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Read the book: «Le vicomte de Bragelonne, Tome II.», page 24

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Le roi, d'ailleurs, avait le coeur tout plein de bonnes idées; il venait de puiser dans les yeux si éloquents de Madame une inspiration nouvelle.

Ce regard d'Henriette lui avait dit:

– Puisqu'on est jaloux de vous, divisez les soupçons; qui se défie de deux rivaux ne se défie d'aucun.

Madame, avec cette habile diversion, l'emporta.

Le roi sourit à de Guiche.

De Guiche ne comprit pas un mot au langage muet de Madame.

Seulement, il vit bien qu'elle affectait de ne le point regarder.

Sa grâce obtenue, il l'attribua au coeur de la princesse. Le roi en sut gré à tout le monde.

Monsieur seul ne comprit pas.

Le ballet commença; il fut splendide.

Quand les violons enlevèrent, par leurs élans, ces illustres danseurs, quand la pantomime naïve de cette époque, bien plus naïve encore par le jeu, fort médiocre, des augustes histrions, fut parvenue à son point culminant de triomphe, la salle faillit crouler sous les applaudissements.

De Guiche brilla comme un soleil, mais comme un soleil courtisan qui se résigne au deuxième rôle.

Dédaigneux de ce succès, dont Madame ne lui témoignait aucune reconnaissance, il ne songea plus qu'à reconquérir bravement la préférence ostensible de la princesse.

Elle ne lui donna pas un seul regard.

Peu à peu toute sa joie, tout son brillant s'éteignirent dans la douleur et l'inquiétude: en sorte que ses jambes devinrent molles, ses bras lourds, sa tête hébétée.

Le roi, dès ce moment, fut réellement le premier danseur du quadrille.

Il jeta un regard de côté sur son rival vaincu.

De Guiche n'était même plus courtisan; il dansait mal, sans adulation; bientôt il ne dansa plus du tout.

Le roi et Madame triomphèrent.

Chapitre CXIV – Les nymphes du parc de Fontainebleau

Le roi demeura un instant à jouir de son triomphe, qui, nous l'avons dit, était aussi complet que possible.

Puis il se retourna vers Madame pour l'admirer aussi un peu à son tour.

Les jeunes gens aiment peut-être avec plus de vivacité, plus d'ardeur, plus de passion que les gens d'un âge mûr; mais ils ont en même temps tous les autres sentiments développés dans la proportion de leur jeunesse et de leur vigueur, en sorte que l'amour-propre étant presque toujours, chez eux, l'équivalent de l'amour, ce dernier sentiment, combattu par les lois de la pondération, n'atteint jamais le degré de perfection qu'il acquiert chez les hommes et les femmes de trente à trente-cinq ans.

Louis pensait donc à Madame, mais seulement après avoir bien pensé à lui-même, et Madame pensait beaucoup à elle-même, peut-être sans penser le moins du monde au roi.

Mais la victime, au milieu de tous ces amours et amours-propres royaux, c'était de Guiche.

Aussi tout le monde put-il remarquer à la fois l'agitation et la prostration du pauvre gentilhomme, et cette prostration, surtout, était d'autant plus remarquable que l'on n'avait pas l'habitude de voir ses bras tomber, sa tête s'alourdir, ses yeux perdre leur flamme. On n'était pas d'ordinaire inquiet sur son compte quand il s'agissait d'une question d'élégance et de goût.

Aussi la défaite de Guiche fut-elle attribuée, par le plus grand nombre, à son habileté de courtisan.

Mais d'autres aussi – les yeux clairvoyants sont à la cour – mais d'autres aussi remarquèrent sa pâleur et son atonie, pâleur et atonie qu'il ne pouvait ni feindre ni cacher, et ils en conclurent, avec raison, que de Guiche ne jouait pas une comédie d'adulation.

Ces souffrances, ces succès, ces commentaires furent enveloppés, confondus, perdus dans le bruit des applaudissements.

Mais, quand les reines eurent témoigné leur satisfaction, les spectateurs leur enthousiasme, quand le roi se fut rendu à sa loge pour changer de costume, tandis que Monsieur, habillé en femme, selon son habitude, dansait à son tour, de Guiche, rendu à lui- même, s'approcha de Madame, qui, assise au fond du théâtre, attendait la deuxième entrée, et s'était fait une solitude au milieu de la foule, comme pour méditer à l'avance ses effets chorégraphiques.

