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Deux et deux font cinq

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LARMES

Un homme, jeune encore, qui cache sous le prestigieux pseudonyme de Balthazar une des personnalités les plus en vue des hautes études françaises, veut bien m'adresser, en m'en faisant hommage, un très substantiel et très élégant travail qu'il vient de terminer sur ce sujet: les Larmes.

Publier cet opuscule entier serait sortir du léger cadre de mes badinages. Je me contenterai donc de le résumer, en tâchant de lui conserver sa rare saveur et sa hautaine originalité.

M. Balthazar,—conservons-lui ce nom, puisque cela semble lui faire plaisir,—eut un professeur de philosophie dont la devise favorite était: «L'essentiel est de se poser beaucoup de questions.» Et il s'en posait, le digne homme, paraît-il, des myriades! Seulement, il ne se préoccupait jamais d'en résoudre une seule.

C'est ainsi qu'un jour il dit à ses élèves:

–L'un de vous, en avalant les siennes, s'est-il parfois demandé pourquoi les larmes sont salées?

Et sur cette cordiale parole, la classe se trouvant terminée, le digne professeur prit congé de ses élèves.

Le jeune Balthazar se piqua au jeu et fit le serment de venir à bout de cette thèse, coûtât que coûtât.

Il éplucha des bibliothèques entières, la Physiologie psychologique de Wundt, les Leçons d'Hydraulique de Puiseux, les exquises Perles et larmes du poète norvégien Bjœrnsen, et constata que le problème n'y était point abordé, même de loin.

Des esprits superficiels répondraient: «Eh! parbleu! les larmes sont salées parce qu'elles contiennent une forte proportion de chlorures alcalins.»

Nous le savons aussi bien que vous, esprits superficiels! Mais la question ne gît pas là. Nous nous demandons pourquoi la Providence intima aux larmes d'avoir le goût salé plutôt que tout autre goût.

M. Balthazar employa la méthode indirecte et se dit:

–Les larmes devaient avoir un goût ou ne pas en avoir.

Démontrons d'abord qu'elles devaient avoir un goût, et ensuite que tout autre goût que le goût salé aurait présenté des inconvénients dans lesquels le ridicule l'aurait disputé à l'odieux.

1o Les larmes doivent avoir un goût.—À n'en pas douter. S'imagine-t-on, par exemple, une mère versant des larmes insipides sur le cadavre de son enfant?

Non, mille fois non, n'est-ce pas? Eh bien, alors? (C. Q. F. D.)

2o Les larmes ne sauraient avoir un autre goût que le goût salé.—Vous représentez-vous, entre autres, des larmes acides? Les quelques personnes de la société dont une maîtresse grincheuse aurait aspergé le visage de vitriol, d'acide azotique ou même chlorhydrique connaissent les inconvénients résultant du contact trop direct de ces substances avec les tissus si délicats de l'appareil ophtalmique.

Les larmes ne sauraient être amères. Nos grands classiques ont tiré un immense parti des larmes amères. Or, cette amertume est, ici, purement métaphorique. Si nos pleurs étaient véritablement amers, il n'y aurait plus de métaphore et nos romanciers auraient ainsi une image de moins à leur arc. Qui sait même si notre grand Ohnet ne doit pas ses meilleures pages et les plus poignantes à ces trouvailles qu'un long usage n'a pu défraîchir? La Providence, raisonnablement, pouvait-elle consentir à en priver la langue française?

Les larmes ne sauraient être sucrées. Car les enfants se pleureraient tout le temps dans la bouche. Au lieu de donner un sou au petit Émile pour s'acheter du sucre d'orge, on lui ficherait une claque, et ce serait une économie. Oui, mais où serait la sanction paternelle?

M. Balthazar poursuit son travail dans cet esprit d'une impitoyable logique. Il démontre péremptoirement que les larmes ne sauraient avoir le goût de fromage, ni de groseille, ni de haricot de mouton, ni de tabac à priser, etc., etc…

Sa conclusion est certainement une des plus belles pages qu'on ait écrites en français depuis ces vingt dernières années.

LES VÉGÉTAUX BALADEURS

Il me faut encore revenir une fois sur cette étrange question des plantes qui marchent, question magistralement soulevée par notre ami Octave Mirbeau et brillamment poursuivie par celui qui écrit ces lignes.

