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Mémoires pour servir à l'Histoire de France sous Napoléon, Tome 1

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§ XI

La séance s'ouvrit enfin. Émile Gaudin monta à la tribune, peignit vivement les dangers de la patrie, et proposa de remercier le conseil des anciens des mesures de salut public dont il avait pris l'initiative, et de lui demander, par un message, qu'il fît connaître sa pensée toute entière. En même temps, il proposa de nommer une commission de sept personnes pour faire un rapport sur la situation de la république.

Les vents, renfermés dans les outres d'Éole, s'en échappant avec furie, n'excitèrent jamais une plus grande tempête. L'orateur fut précipité avec fureur en bas de la tribune. L'agitation devint extrême.

Delbred demanda que les membres prêtassent de nouveau serment à la constitution de l'an III. Lucien, Boulay et leurs amis, pâlirent. L'appel nominal eut lieu.

Pendant cet appel nominal, qui dura plus de deux heures, les nouvelles de ce qui se passait circulèrent dans la capitale. Les meneurs de l'assemblée du manège, les tricoteuses, etc., accoururent. Jourdan et Augereau se tenaient à l'écart; croyant Napoléon perdu, ils s'empressèrent d'arriver. Augereau s'approcha de Napoléon, et lui dit: «Eh bien! vous voici dans une jolie position!» – Augereau, reprit Napoléon, souviens-toi d'Arcole: les affaires paraissaient bien plus désespérées. Crois-moi, reste tranquille, si tu ne veux pas en être la victime. Dans une demi-heure tu verras comme les choses tourneront.

L'assemblée paraissait se prononcer avec tant d'unanimité, qu'aucun député n'osa refuser de prêter serment à la constitution: Lucien lui-même y fut contraint. Des hurlements, des bravos, se faisaient entendre dans toute la salle. Le moment était pressant. Beaucoup de membres, en prononçant ce serment, y ajoutèrent des développements, et l'influence de tels discours pouvaient se faire sentir sur les troupes. Tous les esprits étaient en suspens: les zélés devenaient neutres; les timides avaient déja changé de bannière. Il n'y avait pas un instant à perdre. Napoléon traversa le salon de Mars, entra au conseil des anciens, et se plaça vis-à-vis le président. (C'était la barre.)

«Vous êtes sur un volcan, leur dit-il: la république n'a plus de gouvernement; le directoire est dissous; les factions s'agitent; l'heure de prendre un parti est arrivée. Vous avez appelé mon bras et celui de mes compagnons d'armes au secours de votre sagesse: mais les instants sont précieux; il faut se prononcer. Je sais que l'on parle de César, de Cromwell, comme si l'époque actuelle pouvait se comparer aux temps passés. Non, je ne veux que le salut de la république, et appuyer les décisions que vous allez prendre… Et vous, grenadiers, dont j'aperçois les bonnets aux portes de cette salle, dites-le: vous ai-je jamais trompés? Ai-je jamais trahi mes promesses, lorsque, dans les camps, au milieu des privations, je vous promettais la victoire, l'abondance, et lorsqu'à votre tête, je vous conduisais de succès en succès? Dites-le maintenant: était-ce pour mes intérêts, ou pour ceux de la république?»

Le général parlait avec véhémence. Les grenadiers furent comme électrisés; et, agitant en l'air leurs bonnets, leurs armes, ils semblaient tous dire: Oui, c'est vrai! il a toujours tenu parole!

Alors un membre (Linglet) se leva, et d'une voix forte dit: «Général, nous applaudissons à ce que vous dites: jurez donc avec nous obéissance à la constitution de l'an III, qui peut seule maintenir la république.»

L'étonnement que causa ces paroles produisit le plus grand silence.

Napoléon se recueillit un moment; après quoi, il reprit avec force: «La constitution de l'an III, vous n'en avez plus: vous l'avez violée au 18 fructidor, quand le gouvernement a attenté à l'indépendance du corps-législatif; vous l'avez violée au 30 prairial an VII, quand le corps-législatif a attenté à l'indépendance du gouvernement; vous l'avez violée au 22 floréal, quand, par un décret sacrilège, le gouvernement et le corps-législatif ont attenté à la souveraineté du peuple, en cassant les élections faites par lui. La constitution violée, il faut un nouveau pacte, de nouvelles garanties.»