On comprend que, absorbée par cette grave méditation, elle ne vît point ou fît semblant de ne pas voir ce qui se passait autour d'elle.

De Guiche, la trouvant donc seule auprès d'un buisson de toile peinte, s'approcha de Madame.

Deux de ses demoiselles d'honneur, vêtues en hamadryades, voyant de Guiche s'approcher, se reculèrent par respect.

De Guiche s'avança donc au milieu du cercle et salua Son Altesse

Royale.

Mais Son Altesse Royale, qu'elle eût remarqué ou non le salut, ne tourna même point la tête.

Un frisson passa dans les veines du malheureux; il ne s'attendait point à une aussi complète indifférence, lui qui n'avait rien vu, lui qui n'avait rien appris, lui qui, par conséquent, ne pouvait rien deviner.

Donc, voyant que son salut n'obtenait aucune réponse; il fit un pas de plus, et, d'une voix qu'il s'efforçait, mais inutilement, de rendre calme:

– J'ai l'honneur, dit-il, de présenter mes bien humbles respects à Madame.

Cette fois Son Altesse Royale daigna tourner ses yeux languissants vers le comte.

– Ah! monsieur de Guiche, dit-elle, c'est vous; bonjour!

Et elle se retourna.

La patience faillit manquer au comte.

– Votre Altesse Royale a dansé à ravir tout à l'heure, dit-il.

– Vous trouvez? fit négligemment Madame.

– Oui, le personnage est tout à fait celui qui convient au caractère de Son Altesse Royale.

Madame se retourna tout à fait, et, regardant de Guiche avec son oeil clair et fixe:

– Comment cela? dit-elle.

– Sans doute.

– Expliquez-vous.

– Vous représentez une divinité, belle, dédaigneuse et légère, fit-il.

– Vous voulez parler de Pomone, monsieur le comte?

– Je parle de la déesse que représente Votre Altesse Royale.

Madame demeura un instant les lèvres crispées.

– Mais vous-même, monsieur, dit-elle, n'êtes-vous pas aussi un danseur parfait?

– Oh! moi, madame, je suis de ceux qu'on ne distingue point, et qu'on oublie si par hasard on les a distingués.

Et sur ces paroles, accompagnées d'un de ces soupirs profonds qui font tressaillir les dernières fibres de l'être, le coeur plein d'angoisses et de palpitations, la tête en feu, l'oeil vacillant, il salua, haletant, et se retira derrière le buisson de toile.

Madame, pour toute réponse, haussa légèrement les épaules.

Et comme ses dames d'honneur s'étaient, ainsi que nous l'avons dit, retirées par discrétion durant le colloque, elle les rappela du regard.

C'étaient Mlles de Tonnay-Charente et de Montalais.

Toutes deux, à ce signe de Madame, s'approchèrent avec empressement.

– Avez-vous entendu, mesdemoiselles? demanda la princesse.

– Quoi, madame?

– Ce que M. le comte de Guiche a dit.

– Non.

– En vérité, c'est une chose remarquable, continua la princesse avec l'accent de la compassion, combien l'exil a fatigué l'esprit de ce pauvre M. de Guiche.

Et plus haut encore, de peur que le malheureux ne perdît une parole:

– Il a mal dansé d'abord, continua-t-elle; puis, ensuite, il n'a dit que des pauvretés.

Puis elle se leva, fredonnant l'air sur lequel elle allait danser.

Guiche avait tout entendu. Le trait pénétra au plus profond de son coeur et le déchira.

Alors, au risque d'interrompre tout l'ordre de la fête par son dépit, il s'enfuit, mettant en lambeaux son bel habit de Vertumne, et semant sur son chemin les pampres, les mûres, les feuilles d'amandier et tous les petits attributs artificiels de sa divinité.

Un quart d'heure après, il était de retour sur le théâtre. Mais il était facile de comprendre qu'il n'y avait qu'un puissant effort de la raison sur la folie qui avait pu le ramener, ou peut-être, le coeur est ainsi fait, l'impossibilité même de rester plus longtemps éloigné de celle qui lui brisait le coeur.

Madame achevait son pas.

