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Le vicomte de Bragelonne, Tome II.

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Chapitre LXXV – Où M. Fouquet agit

Cependant Fouquet courait vers le Louvre au grand galop de son attelage anglais.

Le roi travaillait avec Colbert. Tout à coup le roi demeura pensif. Ces deux arrêts de mort qu'il avait signés en montant sur le trône lui revenaient parfois en mémoire. C'étaient deux taches de deuil qu'il voyait les yeux ouverts; deux taches de sang qu'il voyait les yeux fermés.

– Monsieur, dit-il tout à coup à l'intendant, il me semble parfois que ces deux hommes que vous avez fait condamner n'étaient pas de bien grands coupables.

– Sire, ils avaient été choisis dans le troupeau des traitants, qui avait besoin d'être décimé.

– Choisis par qui?

– Par la nécessité, Sire, répondit froidement Colbert.

– La nécessité! grand mot! murmura le jeune roi.

– Grande déesse, Sire.

– C'étaient des amis fort dévoués au surintendant, n'est-ce pas?

– Oui, Sire, des amis qui eussent donné leur vie pour M. Fouquet.

– Ils l'ont donnée, monsieur, dit le roi.

– C'est vrai, mais inutilement, par bonheur, ce qui n'était pas leur intention.

– Combien ces hommes avaient-ils dilapidé d'argent?

– Dix millions peut-être, dont six ont été confisqués sur eux.

– Et cet argent est dans mes coffres? demanda le roi avec un certain sentiment de répugnance.

– Il y est, Sire; mais cette confiscation, tout en menaçant

M. Fouquet, ne l'a point atteint.

– Vous concluez, monsieur Colbert?..

– Que si M. Fouquet a soulevé contre Votre Majesté une troupe de factieux pour arracher ses amis au supplice, il soulèvera une armée quand il s'agira de se soustraire lui-même au châtiment.

Le roi fit jaillir sur son confident un de ces regards qui ressemblent au feu sombre d'un éclair d'orage; un de ces regards qui vont illuminer les ténèbres des plus profondes consciences.

– Je m'étonne, dit-il, que, pensant sur M. Fouquet de pareilles choses, vous ne veniez pas me donner un avis.

– Quel avis, Sire?

– Dites-moi d'abord, clairement et précisément, ce que vous pensez, monsieur Colbert.

– Sur quoi?

– Sur la conduite de M. Fouquet.

– Je pense, Sire, que M. Fouquet, non content d'attirer à lui l'argent, comme faisait M. de Mazarin, et de priver par-là Votre Majesté d'une partie de sa puissance, veut encore attirer à lui tous les amis de la vie facile et des plaisirs, de ce qu'enfin les fainéants appellent la poésie, et les politiques la corruption; je pense qu'en soudoyant les sujets de Votre Majesté il empiète sur la prérogative royale, et ne peut, si cela continue ainsi, tarder à reléguer Votre Majesté parmi les faibles et les obscurs.

– Comment qualifie-t-on tous ces projets, monsieur Colbert?

– Les projets de M. Fouquet, Sire?

– Oui.

– On les nomme crimes de lèse-majesté.

– Et que fait-on aux criminels de lèse-majesté?

– On les arrête, on les juge, on les punit.

– Vous êtes bien sûr que M. Fouquet a conçu la pensée du crime que vous lui imputez?

– Je dirai plus, Sire, il y a eu chez lui commencement d'exécution.

– Eh bien! j'en reviens à ce que je disais, monsieur Colbert.

– Et vous disiez, Sire?

– Donnez-moi un conseil.

– Pardon, Sire, mais auparavant j'ai encore quelque chose à ajouter.

– Dites.

– Une preuve évidente, palpable, matérielle de trahison.

– Laquelle?

– Je viens d'apprendre que M. Fouquet fait fortifier Belle-Île- en-Mer.

– Ah! vraiment!

– Oui, Sire.

– Vous en êtes sûr?

– Parfaitement; savez-vous, Sire, ce qu'il y a de soldats à

Belle-Île?

– Non, ma foi; et vous?

– Je l'ignore, Sire, je voulais donc proposer à Votre Majesté d'envoyer quelqu'un à Belle-Île.

– Qui cela?

– Moi, par exemple.

