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Le capitaine Paul

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– Diable! fit Lectoure comme s'il commençait à donner plus d'importance à la révélation; mais c'est de la bergerie, cela! Voyons. Est-ce un jeune homme que l'on puisse recevoir.

– Oh! monsieur, s'écria Marguerite se reprenant à l'espoir que semblaient lui donner ces paroles; oh! croyez moi bien, c'est l'être le meilleur, l'âme la plus dévouée!

– Mais je ne vous demande pas cela, et je ne parle pas des qualités du coeur. Il les a toutes, c'est convenu. Je vous demande s'il est de noblesse, s'il est de race, si une femme comme il faut peut l'avouer enfin, et cela sans faire tort à son mari.

– Son père, qu'il a perdu encore jeune, et qui était un ami d'enfance de mon père, était conseiller à la cour de Rennes.

– Noblesse de robe! murmura Lectoure en laissant tomber la lèvre inférieure en signe de mépris. J'aimerais mieux autre chose. Est- il chevalier de Malte, au moins?

– Il se destinait aux armes.

– Eh bien! alors, on lui aura un régiment pour lui faire une position. Voilà qui est arrangé. C'est bien. Écoutez. Il laissera passer six mois pour les convenances, obtiendra un congé, ce qui ne sera pas difficile, puisque nous n'avons pas de guerre, se fera présenter chez vous par un ami commun, et tout sera dit.

– Je ne vous comprends pas, monsieur, répondit Marguerite en regardant le baron avec l'expression d'un profond étonnement.

– C'est pourtant limpide ce que je vous dis, reprit celui-ci avec quelque impatience. Vous avez des engagements de votre côté, j'en ai du mien, cela ne doit pas empêcher de s'accomplir une union convenable sous tous les rapports; et une fois accomplie, eh bien! mais il me semble qu'il faut la rendre tolérable. Comprenez-vous, enfin?

– Oh! pardon, pardon, monsieur! s'écria Marguerite en reculant devant ces paroles comme si elles eussent eu une main pour la repousser. J'ai été bien imprudente, bien coupable peut-être; mais, telle que j'étais enfin, je ne croyais pas encore mériter une pareille injure! Oh!.. monsieur… le rouge de la honte me brûle le visage, plus encore pour vous que pour moi. Oui, je comprends. Un amour apparent et un amour caché! le visage du vice et le masque de la vertu! Et c'est à moi, à moi la fille de la marquise d'Auray, que l'on propose ce marché honteux, avilissant, infâme! Oh! continua-t-elle en se laissant tomber dans un fauteuil, et en se cachant le visage entre ses mains, il faut donc que je sois une créature bien malheureuse, bien méprisable et bien perdue! Oh! mon Dieu! mon Dieu!

– Emmanuel! Emmanuel! dit le baron ouvrant la porte derrière laquelle il se doutait qu'était resté le frère de Marguerite. Eh! venez donc, mon cher, votre soeur a des spasmes! il faut faire attention à ces choses, ou elles deviennent chroniques!.. Madame de Meulan en est morte!.. Tenez, comte, voilà mon flacon, faites- le lui respirer, quant à moi, je descends dans le parc. Si vous n'avez rien a faire, venez m'y joindre, et donnez-moi, je vous prie des nouvelles de votre soeur.

À ces mots, le baron de Lectoure sortit avec une aisance miraculeuse, laissant Marguerite et Emmanuel en face l'un de l'autre.

Chapitre XII

Le même jour où avait lieu l'entrevue de Marguerite et de Lectoure, entrevue dont nous avons raconté les détails et qui eut un résultat tout contraire à celui qu'avait espéré la jeune fille, ce jour-là même, à quatre heures, la cloche du dîner rappela le baron au château.

Emmanuel faisait les honneurs de la table, car la marquise était restée auprès de son mari, et Marguerite avait demandé la permission de ne pas descendre. Les autres convives étaient le notaire, les parents et les témoins. Le repas fut triste, malgré l'imperturbable entrain de Lectoure; mais il était visible que, par cette joyeuse humeur, si active qu'elle ressemblait à une fièvre, il avait l'intention de s'étourdir lui-même. De temps en temps, en effet, cette âcre gaîté tombait tout à coup comme s'éteint une lampe à laquelle l'huile fait défaut; puis elle jaillissait de nouveau, jetant des lueurs plus vives, comme fait la flamme lorsqu'elle dévore son dernier aliment. À sept heures on se leva pour passer dans le salon.

