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Read the book: «Le comte de Monte Cristo», page 61

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LXVIII. Un bal d’été

Le même jour, vers l’heure où Mme Danglars faisait la séance que nous avons dite dans le cabinet de M. le procureur du roi, une calèche de voyage, entrant dans la rue du Helder, franchissait la porte du n°27 et s’arrêtait dans la cour.

Au bout d’un instant la portière s’ouvrait, et Mme de Morcerf en descendait appuyée au bras de son fils.

À peine Albert eut-il reconduit sa mère chez elle que, commandant un bain et ses chevaux, après s’être mis aux mains de son valet de chambre, il se fit conduire aux Champs-Élysées, chez le comte de Monte-Cristo.

Le comte le reçut avec son sourire habituel. C’était une étrange chose: jamais on ne paraissait faire un pas en avant dans le cœur ou dans l’esprit de cet homme. Ceux qui voulaient, si l’on peut dire cela, forcer le passage de son intimité trouvaient un mur.

Morcerf, qui accourait à lui les bras ouverts, laissa, en le voyant et malgré son sourire amical, tomber ses bras, et osa tout au plus lui tendre la main.

De son côté, Monte-Cristo la lui toucha, comme il faisait toujours, mais sans la lui serrer.

«Eh bien, me voilà, dit-il, cher comte.

– Soyez le bienvenu.

– Je suis arrivé depuis une heure.

– De Dieppe?

– Du Tréport.

– Ah! c’est vrai.

– Et ma première visite est pour vous.

– C’est charmant de votre part, dit Monte-Cristo comme il eût dit toute autre chose.

– Eh bien, voyons, quelles nouvelles?

– Des nouvelles! vous demandez cela à moi, à un étranger!»

– Je m’entends: quand je demande quelles nouvelles, je demande si vous avez fait quelque chose pour moi?

– M’aviez-vous donc chargé de quelque commission? dit Monte-Cristo en jouant l’inquiétude.

– Allons, allons, dit Albert, ne simulez pas l’indifférence. On dit qu’il y a des avertissements sympathiques qui traversent la distance: eh bien! au Tréport, j’ai reçu mon coup électrique; vous avez, sinon travaillé pour moi, du moins pensé à moi.

– Cela est possible, dit Monte-Cristo. J’ai en effet pensé à vous; mais le courant magnétique dont j’étais le conducteur agissait, je l’avoue, indépendamment de ma volonté.

– Vraiment! Contez-moi cela, je vous prie.

– C’est facile, M. Danglars a dîné chez moi.

– Je le sais bien, puisque c’est pour fuir sa présence que nous sommes partis, ma mère et moi.

– Mais il a dîné avec M. Andrea Cavalcanti.

– Votre prince italien?

– N’exagérons pas. M. Andrea se donne seulement le titre de vicomte.

– Se donne, dites-vous?

– Je dis: se donne.

– Il ne l’est donc pas?

– Eh! le sais-je, moi? Il se le donne, je le lui donne, on le lui donne; n’est-ce pas comme s’il l’avait?

– Homme étrange que vous faites, allez! Eh bien?

– Eh bien, quoi?

– M. Danglars a donc dîné ici?

– Oui.

– Avec votre vicomte Andrea Cavalcanti?

– Avec le vicomte Andrea Cavalcanti, le marquis son père, Mme Danglars, M. et Mme de Villefort, des gens charmants, M. Debray, Maximilien Morrel, et puis qui encore… attendez donc… ah! M. de Château-Renaud.

– On a parlé de moi?

– On n’en a pas dit un mot.

– Tant pis.

– Pourquoi cela? Il me semble que, si l’on vous a oublié, on n’a fait, en agissant ainsi, que ce que vous désiriez!

– Mon cher comte, si l’on n’a point parlé de moi, c’est qu’on y pensait beaucoup, et alors je suis désespéré.

– Que vous importe, puisque Mlle Danglars n’était point au nombre de ceux qui y pensaient ici! Ah! il est vrai qu’elle pouvait y penser chez elle.

– Oh! quant à cela, non, j’en suis sûr: ou si elle y pensait, c’est certainement de la même façon que je pense à elle.

– Touchante sympathie! dit le comte. Alors vous vous détestez?

