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Les moments perdus de John Shag

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82
FUMÉE INTERDITE

Ils fument, secrètement, auprès de trois palmiers et d'une broussaille. Je les observe, de ce mur en boue dont une récente rafale a démoli un pan. Ils dispersent du geste la fumée, quand un passant s'approche, mais ils gardent par devers eux celle qu'ils ont en bouche. Ils la soufflent, quand l'intrus s'est éloigné, puis, ils reprennent leur plaisir.

L'un, presque nu, est assis par terre; pour aspirer une bouffée, il baisse la tête jusqu'à ses mains, sourit et remue ses doigts de pied. L'autre, couché sur le dos, se drape d'un reste de gandourah. Il est plus âgé. Je pense qu'il a quinze ans. Lorsque des pas heurtent la route, il se replie brusquement sur sa cigarette. D'ailleurs, aucune émotion ne marque ses traits.

Le soleil éclaire déjà l'envers des palmes, mais il doit allonger encore des ombres durant une lente demi-heure avant de disparaître, pour laisser manger et jouir des bienfaits de la vie l'Arabe, affamé depuis l'aube. Ramadan n'atteint qu'à son dixième jour!… Oui!… oui!… cependant la tentation est si forte de connaître, avant la nuit, le délice de fumer! Les narcisses sentent bon, eux aussi, et propagent un rêve, mais la saison en est flétrie.

Les deux enfants attendent, l'un regardant le ciel, l'autre sa cigarette. Soudain, l'aîné se dresse et raconte une histoire: ses yeux brillent, ses bras, ses mains, ses pieds même, décrivent la belle princesse accompagnée de deux nègres, l'effrit répréhensible et l'eunuque malfaisant… et le plus jeune rit aux éclats, frémit, s'exalte ou bien s'épouvante et tremble… Mais ils ont oublié de cacher leur faute, et chacun d'eux agite sa cigarette, imprudemment.

C'est alors que le vieux berger survenu se hâte, boiteux et borgne, et les invective… Les gamins sont debout, et l'on ne voit bientôt plus, sur le sable, hors d'atteinte, que quatre jambes nues, gambadantes, surmontées d'un peu d'étoffe.

Tougourt.

83
PAROLES DE FANCHON

Il m'a pris les seins; il a baisé ma bouche, puis, il m'a laissée là.—Je me suis couchée pour l'attendre. Il n'aura même pas à faire plier mes reins.—Pour hâter l'heure, je songe, froide et chaude, heureuse et inquiète,—divisée.

Le soleil me caresse, car il est mon ami; l'ombre me caresse, car elle est mon amie. L'air danse sur toute la plaine; les moissonneurs s'en vont à leur collation.—Moi, je reste étendue, les jambes au soleil, la tête dans l'ombre, et je me brûle, et je me glace, et je songe à Zéphyrin.

Il reviendra, dans une heure, mâchonnant encore son pain trempé. Ah! comme je saurai sourire quand il reviendra!… et je cacherai mon regard avec mes mains, et je ferai semblant de dormir, tandis que le jour, autour de moi, continuera sa danse et que les oiseaux, un instant, se tairont.

Il est midi. Je me prépare pour Zéphyrin. Il faut que mes lèvres soient dures et glacées comme les pierres de la source. Il faut que mes jambes et mon ventre soient chauds comme les meules de foin.—Il croira que je dors… mais je regarderai entre mes doigts.

Zéphyrin ne saurait tarder.—Mes jambes chaudes l'étreindront, et, contre le bouclier de mon ventre, il se brûlera jusqu'à défaillir; mais j'ai des bras plus froids que le ruisseau, plus souples que le ruisseau, plus agiles que le ruisseau, et de mes bras frais je l'envelopperai, et, dans mes fraîches mains, je prendrai sa tête, pour la caresser avec mes frais regards.

Il viendra! Saints du Paradis! Il va venir! Il vient! Je l'entends! Il est rouge de soleil; il est tout en sueur; il marche vite… et les oiseaux se remettent à chanter.

Soudain, mon ventre se glace et mes jambes, cependant que mes lèvres semblent avoir déjà bu toute la chaleur du jour.

Oh! voyez comme il m'aime!…

Pourrai-je masquer mes yeux?

84
L'ÉTANG MORT

Les eaux de l'étang étaient si lourdes que la brise ne pouvait les rider, mais un grand nénuphar a fleuri, cette nuit, au centre des eaux vertes et, maintenant, la moindre brise fait trembler la fleur et frémir l'étang.

