, elle sourit et hocha poliment la tête à mesure qu'ils lui fournissaient tous plus d'informations qu'elle ne pouvait en retenir.

“Je suis dans le marketing par les médias sociaux”, lui dit un homme qui s'appelait Roger ou Richard. Il s'agitait constamment et se curait le nez quand il croyait que personne ne regardait.

“Nous choisissons les tentures, ces temps-ci”, dit la femme qui se tenait à côté de lui, une brune à mèches blondes qui était peut-être la femme de l'homme d'à côté mais qui ne regardait que l'homme bronzé qui était assis de l'autre côté de la table.

Les présentations continuèrent. Mel présenta une autre personne. Jessie n'essaya pas sérieusement de se souvenir de son nom mais essaya de glaner quelques informations sur sa vraie identité en fonction de son apparence, de son langage corporel et de son style d'élocution. C'était une sorte de jeu auquel elle recourait souvent quand elle se retrouvait en situation désagréable.

Après les présentations, deux autres jolies filles entrèrent et rassemblèrent tous les enfants, dont Daughton, pour les emmener à la Baie du Pirate qui, selon une des femmes, était le nom de la zone de jeu des enfants. Jessie se dit que l'endroit devait être fascinant car tous les enfants partirent avec les hôtesses sans manifester ne serait-ce qu'une crainte d'être séparés de leurs parents.

Quand ils furent partis, le repas se poursuivit de la façon dont Mel l'avait avertie. Deux femmes, qui étaient jumelles ou qui auraient pu l'être vu leur extrême ressemblance, racontèrent une histoire sur une colonie de vacances religieuse en mettant l'accent sur la voix affreuse qu'avait la célébrante quand elle chantait.

“On aurait dit qu'elle allait accoucher”, dit l'une d'eux pendant que les autres gloussaient admirativement. Jessie, qui n'écoutait déjà pas beaucoup, fut vite perdue parce que les femmes se coupaient mutuellement la parole et parlaient interminablement les unes sur les autres.

Un homme avec une crinière de longs cheveux frisés et un cravate texane qu'il aimait beaucoup trop racontait en détail une partie de hockey à laquelle il avait assisté le printemps dernier. Cependant, cette partie n'avait rien de mémorable. Pendant cinq minutes, il se contenta de préciser qui avait marqué et quand. Jessie attendit jusqu'au bout qu'apparaisse un dénouement, comme si quelqu'un avait lancé une pieuvre sur la glace ou si un fan avait bondi par-dessus le mur, mais il n'y avait pas de dénouement.

“De toute façon, c'était une partie sensationnelle”, finit-il par conclure, et Jessie comprit que c'était le moment où il fallait qu'elle fasse un sourire admiratif.

“La plus belle des histoires”, murmura sèchement Mel, donnant ainsi à Jessie son seul moment de bonheur depuis son arrivée et ce qu'on aurait pu appeler une bouée de sauvetage.

La plus grande partie de la conversation se limita à une discussion des événements du club à venir, dont la Fête de Halloween, la Fête de Rentrée des Bateaux (à l'intérêt mystérieux) et le Bal des Vacances.

“C'est quoi la Fête de Rentrée des …” commença-t-elle à demander avant d'être interrompue par la femme qui était assise deux chaises plus loin et qui hurla quand une serveuse renversa accidentellement un verre d'eau en l'éclaboussant de quelques gouttes.

“Salope”, murmura-t-elle beaucoup trop fort après le départ de la serveuse. Peu après, tous les hommes se levèrent, embrassèrent leur femme et dirent au revoir. Kyle regarda Jessie d'un air perplexe mais les imita.

“J’imagine qu'on se reverra ?” demanda-t-il, confus.

Jessie hocha poliment la tête alors qu'elle ne comprenait pas mieux que Kyle de quoi il s'agissait. On aurait cette scène de Titanic, où tous les hommes s'en allaient après le dîner pour parler d'affaires et de politique dans le fumoir un verre de brandy à la main.