Il est difficile de se faire une idée de l'aspect étrange que présentait ce vieux château, dont les vastes appartements étaient tendus d'étoffes de damas aux dessins gothiques, et garnis de meubles du temps de Louis XIII; fermés qu'ils avaient été depuis si longtemps, ils semblaient s'être déshabitués de la vie. Aussi, malgré le luxe de lumières que les valets avaient déployé, la lueur faible et tremblante des bougies était insuffisante à ces chambres immenses dont tous les rentrants restaient sombres, et dans lesquelles la voix retentissait comme sous les arceaux d'une cathédrale. Le petit nombre des convives, auxquels devaient se joindre à peine, dans la soirée, trois ou quatre gentilshommes des environs, augmentait encore la tristesse qui semblait planer sous les voûtes blasonnées du vieux manoir.

Au centre de l'un des salons, celui-là même où Emmanuel, au moment de son arrivée à Paris, avait reçu la veille le capitaine Paul, une table s'élevait, solennellement préparée, supportant un portefeuille fermé, qui, aux yeux d'un étranger ignorant ce qui se préparait, pouvait aussi bien renfermer une sentence de mort qu'un contrat de mariage. Au milieu de ces aspects tristes et de ces impressions sombres, de temps en temps un éclat de rire moqueur, strident, arrivait à un groupe de personnes parlant bas; c'était Lectoure qui s'amusait aux dépens de quelque honnête campagnard, sans pitié pour Emmanuel sur qui retombait en quelque sorte une partie de la raillerie.

Parfois cependant le fiancé regardait avec anxiété d'une extrémité à l'autre de l'appartement; puis tout à coup un nuage rapide passait sur son front, car il ne voyait paraître ni son beau-père, ni la marquise, ni Marguerite. Les deux premiers, comme nous l'avons dit, n'étaient point descendus au dîner, et son entrevue d'un instant avec la dernière ne l'avait pas, tout insoucieux qu'il s'efforçait de paraître, laissé sans inquiétude sur ce qui se passerait à la signature du contrat qui devait avoir lieu dans la soirée.

Emmanuel n'était pas non plus exempt de quelques craintes, et il venait de se décider à monter chez sa soeur, lorsqu'en passant dans une chambre il croisa Lectoure qui l'appela d'un signe de la main.

– Pardieu! vous nous arrivez à merveille, mon cher comte, lui dit-il tout en ayant l'air de prêter une attention profonde à ce que lui racontait un brave gentilhomme avec lequel il paraissait dans les termes d'une parfaite amitié. Voilà monsieur de Nozay qui me raconte une chose fort curieuse, sur ma parole! Mais savez- vous, continua-t-il en se retournant vers le narrateur, que c'est une chasse charmante et tout à fait de bonne compagnie! Moi aussi j'ai des marais et des étangs; il faudra que je demande à mon intendant, en arrivant à Paris, où tout cela est situé. Et prenez- vous beaucoup de canards de cette manière?

– Immensément! répondit le gentilhomme avec un accent de parfaite bonhomie qui prouvait que Lectoure pouvait sans inconvénient soutenir la conversation quelque temps encore sur le même ton.

– Qu'est-ce donc, dit Emmanuel, que cette chasse miraculeuse?

– Imaginez-vous, mon cher, reprit Lectoure avec le plus grand sang froid, que monsieur se met dans l'eau jusqu'au cou.

– À quelle époque, sans indiscrétion?

– Mais, répondit le gentilhomme, au mois de décembre ou de janvier.

– C'est on ne peut plus pittoresque. Je disais donc que monsieur se met dans l'eau jusqu'au cou, se coiffe la tête d'un potiron et se faufile dans les roseaux. Cela le change au point que les canards ne le reconnaissent aucunement et le laissent approcher à portée. N'est-ce point cela?

– Comme d'ici à vous.

– Bah! vraiment? s'écria Emmanuel.

– Et monsieur en tue autant qu'il veut, continua Lectoure.

– Des douzaines! reprit le gentilhomme, enchanté de l'attention que les deux jeunes gens lui prêtaient.

– Cela doit faire grand plaisir à votre femme, si elle aime les canards, dit Emmanuel.

– Elle les adore, répondit monsieur de Nozay.

– J'espère que vous me ferez l'honneur de me présenter à une personne si intéressante, reprit en s'inclinant Lectoure.