Ton cœur était insensible à mes prières et je ne pouvais l'émouvoir, mais l'amour a fleuri en toi, cette nuit, et, maintenant, tu souris à mes moindres paroles, et, si je fais un geste, aussitôt, tu me tends les bras.

85
EUTERPE

C'est l'immonde mandoliniste.

Elle se tient sur une estrade, au fond de ce café que hantent les matelots du port, quelques boutiquiers de qualité médiocre, quelques zouaves et les marchandes de poisson.

Elle se vêt de couleurs qui fatiguent l'œil, et son corsage rouge est tendu, extrêmement, sur une poitrine de matrone. Trois roses, dont la teinte est celle du cinabre, fleurissent toujours l'ombre grasse de ses cheveux.

Par des romances qu'elle chante et joue, son rôle est d'élever les consommateurs jusqu'à cette extase dionysiaque où l'on dédaigne l'économie au profit de la boisson. Elle est, au juste, une bacchante assise.

Immense, comme doit l'être un personnage aussi représentatif, elle fait, parfois, crouler une chaise sous elle, Alors on lui apporte un autre siège, et, calme, elle poursuit la chanson interrompue.

Les hymnes qu'elle sait sont au nombre de cinq: l'un est pastoral, l'autre militaire, le troisième élégiaque, le quatrième égrillard… je ne parlerai pas du cinquième, et, pourtant, c'est une bien belle poésie.

La voix de la mandoliniste éclate comme son corsage. Il est doux d'entendre cette femme, dans l'hymne guerrier (nº 2) où elle excelle, dire les ardeurs du combat et le souvenir de la bien-aimée.

Dieu la créa laide et sans grâce, afin que ses auditeurs fussent troublés par la seule harmonie qu'elle répand. Toutefois, quelques-uns la convoitent. Ce n'est point par luxure, mais pour se remplir les bras.

A la plus humble sommation, elle se livre, ainsi qu'on livre un objet sans valeur, car, détachée du monde et vouée tout entière aux joies célestes que dispense la mandoline, elle n'estime plus que les plaisirs de l'esprit.

Ainsi qu'une idole qu'on encense, elle vit dans un perpétuel nuage de fumée, et, vers son nez difforme, les parfums les plus vils montent, comme des implorations. De la rue, les mendiants la contemplent.

Un petit Arabe est presque toujours étendu à ses pieds. Il ne boit pas. Il ne mange pas. Il regarde la déesse, penchée sur sa mandoline dont les notes, vives comme des étincelles, le font rêver de paradis.

Ne méprisez pas cette femme. Sa voix apaise les rixes par un bruit retentissant de caresse; il y passe des rugissements et des orages, de sonores prières et le chant des clairons. Chacun y trouve son compte.

Le vent de la mer lointaine plaît aux amateurs d'aventures; le carillon du clocher natal mouille la paupière des jeunes exilés, et la louange des armées permanentes incite les soldats à la discipline.

Ce n'est plus simplement une mandoliniste. Efforçons-nous de voir en elle une muse pour le commun, et, quand viendra l'heure de la quête, donnez-lui dix centimes,—elle vous sourira.

Oran.

86
UN MONTICELLI

Le parc est éclairé par une lanterne ronde, couleur de miel, pendue à l'horizon, tout au fond d'une allée.—Des princesses, vêtues d'étoffes d'or, se promènent au bras de cavaliers à manteaux rouges. Deux par deux, ils errent sous le feuillage et leurs atours se fondent dans un vague chatoiement quand ils sont pris par l'ombre.—Deux cygnes nagent, côte à côte, sans troubler l'eau bleue. On dirait que, par un caprice singulier, la brise penche les jets d'eau l'un vers l'autre. Des biches, un peu effarouchées, se rassemblent sous un chêne, et des paons font la roue avec un air de provocation. Une large coulée de sang tache le rebord d'un bassin. Deux nègres haussent des flambeaux. Un fichu de dentelle, un petit masque noir et une épée traînent sur un banc de pierre. On entend passer de tendres paroles, des serments, des soupirs, des baisers et des babillages, tandis qu'un petit Eros, tout nu, accoté au fût d'une colonne et n'ayant rien à faire dans ce parc où règne déjà l'amour, tire vers le ciel sombre ses flèches inutiles.

87
EN SOMMEIL

Il fera un excellent soldat, enfreindra toutes les lois du Coran, mangera du porc, boira de l'alcool, n'observera point le Ramadan. Il n'observe plus que les conditions de son contrat, car il s'est loué à la France. Sa religion peut en souffrir. Tant pis. La religion sait attendre. Elle aura son heure.