Jessie regarda les hommes avancer parmi les tables jusqu'à atteindre une porte en bois orné qui se trouvait dans le coin de la salle et devant laquelle se tenait un homme musclé peu avenant. On aurait dit qu'il était videur en boîte de nuit, sauf qu'il portait un smoking. Quand les hommes de leur table approchèrent, il s'écarta pour les laisser passer. Il sembla regarder Kyle d'un air sceptique mais Teddy lui murmura quelque chose. Le videur hocha la tête et sourit à Kyle.

Le reste du déjeuner se termina rapidement. Comme Mel l'avait promis, la conversation tourna surtout autour des enfants déjà nés et des enfants à naître car au moins deux des femmes du groupe étaient visiblement enceintes.

“Je suis prête à gifler la prochaine barmaid qui me regardera de travers pendant que j'allaite”, dit une femme du nom de Katlyn ou Kaitlyn. “J'ai été beaucoup trop accommodante après la naissance de Warner.”

“Menace-les d'un procès”, dit la brune aux mèches blondes. “Je l'ai fait et j'ai reçu un bon de cent dollars avec leurs excuses. Le mieux, c'était que personne n'avait rien fait de mal. Je n'ai fait que me plaindre d'un ‘environnement inconfortable’.”

Jessie était la seule non-mère à la table mais elle essaya de participer à la discussion en posant des questions polies sur l'école élémentaire locale (“un trou”) par rapport à celle où elles semblaient toutes envoyer leurs enfants.

Alors que Jessie écoutait leurs opinions divergentes sur les meilleures options de garderie et d'école maternelle ainsi que leur consensus général sur le meilleur supermarché, elle sentit son attention s'égarer. Elle se pinça quelques fois sous la table quand elle entendit les opinions sur les bonnes églises, la meilleure salle de gymnastique locale et où trouver une belle robe pour le Bal des Vacances.

Finalement, elle cessa d'écouter qui disait quoi ou même d'offrir des affirmations de circonstance et assuma le rôle d'observatrice passive comme si elle examinait le comportement en société d'une espèce sauvage exotique.

C'est ça, la vie que je me suis engagée à vivre ? Des déjeuners avec des dames qui se demandent quelle salle de gym a le meilleur cours de spinning ? Est-ce le monde dont Kyle a voulu devenir membre en travaillant comme un malade ? Si tel est le cas, je veux mourir dès maintenant.

A un moment ou à un autre, elle se rendit compte que Mel lui tapotait l'épaule pour lui dire que le déjeuner était fini et qu'il fallait qu'elle aille chercher Daughton. Apparemment, Teddy et Kyle devaient les retrouver dans le vestibule.

Jessie hocha la tête, dit gentiment au revoir aux femmes dont elle avait oublié le nom et suivit Mel jusqu'à la Baie du Pirate sans dire un mot. Elle se sentait désorientée et épuisée et voulait surtout rentrer à la maison, prendre un bain, boire un verre de vin et aller dormir. Elle jeta un coup d’œil à sa montre et fut étonnée quand elle se rendit compte qu'il n'était même pas 13 heures.

*

Elle ne put décompresser que plusieurs heures plus tard. Après son retour chez les Carlisle, où il fallut rester in moment, Jessie et Kyle repartirent finalement chez eux. Jessie dut s'arrêter faire quelques courses à Costco avant de rentrer et imagina les visages désapprobateurs de ses convives.

Plus tard, cette nuit, pendant qu'elle se lavait le visage et que Kyle se brossait les dents, ils s'étaient assez remis pour se raconter un peu leur journée.

“Que s'est-il passé dans la pièce secrète où vous êtes allés ?” demanda-t-elle. “Est-ce qu'ils vous ont fait mettre en slip pour vous donner dix coups de fouet ?”