– Écoutez, dit Morcerf, si Mlle Danglars était femme à prendre en pitié le martyre que je ne souffre pas pour elle et m’en récompenser en dehors des convenances matrimoniales arrêtées entre nos deux familles, cela m’irait à merveille. Bref, je crois que Mlle Danglars serait une maîtresse charmante, mais comme femme, diable…

– Ainsi, dit Monte-Cristo en riant, voilà votre façon de penser sur votre future?

– Oh! mon Dieu! oui, un peu brutale, c’est vrai mais exacte du moins. Or, puisqu’on ne peut faire de ce rêve une réalité; comme pour arriver à un certain but il faut que Mlle Danglars devienne ma femme c’est-à-dire qu’elle vive avec moi, qu’elle pense près de moi, qu’elle chante près de moi, qu’elle fasse des vers et de la musique à dix pas de moi, et cela pendant tout le temps de ma vie, alors je m’épouvante. Une maîtresse, mon cher comte, cela se quitte, mais une femme, peste! c’est autre chose, cela se garde éternellement, de près ou de loin c’est-à-dire. Or, c’est effrayant de garder toujours Mlle Danglars, fût-ce même de loin.

– Vous êtes difficile, vicomte.

– Oui, car souvent je pense à une chose impossible.

– À laquelle?

– À trouver pour moi une femme comme mon père en a trouvé une pour lui.»

Monte-Cristo pâlit et regarda Albert en jouant avec des pistolets magnifiques dont il faisait rapidement crier les ressorts.

«Ainsi, votre père a été bien heureux, dit-il.

– Vous savez mon opinion sur ma mère, monsieur le comte: un ange du ciel; voyez-la encore belle, spirituelle toujours, meilleure que jamais. J’arrive du Tréport; pour tout autre fils, eh! mon Dieu! accompagner sa mère serait une complaisance ou une corvée mais, moi, j’ai passé quatre jours en tête-à-tête avec elle, plus satisfait, plus reposé, plus poétique, vous le dirais-je, que si j’eusse emmené au Tréport la reine Mab ou Titania.

– C’est une perfection désespérante, et vous donnez à tous ceux qui vous entendent de graves envies de rester célibataires.

– Voilà justement, reprit Morcerf, pourquoi, sachant qu’il existe au monde une femme accomplie, je ne me soucie pas d’épouser Mlle Danglars. Avez-vous quelquefois remarqué comme notre égoïsme revêt de couleurs brillantes tout ce qui nous appartient? Le diamant qui chatoyait à la vitre de Marlé ou de Fossin devient bien plus beau depuis qu’il est notre diamant; mais si l’évidence vous force à reconnaître qu’il en est d’une eau plus pure, et que vous soyez condamné à porter éternellement ce diamant inférieur à un autre, comprenez-vous la souffrance?

– Mondain! murmura le comte.

– Voilà pourquoi je sauterai de joie le jour où Mlle Eugénie s’apercevra que je ne suis qu’un chétif atome et que j’ai à peine autant de cent mille francs qu’elle a de millions.»

Monte-Cristo sourit.

«J’avais bien pensé à autre chose, continua Albert; Franz aime les choses excentriques, j’ai voulu le rendre malgré lui amoureux de Mlle Danglars; mais à quatre lettres que je lui ai écrites dans le plus affriandant des styles, Franz m’a imperturbablement répondu: «Je suis excentrique, c’est vrai, mais mon excentricité ne va pas jusqu’à reprendre ma parole quand je l’ai donnée.»

– Voilà ce que j’appelle le dévouement de l’amitié: donner à un autre la femme dont on ne voudrait soi-même qu’à titre de maîtresse.»

Albert sourit.

«À propos, continua-t-il, il arrive, ce cher Franz; mais peu vous importe, vous ne l’aimez pas, je crois?

– Moi! dit Monte-Cristo; eh! mon cher vicomte, où donc avez-vous vu que je n’aimais pas M. Franz? J’aime tout le monde.

– Et je suis compris dans tout le monde… merci.

– Oh! ne confondons pas, dit Monte-Cristo: j’aime tout le monde à la manière dont Dieu nous ordonne d’aimer notre prochain, chrétiennement; mais je ne hais bien que de certaines personnes. Revenons à M. Franz d’Épinay. Vous dites donc qu’il arrive.