La force de ce discours, l'énergie du général, entraînèrent les trois quarts des membres du conseil, qui se levèrent en signe d'approbation. Cornudet et Régnier parlèrent avec force dans le même sens: un membre s'éleva contre; il dénonça le général comme le seul conspirateur qui voulait attenter à la liberté publique. Napoléon interrompit l'orateur, déclara qu'il avait le secret de tous les partis, que tous méprisaient la constitution de l'an III; que la seule différence qui existait entre eux était que les uns voulaient une république modérée, où tous les intérêts nationaux, toutes les propriétés, fussent garantis; tandis que les autres voulaient un gouvernement révolutionnaire, motivé sur les dangers de la patrie. En ce moment on vint prévenir Napoléon que, dans le conseil des cinq-cents, l'appel nominal était terminé, et que l'on voulait forcer le président Lucien à mettre aux voix la mise hors la loi de son frère. Napoléon se rend aussitôt aux cinq-cents, entre dans la salle, le chapeau bas, ordonne aux officiers et soldats qui l'accompagnent de rester aux portes; il voulait se présenter à la barre pour rallier son parti, qui était nombreux, mais qui avait perdu tout ralliement et toute audace. Mais, pour arriver à la barre, il fallait traverser la moitié de la salle, parce que le président siégeait sur un des côtés latéraux. Lorsque Napoléon se fut avancé seul au tiers de l'orangerie, deux ou trois cents membres se levèrent subitement, en s'écriant: Mort au tyran! à bas le dictateur!

Deux grenadiers que l'ordre du général avait retenus à la porte, et qui n'avaient obéi qu'à regret et en lui disant, «Vous ne les connaissez pas, ils sont capables de tout,» culbutèrent, le sabre à la main, ce qui s'opposait à leur passage, pour rejoindre leur général, l'investir et le couvrir de leurs corps. Tous les autres grenadiers suivirent cet exemple et entraînèrent Napoléon en dehors de la salle. Dans ce tumulte, l'un d'eux nommé Thomé fut légèrement blessé d'un coup de poignard; un autre reçut plusieurs coups dans ses habits.

Le général descendit dans la cour du château, fit battre au cercle, monta à cheval, et harangua les troupes: «J'allais, dit-il, leur faire connaître les moyens de sauver la république, et de nous rendre notre gloire. Ils m'ont répondu à coups de poignard. Ils voulaient ainsi réaliser le desir des rois coalisés. Qu'aurait pu faire de plus l'Angleterre!

«Soldats, puis-je compter sur vous?»

Des acclamations unanimes répondirent à ce discours. Napoléon aussitôt ordonna à un capitaine d'entrer avec dix hommes dans la salle des cinq-cents, et de délivrer le président.

Lucien venait de déposer sa toge. «Misérables! s'écriait-il, vous exigez que je mette hors la loi mon frère, le sauveur de la patrie, celui dont le nom seul fait trembler les rois! Je dépose les marques de la magistrature populaire; je me présente à cette tribune comme défenseur de celui que vous m'ordonnez d'immoler sans l'entendre.»

En disant ces mots, il quitte le fauteuil et s'élance à la tribune. L'officier de grenadiers se présente alors à la porte de la salle, en criant, Vive la république! On croit que les troupes envoient une députation pour exprimer leur dévouement aux conseils. Ce capitaine est accueilli par un mouvement d'allégresse. Il profite de cette erreur, s'approche de la tribune, s'empare du président, en lui disant à voix basse, C'est l'ordre de votre frère. Les grenadiers crient en même temps, A bas les assassins!

A ces cris, la joie se change en tristesse; un morne silence témoigne l'abattement de toute l'assemblée. On ne met aucun obstacle au départ du président, qui sort de la salle, se rend dans la cour, monte à cheval, et s'écrie de sa voix de Stentor: «Général, et vous, soldats, le président du conseil des cinq-cents vous déclare que des factieux, le poignard à la main, en ont violé les délibérations. Il vous requiert d'employer la force contre ces factieux. Le conseil des cinq-cents est dissous.