“En fait, je m'inquiétais un peu de ce qui se trouvait derrière cette porte”, admit Kyle pendant qu'ils allaient dans la chambre. “Cela dit, il s'est avéré que c'était surtout un bar de sports vraiment bien organisé. Ils avaient des matchs à la télévision, un serveur qui passait prendre les commandes et il y avait aussi quelques hommes qui mettaient ou enlevaient leur tenue de golf.”

“Pas de fumoir ni de brandy, alors ?” demanda-t-elle en se demandant s'il comprendrait la référence.

“Je n'en ai pas vu mais j'ai quand même remarqué Leonardo DiCaprio qui errait sans but dans la loge.”

“Bravo, mon mari”, dit admirativement Jessie en se mettant au lit. “Tu es encore doué.”

“Merci, chère épouse”, répondit-il en se glissant sous les couvertures à côté d'elle. “En fait, j'ai entendu dire qu'il y avait un fumoir pour amateurs de cigares quelque part mais je ne l'ai pas cherché. Je crois qu'il est caché dans un coin qui échappe aux règles du club, où il est interdit de fumer, mais je parie que j'aurais pu avoir un brandy si j'avais demandé.”

“Tu as rencontré quelqu'un d'intéressant ?” demanda-t-elle d'un air sceptique en éteignant la lampe de la chambre.

“Étonnamment, oui”, dit-il. “Ils étaient tous très cool et, comme deux d'entre eux cherchaient des investissements potentiels, ça les a rendus intéressants pour moi. Je crois que ce club pourrait être une vraie ressource pour les opportunités d'affaires. Et toi ?”

“Tout le monde était très gentil”, dit Jessie sur un ton hésitant en espérant que l'obscurité de la chambre cacherait son front plissé. “Elles ont été sympathiques et m'ont proposé de m'aider pour tout ce qui me faisait besoin.”

“Pourquoi est-ce que j'entends un ‘mais’ dans ce que tu dis ?”

“Non, c'est juste que, quand j'ai été seule avec elles, ces femmes n'ont pas arrêté de parler d'enfants, d'école et de famille. Elles n'ont mentionné ni leur travail ni les événements actuels. Ça m'a juste semblé très provincial.”

“Peut-être voulaient-elles juste éviter les sujets à controverse pendant qu'ils mangeaient avec une nouvelle ?” suggéra Kyle.

“Le travail, c'est un sujet à controverse, de nos jours ?”

“Je ne sais pas, Jessie. Es-tu sûre que tu ne surinterprètes pas un rassemblement innocent ?”

“Je ne suggère pas que ce sont les Femmes de Stepford, rien de la sorte”, insista-t-elle, “mais, en dehors de Mel, elles étaient constamment narcissiques. Je ne suis pas sûre qu'elles pensent au monde qui existe au-delà de leurs fenêtres. Je dis juste que, au bout d'un moment, l'ambiance a commencé à me paraître un peu … étouffante.”

Kyle se redressa dans le lit.

“Cette expression me paraît familière”, dit-il d'une voix préoccupée. “Ne m'en veux pas mais, la dernière fois que tu as parlé de sensation d'étouffement, c'était quand —”

“Je me souviens de la dernière fois”, coupa-t-elle, agacée. “Ce n'est pas la même chose.”

“OK”, répondit-il délicatement, “mais tu me comprendras sans doute si je te demande si tu es à l'aise avec tes médicaments ces temps-ci. Est-ce que le dosage fait encore effet ? Est-ce que tu penses que tu devrais peut-être prendre rendez-vous chez le Dr Lemmon ?”

“Je vais bien, Kyle”, dit-elle en sortant du lit. “Il ne s'agit pas que de ça. Ne puis-je pas exprimer quelques réserves sans que tu en tires des conclusions hâtives ?”

“Bien sûr”, dit-il. “Je suis désolé. Reviens au lit, s'il te plaît.”

“Je veux dire, soyons sérieux. Tu n'étais pas là. Pendant que tu te détendais avec les garçons, j'avais un sourire artificiel au visage pendant que ces femmes critiquaient les serveuses de café. Ce n'est pas un problème médical. C'est un problème de type ‘ces filles sont affreuses’.”