– Comment donc, monsieur le baron!

– Je vous jure que, de retour à Versailles, la première chose que je ferai sera de parler de cette chasse, au petit lever, et je suis convaincu que Sa Majesté en fera l'essai dans la pièce d'eau des Suisses.

– Pardon, cher baron, dit Emmanuel en prenant le bras de Lectoure et en se penchant à son oreille; mais c'est un voisin de campagne qu'il était impossible de ne pas recevoir dans une solennité comme celle-ci.

– Comment donc! répondit Lectoure en employant la même précaution pour ne pas être entendu de celui dont il était question; mais vous auriez eu grand tort de m'en priver. Il entre de droit dans la dot de ma future épouse, et j'aurais été désolé de ne point faire sa connaissance.

– Monsieur de Lajarry! annonça le domestique.

– Un compagnon de chasse? dit Lectoure.

– Non, répondit monsieur de Nozay, c'est un voyageur.

– Ah! ah! fit Lectoure avec un accent qui annonçait que le nouveau venu n'avait que juste le temps de se mettre en garde. À peine cette exclamation fut-elle échappée, que le nouveau venu entra, revêtu d'une polonaise garnie de fourrures.

– Eh! mon cher Lajarry s'écria Emmanuel en allant au devant de lui et en lui donnant la main, comme vous voilà garni! Sur mon honneur! vous avez l'air du czar Pierre.

– C'est que, répondit Lajarry en frissonnant, quoiqu'il ne fit pas autrement froid, voyez-vous, mon cher comte, lorsqu'on arrive de Naples, prrrrrou!

– Ah! monsieur arrive de Naples! dit Lectoure en se mêlant à la conversation.

 

– En droiture, monsieur.

– Monsieur est monté sur le Vésuve?

– Non: je me suis contenté de le regarder de ma fenêtre.

Et puis, continua le gentilhomme voyageur avec un accent de mépris très humiliant pour le volcan, ce n'est pas ce qu'il y a de plus curieux à Naples, le Vésuve! Une montagne qui fume! Ma cheminée en fait autant quand le vent vient de Belle-Isle. Et puis madame Lajarry avait une peur effroyable des éruptions!

– Mais vous avez visité la Grotte au Chien? continua Lectoure.

– Pour quoi faire? reprit Lajarry; pour voir une bête qui a des vapeurs! donnez des boulettes au premier caniche qui passe, il en fera autant. Et puis madame Lajarry a la passion des chiens, et cela lui aurait fait de la peine.

– J'espère au moins, dit Emmanuel en s'inclinant, qu'un savant comme vous n'aura pas négligé la Solfatare?

– Moi? je n'y ai pas mis le pied! Je me figure pardieu bien ce que c'est que trois ou quatre arpents de soufre, qui ne rapportent absolument rien que des allumettes! D'ailleurs madame Lajarry ne peut pas sentir l'odeur du soufre.

– Comment trouvez-vous celui-là? dit Emmanuel conduisant Lectoure dans la salle du contrat.

– Je ne sais si c'est parce que j'ai vu l'autre le premier, répondit Lectoure, mais je le préfère.

– Monsieur Paul! annonça tout à coup le domestique.

– Hein! fit Emmanuel en se retournant.

– Qu'est-ce? dit Lectoure en se dandinant. Encore un voisin de campagne!

– Non; celui-là c'est autre chose! répondit Emmanuel avec inquiétude. Comment cet homme ose-t-il se présenter ici?

– Ah! ah! roturier, hein? vilain, n'est-ce pas? mais riche? Non?

Poète?.. musicien?.. peintre?.. Eh bien! mais je vous assure, Emmanuel, que l'on commence à recevoir cette espèce. La philosophie maudite a tout confondu. Que voulez-vous, mon cher, il faut en prendre bravement son parti. On est arrivé là. Un artiste s'assied près d'un grand seigneur, le coudoie, le salue du coin du chapeau, reste sur son siège quand il se lève; ils parlent ensemble des choses de la cour, ils ricanent, ils plaisantent, ils chamaillent. C'est un mauvais goût de très bon ton.

– Vous vous trompez, Lectoure, répondit Emmanuel; ce n'est ni un poète, ni un peintre, ni un musicien, c'est un homme à qui je dois parler seul. Écartez donc Nozay, tandis que j'écarterai Lajarry.