– Oui, mandé par M. de Villefort, aussi enragé, à ce qu’il paraît, de marier Mlle Valentine que M. Danglars est enragé de marier Mlle Eugénie. Décidément, il paraît que c’est un état des plus fatigants que celui de père de grandes filles; il me semble que cela leur donne la fièvre, et que leur pouls bat quatre-vingt-dix fois à la minute, jusqu’à ce qu’ils en soient débarrassés.

– Mais M. d’Épinay ne vous ressemble pas, lui; il prend son mal en patience.

– Mieux que cela, il le prend au sérieux; il met des cravates blanches et parle déjà de sa famille. Il a au reste pour les Villefort une grande considération.

– Méritée, n’est-ce pas?

– Je le crois. M. de Villefort a toujours passé pour un homme sévère, mais juste.

– À la bonne heure, dit Monte-Cristo, en voilà un au moins que vous ne traitez pas comme ce pauvre M. Danglars.

– Cela tient peut-être à ce que je ne suis pas forcé d’épouser sa fille, répondit Albert en riant.

– En vérité, mon cher monsieur, dit Monte-Cristo, vous êtes d’une fatuité révoltante.

– Moi?

– Oui, vous. Prenez donc un cigare.

– Bien volontiers. Et pourquoi suis-je fat?

– Mais parce que vous êtes là à vous défendre, à vous débattre d’épouser Mlle Danglars. Eh! mon Dieu! laissez aller les choses, et ce n’est peut-être pas vous qui retirerez votre parole le premier.

– Bah! fit Albert avec de grands yeux.

– Eh! sans doute, monsieur le vicomte, on ne vous mettra pas de force le cou dans les portes, que diable! Voyons, sérieusement, reprit Monte-Cristo en changeant d’intonation, avez-vous envie de rompre?

– Je donnerais cent mille francs pour cela.

– Eh bien, soyez heureux: M. Danglars est prêt à en donner le double pour atteindre au même but.

– Est-ce bien vrai, ce bonheur-là? dit Albert, qui cependant en disant cela ne put empêcher qu’un imperceptible nuage passât sur son front. Mais, mon cher comte, M. Danglars a donc des raisons?

– Ah! te voilà bien, nature orgueilleuse et égoïste! À la bonne heure, je retrouve l’homme qui veut trouer l’amour-propre d’autrui à coups de hache, et qui crie quand on troue le sien avec une aiguille.

– Non! mais c’est qu’il me semble que M. Danglars…

– Devait être enchanté de vous n’est-ce pas? Eh bien, M. Danglars est un homme de mauvais goût, c’est convenu, et il est encore plus enchanté d’un autre…

– De qui donc?

– Je ne sais pas, moi; étudiez, regardez, saisissez les allusions à leur passage, et faites-en votre profit.

– Bon, je comprends; écoutez, ma mère… non! pas ma mère, je me trompe, mon père a eu l’idée de donner un bal.

– Un bal dans ce moment-ci de l’année?

– Les bals d’été sont à la mode.

– Ils n’y seraient pas, que la comtesse n’aurait qu’à vouloir, et elle les y mettrait.

– Pas mal; vous comprenez, ce sont des bals pur sang; ceux qui restent à Paris dans le mois de juillet sont de vrais Parisiens. Voulez-vous vous charger d’une invitation pour MM. Cavalcanti?

– Dans combien de jours a lieu votre bal?

– Samedi.

– M. Cavalcanti père sera parti.

– Mais M. Cavalcanti fils demeure. Voulez-vous vous charger d’amener M. Cavalcanti fils?

– Écoutez, vicomte, je ne le connais pas.

– Vous ne le connaissez pas?

– Non; je l’ai vu pour la première fois il y a trois ou quatre jours, et je n’en réponds en rien.

– Mais vous le recevez bien, vous!

– Moi, c’est autre chose; il m’a été recommandé par un brave abbé qui peut lui-même avoir été trompé. Invitez-le directement, à merveille, mais ne me dites pas de vous le présenter; s’il allait plus tard épouser Mlle Danglars, vous m’accuseriez de manège, et vous voudriez vous couper la gorge avec moi; d’ailleurs, je ne sais pas si j’irai moi-même.

– Où?

– À votre bal.

– Pourquoi n’y viendrez-vous point?

– D’abord parce que vous ne m’avez pas encore invité.