«Président, répondit le général, cela sera fait.»

Il ordonne en même temps à Murat de se porter dans la salle en colonne serrée. En cet instant le général B*** osa lui demander cinquante hommes pour se placer en embuscade sur la route et fusiller les fuyards. Napoléon ne répondit à sa demande qu'en recommandant aux grenadiers de ne pas commettre d'excès. «Je ne veux pas, leur dit-il, qu'il y ait une goutte de sang versée.»

Murat se présente à la porte, et somme le conseil de se séparer. Les cris, les vociférations continuent. Le colonel Moulins, aide-de-camp de Brune, qui venait d'arriver de Hollande, fait battre la charge. Le tambour mit fin à ces clameurs. Les soldats entrent dans la salle, la baïonnette en avant. Les députés sautent par les fenêtres, et se dispersent en abandonnant les toges, les toques, etc.: en un instant la salle fut vide. Les membres de ce conseil qui s'étaient le plus prononcés, s'enfuient en toute hâte jusqu'à Paris.

Une centaine de députés des cinq-cents se rallièrent au bureau et aux inspecteurs de la salle. Ils se rendirent en corps au conseil des anciens. Lucien fit connaître que les cinq-cents avaient été dissous sur son réquisitoire; que chargé de maintenir l'ordre dans l'assemblée, il avait été environné de poignards; qu'il avait envoyé des huissiers pour réunir de nouveau le conseil; que rien n'était contraire aux formes, et que les troupes n'avaient fait qu'obéir à son réquisitoire. Le conseil des anciens, qui voyait avec inquiétude ce coup d'autorité du pouvoir militaire, fut satisfait de cette explication. A onze heures du soir, les deux conseils se réunirent de nouveau, ils étaient en très-grande majorité. Deux commissions furent chargées de faire leur rapport sur la situation de la république. On décréta, sur le rapport de Béranger, des remerciements à Napoléon et aux troupes. Boulay de la Meurthe aux Cinq-cents, Villetard aux Anciens, exposèrent la situation de la république et les mesures à prendre. La loi du 19 brumaire fut décrétée; elle ajournait les conseils au 1er ventose suivant; elle créait deux commissions de vingt-cinq membres chacune, pour les remplacer provisoirement. Elles devaient aussi préparer un code civil. Une commission consulaire provisoire, composée de Siéyes, Roger-Ducos et Napoléon, fut chargée du pouvoir exécutif.

 

Cette loi mit fin à la constitution de l'an III.

Les consuls provisoires se rendirent le 20, à deux heures du matin, dans la salle de l'orangerie où s'étaient réunis les deux conseils. Lucien, président, leur adressa la parole en ces termes:

Citoyens consuls,

Le plus grand peuple de la terre vous confie ses destinées. Sous trois mois l'opinion vous attend. Le bonheur de 30 millions d'hommes, la tranquillité intérieure, les besoins des armées, la paix, tel est le mandat qui vous est donné. Il faut sans doute du courage et du dévouement pour se charger d'aussi importantes fonctions: mais la confiance du peuple et des guerriers vous environne, et le corps-législatif sait que vos ames sont tout entières à la patrie. Citoyens consuls; nous venons, avant de nous ajourner, de prêter le serment que vous allez répéter au milieu de nous: le serment sacré de «fidélité inviolable à la souveraineté du peuple, à la république française une et indivisible, à la liberté, à l'égalité, et au systême représentatif.»

L'assemblée se sépara, et les consuls se rendirent à Paris, au palais du Luxembourg.

La révolution du 18 brumaire fut ainsi consommée.

Siéyes, pendant le moment le plus critique, était resté dans sa voiture à la grille de Saint-Cloud, afin de pouvoir suivre la marche des troupes. Sa conduite dans le danger fut convenable; il fit preuve de fermeté, de résolution et de sang-froid.