“Je suis désolé, Jess”, répéta-t-il. “Je n'aurais pas dû supposer que c'étaient les médicaments.”

Jessie le regarda, déchirée entre son désir de le pardonner et celui de le punir un peu plus. Elle décida de ne faire ni l'un ni l'autre.

“Je reviens dans quelques minutes”, dit-elle. “Il faut juste que je décompresse. Au cas où tu dormirais quand je reviendrai, je te dis bonne nuit maintenant.”

“OK”, dit-il à contrecœur. “Bonne nuit. Je t'aime.”

“Bonne nuit”, dit-elle en lui donnant un baiser en dépit de son manque d'enthousiasme présent. “Je t'aime, moi aussi.”

Elle quitta la chambre et erra dans la maison en attendant que son agacement se dissipe pendant qu'elle allait de pièce en pièce. Elle essaya de ne plus penser au dédain de Kyle mais il revenait sans cesse et l'énervait malgré tous ses efforts.

Elle s'était juste assez calmée pour repartir se coucher quand elle entendit le même craquement distant que la nuit dernière, sauf que, cette nuit, il n'était pas aussi distant. Elle suivit le son jusqu'à ce qu'elle trouve ce qu'elle pensait en être la source : le grenier.

Dans le vestibule de l'étage, elle s'arrêta juste sous la porte d'accès du grenier. Après un moment d'hésitation, elle saisit la ficelle qui ouvrait la porte et tira fortement dessus. Le craquement lui parut vraiment plus prononcé.

Elle monta à l'échelle aussi discrètement qu'elle le put en essayant de ne pas penser aux conséquences funestes qu'avait toujours cette sorte de décision dans les films d'horreur. Quand elle arriva en haut de l'échelle, elle sortit son téléphone et se servit de la fonctionnalité lampe torche pour fouiller le grenier. Cependant, mis à part quelques vieilles boîtes en carton vides, il n'y avait rien et le craquement s'était arrêté.

Jessie redescendit prudemment, rangea l'échelle et, trop énervée pour dormir, recommença à errer comme une âme en peine. Finalement, elle se retrouva dans la chambre qu'ils avaient prévu d'utiliser pour le bébé quand ils en auraient un, si cela arrivait.

Elle était vide pour l'instant mais Jessie avait déjà imaginé où elle mettrait le berceau. Elle l'imagina contre l'autre mur, avec un mobile qui pendait au-dessus. Elle posa le dos contre le mur et glissa jusqu'au sol pour se retrouver finalement assise avec les genoux devant le visage. Elle passa les bras autour d'eux et serra fort en essayant de se rassurer, de croire que la vie dans ce nouvel endroit étrange serait meilleure que ce qu'elle avait connu jusque là.

Est-ce que j'interprète tout de travers ?

Elle ne put s'empêcher de se demander s'il fallait changer le dosage de ses médicaments. Elle ne savait pas si elle était trop dure avec Kyle ou si elle jugeait les femmes du Club Deseo trop sévèrement. Le fait que Kyle s'adapte si facilement à cet endroit et pas elle reflétait-il les capacités d'adaptation de son mari, la fragilité de son épouse ou les deux à la fois ? Il avait déjà l'air de se sentir chez lui comme s'il vivait déjà ici depuis des années. Elle se demanda si elle atteindrait un jour une telle sérénité.

Elle se dit que c'était peut-être qu'elle était nerveuse parce que son dernier semestre de cours commençait le lendemain et qu'elle allait devoir se remettre à étudier les violeurs, les pédophiles et les assassins. De plus, elle ne savait pas si ce craquement qu'elle entendait tout le temps était réel ou imaginaire. Ces temps-ci, elle n'était pas sûre de grand-chose et ça l'effrayait.

Age restriction:
16+
Release date on Litres:
10 October 2019
Volume:
301 p. 3 illustrations
ISBN:
9781640296657
Download format:
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First book in the series "Un roman à suspense psychologique avec Jessie Hunt"
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