Les chroniques que j'ai consacrées à ce phénomène et à la xylose de la gueule-de-loup m'ont valu un monstrueux courrier.

C'est à qui me signalera, dans cet ordre d'idées, des observations plus ou moins bizarres.

Impossible, à moins de transformer ce volume en un massif in-folio, de parler de chacune de ces communications.

Mais, dans le tas, deux épîtres m'ont paru dignes d'une sérieuse publicité.

La première émane d'un savant autrichien, le docteur Margulier (Vien IV, Technikerstrass, 5), qui veut bien apporter sa contribution à ce chapitre de botanique.

«Je ne connaissais pas, dit en substance le docteur Margulier, le cucumis fugax signalé par M. Mirbeau et par vous, mais le fait n'a rien qui puisse me surprendre, moi qui ai vu, dans les Indes, des forêts entières se déplacer à raison de trois ou quatre cents pieds par jour.

»Les forêts en question sont composées de l'espèce d'arbre appelé pandanus furcatus, remarquable par la rapidité extraordinaire du développement de ses tiges.

»Cet arbre se déplace au moyen de ses racines aériennes.

»Quand le sol où se trouve le pandanus furcatus est épuisé, l'arbre laisse dépérir son tronc, après avoir jeté des racines aériennes dont une, à son tour, sert à la plante comme nouveau tronc.

»Par ce procédé qui se répète à plusieurs reprises, l'arbre est en état de marcher à son gré, dans une direction quelconque.

»Les Hindous racontent même que ces arbres commencent à marcher dans le cas où l'on a abattu quelques-uns d'eux, comme si, poussés par l'instinct de conservation, ils voulaient échapper au danger.»

Le fait que me signale le docteur Margulier ne relève pas, comme on pourrait le croire, du domaine de la fantaisie.

Le professeur Baillon, de la Faculté de Médecine, avec lequel je déjeunais ce matin, m'en a affirmé la parfaite réalité.

Autre communication, pour laquelle le professeur Baillon n'a pas cru devoir se porter garant.

Mon correspondant a fait ses expériences à Londres, qu'il habite en ce moment, 15, Onslow Place S. W., dans un petit parc attenant à sa maison d'habitation.

Il a arrosé ses plantes avec des liquides de composition animale, soit du sang des bêtes, soit de l'eau dans laquelle on a fait bouillir des matières zoïques. (Et dans ce dernier cas, on a une occasion véritablement précieuse d'employer le mot bouillon de culture).

Un drosera (plante carnivore, comme chacun sait) fut arrosé avec du sang d'antilope. Après huit jours de ce traitement, le drosera filait un beau soir avec la rapidité du zèbre lancé d'une main sûre.

Une autre plante, arrosée avec de la soupe à la tortue (turtle soup), se mit à se promener dans le jardin, mais plus lentement, comme de juste.

Quant au court-bouillon, dans lequel on avait fait cuire des écrevisses, rien ne fut plus comique, dit mon correspondant—et je n'ai aucune peine à le croire—que de contempler les arbustes soumis à cet arrosage se mettre à marcher à reculons.

Mon correspondant ajoute d'ailleurs qu'il met la dernière main à un livre où sont consignées, tout au long, ces curieuses observations.

Cet ouvrage paraîtra prochainement chez Charpentier et Fasquelle et sera intitulé: les Horticoles.

L'AUTO-BALLON

Ce pauvre Captain Cap commençait à me raser étrangement, avec ses aérostats, ses machines volantes, planantes et autres, qui m'indiffèrent également.

J'allais prendre congé sur un quelconque motif, quand un gentleman d'aspect robuste, et qui avait semblé prendre un vif intérêt aux grandes idées de Cap, se leva, s'approcha, nous tendant le plus correctement du globe sa carte, une très chic carte de chez Stern, sur laquelle on pouvait lire ces mots:

Sir A. Kashtey
Winnipeg

Nous aimons beaucoup le Canada, Cap et moi, et la rencontre d'un Canadien, même d'un Canadien anglais, nous transporte toujours de joie.

Aussi accueillîmes-nous le nouveau venu d'une mine accorte.

Quand nous eûmes échangé les préliminaires de la courtoisie courante:

–C'est que, continua sir A. Kashtey, l'aérostation, ça me connaît un peu!… J'en ai fait jadis dans des conditions peut-être uniques au monde!