MÉMOIRES DE NAPOLÉON

CONSULS PROVISOIRES

État de la capitale. – Proclamation de Napoléon. – Première séance des consuls; Napoléon, président. – Ministère: divers changements. – Maret, Dubois-Crancé, Robert-Lindet, Gaudin, Reinhart, Forfait, Laplace. – Premiers actes des consuls. – Honneurs funèbres rendus au pape. – Naufragés de Calais. Nappertandy, Blackwell. – Suppression de la fête du 21 janvier. – Entrevue de deux agents royalistes avec Napoléon. – Vendée. Châtillon, Bernier, d'Autichamp; Georges. – Pacification. Discussion sur la constitution. – Opinions de Siéyes et de Napoléon. – Daunou. – Constitution. – Nomination des consuls Cambacérès, Lebrun.

§ 1er

On se peindrait difficilement les angoisses qu'avait éprouvées la capitale, pendant cette révolution du 18 brumaire; les bruits les plus sinistres circulaient partout, on disait Napoléon renversé, on s'attendait au règne de la terreur. C'était encore moins le danger de la chose publique qui effrayait, que celui où chaque famille allait se trouver.

Sur les neuf heures du soir, les nouvelles de Saint-Cloud se répandirent, et l'on apprit les évènements arrivés; alors la joie la plus vive succéda aux plus cruelles alarmes. La proclamation suivante fut faite aux flambeaux.

Proclamation de Napoléon

Citoyens!

«A mon retour à Paris, j'ai trouvé la division dans toutes les autorités, et l'accord établi sur cette seule vérité que la constitution était à moitié détruite et ne pouvait plus sauver la liberté. Tous les partis sont venus à moi, m'ont confié leurs desseins, dévoilé leurs secrets, et m'ont demandé mon appui; j'ai refusé d'être l'homme d'un parti. Le conseil des anciens m'a appelé. J'ai répondu à son appel. Un plan de restauration générale avait été concerté par des hommes en qui la nation est accoutumée à voir des défenseurs de la liberté, de l'égalité, de la propriété; ce plan demandait un examen calme, libre, exempt de toute influence et de toute crainte. En conséquence le conseil des anciens a résolu la translation du corps-législatif à Saint-Cloud. Il m'a chargé de la disposition de la force nécessaire à son indépendance. J'ai cru devoir à nos concitoyens, aux soldats périssant dans nos armées, à la gloire acquise au prix de leur sang, d'accepter le commandement. Les conseils se rassemblent à Saint-Cloud; les troupes républicaines garantissent la sûreté au dehors; mais des assassins établissent la terreur au dedans. Plusieurs députés du conseil des cinq-cents, armés de stylets et d'armes à feu, font circuler autour d'eux des menaces de mort. Les plans qui devaient être développés sont resserrés, la majorité désorganisée, les orateurs les plus intrépides déconcertés, et l'inutilité de toute proposition sage, évidente. Je porte mon indignation et ma douleur au conseil des anciens: je lui demande d'assurer l'exécution de mes généreux desseins; je lui représente les maux de la patrie qui les ont fait concevoir. Il s'unit à moi par de nouveaux témoignages de sa constante volonté. Je me présente au conseil des cinq-cents, seul, sans armes, la tête découverte, tel que les anciens m'avaient reçu et applaudi. Je venais rappeler à la majorité sa volonté et l'assurer de son pouvoir. Les stylets qui menaçaient les députés sont aussitôt levés sur leur libérateur. Vingt assassins se précipitent sur moi et cherchent ma poitrine. Les grenadiers du corps législatif, que j'avais laissés à la porte de la salle, accourent et se mettent entre les assassins et moi. L'un de ces braves grenadiers (Thomé) est frappé d'un coup de stylet dont ses habits sont percés. Ils m'enlèvent. Au même moment, des cris de hors la loi se font entendre contre le défenseur de la loi. C'était le cri farouche des assassins contre la force destinée à les réprimer. Ils se pressent autour du président, la menace à la bouche, les armes à la main; ils lui ordonnent de prononcer la mise hors la loi. L'on m'avertit, je donne ordre de l'arracher à leur fureur, et dix grenadiers du corps-législatif entrent au pas de charge dans la salle et la font évacuer. Les factieux intimidés se dispersent et s'éloignent. La majorité, soustraite à leurs coups, rentre librement et paisiblement dans la salle de ses séances, entend les propositions qui devaient lui être faites pour le salut public; délibère et prépare la résolution salutaire qui doit devenir la loi nouvelle et provisoire de la république. Français! vous reconnaîtrez sans doute à cette conduite le zèle d'un soldat de la liberté, d'un citoyen dévoué à la république. Les idées conservatrices, tutélaires, libérales, sont rentrées dans leurs droits par la dispersion des factieux qui opprimaient les conseils, et qui, pour n'être pas devenus les plus odieux des hommes, n'ont pas cessé d'être les plus misérables.»