– Qu'iriez-vous faire à Belle-Île?

– M'informer s'il est vrai qu'à l'exemple des anciens seigneurs féodaux, M. Fouquet fait créneler ses murailles.

– Et dans quel but ferait-il cela?

– Dans le but de se défendre un jour contre son roi.

– Mais s'il en est ainsi, monsieur Colbert, dit Louis, il faut faire tout de suite comme vous disiez: il faut arrêter M. Fouquet.

– Impossible!

– Je croyais vous avoir déjà dit, monsieur, que je supprimais ce mot dans mon service.

– Le service de Votre Majesté ne peut empêcher M. Fouquet d'être surintendant général.

– Eh bien?

– Et que par conséquent, par cette charge, il n'ait pour lui tout le Parlement, comme il a toute l'armée par ses largesses, toute la littérature par ses grâces, toute la noblesse par ses présents.

– C'est-à-dire alors que je ne puis rien contre M. Fouquet?

– Rien absolument, du moins à cette heure, Sire.

– Vous êtes un conseiller stérile, monsieur Colbert.

– Oh! non pas, Sire, car je ne me bornerai plus à montrer le péril à Votre Majesté.

– Allons donc! Par où peut-on saper le colosse? Voyons!

Et le roi se mit à rire avec amertume.

– Il a grandi par l'argent, tuez-le par l'argent, Sire.

– Si je lui enlevais sa charge?

– Mauvais moyen.

– Le bon, le bon alors?

– Ruinez-le, Sire, je vous le dis.

– Comment cela?

– Les occasions ne vous manqueront pas, profitez de toutes les occasions.

– Indiquez-les moi.

– En voici une d'abord. Son Altesse Royale Monsieur va se marier, ses noces doivent être magnifiques. C'est une belle occasion pour votre Majesté de demander un million à M. Fouquet; M. Fouquet, qui paie vingt mille livres d'un coup, lorsqu'il n'en doit que cinq, trouvera facilement ce million quand le demandera Votre Majesté.

– C'est bien, je le lui demanderai, fit Louis XIV.

– Si Votre Majesté veut signer l'ordonnance, je ferai prendre l'argent moi-même.

Et Colbert poussa devant le roi un papier et lui présenta une plume.

En ce moment, l'huissier entrouvrit la porte et annonça M. le surintendant.

Louis pâlit.

Colbert laissa tomber la plume et s'écarta du roi sur lequel il étendait ses ailes noires de mauvais ange.

Le surintendant fit son entrée en homme de cour, à qui un seul coup d'oeil suffit pour apprécier une situation.

Cette situation n'était pas rassurante pour Fouquet, quelle que fût la conscience de sa force. Le petit oeil noir de Colbert, dilaté par l'envie, et l'oeil limpide de Louis XIV, enflammé par la colère, signalaient un danger pressant.

Les courtisans sont, pour les bruits de cour, comme les vieux soldats qui distinguent, à travers les rumeurs du vent et des feuillages, le retentissement lointain des pas d'une troupe armée; ils peuvent, après avoir écouté, dire à peu près combien d'hommes marchent, combien d'armes résonnent, combien de canons roulent. Fouquet n'eut donc qu'à interroger le silence qui s'était fait à son arrivée: il le trouva gros de menaçantes révélations. Le roi lui laissa tout le temps de s'avancer jusqu'au milieu de la chambre.

Sa pudeur adolescente lui commandait cette abstention du moment.

Fouquet saisit hardiment l'occasion.

– Sire, dit-il, j'étais impatient de voir Votre Majesté.

– Et pourquoi? demanda Louis.

– Pour lui annoncer une bonne nouvelle.

Colbert, moins la grandeur de la personne, moins la largesse du coeur, ressemblait en beaucoup de points à Fouquet. Même pénétration, même habitude des hommes. De plus, cette grande force de contraction, qui donne aux hypocrites le temps de réfléchir et de se ramasser pour prendre du ressort.

Il devina que Fouquet marchait au-devant du coup qu'il allait lui porter.

Ses yeux brillèrent.

– Quelle nouvelle? demanda le roi.

Fouquet déposa un rouleau de papier sur la table.

– Que Votre Majesté veuille bien jeter les yeux sur ce travail, dit-il.