À ces mots, les deux jeunes gens prirent chacun le bras d'un des deux campagnards, et s'éloignèrent en parlant chasse et voyages.

À peine les portes latérales s'étaient-elles refermées derrière eux, que Paul parut à celle du milieu.

Il entra dans cette chambre qu'il connaissait déjà, et dont chaque angle cachait une porte, l'une donnant dans une bibliothèque et l'autre dans le cabinet où il avait attendu, lors de sa première visite, le résultat de la conférence entre Marguerite et Emmanuel. Puis, s'approchant de la table, il resta un instant debout, regardant alternativement ces deux portes, comme s'il se fût attendu à voir ouvrir l'une ou l'autre. Son espérance ne fut pas trompée.

Au bout d'un instant, celle de la bibliothèque s'entr'ouvrit, et il aperçut dans l'ombre une forme blanche. Il s'élança vers elle.

– Est-ce vous, Marguerite? lui dit-il.

– Oui, répondit une voix tremblante.

– Eh bien?

– Je lui ai tout dit.

– Et?

– Et dans dix minutes on signe le contrat – Je m'en doutais: c'est un misérable!

– Que faire? s'écria la jeune fille.

– Du courage, Marguerite!

– Du courage? Oh! je n'en ai plus.

– Voilà qui vous en rendra, lui dit Paul en lui remettant un billet.

– Que contient cette lettre?

– Le nom du village où vous attend votre fils et le nom de la femme chez qui on l'a caché.

– Mon fils!.. Oh! vous êtes donc un ange! s'écria Marguerite, essayant de baiser la main qui lui tendait le papier.

– Silence! on vient, dit Paul. Quelque chose qu'il arrive, vous me retrouverez chez Achard.

Marguerite referma vivement la porte sans lui répondre, car elle avait reconnu le bruit des pas de son frère. Paul se retourna et marcha à sa rencontre; les deux jeunes gens se joignirent près de la table.

– Je vous attendais à une autre heure, monsieur, et devant moins nombreuse compagnie, dit Emmanuel, rompant le premier le silence.

– Mais nous sommes seuls, ce me semble, répondit Paul en jetant les yeux autour de lui.

– Oui, mais c'est ici que l'on signe le contrat, et dans un instant le salon sera plein.

– On dit bien des choses en un instant, monsieur le comte!

– Vous avez raison, répondit Emmanuel; mais il faut rencontrer un homme qui n'ait pas besoin de plus d'un instant pour les comprendre.

– J'écoute, dit Paul.

– Vous m'avez parlé de lettres, continua Emmanuel se rapprochant encore de son interlocuteur et baissant la voix.

– C'est vrai, répondit Paul avec le même calme.

– Vous avez fixé un prix à ces lettres?

– C'est encore vrai.

– Eh bien! si vous êtes homme d'honneur, pour cette somme renfermée dans ce portefeuille, vous devez être prêt à me les rendre.

– Oui, répondit Paul, oui, monsieur; il en était ainsi tant que j'ai cru que votre soeur, oubliant les serments faits, la faute commise, et jusqu'à l'enfant qu'elle avait mis au jour, secondait votre ambition de son parjure. Alors je pensai que c'était un baptême de larmes assez amer d'entrer dans le monde sans nom et sans famille, pour ne pas du moins y entrer sans fortune. Et je vous avais demandé, il est vrai, cette somme en échange de ces lettres. Mais aujourd'hui la position est changée, monsieur. J'ai vu votre soeur se jeter à vos genoux, je l'ai entendue vous supplier de ne point la forcer à ce mariage infâme; et ni prières, ni supplications, ni larmes n'ont eu de pouvoir sur votre coeur. C'est donc aujourd'hui à moi, qui tiens votre honneur et celui de votre famille entre mes mains, c'est donc à moi de sauver la mère du désespoir, comme je voulais sauver l'enfant de la misère. Ces lettres, monsieur, vous seront remises lorsque, sur cette table, au lieu du contrat de mariage de votre soeur avec le baron de Lectoure, nous signerons celui de mademoiselle Marguerite d'Auray avec monsieur Anatole de Lusignan.

– Jamais, monsieur, jamais.

– Vous ne les aurez cependant qu'à cette condition, comte.

– Oh! peut-être y a-t-il bien quelque moyen de vous forcer à les rendre.

– Je n'en connais pas, répondit froidement Paul.

– Voulez-vous me rendre ces lettres, monsieur?