Elle le vit, mais ne le regarda point; et lui, irrité, furieux, lui tourna le dos à son tour lorsqu'elle passa escortée de ses nymphes et suivie de cent flatteurs.

Pendant ce temps, à l'autre bout du théâtre, près de l'étang, une femme était assise, les yeux fixés sur une des fenêtres du théâtre.

De cette fenêtre s'échappaient des flots de lumière.

Cette fenêtre, c'était celle de la loge royale.

De Guiche en quittant le théâtre, de Guiche en allant chercher l'air dont il avait si grand besoin, de Guiche passa près de cette femme et la salua.

Elle, de son côté, en apercevant le jeune homme, s'était levée comme une femme surprise au milieu d'idées qu'elle voudrait se cacher à elle-même.

Guiche la reconnut. Il s'arrêta.

– Bonsoir, mademoiselle! dit-il vivement.

– Bonsoir, monsieur le comte!

– Ah! mademoiselle de La Vallière, continua de Guiche, que je suis heureux de vous rencontrer!

– Et moi aussi, monsieur le comte, je suis heureuse de ce hasard, dit la jeune fille en faisant un mouvement pour se retirer.

– Oh! non! non! ne me quittez pas, dit de Guiche en étendant la main vers elle; car vous démentiriez ainsi les bonnes paroles que vous venez de dire. Restez, je vous en supplie, il fait la plus belle soirée du monde. Vous fuyez le bruit, vous! Vous aimez votre société à vous seule, vous! Eh bien! oui, je comprends cela; toutes les femmes qui ont du coeur sont ainsi. Jamais on n'en verra une s'ennuyer loin du tourbillon de tous ces plaisirs bruyants! Oh! mademoiselle! mademoiselle!

– Mais qu'avez-vous donc, monsieur le comte? demanda La Vallière avec un certain effroi. Vous semblez agité.

– Moi? Non pas; non.

– Alors, monsieur de Guiche, permettez-moi de vous faire ici le remerciement que je me proposais de vous faire à la première occasion. C'est à votre protection, je le sais, que je dois d'avoir été admise parmi les filles d'honneur de Madame.

– Ah! oui, vraiment, je m'en, souviens et je m'en félicite, mademoiselle. Aimez-vous quelqu'un, vous?

– Moi?

– Oh! pardon, je ne sais ce que je dis; pardon mille fois. Madame avait raison, bien raison; cet exil brutal a complètement bouleversé mon esprit.

– Mais le roi vous a bien reçu, ce me semble, monsieur le comte?

– Trouvez-vous?.. Bien reçu… peut-être… Oui…

– Sans doute, bien reçu; car, enfin, vous revenez sans congé de lui?

– C'est vrai, et je crois que vous avez raison, mademoiselle.

Mais n'avez vous point vu par ici M. le vicomte de Bragelonne?

La Vallière tressaillit à ce nom.

– Pourquoi cette question? demanda-t-elle.

– Oh! mon Dieu! vous blesserais-je encore? fit de Guiche. En ce cas, je suis bien malheureux, bien à plaindre!

– Oui, bien malheureux, bien à plaindre, monsieur de Guiche, car vous paraissez horriblement souffrir.

– Oh! mademoiselle, que n'ai-je une soeur dévouée, une amie véritable!

– Vous avez des amis, monsieur de Guiche, et M. le vicomte de Bragelonne, dont vous parliez tout à l'heure, est, il me semble, un de ces bons amis.

– Oui, oui, en effet, c'est un de mes bons amis. Adieu, mademoiselle, adieu! recevez tous mes respects.

Et il s'enfuit comme un fou du côté de l'étang.

Son ombre noire glissait grandissante parmi les ifs lumineux et les larges moires resplendissantes de l'eau.

La Vallière le regarda quelque temps avec compassion.

– Oh! oui, oui, dit-elle, il souffre et je commence à comprendre pourquoi.

Elle achevait à peine, lorsque ses compagnes, Mlles de Montalais et de Tonnay-Charente, accoururent.

Elles avaient fini leur service, dépouillé leurs habits de nymphes, et, joyeuses de cette belle nuit, du succès de la soirée, elles revenaient trouver leur compagne.

– Eh quoi! déjà! lui dirent-elles. Nous croyions arriver les premières au rendez-vous.