Le roi déplia lentement le rouleau.

– Des plans? dit-il.

– Oui, Sire.

– Et quels sont ces plans?

– Une fortification nouvelle, Sire.

– Ah! ah! fit le roi, vous vous occupez donc de tactique et de stratégie, monsieur Fouquet.

– Je m'occupe de tout ce qui peut être utile au règne de Votre

Majesté, répliqua Fouquet.

– Belles images! dit le roi en regardant le dessin.

– Votre Majesté comprend sans doute, dit Fouquet en s'inclinant sur le papier: ici est la ceinture de murailles, là les forts, là les ouvrages avancés.

– Et que vois-je là, monsieur?

– La mer.

– La mer tout autour?

– Oui, Sire.

– Et quelle est donc cette place dont vous me montrez le plan?

– Sire, c'est Belle-Île-en-Mer, répondit Fouquet avec simplicité.

À ce mot, à ce nom, Colbert fit un mouvement si marqué que le roi se retourna pour lui recommander la réserve. Fouquet ne parut pas s'être ému le moins du monde du mouvement de Colbert, ni du signe du roi.

– Monsieur, continua Louis, vous avez donc fait fortifier Belle-

Île?

– Oui, Sire, et j'en apporte les devis et les comptes à Votre Majesté, répliqua Fouquet; j'ai dépensé seize cent mille livres à cette opération.

– Pour quoi faire? répliqua froidement Louis qui avait puisé de l'initiative dans un regard haineux de l'intendant.

– Pour un but assez facile à saisir, répondit Fouquet, Votre

Majesté était en froid avec la Grande-Bretagne.

– Oui; mais depuis la restauration du roi Charles II, j'ai fait alliance avec elle.

– Depuis un mois, Sire, Votre Majesté l'a bien dit; mais il y a près de six mois que les fortifications de Belle-Île sont commencées.

– Alors elles sont devenues inutiles.

– Sire, des fortifications ne sont jamais inutiles. J'avais fortifié Belle-Île contre MM. Monck et Lambert et tous ces bourgeois de Londres qui jouaient au soldat. Belle-Île se trouvera toute fortifiée contre les Hollandais à qui ou l'Angleterre ou Votre Majesté ne peut manquer de faire la guerre.

 

Le roi se tut encore une fois et regarda en dessous Colbert.

– Belle-Île, je crois, ajouta Louis, est à vous, monsieur

Fouquet?

– Non, Sire.

– À qui donc alors?

– À Votre Majesté.

Colbert fut saisi d'effroi comme si un gouffre se fût ouvert sous ses pieds.

Louis tressaillit d'admiration, soit pour le génie, soit pour le dévouement de Fouquet.

– Expliquez-vous, monsieur, dit-il.

– Rien de plus facile, Sire; Belle-Île est une terre à moi; je l'ai fortifiée de mes deniers; mais comme rien au monde ne peut s'opposer à ce qu'un sujet fasse un humble présent à son roi, j'offre à Votre Majesté la propriété de la terre dont elle me laissera l'usufruit. Belle-Île, place de guerre, doit être occupée par le roi; Sa Majesté, désormais, pourra y tenir une sûre garnison.

Colbert se laissa presque entièrement aller sur le parquet glissant. Il eut besoin, pour ne pas tomber, de se tenir aux colonnes de la boiserie.

– C'est une grande habileté d'homme de guerre que vous avez témoignée là, monsieur, dit Louis XIV.

– Sire, l'initiative n'est pas venue de moi, répondit Fouquet; beaucoup d'officiers me l'ont inspirée; les plans eux-mêmes ont été faits par un ingénieur des plus distingués.

– Son nom?

– M. du Vallon.

– M. du Vallon? reprit Louis. Je ne le connais pas. Il est fâcheux, monsieur Colbert, continua-t-il, que je ne connaisse pas le nom des hommes de talent qui honorent mon règne.

Et en disant ces mots, il se retourna vers Colbert. Celui-ci se sentait écrasé, la sueur lui coulait du front, aucune parole ne se présentait à ses lèvres, il souffrait un martyre inexprimable.

– Vous retiendrez ce nom, ajouta Louis XIV.

Colbert s'inclina, plus pâle que ses manchettes de dentelles de

Flandre.

