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Alfred de Musset

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Le jugement sur l'homme est exquis de délicatesse. Il nous aurait rappelé, si nous avions été tenté de l'oublier, qu'on doit parler pieusement des grands poètes: «Quand des hommes pétris de cette argile font quelque chute, dit sir Francis, il ne faut les juger que respectueusement et avec tendresse. Nous qui sommes d'une pâte moins fine et moins sensible, et qui ne pouvons peut-être pas entrer dans les souffrances mystérieuses du génie, dans «ses luttes avec ses anges», nous ne devons pas oublier qu'en un certain sens, mais très réellement, ces hommes-là souffrent pour nous; qu'ils résument en eux nos aspirations inconscientes, qu'ils mettent devant nos yeux le spectacle de combats plus rudes que les nôtres, et que ce sont vraiment les confesseurs de l'humanité. Nous convenons sans difficulté… que beaucoup des premiers poèmes de Musset, ainsi que la Confession, ne seraient pas à leur place dans un salon anglais; que ce sont des ouvrages à réserver à ceux-là seuls qui ont assez de courage, assez d'amour de la vérité et de pureté d'âme, pour que ces tableaux des abîmes de la nature humaine profitent à la saine direction de leur vie. Mais, tout cela accordé, nous ne pensons pas qu'on puisse lire Alfred de Musset sans reconnaître dans son génie quelque chose dont l'histoire de la poésie française n'avait pas encore offert d'exemple.»

L'opinion allemande ne lui a pas été moins favorable. M. Paul Lindau a consacré tout un volume à Musset31. Nous en résumons les conclusions: «Musset, s'il n'est pas le plus grand poète de son temps, en est certainement le tempérament le plus poétique. Personne ne l'égale pour la profondeur de l'intuition poétique, et personne n'est aussi sincère et aussi vrai. Il se peut que ses sentiments soient morbides, mais il les a éprouvés, et l'expression qu'il leur donne est toujours parfaitement loyale. Il hait la comédie du sentiment et les phrases. Il vit dans une crainte perpétuelle de se tromper lui-même… Il aime mieux se mépriser que se mentir à lui-même…»

«Cette absolue probité, cette franchise: voilà ce qui nous captive en lui et nous reprend toujours, ce qui nous le rend si cher. Grillparzer a dit que la source de toute poésie était dans la vérité de la sensation. Toute la poésie de Musset s'explique par cette vérité. Quand il se trompe, c'est de bonne foi…»

M. Paul Lindau rappelle en terminant que Heine «appelait Musset le premier poète lyrique de la France».

Rien n'a manqué à sa gloire, pas même le périlleux honneur de faire école et d'être imité comme peut l'être un poète: par ses procédés, le choix de ses sujets, son vocabulaire, ses manies, ses petits défauts en tous genres. Innombrables furent les chansons, les madrigaux fringants, les petits vers cavaliers et impertinents, les piécettes licencieuses, plus proches de Crébillon fils que de Musset, les Ninon et les Ninette de la rue Bréda, les marquises de contrebande et les Andalouses des Batignolles, dont Alfred de Musset serait aujourd'hui le grand-père responsable devant la postérité, s'il en avait survécu quelque chose. Tout cela est oublié, et c'est un bonheur, car ce n'était pas une famille enviable. Le Musset des bons jours, des grands jours, celui des Nuits, pouvait apporter l'inspiration; il pouvait allumer l'étincelle couvant dans les cœurs; il ne pouvait pas avoir de disciples, car il n'avait pas de procédés, pas de manière, il était le plus personnel des poètes. On ne prend pas à un homme son cœur et ses nerfs, ni sa vision poétique, ni son souffle lyrique; en un mot, on ne lui prend pas son génie, et il n'y avait presque rien à prendre à Musset que son génie.

Les mêmes causes qui l'avaient fait monter si haut dans la faveur des foules détournent maintenant de lui la nouvelle école, celle qui grandit sur les ruines du naturalisme. Nos jeunes gens n'aiment plus le naturel, ni dans la langue, ni dans la pensée, ni dans les sentiments, ni même dans les choses. Le goût du singulier les a ressaisis, et celui des déformations de la réalité. Qu'ils se nomment eux-mêmes décadents ou symbolistes, c'est le romantisme qui renaît dans leurs ouvrages, déguisé et débaptisé, reconnaissable toutefois sous le masque et malgré les changements d'étiquettes. Il est devenu bien plus mystique. Il a perdu cette superbe qui rappelait Corneille et les héroïnes de la Fronde, pour prendre au moral un je ne sais quoi d'affaissé et d'étriqué. Il est servi par un art compliqué et savant, au prix duquel celui du Cénacle n'était que jeu d'enfant, et qui semble un peu byzantin, comparé au libre et puissant développement de la phrase romantique. Il a le sang moins riche, le tempérament plus affiné, mais c'est lui, c'est bien lui. Quel intérêt pouvait offrir le poète du Souvenir, avec ses chagrins si simples, à la portée de tous, et son français classique, à nos curieux de sensations rares, aux inventeurs de l'écriture décadente? Aussi l'ont-ils dédaigné.

La violence de ses sentiments lui a aussi beaucoup nui auprès des nouvelles générations. Celles-ci contemplent avec étonnement les emportements de passion et les déploiements de sensibilité des gens de 1830. Elles sont ou trop pratiques ou trop intellectuelles pour se dévorer le cœur; les maux que Musset a tour à tour maudits et bénis avec une égale véhémence ne leur inspirent que la pitié ironique qu'on accorde aux malheurs ridicules. Quel attrait peut avoir une poésie toute de sentiment et de passion, aux yeux d'une jeunesse pour qui le sentiment est une faiblesse, l'amour une infirmité? Aucun assurément. Et elle a délaissé Musset, qu'elle trouvait aussi démodé par le fond que par la forme.

Il attendra. Son grand tort, c'est d'être encore trop près de nous. Les idées et les formes littéraires de la veille choquent toujours, parce qu'elles sont une gêne, et qu'on a hâte de s'en délivrer. Ce n'est que lorsqu'elles ont définitivement cédé la place et qu'elles ne font plus obstacle à personne, qu'on les juge impartialement. Ainsi Lamartine, après une éclipse presque totale, émerge en ce moment même des nuées qui l'avaient enveloppé. Ainsi Vigny a une seconde aurore, plus brillante que la première. Il est trop tôt pour Musset. Avant d'y revenir, il faut achever de le quitter, et Musset règne toujours sans partage, tyranniquement, sur bien des têtes grisonnantes qui «ne peuvent pas en écouter un autre». Encore quelques années, et les générations qui lui ont été asservies auront achevé de disparaître. Alors; pour lui, ce ne sera pas l'heure de l'oubli; ce sera l'heure de la justice sereine. La postérité fera le tri de son œuvre, et lorsqu'elle tiendra dans le creux de sa main la poignée de feuillets où l'âme de toute une époque frémit et pleure avec Musset, elle dira, comprenant son empire et reprenant le mot de Taine: «C'était plus qu'un poète, c'était un homme».

FIN
31Alfred de Musset, Berlin, 1876.