– J'y suis depuis un quart d'heure, répondit La Vallière.

– Est-ce que la danse ne vous a point amusée?

– Non.

– Et tout le spectacle?

– Non plus. En fait de spectacle, j'aime bien mieux celui de ces bois noirs au fond desquels brille çà et là une lumière qui passe comme un oeil rouge, tantôt ouvert, tantôt fermé.

– Elle est poète, cette La Vallière, dit Tonnay-Charente.

– C'est-à-dire insupportable, fit Montalais. Toutes les fois qu'il s'agit de rire un peu ou de s'amuser de quelque chose, La Vallière pleure; toutes les fois qu'il s'agit de pleurer, pour nous autres femmes, chiffons perdus, amour-propre piqué, parure sans effet, La Vallière rit.

– Oh! quant à moi, je ne puis être de ce caractère, dit Mlle de Tonnay-Charente. Je suis femme, et femme comme on ne l'est pas; qui m'aime me flatte, qui me flatte me plaît par sa flatterie, et qui me plaît…

– Eh bien! tu n'achèves pas? dit Montalais.

– C'est trop difficile, répliqua Mlle de Tonnay-Charente en riant aux éclats. Achève pour moi, toi qui as tant d'esprit.

– Et vous, Louise, dit Montalais, vous plaît-on?

– Cela ne regarde personne, dit la jeune fille en se levant du banc de mousse où elle était restée étendue pendant tout le temps qu'avait duré le ballet. Maintenant, mesdemoiselles, nous avons formé le projet de nous divertir cette nuit sans surveillants et sans escorte. Nous sommes trois, nous nous plaisons l'une à l'autre, il fait un temps superbe; regardez là-bas, voyez la lune qui monte doucement au ciel et argente les cimes des marronniers et des chênes. Oh! la belle promenade! oh! la belle liberté! la belle herbe fine des bois, la belle faveur que me fait votre amitié; prenons-nous par le bras et gagnons les grands arbres. Ils sont tous, en ce moment, attablés et actifs là-bas, occupés à se parer pour une promenade d'apparat; on selle les chevaux, on attelle les voitures, les mules de la reine ou les quatre cavales blanches de Madame. Nous, gagnons vite un endroit où nul oeil ne vous devine, où nul pas ne marche dans notre pas. Vous rappelez- vous, Montalais, les bois de Cheverny et de Chambord, les peupliers sans fin de Blois? nous avons échangé là-bas bien des espérances.

– Bien des confidences aussi.

– Oui.

– Moi, dit Mlle de Tonnay-Charente, je pense beaucoup aussi; mais prenez garde…

– Elle ne dit rien, fit Montalais, de sorte que ce que pense

Mlle de Tonnay Charente, Athénaïs seule le sait.

– Chut! s'écria Mlle de La Vallière, j'entends des pas qui viennent de ce côté.

– Eh! vite! vite! dans les roseaux, dit Montalais; baissez-vous,

Athénaïs, vous qui êtes si grande.

Mlle de Tonnay-Charente se baissa effectivement.

Presque aussitôt on vit, en effet, deux gentilshommes s'avancer, la tête inclinée, les bras entrelacés et marchant sur le sable fin de l'allée parallèle au rivage.

Les femmes se firent petites, imperceptibles.

– C'est M. de Guiche, dit Montalais à l'oreille de Mlle de Tonnay

Charente.

– C'est M. de Bragelonne, dit celle-ci à l'oreille de La

Vallière.

Les deux jeunes gens continuaient de s'approcher en causant d'une voix animée.

– C'est par ici qu'elle était tout à l'heure, dit le comte. Si je n'avais fait que la voir, je dirais que c'est une apparition; mais je lui ai parlé.

– Ainsi, vous êtes sûr?

– Oui; mais peut-être aussi lui ai-je fait peur.

– Comment cela?

– Eh! mon Dieu! j'étais encore fou de ce que vous savez, de sorte qu'elle n'aura rien compris à mes discours et aura pris peur.

– Oh! dit Bragelonne, ne vous inquiétez pas, mon ami. Elle est bonne, elle excusera; elle a de l'esprit, elle comprendra.

– Oui; mais si elle a compris, trop bien compris.

– Après?

– Et qu'elle parle.