Fouquet continua:

– Les maçonneries sont de mastic romain; des architectes me l'ont composé d'après les relations de l'Antiquité.

– Et les canons? demanda Louis.

– Oh! Sire, ceci regarde Votre Majesté, il ne m'appartient pas de mettre des canons chez moi, sans que Votre Majesté m'ait dit qu'elle était chez elle.

Louis commençait à flotter indécis entre la haine que lui inspirait cet homme si puissant et la pitié que lui inspirait cet autre homme abattu, qui lui semblait la contrefaçon du premier.

Mais la conscience de son devoir de roi l'emporta sur les sentiments de l'homme.

Il allongea son doigt sur le papier.

– Ces plans ont dû vous coûter beaucoup d'argent à exécuter? dit- il.

– Je croyais avoir eu l'honneur de dire le chiffre à Votre

Majesté.

– Redites, je l'ai oublié.

– Seize cent mille livres.

– Seize cent mille livres! Vous êtes énormément riche, monsieur

Fouquet.

– C'est Votre Majesté qui est riche, dit le surintendant, puisque

Belle-Île est à elle.

– Oui, merci; mais si riche que je sois, monsieur Fouquet…

Le roi s'arrêta.

– Eh bien! Sire?.. demanda le surintendant.

– Je prévois le moment où je manquerai d'argent.

– Vous, Sire?

– Oui, moi.

– Et à quel moment donc?

– Demain, par exemple.

– Que Votre Majesté me fasse l'honneur de s'expliquer.

– Mon frère épouse Madame d'Angleterre.

– Eh bien, Sire?

– Eh bien! je dois faire à la jeune princesse une réception digne de la petite-fille de Henri IV.

– C'est trop juste, Sire.

– J'ai donc besoin d'argent.

– Sans doute.

– Et il me faudrait…

Louis XIV hésita. La somme qu'il avait à demander était juste celle qu'il avait été obligé de refuser à Charles II. Il se tourna vers Colbert pour qu'il donnât le coup.

– Il me faudrait demain… répéta-t-il en regardant Colbert.

– Un million, dit brutalement celui-ci enchanté de reprendre sa revanche.

Fouquet tournait le dos à l'intendant pour écouter le roi. Il ne se retourna même point et attendit que le roi répétât ou plutôt murmurât:

– Un million.

– Oh! Sire, répondit dédaigneusement Fouquet, un million! que fera Votre Majesté avec un million?

– Il me semble cependant… dit Louis XIV.

– C'est ce qu'on dépense aux noces du plus petit prince d'Allemagne.

– Monsieur…

– Il faut deux millions au moins à Votre Majesté. Les chevaux seuls emporteront cinq cent mille livres. J'aurai l'honneur d'envoyer ce soir seize cent mille livres à Votre Majesté.

– Comment, dit le roi, seize cent mille livres!

– Attendez, Sire, répondit Fouquet sans même se retourner vers Colbert, je sais qu'il manque quatre cent mille livres. Mais ce monsieur de l'intendance (et par-dessus son épaule il montrait du pouce Colbert, qui pâlissait derrière lui), mais ce monsieur de l'intendance… a dans sa caisse neuf cent mille livres à moi.

Le roi se retourna pour regarder Colbert.

– Mais… dit celui-ci.

– Monsieur, poursuivit Fouquet toujours parlant indirectement à Colbert, Monsieur a reçu il y a huit jours seize cent mille livres; il a payé cent mille livres aux gardes, soixante-quinze mille aux hôpitaux, vingt-cinq mille aux Suisses, cent trente mille aux vivres, mille aux armes, dix mille aux menus frais; je ne me trompe donc point en comptant sur neuf cent mille livres qui restent.

Alors, se tournant à demi vers Colbert, comme fait un chef dédaigneux vers son inférieur:

– Ayez soin, monsieur, dit-il, que ces neuf cent mille livres soient remises ce soir en or à Sa Majesté.

– Mais, dit le roi, cela fera deux millions cinq cent mille livres?

– Sire, les cinq cent mille livres de plus seront la monnaie de poche de Son Altesse Royale. Vous entendez, monsieur Colbert, ce soir, avant huit heures.