Tout à coup, le jour où il a fini son temps, il se réveille. Et il sera repris par la vie arabe, complètement, profondément. En revêtant l'ancien burnous, il retrouve son âme ancienne, son ancien jugement, des haines oubliées.—Il sommeillait.

Ne vous semble-t-il pas que cette transformation est d'une beauté assez singulière? J'admire la puissance d'un contrat sur cet homme, comme aussi la puissance de sa première nature qui détruit une si longue habitude.—Et, d'ailleurs, chacun de nous a des périodes où il sommeille pareillement, sans presque se rendre un compte exact de son état, mais la volonté y joue un moindre rôle.

Celui-ci, bourgeois paisible, sera pris par l'aventure, s'y livrera tout entier, puis, un jour, sans avertissement, sans réflexion, redeviendra ce qu'il était avant.—Il s'est réveillé.

Cet autre, né pour l'aventure, se trouvera mêlé à la vie bourgeoise, paraîtra fait pour elle et s'y plaira, quand brusquement, sa première nature l'ayant repris, il se jettera vers la grand'route, et ce sera parce qu'il a feuilleté un livre de voyages, parce qu'une femme passait dans un rayon de soleil.—Il s'est réveillé.

Mais toi? Mais moi? Quel est notre état présent? Vivons-nous une vie apprêtée ou notre vie native? Jouons-nous un personnage de comédie ou notre vrai personnage? Notre figure est-elle un masque ou un visage? Où en sommes-nous?—Comment le savoir!

 

88
LES MAISONS DE RETRAITE

Il y a quelque temps, je vis, près d'une gare, un enclos où l'on avait réuni de vieilles locomotives déconsidérées.—Ces dames de fer étaient logées là, comme dans un asile. On les y laissait mourir sur des rails hors d'usage, loin des routes enivrantes, loin du peuple fuyard des poteaux télégraphiques, loin des bifurcations, des ponts et des tunnels.—Leur aspect ruineux me faisait pitié à tel point que je pris bientôt l'habitude de leur tenir compagnie durant les chaudes après-midi où le soleil leur rendait un semblant de gloire, en allumant sur leurs flancs quelques rayons d'or,—et nous causions savoureusement du passé, du cher temps passé dont le prestige est innombrable.

Parfois, le passage bruyant d'une jeune locomotive troublait un instant notre bavardage. On la voyait faisant l'importante, pressée de se montrer au monde, luisante, empanachée de noir ou de blanc, parée comme pour un bal… et c'était alors, chez mes vieilles amies, toute une effusion de plaintes, de regrets, de souvenirs.—Comme l'eussent fait des êtres humains, elles goûtaient peu le temps présent. Leurs récits, où revivaient d'anciens jours, avaient ce ton d'aigreur fatiguée que l'on relève dans la conversation et les petites confidences des personnes blessées par l'âge et qui achèvent de mourir dans une maison de retraite.

Il doit y avoir ainsi des refuges pour tout ce qui a cessé de plaire.—J'imagine volontiers une ville italienne, blanche et rose, entourée de vastes jardins, au bord de la Méditerranée, où les vieux jouets, mis au rancart, seraient réunis. Les charrettes et les chevaux de bois y trouveraient des roules où s'exercer. Les soldats de plomb auraient une caserne peinte à la chaux, un champ de manœuvres et un hôpital dont la cour, plantée d'arbres ronds, serait pour les invalides, pour les éclopés et pour ceux dont le vernis s'écaille, un lieu de repos.—Des parcs, destinés aux moutons frisés, des étables, une forêt où rôderaient les bêtes carnassières, les tigres aux entrailles de bourre, les lions à crinière pauvre, complèteraient le paysage. Au sein des frondaisons un peu trop vertes, mille singes cotonneux prendraient leurs ébats et, dans l'air, les oiseaux mécaniques, échappés de leurs cages et de leurs horloges, chanteraient de doux chants et marqueraient l'heure, d'après les indications d'un vieux cadran couvert de mousse.

Dans les faubourgs de la ville, quelques grands hangars abriteraient les jouets dont l'humanité n'eut besoin qu'une fois: les jouets de circonstance, les jouets démesurés, les jouets-monstres.—Là vieilliraient, dans le calme et le bien-être, la Tour de Babel, l'Arche de Noé, le Cheval de Troie, et celui-ci, par les beaux soirs piqués d'étoiles, s'en irait faire sur les vagues bleues un temps de galop en rêvant au grand incendie… Ah! la pauvre bête! que je la plains, pour glorieuse qu'elle soit dans nos mémoires! Être condamné à un célibat éternel! ne pouvoir même espérer une jument! n'avoir aucun ami de son espèce ou de sa taille et devoir rester toujours singulier!… Quel destin!—Cela m'inspire une mélancolie si profonde que je retourne auprès de mes locomotives, pour causer des petits événements passés.