§ II

Dans la matinée du 11 novembre, les consuls tinrent leur première séance. Il s'agissait d'abord de nommer à la présidence. La question devait être décidée par le suffrage de Roger-Ducos; l'opinion de celui-ci avait toujours été, dans le directoire, subordonnée à celle de Siéyes; ce dernier s'attendait donc à lui voir tenir une pareille conduite dans le consulat. Il en fut tout autrement. Le consul Roger-Ducos, à peine entré dans le cabinet, dit, en se tournant vers Napoléon: «Il est bien inutile d'aller aux voix pour la présidence; elle vous appartient de droit.» Napoléon prit donc le fauteuil. Roger-Ducos continua de voter dans le sens de Napoléon. Il eut même avec Siéyes de vives explications à ce sujet; mais il resta inébranlable dans son système. Cette conduite était le résultat de la conviction où il était, que Napoléon seul pouvait tout rétablir et tout maintenir. Roger-Ducos n'était pas un homme d'un grand talent; mais il avait le sens droit et était bien intentionné.

Le secrétaire du directoire Lagarde ne jouissait pas d'une réputation à l'abri du reproche. Maret, depuis duc de Bassano, fut nommé à cette place. Il était né à Dijon. Il montra de l'attachement aux principes de la révolution de 89. Il fut employé dans les négociations avec l'Angleterre avant le 10 août; depuis il traita avec lord Malmesbury à Lille. Maret est un homme très-habile, d'un caractère doux, de fort bonnes manières, d'une probité et d'une délicatesse à toute épreuve. Il avait échappé au règne de la terreur; ayant été arrêté avec Sémonville comme il traversait le pays des Grisons pour se rendre à Venise, devant de là se rendre à Naples en qualité d'ambassadeur. Après le 9 thermidor il fut échangé contre Madame fille de Louis XVI, qui était alors prisonnière au Temple.

La première séance des consuls dura plusieurs heures. Siéyes avait espéré que Napoléon ne se mêlerait que des affaires militaires, et lui laisserait la conduite des affaires civiles; mais il fut très-étonné lorsqu'il reconnut que Napoléon avait des opinions faites sur la politique, sur les finances, sur la justice, même sur la jurisprudence, et enfin sur toutes les branches de l'administration; qu'il soutenait ses idées avec une logique pressante et serrée, et qu'il n'était pas facile à convaincre. Il dit le soir en entrant chez lui, en présence de Chazal, Talleyrand, Boulay, Rœdérer, Cabanis, etc.: «Messieurs, vous avez un maître, Napoléon veut tout faire, sait tout faire, et peut tout faire. Dans la position déplorable où nous nous trouvons, il vaut mieux nous soumettre que d'exciter des divisions qui ameneraient une perte certaine.»