Et sur ces mots, saluant le roi avec respect, le surintendant fit à reculons sa sortie sans honorer d'un seul regard l'envieux auquel il venait de raser à moitié la tête.

Colbert déchira de rage son point de Flandre et mordit ses lèvres jusqu'au sang. Fouquet n'était pas à la porte du cabinet que l'huissier, passant à coté de lui, cria:

– Un courrier de Bretagne pour Sa Majesté.

– M. d'Herblay avait raison, murmura Fouquet en tirant sa montre: une heure cinquante-cinq minutes. Il était temps!

Chapitre LXXVI – Où d'Artagnan finit par mettre enfin la main sur son brevet de capitaine

Le lecteur sait d'avance qui l'huissier annonçait en annonçant le messager de Bretagne.

Ce messager, il était facile de le reconnaître. C'était d'Artagnan, l'habit poudreux, le visage enflammé, les cheveux dégouttants de sueur, les jambes roidies; il levait péniblement les pieds à la hauteur de chaque marche sur laquelle résonnaient ses éperons ensanglantés.

Il aperçut sur le seuil, au moment où il le franchissait, le surintendant.

Fouquet salua avec un sourire celui qui, une heure plus tôt, lui amenait la ruine ou la mort.

D'Artagnan trouva dans sa bonté d'âme et dans son inépuisable vigueur corporelle assez de présence d'esprit pour se rappeler le bon accueil de cet homme; il le salua donc aussi, bien plutôt par bienveillance et par compassion que par respect.

Il se sentit sur les lèvres ce mot qui tant de fois avait été répété au duc de Guise: «Fuyez!» Mais prononcer ce mot, c'eût été trahir une cause; dire ce mot dans le cabinet du roi et devant un huissier, c'eût été se perdre gratuitement sans sauver personne.

D'Artagnan se contenta donc de saluer Fouquet sans lui parler et entra. En ce moment même, le roi flottait entre la surprise où venaient de le jeter les dernières paroles de Fouquet et le plaisir du retour de d'Artagnan.

Sans être courtisan, d'Artagnan avait le regard aussi sûr et aussi rapide que s'il l'eût été.

Il lut en entrant l'humiliation dévorante imprimée au front de

Colbert.

Il put même entendre ces mots que lui disait le roi:

– Ah! monsieur Colbert, vous aviez donc neuf cent mille livres à la surintendance?

Colbert, suffoqué, s'inclinait sans répondre. Toute cette scène entra donc dans l'esprit de d'Artagnan par les yeux et par les oreilles à la fois.

Le premier mot de Louis XIV à son mousquetaire, comme s'il eût voulu faire opposition à ce qu'il disait en ce moment, fut un bonjour affectueux.

Puis son second un congé à Colbert.

Ce dernier sortit du cabinet du roi, livide et chancelant, tandis que d'Artagnan retroussait les crocs de sa moustache.

– J'aime à voir dans ce désordre un de mes serviteurs, dit le roi, admirant la martiale souillure des habits de son envoyé.

– En effet, Sire, dit d'Artagnan, j'ai cru ma présence assez urgente au Louvre pour me présenter ainsi devant vous.

– Vous m'apportez donc de grandes nouvelles, monsieur? demanda le roi en souriant.

– Sire, voici la chose en deux mots: Belle-Île est fortifiée, admirablement fortifiée; Belle-Île a une double enceinte, une citadelle, deux forts détachés; son port renferme trois corsaires, et ses batteries de côte n'attendent plus que du canon.

– Je sais tout cela, monsieur, répondit le roi.

– Ah! Votre Majesté sait tout cela? fit le mousquetaire stupéfait.

– J'ai le plan des fortifications de Belle-Île, dit le roi.

– Votre Majesté a le plan?..

– Le voici.

– En effet, Sire, dit d'Artagnan, c'est bien cela, et là-bas j'ai vu le pareil.

Le front de d'Artagnan se rembrunit.

– Ah! je comprends, Votre Majesté ne s'est pas fiée à moi seul, et elle a envoyé quelqu'un, dit-il d'un ton plein de reproche.

– Qu'importe, monsieur, de quelle façon j'ai appris ce que je sais, du moment que je le sais?