Je crois avoir su gagner la sympathie de ces charmantes dames, si proprettes malgré leur délaissement.—Peut-être me diront-elles un jour, que les asiles de l'univers sont innombrables. Oui! je gage qu'il s'en trouve pour les métaphores décriées, pour les vieilles images poétiques, les légendes qu'on oublia, les paroles superflues, les rimes pauvres… et même, il se peut qu'il y ait, dans un point du ciel que j'imagine mal, mais qui doit être très supérieur, un refuge pour les prières qui n'ont pas touché Dieu.

89
ELLE ET SON ENFANT TRISTE

Madame, il ne faut pas vous promener, toute seule, dans le square, quand la musique joue et que les zouaves vous regardent… Il ne faut pas vous promener, avec votre enfant, dans les rues où les bijoux des étalages clignent de l'œil. L'autre jour, j'ai vu certaine dentelle d'araignée qui voulait se poser sur le bord de votre épaule… et vous avez souri…

Madame, croyez-moi! il ne faut pas vous promener dans les rues, avec votre enfant, car vos paupières sont toujours bleues et votre enfant est toujours triste. Les Arabes, et les zouaves, et jusqu'aux petits gamins tout nus l'observent avec compassion… Pour vous, cela est peu honorable…

Aujourd'hui, en me rencontrant, vous tordîtes votre petit mouchoir, bon, tout au plus, à moucher des moucherons, puis, vous regardâtes… puis, tu regardas un bracelet en or… (tant d'or pour un seul petit poignet!)—Que veux-tu que je fasse, chère? Non! crois-moi! ton enfant aux longues boucles paraît trop triste… il va pleurer… J'embrasse l'enfant.

90
IMITÉ DU PERSAN

J'étais seul dans mon jardin; je regardais avec tristesse ma coupe vide près de laquelle se fanait une gerbe de roses et je songeais au départ prochain de la jeune femme que j'aime présentement, quand le rossignol, qui me ravit chaque soir, vint se poser sur mon épaule.

«A quoi sert de pleurer? me dit-il à l'oreille. Ta coupe est vide, mais les cruches de ton cellier sont toutes pleines; ces fleurs se fanent, mais, autour de toi, vingt bosquets te tendent leurs roses; ta bien-aimée partira demain, mais, à cette heure, elle dort dans l'ombre fraîche de ta chambre, et rêve peut-être de ton regard. Va baiser sa bouche rouge! va chercher du vin vieux dans ton cellier! va cueillir des corolles neuves! Goûte le sang des lèvres, le sang des vignes et le sang des roses… Tu pleureras demain!»

91
SPLEEN ORIENTAL

Voici le Simoun. Il s'avance avec la majesté d'un dieu. Il n'a point osé venir quand ma brune amie était auprès de moi, mais ma brune amie s'en est allée, son haïk s'est fondu peu à peu dans le crépuscule, et, bientôt, l'ombre l'a prise tout entière.—Alors, je l'ai entendu qui soulevait la toile de ma tente. Maintenant il est auprès de moi; il s'est emparé de mon escabeau et je ne sais plus où m'asseoir.

Je reste seul avec lui. Je tourne en rond… Il va me suivre!… Il me suit… Il vient de toucher mes paupières et je revois la vie comme elle est, sans doute, véritablement.

Plus de belles prairies où se déchiquette le soleil! plus d'enfants arabes jouant aux osselets! plus de palmiers qui parlent d'extase, laissant mollement tomber leurs ombres sur les puits, et point d'eau fraîche où l'on se baigne comme si l'on pénétrait un miroir!

Je me trouve dans une cave chaude et puante où, sans trêve, se promènent des couleuvres et des rats. J'écrase, en marchant, des insectes immondes qui distillent de puantes liqueurs.

Vous qui vivez! pourquoi cette flûte agonise-t-elle dans mon esprit… ou bien au dehors… je ne sais plus.

J'entends! Le Simoun s'empare du ciel. Il vole comme le Grand Oiseau des Contes; il surgit d'ici, de là et d'ailleurs, comme un rêve mauvais; il dit d'effrayantes paroles; il chante d'horribles chants, et toutes les roses, par lui, seront blessées.