– Je viens exprès pour vous apporter votre invitation moi-même.

– Oh! c’est trop charmant; mais je puis en être empêché.

– Quand je vous aurai dit une chose, vous serez assez aimable pour nous sacrifier tous les empêchements.

– Dites.

– Ma mère vous en prie.

– Mme la comtesse de Morcerf? reprit Monte-Cristo en tressaillant.

– Ah! comte, dit Albert, je vous préviens que Mme de Morcerf cause librement avec moi; et si vous n’avez pas senti craquer en vous ces fibres sympathiques dont je vous parlais tout à l’heure, c’est que ces fibres-là vous manquent complètement, car pendant quatre jours nous n’avons parlé que de vous.

– De moi? En vérité vous me comblez!

– Écoutez, c’est le privilège de votre emploi: quand on est un problème vivant.

– Ah! je suis donc aussi un problème pour votre mère? En vérité, je l’aurais crue trop raisonnable pour se livrer à de pareils écarts d’imagination!

– Problème, mon cher comte, problème pour tous, pour ma mère comme pour les autres; problème accepté, mais non deviné, vous demeurez toujours à l’état d’énigme: rassurez-vous. Ma mère seulement demande toujours comment il se fait que vous soyez si jeune. Je crois qu’au fond, tandis que la comtesse G… vous prend pour Lord Ruthwen, ma mère vous prend pour Cagliostro ou le comte de Saint-Germain. La première fois que vous viendrez voir Mme de Morcerf, confirmez-la dans cette opinion. Cela ne vous sera pas difficile, vous avez la pierre philosophale de l’un et l’esprit de l’autre.

– Je vous remercie de m’avoir prévenu, dit le comte en souriant, je tâcherai de me mettre en mesure de faire face à toutes les suppositions.

– Ainsi vous viendrez samedi?

– Puisque Mme de Morcerf m’en prie.

– Vous êtes charmant.

– Et M. Danglars?

– Oh! il a déjà reçu la triple invitation; mon père s’en est chargé. Nous tâcherons aussi d’avoir le grand d’Aguesseau, M. de Villefort; mais on en désespère.

– Il ne faut jamais désespérer de rien, dit le proverbe.

– Dansez-vous, cher comte?

– Moi?

– Oui, vous. Qu’y aurait-il d’étonnant à ce que vous dansassiez?

– Ah! en effet, tant qu’on n’a pas franchi la quarantaine… Non, je ne danse pas; mais j’aime à voir danser. Et Mme de Morcerf, danse-t-elle?

– Jamais, non plus; vous causerez, elle a tant envie de causer avec vous!

– Vraiment?

– Parole d’honneur! et je vous déclare que vous êtes le premier homme pour lequel ma mère ait manifesté cette curiosité.»

Albert prit son chapeau et se leva; le comte le reconduisit jusqu’à la porte.

«Je me fais un reproche, dit-il en l’arrêtant au haut du perron.

– Lequel?

– J’ai été indiscret, je ne devais pas vous parler de M. Danglars.

– Au contraire, parlez-m’en encore, parlez-m’en souvent, parlez-m’en toujours; mais de la même façon.

– Bien! vous me rassurez. À propos, quand arrive M. d’Épinay?

– Mais dans cinq ou six jours au plus tard.

– Et quand se marie-t-il?

– Aussitôt l’arrivée de M. et de Mme de Saint-Méran.

– Amenez-le-moi donc quand il sera à Paris. Quoique vous prétendiez que je ne l’aime pas, je vous déclare que je serai heureux de le voir.

– Bien, vos ordres seront exécutés, seigneur.

– Au revoir!

– À samedi, en tout cas, bien sûr, n’est-ce pas?

– Comment donc! c’est parole donnée.»

Le comte suivit des yeux Albert en le saluant de la main. Puis, quand il fut remonté dans son phaéton, il se retourna, et trouvant Bertuccio derrière lui:

«Eh bien? demanda-t-il.

– Elle est allée au Palais, répondit l’intendant.

– Elle y est restée longtemps?

– Une heure et demie.

– Et elle est rentrée chez elle?

– Directement.

– Eh bien, mon cher monsieur Bertuccio, dit le comte, si j’ai maintenant un conseil à vous donner, c’est d’aller voir en Normandie si vous ne trouverez pas cette petite terre dont je vous ai parlée.»