– Soit, Sire, reprit le mousquetaire, sans chercher même à déguiser son mécontentement; mais je me permettrai de dire à Votre Majesté que ce n'était point la peine de me faire tant courir, de risquer vingt fois de me rompre les os, pour me saluer en arrivant ici d'une pareille nouvelle. Sire, quand on se défie des gens, ou quand on les croit insuffisants, on ne les emploie pas.

Et d'Artagnan, par un mouvement tout militaire, frappa du pied et fit tomber sur le parquet une poussière sanglante. Le roi le regardait et jouissait intérieurement de son premier triomphe.

– Monsieur, dit-il au bout d'un instant, non seulement Belle-Île m'est connue, mais encore Belle-Île est à moi.

– C'est bon, c'est bon, Sire; je ne vous en demande pas davantage, répondit d'Artagnan. Mon congé!

– Comment! votre congé?

– Sans doute. Je suis trop fier pour manger le pain du roi sans le gagner, ou plutôt pour le gagner mal. Mon congé, Sire!

– Oh! oh!

– Mon congé, ou je le prends.

– Vous vous fâchez, monsieur?

– Il y a de quoi, mordioux! Je reste en selle trente-deux heures, je cours jour et nuit, je fais des prodiges de vitesse, j'arrive roide comme un pendu, et un autre est arrivé avant moi! Allons! je suis un niais. Mon congé, Sire!

– Monsieur d'Artagnan, dit Louis XIV en appuyant sa main blanche sur le bras poudreux du mousquetaire, ce que je viens de vous dire ne nuira en rien à ce que je vous ai promis. Parole donnée, parole tenue.

Et le jeune roi, allant droit à sa table, ouvrit un tiroir et y prit un papier plié en quatre.

– Voici votre brevet de capitaine des mousquetaires; vous l'avez gagné, dit-il, monsieur d'Artagnan.

D'Artagnan ouvrit vivement le papier et le regarda à deux fois. Il ne pouvait en croire ses yeux.

– Et ce brevet, continua le roi, vous est donné, non seulement pour votre voyage à Belle-Île, mais encore pour votre brave intervention à la place de Grève. Là, en effet, vous m'avez servi bien vaillamment.

– Ah! ah! dit d'Artagnan, sans que sa puissance sur lui-même pût empêcher une certaine rougeur de lui monter aux yeux; vous savez aussi cela, Sire?

– Oui, je le sais.

Le roi avait le regard perçant et le jugement infaillible, quand il s'agissait de lire dans une conscience.

– Vous avez quelque chose, dit-il au mousquetaire, quelque chose à dire et que vous ne dites pas. Voyons, parlez franchement, monsieur: vous savez que je vous ai dit, une fois pour toutes, que vous aviez toute franchise avec moi.

– Eh bien! Sire, ce que j'ai, c'est que j'aimerais mieux être nommé capitaine des mousquetaires pour avoir chargé à la tête de ma compagnie, fait taire une batterie ou pris une ville, que pour avoir fait pendre deux malheureux.

– Est-ce bien vrai, ce que vous me dites là?

– Et pourquoi Votre Majesté me soupçonnerait-elle de dissimulation, je le lui demande?

– Parce que, si je vous connais bien, monsieur, vous ne pouvez vous repentir d'avoir tiré l'épée pour moi.

– Eh bien! c'est ce qui vous trompe, Sire, et grandement; oui, je me repens d'avoir tiré l'épée à cause des résultats que cette action a amenés; ces pauvres gens qui sont morts, Sire, n'étaient ni vos ennemis ni les miens, et ils ne se défendaient pas.

 

Le roi garda un moment le silence.

– Et votre compagnon, monsieur d'Artagnan, partage-t-il votre repentir?

– Mon compagnon?

– Oui, vous n'étiez pas seul, ce me semble.

– Seul? où cela?

– À la place de Grève.

– Non, Sire, non, dit d'Artagnan, rougissant au soupçon que le roi pouvait avoir l'idée que lui, d'Artagnan, avait voulu accaparer pour lui seul la gloire qui revenait à Raoul; non, mordioux! et, comme dit Votre Majesté? j'avais un compagnon, et même un bon compagnon.

– Un jeune homme?

– Oui, Sire, un jeune homme. Oh! mais j'en fais compliment à Votre Majesté, elle est aussi bien informée du dehors que du dedans. C'est M. Colbert qui fait au roi tous ces beaux rapports?