Je vis Cap lever d'imperceptibles épaules… Conditions uniques au monde!… Téméraire étranger, va!

Sans se laisser démonter, Kashtey ajouta:

–Le particulier de mon ascension, c'est que le ballon c'était moi-même.

Du coup, Cap fut visiblement gêné. Sa mémoire, consultée à la hâte, ne recelait nul analogue souvenir, et son imagination, pourtant si fertile, nulle idée ingénieuse.

Sir A. Kashtey, après avoir eu la politesse de faire remplir nos verres, dit encore:

–Il y a une dizaine d'années de cela… Je commandais le brick King of Feet, chargé d'acide sulfurique, à destination d'Hochelaga. Une nuit, à l'embouchure du Saint-Laurent, nous fûmes coupés en deux, net, par un grand steamer de la Dark-Blue Moon Line et nous coulâmes à pic, corps et biens.

–Triste!

–Assez triste, en effet! Moi j'étais chaussé de mes grosses bottes de mer en peau de loup-phoque, imperméables si vous voulez, mais peu indiquées pour battre le record des grands nageurs. Je fus néanmoins assez heureux pour flotter quelques instants sur une pâle épave. À la fin, engourdi par le froid, je fis comme mon bateau et comme mes petits camarades: je coulai. Mais… écoutez moi bien, je n'avais pas perdu une goutte de mon sang-froid, et mon programme était tout tracé dans ma tête.

 

–Vous êtes vraiment un homme de sang-froid, vous!

–J'en avais énormément dans cette circonstance: la chose se passait fin décembre.

–Très drôle, sir!

–Du talon de ma botte, je détachai de la coque de mon brick un bout de fer qu'après avoir émietté dans mes mains d'athlète, j'avalai d'un coup. Doué, à cette époque, d'une vigueur peu commune, j'empoignai une des touries naufragées d'acide sulfurique et j'en avalai quelques gorgées.

–Tout ça, au fond de la mer?

–Oui, monsieur, tout ça au fond de la mer! On ne choisit pas toujours son laboratoire… Ce qui se passa, vous le devinez, n'est-ce pas?

–Nous le devinons; mais expliquez-le tout de même, pour ceux de nos lecteurs qui ne connaissent M. Berthelot que de nom.

–Vous avez raison!… Chaque fois qu'on met en contact du fer, de l'eau et un acide, il se dégage de l'hydrogène… Je n'eus qu'à clore hermétiquement mes orifices naturels, et en particulier ma bouche; au bout de quelques secondes, gonflé du précieux gaz, je regagnais la surface des flots. Mais voilà!… Comme dans la complainte de la famille Fenayrou, j'avais mal calculé la poussée des gaz. Ne me contentant pas de flotter, je m'élevai dans les airs, balancé par une assez forte brise Est qui me poussa en amont de la rivière. Ce sport, nouveau pour moi, d'abord me ravit, puis bientôt me monotona. Au petit jour, j'entr'ouvris légèrement un coin des lèvres, comme un monsieur qui sourit. Un peu d'hydrogène s'évada; me rapprochant peu à peu de mon poids normal, bientôt, je mis pied à terre, en un joli petit pays qui s'appelle Tadousac et qui est situé à l'embouchure du Saguenay. Connaissez-vous Tadousac?

–Si je connais Tadousac! Et la jolie petite vieille église! (la première que les Français construisirent au Canada). Et les jeunes filles de Tadousac qui vendent des photographies dans la vieille petite église au profit de la construction d'une nouvelle basilique!

(Et même, si ces lignes viennent à tomber sous les yeux des jeunes filles de Tadousac, qu'elles sachent bien que messieurs P. F., E. D., B. de C., A. A. ont gardé d'elles un souvenir imprescriptible.)

Sitôt fermée ma parenthèse, le gentleman de Winnipeg termina son récit avec une aisance presque injurieuse pour ce pauvre Cap:

–Dès que j'eus mis pied à terre, j'exhalai le petit restant d'hydrogène qui me restait dans le coffre, et je gagnai la saumonnerie de Tadousac en chantant à pleine voix cette vieille romance française que j'aime tant:

 
Laissez les roses aux rosiers
Laissez les éléphants au lord-maire.
 