Un taureau beugle, au loin… et je n'espère plus du tout que de belles filles viendront me surprendre aux sons du fifre et du tambour.

Femme! regarde à tes pieds!… Ton collier de perles s'est brisé! Rêveur! ne considère plus ton rêve, car il est mort! et toi! n'espère rien de la couronne si fraîchement fleurie qui flotte au-dessus de ta tête… avant que de toucher ton front, elle ne sera plus que poussière… Oh! le plaisant roi! le plaisant roi, qu'un roi couronné de cendres!

Et vous ai-je dit que mon corps brûlait? Il brûle comme un myrte au soleil! Dans ma tête, une lourde goutte de mercure se déplace et danse. Des verres, à demi transparents, obscurcissent l'univers que je voyais jadis, et… et je me sens poursuivi par une odeur de poivrons, de vieilles courges et de concombres cuits.

Oh! que je suis seul! bien qu'il frémisse et respire jusque sur mes lèvres! Je suis vraiment trop seul! Je crains que, pour satisfaire ce besoin d'être deux, mon âme ne se prenne à voltiger autour de moi, ainsi qu'une mouche, et que mon corps ne s'effondre dans un trou!

Ah! Dieu! où parle-t-on de l'incessante fontaine de larmes dont les anges nous rafraîchissent?

Y a-t-il des hommes drapés de blanc qui marchent, gravement bercés par une mélopée?

Y a-t-il des femmes, douces à la caresse et au baiser, dont les bras repliés sont faits pour soutenir la tête?

Non pas! Tout ciel est sombre! Tout arbre se meurt! Tout homme s'apprête à se vêtir du linceul et toute femme est pourrie! je veux dire qu'il y a des vers dans son corps… Ils pointent parfois leurs têtes roses par un trou de la peau.

C'est lui! c'est lui seul qui me fait voir tout cela!

Quand donc les chameaux auront-ils fini de glousser, près de la source?

Quand donc ce narcisse aura-il achevé de se flétrir?

Aïn-Sefra.

92
CORNÉLIE

Prédire est un besoin pour Cornélie. Jadis, elle eût tenu son personnage au fond d'une antre thessalienne et fait figure à côté d'un trépied; maintenant, elle se trouve réduite à des extases plus modestes. Toute jeune, Cornélie tira les cartes et dit la bonne aventure dans les foires de province, sous la surveillance de sa mère, jongleuse de profession; plus tard, ayant gagné la confiance d'un vieillard amoureux et libéral, elle ouvrit, à Montmartre, un petit bureau de divination où l'on se renseignait à peu de frais sur l'avenir; aujourd'hui, elle est chiromancienne, astrologue et un peu prêtresse, fait tourner les tables, évoque les esprits et s'entretient avec les morts.

Cornélie paraît, à la fin des soirées mondaines, vêtue de noir et portant autour du cou tout un arsenal de bijoux cabalistiques à vertus diverses, mais, si répandue que soit Cornélie, ne pensez pas qu'elle dédaigne les anciennes formes de son métier. Elle prophétisera aussi bien en écoutant le récit d'un songe qu'en lisant dans une main; elle fera le petit jeu avec le même zèle qu'un horoscope, et le marc de café ne l'inspire pas moins sûrement que le vol des oiseaux. Les nuées, les astres, les éclairs, les mille petits incidents de la vie, la couleur des yeux et les esprits des tables lui sont d'un usage aussi familier. Prophétesse, elle l'est continûment. Cornélie prophétise comme elle respire. Les fiançailles, les unions, les ruptures, les réconciliations, les maladies et les morts sont toutes de son domaine. Elle vous dira le billet qu'il faut choisir à la loterie, le numéro gagnant de la roulette, le prénom de votre femme si vous êtes célibataire, et le temps qu'il fera demain si l'agriculture vous intéresse. Les rois n'ont aucun secret pour Cornélie; elle annonce les guerres et flaire de loin le sang d'un crime.

On rétribue largement ses services. Elle a déjà sa voiture, et les bijoux qu'elle porte ne sont point de pacotille. Son amant est un petit jeune homme à gages. Elle lui dit la bonne aventure, chaque soir avant de se coucher, pour fixer la nature de ses songes.

Vraiment, Cornélie croit en elle-même. Pas un instant elle n'a douté de son magique pouvoir. Elle le prouve par mille traits. A tout moment elle consulte les cartes et, quand elle est contente du service, elle les tire à sa femme de chambre.