– M. Colbert ne m'a dit que du bien de vous, monsieur d'Artagnan, et il eût été malvenu à m'en dire autre chose.

– Ah! c'est heureux!

– Mais il a dit aussi beaucoup de bien de ce jeune homme.

– Et c'est justice, dit le mousquetaire.

– Enfin, il paraît que ce jeune homme est un brave, dit Louis

XIV, pour aiguiser ce sentiment qu'il prenait pour du dépit.

– Un brave, oui, Sire, répéta d'Artagnan, enchanté, de son côté, de pousser le roi sur le compte de Raoul.

– Savez-vous son nom?

– Mais je pense…

– Vous le connaissez donc?

– Depuis à peu près vingt-cinq ans, oui, Sire.

– Mais il a vingt-cinq ans à peine! s'écria le roi.

– Eh bien! Sire, je le connais depuis sa naissance, voilà tout.

– Vous m'affirmez cela?

– Sire, dit d'Artagnan, Votre Majesté m'interroge avec une défiance dans laquelle je reconnais un tout autre caractère que le sien. M. Colbert, qui vous a si bien instruit, a-t-il donc oublié de vous dire que ce jeune homme était le fils de mon ami intime?

– Le vicomte de Bragelonne?

– Eh! certainement, Sire: le vicomte de Bragelonne a pour père M. le comte de La Fère, qui a si puissamment aidé à la restauration du roi Charles II. Oh! Bragelonne est d'une race de vaillants, Sire.

– Alors il est le fils de ce seigneur qui m'est venu trouver, ou plutôt qui est venu trouver M. de Mazarin, de la part du roi Charles II, pour nous offrir son alliance?

– Justement.

– Et c'est un brave que ce comte de La Fère, dites-vous?

– Sire, c'est un homme qui a plus de fois tiré l'épée pour le roi votre père qu'il n'y a encore de jours dans la vie bienheureuse de Votre Majesté.

Ce fut Louis XIV qui se mordit les lèvres à son tour.

– Bien, monsieur d'Artagnan, bien! Et M. le comte de La Fère est votre ami?

– Mais depuis tantôt quarante ans, oui; Sire. Votre Majesté voit que je ne lui parle pas d'hier.

– Seriez-vous content de voir ce jeune homme, monsieur d'Artagnan?

– Enchanté, Sire.

Le roi frappa sur son timbre. Un huissier parut.

– Appelez M. de Bragelonne, dit le roi.

– Ah! ah! il est ici? dit d'Artagnan.

– Il est de garde aujourd'hui au Louvre avec la compagnie des gentilshommes de M. le Prince.

Le roi achevait à peine, quand Raoul se présenta, et, voyant d'Artagnan, lui sourit de ce charmant sourire qui ne se trouve que sur les lèvres de la jeunesse.

– Allons, allons, dit familièrement d'Artagnan à Raoul, le roi permet que tu m'embrasses; seulement, dis à Sa Majesté que tu la remercies.

Raoul s'inclina si gracieusement, que Louis, à qui toutes les supériorités savaient plaire lorsqu'elles n'affectaient rien contre la sienne, admira cette beauté, cette vigueur et cette modestie.

– Monsieur, dit le roi s'adressant à Raoul, j'ai demandé à M. le prince qu'il veuille bien vous céder à moi; j'ai reçu sa réponse; vous m'appartenez donc dès ce matin. M. le prince était bon maître; mais j'espère bien que vous ne perdrez pas au change.

– Oui, oui, Raoul, sois tranquille, le roi a du bon, dit d'Artagnan, qui avait deviné le caractère de Louis et qui jouait avec son amour-propre dans certaines limites, bien entendu, réservant toujours les convenances et flattant, lors même qu'il semblait railler.

– Sire, dit alors Bragelonne d'une voix douce et pleine de charmes, avec cette élocution naturelle et facile qu'il tenait de son père; Sire, ce n'est point d'aujourd'hui que je suis à Votre Majesté.

– Oh! je sais cela, dit le roi, et vous voulez parler de votre expédition de la place de Grève. Ce jour-là, en effet, vous fûtes bien à moi, monsieur.