UNE PINCÉE D'AVENTURES RÉCENTES

Est-ce que—là, franchement!—ça ne vous ennuierait pas trop que je vous conte mon après-midi de dimanche dernier?

Au contraire! vous récriez-vous gentiment.

Je ne vois, dans votre charmante protestation, qu'une aimable courtoisie; je semble la tenir pour argent comptant… et je marche.

Le matin, j'avais reçu un mot d'une préalable petite bonne amie à moi, désormais en province, épisodiquement à Paris, et pour laquelle je conservais je ne sais quelle tendresse inaltérable. (Inaltérable est excessif, on le verra tout à l'heure.)7.

«Forcée de partir lundi au lieu de mardi, si tu veux nous voir, viens dimanche après-midi, foire au pain d'épices. Y serai avec ma sœur. Bien le divin tonnerre si on ne se rencontre pas!»

Étrange rendez-vous, manquai-je pas d'observer; mais je suis fait à ces façons, toujours d'imprévu.

Je déjeunai chez Léon Gandillot.

(Tous les dimanches que je suis à Paris, je prends mon repas du dimanche matin chez le jeune et déjà célèbre auteur dramatique.)

Je sortis de chez cet homme de théâtre sur le coup de deux heures.

Rue des Martyrs, pas un sapin!

Faubourg Montmartre, pas un sapin!

Aux boulevards, pas un sapin!

Ah! c'était gai!

Et l'Heure, qui n'a pas besoin de voiture pour marcher, elle, s'avançait à grands pas.

Quand je dis pas un sapin, entendons-nous. Il en passait des tas, mais tous lotis de leurs voyageurs. Alors, c'est comme s'il n'en eût point passé?

Soudain…

Un peu avant la Porte-Saint-Denis, stoppa un fiacre découvert qui se dégorgea de son client.

Le jaguar le plus déterminé de la jungle ne se fût point approché en moins de temps (qu'il n'en faut pour l'écrire) que je ne le fis.

Trop tard, hélas!

Une vieille petite bonne femme, pleine de respectabilité et sur la robe de soie de laquelle s'allongeait une chaîne d'or du bon vieux temps, indiquait déjà sa destination au cocher.

J'entendis qu'elle allait boulevard de Charonne.

Justement, ma direction!

–Pardon, madame, fis-je, la face emmiellée de mon plus lâche sourire, est-ce que…

Et je lui expliquai la situation.

–Mais, comment donc! acquiesça l'exquise créature.

Je m'installai.

La petite vieille était loquace.

Elle allait voir sa fille et son gendre, récemment installés dans une des meilleures maisons du boulevard de Charonne, maison dans laquelle ils avaient fichtre bien fait trente mille francs de frais.

Nous étions arrivés.

Je voulus payer, ainsi qu'il sied au paladin français.

Mais la petite vieille s'y refusa avec une obstination comique et des raisonnements que je ne m'expliquais point.

Ma foi, n'est-ce pas?…

Et elle entra dans la maison de sa fille et de son gendre.

Une grande stupeur m'envahit, dès lors.

Cette maison, c'était une maison,—quels termes emploierais-je, grand Dieu!—c'était une maison de rapid flirt, comme on dit à Francisco.

Je n'en dirai point le numéro, parce que ce serait de cette publicité gratuite dont l'abus déterminerait la mort des quotidiens; mais je puis vous affirmer que c'était un rude numéro. J'en ai encore plein les yeux!

Cinq minutes et je me trouvais place du Trône.

Bientôt, je rencontrai ma jeune amie, qui descendait, toute rose, des Montagnes-Russes.

Nous n'avions pas cheminé plus d'un hectomètre qu'elle me déclarait que si j'étais venu là pour la raser avec mes observations idiotes, je pouvais parfaitement retourner à l'endroit d'où je venais. Et puis, voilà!

Ce à quoi je répondis, sans plus tarder, qu'elle avait toujours été et qu'elle ne serait jamais qu'une petite grue; que, d'ailleurs, j'avais depuis longtemps copieusement soupé de sa fiole. Et puis, voilà!

Et nous nous quittâmes sur un froid coup de chapeau de moi, accueilli par un formidable haussement d'épaules de sa part.

Pas plus de voitures pour s'en aller que je n'en avais trouvé pour venir.