§ III

Le premier acte du gouvernement fut l'organisation du ministère. Dubois-Crancé était ministre de la guerre. Il était incapable de remplir de telles fonctions; c'était un homme de parti, peu estimé, et qui n'avait aucune habitude du travail et de l'ordre. Ses bureaux étaient occupés par des gens de la faction, qui, au lieu de faire leur besogne, passaient le temps en délibérations; c'était un vrai chaos. On aura peine à croire que Dubois-Crancé ne put fournir au consul un seul état de situation de l'armée. Berthier fut nommé ministre de la guerre. Il fut obligé d'envoyer de suite une douzaine d'officiers dans les divisions militaires et aux corps d'armée, pour obtenir les états de situation des corps, leur emplacement, l'état de leur administration. Le bureau de l'artillerie était le seul où l'on eût des renseignements. Un grand nombre de corps avaient été créés, tant par les généraux que par les administrations départementales; ils existaient sans qu'on le sût au ministère. On disait à Dubois-Crancé: «Vous payez l'armée, vous pouvez du moins nous donner les états de la solde. – Nous ne la payons pas. – Vous nourrissez l'armée, donnez-nous les états du bureau des vivres. – Nous ne la nourrissons pas. – Vous habillez l'armée, donnez-nous les états du bureau de l'habillement. – Nous ne l'habillons pas.»

L'armée dans l'intérieur était payée au moyen des violations de caisse; elle était nourrie et habillée au moyen des requisitions, et les bureaux n'exerçaient aucun contrôle. Il fallut un mois avant que le général Berthier pût avoir un état de l'armée, et ce ne fut qu'alors qu'on put procéder à sa réorganisation.

L'armée du nord était en Hollande; elle venait d'en chasser les Anglais. Sa situation était satisfaisante. La Hollande, d'après les traités, fournissait à tous ses besoins.

Les armées du Rhin et de l'Helvétie souffraient beaucoup; le désordre y était extrême.

L'armée d'Italie acculée sur la rivière de Gênes était sans subsistances et privée de tout. L'insubordination y était devenue telle, que des corps quittaient sans ordre leur position devant l'ennemi pour se porter sur des points où ils espéraient trouver des vivres.

L'administration ayant été améliorée, la discipline fut bientôt rétablie.

– Le ministère des finances était occupé par Robert Lindet, qui avait été membre du comité de salut public, du temps de Robespierre. C'était un homme probe, mais n'ayant aucune des connaissances nécessaires pour l'administration des finances d'un grand empire. Sous le gouvernement révolutionnaire, il avait cependant obtenu la réputation d'un grand financier; mais sous ce gouvernement, le vrai ministre des finances, c'était le prote de la planche aux assignats.

– Lindet fut remplacé par Gaudin, depuis duc de Gaëte, qui avait occupé pendant long-temps la place de premier commis des finances. C'était un homme de mœurs douces et d'une sévère probité.

Le trésor était vide, il ne s'y trouvait pas de quoi expédier un courrier. Toutes les rentrées se faisaient en bons de requisitions, cédules, rescriptions, papiers de toutes espèces avec lesquels on avait dévoré d'avance toutes les recettes de l'armée. Les fournisseurs, payés avec des délégations, puisaient eux-mêmes directement dans la caisse des receveurs, au fur et à mesure des rentrées, et cependant ils ne faisaient aucun service. La rente était à six francs. Toutes les sources étaient taries, le crédit anéanti; tout était désordre, dilapidation, gaspillage. Les payeurs, qui faisaient en même temps les fonctions de receveurs, s'enrichissaient par un agiotage d'autant plus difficile à réprimer, que tous ces papiers avaient des valeurs réelles différentes.

 

Le nouveau ministre Gaudin prit des mesures qui mirent un frein aux abus, et rétablirent la confiance. Il supprima l'emprunt forcé et progressif5.

Plusieurs citoyens offrirent au gouvernement des sommes considérables. Le commerce de Paris remplit un emprunt de 12 millions; ce qui dans ce moment était d'une grande importance. La vente des domaines de la maison d'Orange que la France s'était réservée par le traité de la Haye fut négociée et produisit 24 millions. On créa pour 150 millions de bons de rescription de rachats de rente.

Les impositions directes ne rentraient pas à cause du retard qu'éprouvait la confection des rôles. Le ministre créa une commission des contributions publiques. L'assemblée constituante, dont les principes en administration étaient fautifs, parce qu'ils étaient le résultat d'une vaine théorie et non le fruit de l'expérience, avait chargé les municipalités de la formation des rôles qui étaient rendus exécutoires par la décision des administrateurs de département. Cette organisation était désastreuse; on y fut peu sensible: en 1792, 93, 94, les assignats pourvoyaient à tout. Lors de la constitution de l'an III, cinq mille préposés furent chargés de la formation des rôles. On avait adopté en même temps une administration mixte qui coûtait 5 millions d'extraordinaire, et n'atteignait pas plus le but que la loi de la constituante. Gaudin, éclairé par l'expérience, confia la confection de ces rôles à cent directeurs généraux ayant sous eux cent inspecteurs et huit cent quarante contrôleurs, qui ne coûtaient que 3 millions. L'économie était de 2 millions.