Bertuccio salua, et, comme ses désirs étaient en parfaite harmonie avec l’ordre qu’il avait reçu, il partit le soir même.

LXIX. Les informations

M. de Villefort tint parole à Mme Danglars, et surtout à lui-même, en cherchant à savoir de quelle façon M. le comte de Monte-Cristo avait pu apprendre l’histoire de la maison d’Auteuil.

Il écrivit le même jour à un certain M. de Boville, qui, après avoir été autrefois inspecteur des prisons, avait été attaché, dans un grade supérieur, à la police de sûreté, pour avoir les renseignements qu’il désirait, et celui-ci demanda deux jours pour savoir au juste près de qui l’on pourrait se renseigner.

Les deux jours expirés, M. de Villefort reçut la note suivante:

«La personne que l’on appelle M. le comte de Monte-Cristo est connue particulièrement de Lord Wilmore, riche étranger, que l’on voit quelquefois à Paris et qui s’y trouve en ce moment; il est connu également de l’abbé Busoni, prêtre sicilien d’une grande réputation en Orient, où il a fait beaucoup de bonnes œuvres.»

M. de Villefort répondit par un ordre de prendre sur ces deux étrangers les informations les plus promptes et les plus précises; le lendemain soir, ses ordres étaient exécutés, et voici les renseignements qu’il recevait:

L’abbé, qui n’était que pour un mois à Paris, habitait, derrière Saint-Sulpice, une petite maison composée d’un seul étage au-dessus d’un rez-de-chaussée; quatre pièces, deux pièces en haut et deux pièces en bas, formaient tout le logement, dont il était l’unique locataire.

Les deux pièces d’en bas se composaient d’une salle à manger avec table, deux chaises et buffet en noyer, et d’un salon boisé peint en blanc, sans ornements, sans tapis et sans pendule. On voyait que, pour lui-même, l’abbé se bornait aux objets de stricte nécessité.

Il est vrai que l’abbé habitait de préférence le salon du premier. Ce salon, tout meublé de livres de théologie et de parchemins, au milieu desquels on le voyait s’ensevelir, disait son valet de chambre, pendant des mois entiers, était en réalité moins un salon qu’une bibliothèque.

Ce valet regardait les visiteurs au travers d’une sorte de guichet, et lorsque leur figure lui était inconnue ou ne lui plaisait pas, il répondait que M. l’abbé n’était point à Paris, ce dont beaucoup se contentaient, sachant que l’abbé voyageait souvent et restait quelquefois fort longtemps en voyage.

Au reste, qu’il fût au logis ou qu’il n’y fût pas, qu’il se trouvât à Paris ou au Caire, l’abbé donnait toujours, et le guichet servait de tour aux aumônes que le valet distribuait incessamment au nom de son maître.

L’autre chambre, située près de la bibliothèque, était une chambre à coucher. Un lit sans rideaux quatre fauteuils et un canapé de velours d’Utrecht jaune formaient avec un prie-Dieu tout son ameublement.

Quant à Lord Wilmore, il demeurait rue Fontaine-Saint-Georges. C’était un de ces Anglais touristes qui mangent toute leur fortune en voyages. Il louait en garni l’appartement qu’il habitait dans lequel il venait passer seulement deux ou trois heures par jour, et où il ne couchait que rarement. Une de ses manies était de ne vouloir pas absolument parler la langue française, qu’il écrivait cependant, assurait-on, avec une assez grande pureté.

Le lendemain du jour où ces précieux renseignements étaient parvenus à M. le procureur du roi, un homme, qui descendait de voiture au coin de la rue Férou, vint frapper à une porte peinte en vert olive et demanda l’abbé Busoni.

«M. l’abbé est sorti dès le matin, répondit le valet.

– Je pourrais ne pas me contenter de cette réponse, dit le visiteur, car je viens de la part d’une personne pour laquelle on est toujours chez soi. Mais veuillez remettre à l’abbé Busoni…

– Je vous ai déjà dit qu’il n’y était pas, répéta le valet.

– Alors quand il sera rentré, remettez-lui cette carte et ce papier cacheté. Ce soir, à huit heures M. l’abbé sera-t-il chez lui?