– Sire, ce n'est point non plus de ce jour que je parle; il ne me siérait point de rappeler un service si minime en présence d'un homme comme M. d'Artagnan; je voulais parler d'une circonstance qui a fait époque dans ma vie et qui m'a consacré, dès l'âge de seize ans, au service dévoué de Votre Majesté.

– Ah! ah! dit le roi, et quelle est cette circonstance, dites, monsieur?

– La voici… Lorsque je partis pour ma première campagne, c'est- à-dire pour rejoindre l'armée de M. le prince, M. le comte de La Fère me vint conduire jusqu'à Saint-Denis, où les restes du roi Louis XIII attendent, sur les derniers degrés de la basilique funèbre, un successeur que Dieu ne lui enverra point, je l'espère avant longues années. Alors il me fit jurer sur la cendre de nos maîtres de servir la royauté, représentée par vous, incarnée en vous, Sire, de la servir en pensées, en paroles et en action. Je jurai, Dieu et les morts ont reçu mon serment. Depuis dix ans, Sire, je n'ai point eu aussi souvent que je l'eusse désiré l'occasion de le tenir: je suis un soldat de Votre Majesté, pas autre chose, et en m'appelant près d'elle, elle ne me fait pas changer de maître, mais seulement de garnison.

Raoul se tut et s'inclina.

Il avait fini, que Louis XIV écoutait encore.

– Mordioux! s'écria d'Artagnan, c'est bien dit, n'est-ce pas,

Votre Majesté? Bonne race, Sire, grande race!

– Oui, murmura le roi ému, sans oser cependant manifester son émotion, car elle n'avait d'autre cause que le contact d'une nature éminemment aristocratique. Oui, monsieur, vous dites vrai; partout où vous étiez, vous étiez au roi. Mais en changeant de garnison, vous trouverez, croyez-moi, un avancement dont vous êtes digne.

Raoul vit que là s'arrêtait ce que le roi avait à lui dire. Et avec le tact parfait qui caractérisait cette nature exquise, il s'inclina et sortit.

– Vous reste-t-il encore quelque chose à m'apprendre, monsieur? dit le roi lorsqu'il se retrouva seul avec d'Artagnan.

– Oui, Sire et j'avais gardé cette nouvelle pour la dernière, car elle est triste et va vêtir la royauté européenne de deuil.

– Que me dites-vous?

– Sire, en passant à Blois, un mot, un triste mot, écho du palais, est venu frapper mon oreille.

– En vérité, vous m'effrayez, monsieur d'Artagnan.

– Sire, ce mot était prononcé par un piqueur qui portait un crêpe au bras.

– Mon oncle Gaston d'Orléans, peut-être?

– Sire, il a rendu le dernier soupir.

– Et je ne suis pas prévenu! s'écria le roi, dont la susceptibilité royale voyait une insulte dans l'absence de cette nouvelle.

– Oh! ne vous fâchez point, Sire, dit d'Artagnan, les courriers de Paris et les courriers du monde entier ne vont point comme votre serviteur; le courrier de Blois ne sera pas ici avant deux heures, et il court bien, je vous en réponds, attendu que je ne l'ai rejoint qu'au-delà d'Orléans.

– Mon oncle Gaston, murmura Louis en appuyant la main sur son front et en enfermant dans ces trois mots tout ce que sa mémoire lui rappelait à ce nom de sentiments opposés.

– Eh! oui, Sire, c'est ainsi, dit philosophiquement d'Artagnan, répondant à la pensée royale; le passé s'envole.

– C'est vrai, monsieur, c'est vrai; mais il nous reste, Dieu merci, l'avenir, et nous tâcherons de ne pas le faire trop sombre.

– Je m'en rapporte pour cela à Votre Majesté, dit le mousquetaire en s'inclinant. Et maintenant…

– Oui, vous avez raison, monsieur, j'oublie les cent dix lieues que vous venez de faire. Allez, monsieur, prenez soin d'un de mes meilleurs soldats, et, quand vous serez reposé, venez vous mettre à mes ordres.

– Sire, absent ou présent, j'y suis toujours.

D'Artagnan s'inclina et sortit.

Puis, comme s'il fût arrivé de Fontainebleau seulement, il se mit à arpenter le Louvre pour rejoindre Bragelonne.