– Oh! vous ne connaissez pas Louise, comte, dit Raoul. Louise a toutes les vertus, et n'a pas un seul défaut.

Et les jeunes gens passèrent là-dessus, et, comme ils s'éloignaient, leurs voix se perdirent peu à peu.

– Comment! La Vallière, dit Mlle de Tonnay-Charente. M. le vicomte de Bragelonne a dit «Louise» en parlant de vous. Comment cela se fait-il?

– Nous avons été élevés ensemble, répondit Mlle de La Vallière; tout enfants, nous nous connaissions.

– Et puis M. de Bragelonne est ton fiancé, chacun sait cela.

– Oh! je ne le savais pas, moi. Est-ce vrai, mademoiselle?

– C'est-à-dire, répondit Louise en rougissant, c'est-à-dire que M. de Bragelonne m'a fait l'honneur de me demander ma main… mais…

– Mais quoi?

– Mais il paraît que le roi…

– Eh bien?

– Que le roi ne veut pas consentir à ce mariage.

– Eh! pourquoi le roi? et qu'est-ce que le roi? s'écria Aure avec aigreur. Le roi a-t-il donc le droit de se mêler de ces choses-là, bon Dieu?..» La poulitique est la poulitique, comme disait M. de Mazarin; ma l'amor, il est l'amor.» Si donc tu aimes M. de Bragelonne, et, s'il t'aime, épousez-vous. Je vous donne mon consentement, moi.

Athénaïs se mit à rire.

– Oh! je parle sérieusement, répondit Montalais, et mon avis en ce cas vaut bien l'avis du roi, je suppose. N'est-ce pas, Louise?

– Voyons, voyons, ces messieurs sont passés, dit La Vallière; profitons donc de la solitude pour traverser la prairie et nous jeter dans le bois.

– D'autant mieux, dit Athénaïs, que voilà des lumières qui partent du château et du théâtre, et qui me font l'effet de précéder quelque illustre compagnie.

– Courons, dirent-elles toutes trois.

Et relevant gracieusement les longs plis de leurs robes de soie, elles franchirent lestement l'espace qui s'étendait entre l'étang et la partie la plus ombragée du parc.

Montalais, légère comme une biche, Athénaïs, ardente comme une jeune louve, bondissaient dans l'herbe sèche, et parfois un Actéon téméraire eût pu apercevoir dans la pénombre leur jambe pure et hardie se dessinant sous l'épais contour des jupes de satin.

La Vallière, plus délicate et plus pudique, laissa flotter ses robes; retardée ainsi par la faiblesse de son pied, elle ne tarda point à demander sa grâce.

Et, demeurée en arrière, elle força ses deux compagnes à l'attendre.

En ce moment, un homme, caché dans un fossé plein de jeunes pousses de saules, remonta vivement sur le talus de ce fossé et se mit à courir dans la direction du château.

Les trois femmes, de leur côté, atteignirent les lisières du parc, dont toutes les allées leur étaient connues.

De grandes allées fleuries s'élevaient autour des fossés; des barrières fermées protégeaient de ce côté les promeneurs contre l'envahissement des chevaux et des calèches.

En effet, on entendait rouler dans le lointain, sur le sol ferme des chemins, les carrosses des reines et de Madame. Plusieurs cavaliers les suivaient avec le bruit si bien imité par les vers cadencés de Virgile.

Quelques musiques lointaines répondaient au bruit, et, quand les harmonies cessaient, le rossignol, chanteur plein d'orgueil, envoyait à la compagnie qu'il sentait rassemblée sous les ombrages les chants les plus compliqués, les plus suaves et les plus savants.

Autour du chanteur, brillaient, dans le fond noir des gros arbres, les yeux de quelque chat-huant sensible à l'harmonie.

De sorte que cette fête de toute la cour était aussi la fête des hôtes mystérieux des bois; car assurément la biche écoutait dans sa fougère, le faisan sur sa branche, le renard dans son terrier.

On devinait la vie de toute cette population nocturne et invisible, aux brusques mouvements qui s'opéraient tout à coup dans les feuilles.

Alors les nymphes des bois poussaient un petit cri; puis, rassurées à l'instant même, riaient et reprenaient leur marche.