Il créa la caisse d'amortissement, soumit les receveurs des finances à un cautionnement du vingtième de leurs recettes, et organisa le systême des obligations des receveurs-généraux, payables par douzième par mois du montant de leurs recettes. Dès ce moment, toutes les contributions directes rentrèrent au trésor avant le commencement de l'exercice et en masse; il put en disposer pour le service dans toutes les parties de la France. Il n'y eut plus aucune incertitude que les recouvrements éprouvassent plus ou moins de retard, ou s'opérassent avec plus ou moins d'activité; cela n'influait pas sur les opérations du trésor. Cette loi a été une des sources de la prospérité et de l'ordre qui ont depuis régné dans les finances.

La république possédait pour 40 millions de rentes en forêts; mais elles étaient mal administrées: la régie de l'enregistrement, préposée pour recevoir ce revenu, celui du timbre, et exercer des droits domaniaux, ne convenait pas pour diriger une administration qui exigeait des connaissances particulières et de l'activité. Le ministre Gaudin établit une administration spéciale. Ce changement excita des réclamations. On craignit de voir se renouveler les abus attachés à l'ancienne administration des eaux et forêts. On établit, disait-on, l'administration; on ne tardera pas à établir sa juridiction, les tribunaux spéciaux; nous verrons renaître tous les abus qui ont excité nos réclamations en 1789. Ces craintes étaient chimériques: les abus de l'ancienne administration avaient disparu pour toujours, et la nouvelle administration forestière soigna bien l'aménagement des forêts, leur vente, leur coupe, et porta une attention toute particulière aux semis et plantations. Elle fit aussi rentrer au domaine une grande quantité de bois usurpés par les communes ou les particuliers; enfin elle n'eut que de bons effets, et se concilia l'opinion publique.

Tout ce qu'il est possible de faire en peu de jours, pour détruire les abus d'un régime vicieux et fâcheux, remettre en honneur les principes du crédit et de la modération, le ministre Gaudin le fit. C'était un administrateur, de probité et d'ordre, qui savait se rendre agréable à ses subordonnés, marchant doucement, mais sûrement. Tout ce qu'il fit et proposa dans ces premiers moments, il l'a maintenu et perfectionné pendant quinze années d'une sage administration. Jamais il n'est revenu sur aucune mesure, parce que ses connaissances étaient positives et le fruit d'une longue expérience.

Cambacérès conserva le ministère de la justice. Un grand nombre de changements furent faits dans les tribunaux.

Talleyrand avait été renvoyé du ministère des relations extérieures par l'influence de la société du manège. Reinhart qui l'avait remplacé était natif de Wurtemberg. C'était un homme honnête et d'une capacité ordinaire. Cette place était naturellement due à Talleyrand; mais, pour ne pas trop froisser l'opinion publique fort indisposée contre lui, surtout pour les affaires d'Amérique, Reinhart fut conservé dans les premiers moments; d'ailleurs, ce poste était de peu d'importance dans la situation critique où la république se trouvait. On ne pouvait en effet entamer aucune espèce de négociation avant d'avoir rétabli l'ordre dans l'intérieur, réuni la nation, et remporté des victoires sur les ennemis extérieurs.

– Bourdon fut remplacé au ministère de la marine par Forfait, et nommé commissaire de la marine à Anvers. Forfait, né en Normandie, avait la réputation d'être le meilleur ingénieur constructeur de vaisseaux; mais c'était un homme à systême, et il n'a pas justifié ce que l'on attendait de lui. Le ministère de la marine était très-important par la nécessité où se trouvait la république, de secourir l'armée d'Égypte, la garnison de Malte, et les colonies.