– Oh! sans faute, monsieur, à moins que M. l’abbé ne travaille, et alors c’est comme s’il était sorti.

– Je reviendrai donc ce soir à l’heure convenue», reprit le visiteur.

Et il se retira.

En effet, à l’heure indiquée, le même homme revint dans la même voiture, qui cette fois, au lieu de s’arrêter au coin de la rue Férou, s’arrêta devant la porte verte. Il frappa, on lui ouvrit, et il entra.

Aux signes de respect dont le valet fut prodigue envers lui, il comprit que sa lettre avait fait l’effet désiré.

«M. l’abbé est chez lui? demanda-t-il.

– Oui, il travaille dans sa bibliothèque; mais il attend monsieur», répondit le serviteur.

L’étranger monta un escalier assez rude, et, devant une table dont la superficie était inondée de la lumière que concentrait un vaste abat-jour, tandis que le reste de l’appartement était dans l’ombre, il aperçut l’abbé, en habit ecclésiastique, la tête couverte de ces coqueluchons sous lesquels s’ensevelissait le crâne des savants en us du Moyen Âge.

«C’est à monsieur Busoni que j’ai l’honneur de parler? demanda le visiteur.

– Oui, monsieur, répondit l’abbé, et vous êtes la personne que M. de Boville, ancien intendant des prisons, m’envoie de la part de M. le préfet de Police?

– Justement, monsieur.

– Un des agents préposés à la sûreté de Paris?

– Oui, monsieur», répondit l’étranger avec une espèce d’hésitation, et surtout un peu de rougeur.

L’abbé rajusta les grandes lunettes qui lui couvraient non seulement les yeux, mais encore les tempes, et, se rasseyant, fit signe au visiteur de s’asseoir à son tour.

«Je vous écoute, monsieur, dit l’abbé avec un accent italien des plus prononcés.

– La mission dont je me suis chargé, monsieur, reprit le visiteur en pesant chacune de ses paroles comme si elles avaient peine à sortir, est une mission de confiance pour celui qui la remplit et pour celui près duquel on la remplit.

L’abbé s’inclina.

«Oui, reprit l’étranger, votre probité, monsieur l’abbé, est si connue de M. le préfet de Police, qu’il veut savoir de vous, comme magistrat, une chose qui intéresse cette sûreté publique au nom de laquelle je vous suis député. Nous espérons donc, monsieur l’abbé, qu’il n’y aura ni liens d’amitié ni considération humaine qui puissent vous engager à déguiser la vérité à la justice.

– Pourvu, monsieur, que les choses qu’il vous importe de savoir ne touchent en rien aux scrupules de ma conscience. Je suis prêtre, monsieur, et les secrets de la confession, par exemple, doivent rester entre moi et la justice de Dieu, et non entre moi et la justice humaine.

– Oh! soyez tranquille, monsieur l’abbé, dit l’étranger, dans tous les cas nous mettrons votre conscience à couvert.»

À ces mots l’abbé, en pesant de son côté sur l’abat jour, leva ce même abat-jour du côté opposé, de sorte que, tout en éclairant en plein le visage de l’étranger, le sien restait toujours dans l’ombre.

«Pardon, monsieur l’abbé, dit l’envoyé de M. le préfet de Police, mais cette lumière me fatigue horriblement la vue.»

L’abbé baissa le carton vert.

«Maintenant, monsieur, je vous écoute, parlez.

– J’arrive au fait. Vous connaissez M. le comte de Monte-Cristo?

– Vous voulez parler de M. Zaccone, je présume?

– Zaccone!… Ne s’appelle-t-il donc pas Monte-Cristo!

– Monte-Cristo est un nom de terre, ou plutôt un nom de rocher, et non pas un nom de famille.

– Eh bien, soit; ne discutons pas sur les mots, et puisque M. de Monte-Cristo et M. Zaccone c’est le même homme…

– Absolument le même.

– Parlons de M. Zaccone.

– Soit.

– Je vous demandais si vous le connaissiez?

– Beaucoup.

– Qu’est-il?

– C’est le fils d’un riche armateur de Malte.

– Oui, je le sais bien, c’est ce qu’on dit; mais, comme vous le comprenez, la police ne peut pas se contenter d’un on-dit.

– Cependant, reprit l’abbé avec un sourire tout affable, quand cet on-dit est la vérité, il faut bien que tout le monde s’en contente, et que la police fasse comme tout le monde.