Au reste, un peu énervé et ne sachant que faire de ma vesprée, je n'étais pas fâché de marcher un peu.

Je dégringolai à pied le boulevard Voltaire, le joyeux et bien parisien boulevard Voltaire.

Arrivé place de la République, j'aperçus un de ces grands omnibus qui vous mènent de certains points déterminés à la gare Saint-Lazare, ou de la gare Saint-Lazare à ces mêmes points déterminés.

Jamais je ne m'étais servi de ce mode de locomotion.

Il y avait donc là une occasion unique de débuter dans la carrière, puisque je devais dîner le soir à Maisons-Laffitte.

Je m'installai sur l'impériale.

Mais voilà-t-il pas… Tais-toi, ma rancune.

Voilà-t-il pas que, boulevard des Italiens, j'aperçus des gens que j'avais intérêt à rencontrer.

J'émis la peu farouche prétention de descendre.

–Pardon, fit le conducteur, vous n'avez pas le droit de descendre avant la gare Saint-Lazare.

–Je n'ai pas le droit de descendre? Je n'ai pas le droit de descendre où je veux?

–Non, monsieur.

–Eh bien! nous allons voir ça!

J'allais employer la violence quand je fus séduit par l'étrangeté de la situation.

Un citoyen français, libre, innocent, ayant payé sa place, n'aurait pas le droit de descendre d'une voiture publique, à tel moment qu'il lui plairait!

–Non, monsieur.

Tous les voyageurs me donnaient tort et semblaient prendre en pitié ma déplorable ignorance.

Un vieux monsieur, officier de la Légion d'honneur, me demanda:

–Vous êtes étranger, sans doute?

–Mon Dieu, monsieur, je suis étranger sans l'être, étant né dans le Calvados de parents français.

Le vieux monsieur mit une infinie bienveillance à m'expliquer le monopole de la Compagnie des Omnibus et une foule de patati et de patata, le tout dans une langue et avec des idées d'esclave qui accepte le monopole du même dos que les nègres de la Jamaïque acceptent les coups de matraque.

Comme, après tout, je m'en fichais, je pris mon parti de l'aventure, décidé à m'amuser de la fiole de ce vieillard décoré mais servile.

–Moi, monsieur, m'écriai-je, je suis un homme libre, et je ne me laisse pas épater par l'œil des barbares!

Il ne comprenait pas bien.

Je repris:

–Alors, vous, monsieur, vous êtes de ceux qui sanctionnent le monopole par la voie de la séquestration ambulante?… Car, je suis séquestré! Ambulatoirement, j'en conviens, mais enfin, je suis séquestré!

Je ne sais ce qui se passa dans la tête de mon bonhomme, à ce moment. Il se leva, fit signe au conducteur de me laisser descendre, ajoutant:

–Je prends ça sur moi.

C'était peut-être une grosse légume.

UNE VRAIE POIRE

Tout à coup, ce gros petit bonhomme joufflu qui n'avait pas desserré les lèvres depuis une heure qu'il était devant moi, poursuivit ainsi, à voix haute, son histoire commencée, sans doute, intérieurement:

–Vous comprenez bien que ça ne pouvait pas durer comme ça plus longtemps!

Et comme il me regardait, je crus qu'il était de la plus élémentaire courtoisie de sembler m'intéresser:

–Ça ne pouvait pas durer plus longtemps comme ça? m'enquis-je non sans sollicitude.

–Non, mille fois non! Et à ma place vous en eussiez fait tout autant.

–Je ne sais pas trop! fis-je par esprit de taquinerie et aussi pour pousser mon interlocuteur à de plus précises confidences.

–Vous auriez agi, riposta le gros petit bonhomme joufflu, comme vous auriez cru devoir agir, et moi j'ai agi comme j'ai cru devoir agir… Et la preuve que j'eus raison d'agir ainsi, c'est que je m'en trouve admirablement, de cette détermination, aussi bien au point de vue physique qu'au point de vue moral… Tenez, je suis, à l'heure qu'il est, un gros petit bonhomme joufflu, n'est-ce pas?… Eh bien! l'année dernière, à la même époque, j'étais un mince petit bonhomme sec.

–Et au moral, donnez aussi une comparaison.

–Mon âme, l'année dernière, ma pauvre âme, n'était pas à prendre avec des pincettes… Aujourd'hui, on en mangerait sur la tête d'un teigneux.