Et elles arrivèrent ainsi au chêne royal, vénérable reste d'un chêne, qui, dans sa jeunesse, avait entendu les soupirs de Henri II pour la belle Diane de Poitiers, et plus tard ceux de Henri IV pour la belle Gabrielle d'Estrées.

Sous ce chêne, les jardiniers avaient accumulé la mousse et le gazon, de telle sorte que jamais siège circulaire n'avait mieux reposé les membres fatigués d'un roi.

Le tronc de l'arbre formait un dossier rugueux, mais suffisamment large pour quatre personnes.

Sous les rameaux qui obliquaient vers le tronc, les voix se perdaient en filtrant vers les cieux.

Chapitre CXV – Ce qui se disait sous le chêne royal

Il y avait dans la douceur de l'air, dans le silence du feuillage, un muet engagement pour ces jeunes femmes à changer tout de suite la conversation badine en une conversation plus sérieuse.

Celle même dont le caractère était le plus enjoué, Montalais, par exemple, y penchait la première.

Elle débuta par un gros soupir.

– Quelle joie, dit-elle, de nous sentir ici, libres, seules, et en droit d'être franches, surtout envers nous-mêmes!

– Oui, dit Mlle de Tonnay-Charente; car la cour, si brillante qu'elle soit, cache toujours un mensonge sous les plis du velours ou sous les feux des diamants.

– Moi, répliqua La Vallière, je ne mens jamais; quand je ne puis dire la vérité, je me tais.

– Vous ne serez pas longtemps en faveur, ma chère, dit Montalais; ce n'est point ici comme à Blois, où nous disions à la vieille Madame tous nos dépits et toutes nos envies. Madame avait ses jours où elle se souvenait d'avoir été jeune. Ces jours-là, quiconque causait avec Madame trouvait une amie sincère. Madame nous contait ses amours avec Monsieur, et nous, nous lui contions ses amours avec d'autres, ou du moins les bruits qu'on avait fait courir sur ses galanteries. Pauvre femme! si innocente! elle en riait, nous aussi; où est-elle à présent?

– Ah! Montalais, rieuse Montalais, s'écria La Vallière, voilà que tu soupires encore; les bois t'inspirent, et tu es presque raisonnable ce soir.

– Mesdemoiselles, dit Athénaïs, vous ne devez pas tellement regretter la cour de Blois, que vous ne vous trouviez heureuses chez nous. Une cour, c'est l'endroit où viennent les hommes et les femmes pour causer de choses que les mères et les tuteurs, que les confesseurs surtout, défendent avec sévérité. À la cour, on se dit ces choses sous privilège du roi et des reines, n'est-ce pas agréable?

– Oh! Athénaïs, dit Louise en rougissant.

– Athénaïs est franche ce soir, dit Montalais, profitons-en.

– Oui, profitons-en, car on m'arracherait ce soir les plus intimes secrets de mon coeur.

– Ah! si M. de Montespan était là! dit Montalais.

– Vous croyez que j'aime M. de Montespan? murmura la belle jeune fille.

– Il est beau, je suppose?

– Oui, et ce n'est pas un mince avantage à mes yeux.

– Vous voyez bien.

– Je dirai plus, il est, de tous les hommes qu'on voit ici, le plus beau et le plus…

– Qu'entend-on là? dit La Vallière en faisant sur le banc de mousse un brusque mouvement.

– Quelque daim qui fuit dans les branches.

– Je n'ai peur que des hommes, dit Athénaïs.

– Quand ils ne ressemblent pas à M. de Montespan?

– Finissez cette raillerie… M. de Montespan est aux petits soins pour moi; mais cela n'engage à rien. N'avons-nous pas ici M. de Guiche qui est aux petits soins pour Madame?

– Pauvre, pauvre garçon! dit La Vallière.

– Pourquoi pauvre?.. Madame est assez belle et assez grande dame, je suppose.

La Vallière secoua douloureusement la tête.

– Quand on aime, dit-elle, ce n'est ni la belle ni la grande dame; mes chères amies, quand on aime, ce doit être le coeur et les yeux seuls de celui ou de celle qu'on aime.

Montalais se mit à rire bruyamment.

– Coeur, yeux, oh! sucrerie! dit-elle.

– Je parle pour moi, répliqua La Vallière.

– Nobles sentiments! dit Athénaïs d'un air protecteur, mais froid.