– A l'intérieur, le ministre Quinette fut remplacé par Laplace, géomètre du premier rang; mais qui ne tarda pas à se montrer administrateur plus que médiocre; dès son premier travail, les consuls s'aperçurent qu'ils s'étaient trompés: Laplace ne saisissait aucune question sous son vrai point de vue; il cherchait des subtilités partout, n'avait que des idées problématiques, et portait enfin l'esprit des infiniment petits dans l'administration.

– Les nominations furent faites par les consuls d'un commun accord; la première dissension d'opinion eut lieu pour Fouché, qui était ministre de la police. Siéyes le haïssait, et croyait la sûreté du gouvernement compromise, si la direction de la police restait dans ses mains. Fouché, né à Nantes, avait été oratorien avant la révolution; il avait ensuite exercé un emploi subalterne dans son département, et s'était distingué par l'exaltation de ses principes. Député à la convention, il marcha dans la même direction que Collot d'Herbois. Après la révolution de thermidor, il fut proscrit comme terroriste. Sous le directoire, il s'était attaché à Barras, et avait commencé sa fortune dans des compagnies de fournitures, où l'on avait imaginé de faire entrer un grand nombre d'hommes de la révolution: idée qui avait jeté une nouvelle déconsidération sur des hommes que les évènements politiques avaient déja dépopularisés. Fouché, appelé au ministère de la police depuis plusieurs mois, avait pris parti contre la faction du manège qui s'agitait encore, et qu'il fallait détruire; mais Siéyes n'attribuait pas cette conduite à des principes fixes, et seulement à la haine qu'il portait à ces sociétés, où sans aucune retenue, on déclamait constamment contre les dilapidations et contre ceux qui avaient eu part aux fournitures. Siéyes proposait Alquier pour remplacer Fouché: ce changement ne parut pas indispensable; quoique Fouché n'eût pas été dans le secret du 18 brumaire, il s'était bien comporté. Napoléon convenait avec Siéyes, qu'on ne pouvait, en rien, compter sur la moralité d'un tel ministre et sur son esprit versatile, mais enfin sa conduite avait été utile à la république. Nous formons une nouvelle époque, disait Napoléon; du passé, il ne faut nous souvenir que du bien et oublier le mal. L'âge, l'habitude des affaires et l'expérience, ont formé bien des têtes et modifié bien des caractères. Fouché conserva son ministère.

5La loi de l'emprunt forcé et progressif de cent millions avait eu sur les propriétés des effets plus funestes encore que ceux de la loi des ôtages sur la liberté des citoyens. L'emprunt forcé et progressif pesait sur toutes les propriétés agricoles et commerciales, meubles et immeubles. Les citoyens devaient contribuer en vertu d'une cotte délibérée par un jury, et fondée: 1o sur la quotité de l'imposition directe; 2o sur une base arbitraire. Tout contribuable au-dessous de trois cents francs n'était pas passible de cet emprunt. Tout contribuable qui payait cinq cents francs, était taxé aux quatre dixièmes, celui de quatre mille francs et au-dessus, pour la totalité de son revenu. La deuxième base était relative à l'opinion: les parents d'émigrés, les nobles pouvaient être taxés arbitrairement par le jury: l'effet de cette loi fut ce qu'il devait être. L'enregistrement cessa de produire, car il n'y eut plus de transactions. Les domaines nationaux cessèrent de se vendre, car la propriété fut décriée; les riches devinrent pauvres sans que les pauvres devinssent plus riches: cette loi absurde produisit un effet contraire à celui qu'en avaient attendu ses auteurs: elle tarit toutes les sources du revenu public. Le ministre Gaudin ne voulut pas se coucher ni dormir une seule nuit, chargé du porte-feuille des finances, sans avoir rédigé et proposé une loi pour rapporter cette loi désastreuse, qu'il remplaça par vingt-cinq centimes additionnels aux contributions directes ou indirectes, qui rentrèrent sans effort, et produisirent cinquante millions. Les sommes déja versées à l'emprunt forcé, furent reçues à compte sur les centimes additionnels ou liquidées sur le grand-livre.