–Alors, vous avez bien fait d'agir ainsi.

–Je suis heureux d'avoir l'approbation d'un homme d'esprit comme vous.

(Devant cette petite déclaration flatteuse, mais si juste, je crus un instant que le petit gros homme joufflu était au courant de ma personnalité. Légère erreur, vite reconnue.)

J'avais fini par m'intéresser aux événements passés sous silence par mon voisin. Tel le lecteur tant passionné par un feuilleton de rencontre qu'il en recherche le début sans tarder.

Mon bonhomme ne se fit pas autrement tirer l'oreille et tomba bientôt dans mon habile panneau (Pleyel).

–Dès mon arrivée à Paris, dit-il, lesté d'un joli petit patrimoine assez rondelet, je fus tout de suite remarquable par le grand nombre de mes amis et de mes maîtresses… Avez-vous jamais vu une pelletée de neige fondre sous le soleil de messidor?

–Je n'oserais l'affirmer.

–C'est fâcheux, car vous auriez ainsi une idée de la rapidité avec laquelle se volatilisèrent mes ors et mes argents au double feu de l'amour et de l'amitié. Un beau jour, mon notaire, qui est un réputé farceur, m'écrivit que j'avais encore, au sein de sa caisse, une belle pièce de 72 francs et quelque chose; le tout à ma disposition… Voyez-vous ma tête d'ici?

–Comme si j'y étais!

–Eh bien! vous vous trompez du tout au tout, car, en post-scriptum, mon joyeux tabellion m'annonçait que ma vieille horreur de tante Blanche venait de claquer m'instituant son seul héritier, pour embêter les autres. Joie de mes amis! Délire de mes maîtresses! Cette joie, ce délire me parurent provenir de mobiles louches. Était-ce bien pour moi que ces gens se réjouissaient? Serait-ce pas uniquement pour eux? Un léger examen me confirma dans la probabilité numéro deux. Et c'est alors que je pris la virile attitude dont il a été question plus haut.

 

–Ah! nous y voilà!

–Je fis mon compte. J'avais vingt-sept amis et dix-huit maîtresses, tous, en apparence, plus charmants, plus dévoués, plus désintéressés les uns que les autres. Dès que j'entrais quelque part: «Tiens! voilà Émile! Viens que je t'embrasse, mon petit Mimile! Bonjour, Émile!» Et c'étaient des poignées de main, et des bécots, comme s'il en pleuvait! Je m'amusai à établir le prix de revient de ces marques d'affection: une poignée de main me revenait, l'une dans l'autre, à 2 fr. 75; un bécot, à 11 fr. 30. Ça n'a l'air de rien; mais à la fin de l'année, avec ce train de maison, on n'a même plus de quoi donner 3 francs à son facteur… Enrayons! fis-je d'une voix forte. Et à partir de ce moment, tous les jours que Dieu fit (et il en fait, le bougre! comme dit Narcisse Lebeau), je saquai tantôt un ami, tantôt une maîtresse.

–Et allez donc!

–Oh! je n'agissais pas à l'aveuglette. Je m'étais mis en tête de ne conserver de cette tourbe qu'un ami et qu'une amie, le meilleur et la meilleure; j'employai le procédé dit sélection par élimination. Vous saisissez?

–Comme un huissier.

–Chaque jour, c'était le plus fripouille de mes camarades ou la plus rosse de mes bonnes amies que j'exécutais froidement… Si bien qu'au bout de quarante-trois jours je n'avais plus à mon actif qu'un bonhomme et qu'une bonne femme, mais, ces deux-là, la crème des crèmes! Un garçon fidèle, incapable d'une trahison, m'adorant, et toujours prêt à se fiche à l'eau pour moi! Une fille exquise, folle de moi, ignorante des questions d'argent: en un mot, m'aimant pour moi-même!

–Deux perles, quoi!

–Deux perles du plus pur Orient! Alors, je les pris avec moi, et nous vivons, tous les trois, dans ma petite propriété, comme de véritables coqs en plâtre.

–Mais au moins, votre ami s'entend-il bien avec votre petite camarade?

–Dans la perfection!… Encore pas plus tard qu'hier, je les ai trouvés couchés ensemble.

7Comme c'est loin, tout ça!