– Ne les avez-vous pas, mademoiselle? dit Louise.

– Parfaitement, mademoiselle; mais je continue. Comment peut-on plaindre un homme qui rend des soins à une femme comme Madame? S'il y a disproportion, c'est du côté du comte.

– Oh! non, non, fit La Vallière, c'est du côté de Madame.

– Expliquez-vous.

– Je m'explique. Madame n'a pas même le désir de savoir ce que c'est que l'amour. Elle joue avec ce sentiment comme les enfants avec les artifices dont une étincelle embraserait un palais. Cela brille, voilà tout ce qu'il lui faut. Or, joie et amour sont le tissu dont elle veut que soit tramée sa vie. M. de Guiche aimera cette dame illustre; elle ne l'aimera pas.

Athénaïs partit d'un éclat de rire dédaigneux.

– Est-ce qu'on aime? dit-elle. Où sont vos nobles sentiments de tout à l'heure? la vertu d'une femme n'est-elle point dans le courageux refus de toute intrigue à conséquence. Une femme bien organisée et douée d'un coeur généreux doit regarder les hommes, s'en faire aimer, adorer même, et dire une fois au plus dans sa vie: «Tiens! il me semble que, si je n'eusse pas été ce que je suis, j'eusse moins détesté celui-là que les autres.»

– Alors, s'écria La Vallière en joignant les mains, voilà ce que vous promettez à M. de Montespan?

– Eh! certes, à lui comme à tout autre. Quoi! je vous ai dit que je lui reconnaissais une certaine supériorité, et cela ne suffirait pas! Ma chère, on est femme, c'est-à-dire reine dans tout le temps que nous donne la nature pour occuper cette royauté, de quinze à trente-cinq ans. Libre à vous d'avoir du coeur après, quand vous n'aurez plus que cela.

– Oh! oh! murmura La Vallière.

– Parfait! s'écria Montalais, voilà une maîtresse femme.

Athénaïs, vous irez loin!

– Ne m'approuvez-vous point?

– Oh! des pieds et des mains! dit la railleuse.

– Vous plaisantez, n'est-ce pas, Montalais? dit Louise.

– Non, non, j'approuve tout ce que vient de dire Athénaïs; seulement…

– Seulement quoi?

– Eh bien! je ne puis le mettre en action. J'ai les plus complets principes; je me fais des résolutions, près desquelles les projets du stathouder et ceux du roi d'Espagne sont des jeux d'enfants, puis, le jour de la mise à exécution, rien.

– Vous faiblissez? dit Athénaïs avec dédain.

– Indignement.

– Malheureuse nature, reprit Athénaïs. Mais, au moins, vous choisissez?

– Ma foi!.. ma foi, non! Le sort se plaît à me contrarier en tout; je rêve des empereurs et je trouve des…

– Aure! Aure! s'écria La Vallière, par pitié, ne sacrifiez pas, au plaisir de dire un mot, ceux qui vous aiment d'une affection si dévouée.

– Oh! pour cela, je m'en embarrasse peu: ceux qui m'aiment sont assez heureux que je ne les chasse point, ma chère. Tant pis pour moi si j'ai une faiblesse; mais tant pis pour eux si je m'en venge sur eux. Ma foi! je m'en venge!

– Aure!

– Vous avez raison, dit Athénaïs, et peut-être aussi arriverez- vous au même but. Cela s'appelle être coquette, voyez-vous, mesdemoiselles. Les hommes, qui sont des sots en beaucoup de choses, le sont surtout en celle-ci, qu'ils confondent sous ce mot de coquetterie la fierté d'une femme et sa variabilité. Moi, je suis fière, c'est-à-dire imprenable, je rudoie les prétendants, mais sans aucune espèce de prétention à les retenir. Les hommes disent que je suis coquette, parce qu'ils ont l'amour-propre de croire que je les désire. D'autres femmes, Montalais, par exemple, se sont laissé entamer par les adulations; elles seraient perdues sans le bienheureux ressort de l'instinct qui les pousse à changer soudain et à châtier celui dont elles acceptaient naguère l'hommage.

– Savante dissertation! dit Montalais d'un ton de gourmet qui se délecte.

– Odieux! murmura Louise.