– Mais vous êtes sûr de ce que vous dites?

– Comment! si j’en suis sûr!

– Remarquez, monsieur, que je ne suspecte en aucune façon votre bonne foi. Je vous dis: Êtes-vous sûr?

– Écoutez, j’ai connu M. Zaccone le père.

– Ah! ah!

– Oui, et tout enfant j’ai joué dix fois avec son fils dans leurs chantiers de construction.

– Mais cependant ce titre de comte?

– Vous savez, cela s’achète.

– En Italie?

– Partout.

– Mais ces richesses qui sont immenses à ce qu’on dit toujours…

– Oh! quant à cela, répondit l’abbé, immenses c’est le mot.

– Combien croyez-vous qu’il possède, vous qui le connaissez?

– Oh! il a bien cent cinquante à deux cent mille livres de rente.

– Ah! voilà qui est raisonnable, dit le visiteur, mais on parle de trois, de quatre millions!

– Deux cent mille livres de rente, monsieur, font juste quatre millions de capital.

– Mais on parlait de trois à quatre millions de rente!

– Oh! cela n’est pas croyable.

– Et vous connaissez son île de Monte-Cristo?

– Certainement; tout homme qui est venu de Palerme, de Naples ou de Rome en France, par mer, la connaît, puisqu’il est passé à côté d’elle et l’a vue en passant.

– C’est un séjour enchanteur, à ce que l’on assure.

– C’est un rocher.

– Et pourquoi donc le comte a-t-il acheté un rocher?

– Justement pour être comte. En Italie, pour être comte, on a encore besoin d’un comté.

– Vous avez sans doute entendu parler des aventures de jeunesse de M. Zaccone.

– Le père?

– Non, le fils.

– Ah! voici où commencent mes incertitudes, car voici où j’ai perdu mon jeune camarade de vue.

– Il a fait la guerre?

– Je crois qu’il a servi.

– Dans quelle arme?

– Dans la marine.

– Voyons, vous n’êtes pas son confesseur?

– Non, monsieur; je le crois luthérien.

– Comment, luthérien?

– Je dis que je crois; je n’affirme pas. D’ailleurs, je croyais la liberté des cultes établie en France.

– Sans doute, aussi n’est-ce point de ses croyances que nous nous occupons en ce moment, c’est de ses actions; au nom de M. le préfet de Police, je vous somme de dire ce que vous savez.

– Il passe pour un homme fort charitable. Notre saint-père le pape l’a fait chevalier du Christ, faveur qu’il n’accorde guère qu’aux princes, pour les services éminents qu’il a rendus aux chrétiens d’Orient; il a cinq ou six grands cordons conquis par des services rendus ainsi aux princes ou aux États.

– Et il les porte?

– Non, mais il en est fier, il dit qu’il aime mieux les récompenses accordées aux bienfaiteurs de l’humanité que celles accordées aux destructeurs des hommes.

– C’est donc un quaker que cet homme-là?

– Justement, c’est un quaker, moins le grand chapeau et l’habit marron, bien entendu.

– Lui connaît-on des amis?

– Oui, car il a pour amis tous ceux qui le connaissent.

– Mais enfin, il a bien quelque ennemi?

– Un seul.

– Comment le nommez-vous?

– Lord Wilmore.

– Où est-il?

– À Paris dans ce moment même.

– Et il peut me donner des renseignements?

– Précieux. Il était dans l’Inde en même temps que moi.

– Savez-vous où il demeure?

– Quelque part dans la Chaussée-d’Antin; mais j’ignore la rue et le numéro.

– Vous êtes mal avec cet Anglais?

– J’aime Zaccone et lui le déteste; nous sommes en froid à cause de cela.

– Monsieur l’abbé, pensez-vous que le comte de Monte-Cristo soit jamais venu en France avant le voyage qu’il vient de faire à Paris?

– Ah! pour cela, je puis vous répondre pertinemment. Non, monsieur, il n’y est jamais venu, puisqu’il s’est adressé à moi, il y a six mois, pour avoir les renseignements qu’il désirait. De mon côté, comme j’ignorais à quelle époque je serais moi-même de retour à Paris, je lui ai adressé M. Cavalcanti.

– Andrea?