– Grâce à cette coquetterie, car voilà la véritable coquetterie, poursuivit Mlle de Tonnay-Charente, l'amant bouffi d'orgueil, il y a une heure, maigrit en une minute de toute l'enflure de son amour-propre. Il prenait déjà des airs vainqueurs, il recule; il allait nous protéger, il se prosterne de nouveau. Il en résulte qu'au lieu d'avoir un mari jaloux, incommode, habitué, nous avons un amant toujours tremblant, toujours convoiteux, toujours soumis, par cette seule raison qu'il trouve, lui, une maîtresse toujours nouvelle. Voilà, et soyez-en persuadées, mesdemoiselles, ce que vaut la coquetterie. C'est avec cela qu'on est reine entre les femmes, quand on n'a pas reçu de Dieu la faculté si précieuse de tenir en bride son coeur et son esprit.

– Oh! que vous êtes habile! dit Montalais, et que vous comprenez bien le devoir des femmes!

– Je m'arrange un bonheur particulier, dit Athénaïs avec modestie; je me défends, comme tous les amoureux faibles, contre l'oppression des plus forts.

– La Vallière ne dit pas un mot.

– Est-ce qu'elle ne nous approuve point?

– Moi, je ne comprends seulement pas, dit Louise. Vous parlez comme des êtres qui ne seraient point appelés à vivre sur cette terre.

– Elle est jolie, votre terre! dit Montalais.

– Une terre, reprit Athénaïs, où l'homme encense la femme pour la faire tomber étourdie, où il l'insulte quand elle est tombée?

– Qui vous parle de tomber? dit Louise.

– Ah! voilà une théorie nouvelle, ma chère; indiquez-moi, s'il vous plaît, votre moyen pour ne pas être vaincue, si vous vous laissez entraîner par l'amour?

– Oh! s'écria la jeune fille en levant au ciel noir ses beaux yeux humides, oh! si vous saviez ce que c'est qu'un coeur; je vous expliquerais et je vous convaincrais; un coeur aimant est plus fort que toute votre coquetterie et plus que toute votre fierté. Jamais une femme n'est aimée je le crois, et Dieu m'entend; jamais un homme n'aime avec idolâtrie que s'il se sent aimé. Laissez aux vieillards de la comédie de se croire adorés par des coquettes. Le jeune homme s'y connaît, lui, il ne s'abuse point; s'il a pour la coquette un désir, une effervescence, une rage, vous voyez que je vous fais le champ libre et vaste; en un mot, la coquette peut le rendre fou, jamais elle ne le rendra amoureux. L'amour, voyez- vous, tel que je le conçois, c'est un sacrifice incessant, absolu, entier; mais ce n'est pas le sacrifice d'une seule des deux parties unies. C'est l'abnégation complète de deux âmes qui veulent se fondre en une seule. Si j'aime jamais, je supplierai mon amant de me laisser libre et pure; je lui dirai, ce qu'il comprendra, que mon âme est déchirée par le refus que je lui fais; et lui! lui qui m'aimera, sentant la douloureuse grandeur de mon sacrifice, à son tour il se dévouera comme moi, il me respectera, il ne cherchera point à me faire tomber pour m'insulter quand je serai tombée, ainsi que vous le disiez tout à l'heure en blasphémant contre l'amour que je comprends. Voilà, moi, comment j'aime. Maintenant, venez me dire que mon amant me méprisera; je l'en défie, à moins qu'il ne soit le plus vil des hommes, et mon coeur m'est garant que je ne choisirai pas ces gens-là. Mon regard lui paiera ses sacrifices ou lui imposera des vertus qu'il n'eût jamais cru avoir.

– Mais, Louise, s'écria Montalais, vous nous dites cela et vous ne le pratiquez point!

– Que voulez-vous dire?

– Vous êtes adorée de Raoul de Bragelonne, aimée à deux genoux. Le pauvre garçon est victime de votre vertu, comme il le serait, plus qu'il ne le serait même de ma coquetterie ou de la fierté d'Athénaïs.

– Ceci est tout simplement une subdivision de la coquetterie, dit Athénaïs, et Mademoiselle, à ce que je vois, la pratique sans s'en douter.

– Oh! fit La Vallière.

Age restriction:
12+
Release date on Litres:
28 September 2017
Volume:
600 p. 1 illustration
Copyright holder:
Public Domain