– Non; Bartolomeo, le père.

– Très bien, monsieur; je n’ai plus à vous demander qu’une chose, et je vous somme, au nom de l’honneur, de l’humanité et de la religion, de me répondre sans détour.

– Dites, monsieur.

– Savez-vous dans quel but M. le comte de Monte-Cristo a acheté une maison à Auteuil?

– Certainement, car il me l’a dit.

– Dans quel but, monsieur?

– Dans celui d’en faire un hospice d’aliénés dans le style de celui fondé par le baron de Pisani, à Palerme. Connaissez-vous cet hospice?

– De réputation, oui, monsieur.

– C’est une institution magnifique.»

Et là-dessus, l’abbé salua l’étranger en homme qui désire faire comprendre qu’il ne serait pas fâché de se remettre au travail interrompu. Le visiteur, soit qu’il comprît le désir de l’abbé, soit qu’il fût au bout de ses questions, se leva à son tour.

L’abbé le reconduisit jusqu’à la porte.

«Vous faites de riches aumônes, dit le visiteur, et quoiqu’on vous dise riche, j’oserai vous offrir, quelque chose pour vos pauvres; de votre côté, daignerez-vous accepter mon offrande?

– Merci, monsieur, il n’y a qu’une seule chose dont je sois jaloux au monde, c’est que le bien que je fais vienne de moi.

– Mais cependant…

– C’est une résolution invariable. Mais cherchez, monsieur, et vous trouverez: hélas! sur le chemin de chaque homme riche, il y a bien des misères à coudoyer!»

L’abbé salua une dernière fois en ouvrant la porte l’étranger salua à son tour et sortit.

La voiture le conduisit droit chez M. de Villefort.

Une heure après, la voiture sortit de nouveau, et cette fois se dirigea vers la rue Fontaine-Saint-Georges. Au n°5, elle s’arrêta. C’était là que demeurait Lord Wilmore.

L’étranger avait écrit à Lord Wilmore pour lui demander un rendez-vous que celui-ci avait fixé à dix heures. Aussi, comme l’envoyé de M. le préfet de Police arriva à dix heures moins dix minutes, lui fut-il répondu que Lord Wilmore, qui était l’exactitude et la ponctualité en personne, n’était pas encore rentré, mais qu’il rentrerait pour sûr à dix heures sonnantes.

Le visiteur attendit dans le salon. Ce salon n’avait rien de remarquable et était comme tous les salons d’hôtel garni.

Une cheminée avec deux vases de Sèvres modernes, une pendule avec un Amour tendant son arc, une glace en deux morceaux; de chaque côté de cette glace une gravure représentant, l’une Homère portant son guide, l’autre Bélisaire demandant l’aumône, un papier gris sur gris, un meuble en drap rouge imprimé de noir: tel était le salon de Lord Wilmore.

Il était éclairé par des globes de verre dépoli qui ne répandaient qu’une faible lumière, laquelle semblait ménagée exprès pour les yeux fatigués de l’envoyé de M. le préfet de Police.

Au bout de dix minutes d’attente, la pendule sonna dix heures; au cinquième coup, la porte s’ouvrit, et Lord Wilmore parut.

Lord Wilmore était un homme plutôt grand que petit, avec des favoris rares et roux, le teint blanc et les cheveux blonds grisonnants. Il était vêtu avec toute l’excentricité anglaise, c’est-à-dire qu’il portait un habit bleu à boutons d’or et haut collet piqué, comme on les portait en 1811: un gilet de casimir blanc et un pantalon de nankin de trois pouces trop court, mais que des sous-pieds de même étoffe empêchaient de remonter jusqu’aux genoux.

Son premier mot en entrant fut:

«Vous savez, monsieur, que je ne parle pas français.

– Je sais, du moins, que vous n’aimez pas à parler notre langue, répondit l’envoyé de M. le préfet de Police.

– Mais vous pouvez la parler, vous, reprit Lord Wilmore, car, si je ne la parle pas, je la comprends.

– Et moi, reprit le visiteur en changeant d’idiome, je parle assez facilement l’anglais pour soutenir la conversation dans cette langue. Ne vous gênez donc pas, monsieur.

– Hao!» fit Lord Wilmore avec cette intonation qui n’appartient qu’aux naturels les plus purs de la Grande-Bretagne.