– Comte, dit Paul regardant Emmanuel avec une expression de physionomie inexplicable pour le jeune homme, comte, écoutez-moi.

– Voulez-vous me rendre ces lettres, monsieur!

– Comte…

– Oui, ou non!

– Deux mots…

– Oui, ou non!

– Non, dit froidement Paul.

– Eh bien! monsieur, vous avez votre épée au côté, comme moi la mienne; nous sommes gentilshommes tous deux, ou je veux bien croire que vous l'êtes. Sortons, monsieur, sortons; que l'un de nous deux rentre seul, et que celui-là, libre et fort de la mort de l'autre, fasse alors ce qu'il voudra.

– Je regrette de ne pouvoir accepter l'offre, monsieur le comte.

– Comment! vous avez sur le corps cet uniforme, au cou cette croix, au côté cette épée, et vous refusez un duel!

– Oui, Emmanuel, je le refuse.

– Et pourquoi cela?

– Parce que je ne puis me battre avec vous, comte. Croyez ce que je vous dis.

– Vous ne pouvez vous battre avec moi?

– Sur l'honneur!

– Vous ne pouvez vous battre avec moi, dites-vous?

En ce moment un éclat de rire se fit entendre derrière les deux jeunes gens; Paul et Emmanuel se retournèrent, Lectoure était derrière eux.

– Mais, continua Paul en étendant la main vers le baron, je puis me battre avec monsieur, qui est un misérable et un infâme!

Une rougeur brûlante passa sur le visage de Lectoure comme le reflet d'une flamme. Il fit un mouvement pour marcher à Paul, puis il s'arrêta.

– C'est bien, monsieur, lui dit-il, envoyez votre témoin à Emmanuel; ils arrangeront toute l'affaire.

– Vous comprenez que ce n'est entre nous que partie remise, dit Emmanuel.

– Silence! répondit Paul, on annonce votre mère.

– Oui, silence, et à demain! Lectoure, ajouta Emmanuel, allons au devant de ma mère.

Paul regarda en silence s'éloigner ces deux jeunes gens, puis il rentra dans le cabinet qu'il connaissait déjà pour s'y être enfermé une première fois.

Chapitre XIII

Au moment où le capitaine Paul entrait dans le cabinet, la marquise se présentait à la porte du salon, suivie du notaire et des différentes personnes invitées à la signature du contrat. Quelque solennelle que fût la circonstance, la marquise n'avait pas cru devoir renoncer à ses habits de deuil, et, vêtue de noir comme d'habitude, elle précédait de quelques instants le marquis, qu'aucun de ceux qui se trouvaient là, même son fils, n'avait vu depuis des années. Telle était la puissance des traditions de l'étiquette, que la marquise n'avait point voulu que l'on signât le contrat de sa fille sans que le chef de la famille, tout insensé qu'il était, présidât à cette cérémonie. Quelque peu disposé que fût Lectoure à se laisser intimider, la marquise produisit sur lui son effet habituel, et la voyant entrer si grave et si digne, il s'inclina avec un sentiment de profond respect.

– Je suis reconnaissante, messieurs, dit la marquise en saluant ceux qui l'accompagnaient, de l'honneur que vous voulez bien me faire en assistant aux fiançailles de mademoiselle Marguerite d'Auray avec monsieur le baron de Lectoure. Aussi ai-je désiré que le marquis, tout souffrant qu'il est, assistât à cette réunion et vous remerciât, du moins par sa présence, s'il ne peut le faire par ses paroles. Vous connaissez sa situation, vous ne vous étonnerez donc point si quelques mots sans suite…

– Oui, madame, interrompit Lectoure, nous savons le malheur qui l'a frappé, et nous admirons la femme dévouée qui, depuis vingt ans, supporte la moitié de ce malheur.

– Vous le voyez, madame, dit Emmanuel en s'approchant à son tour et en baisant la main de sa mère, tout le monde est à genoux devant votre piété conjugale.

– Où est Marguerite? murmura la marquise à demi-voix.

– Elle était là il n'y a qu'un instant, répondit Emmanuel.

– Faites-la prévenir, continua la marquise sur le même ton.

– Le marquis d'Auray! annonça alors le domestique.

Chacun s'écarta de manière à démasquer la porte, et tous les yeux se tournèrent du côté où ce nouveau personnage devait apparaître. Cette curiosité ne tarda point à être satisfaite; le marquis s'avança presque aussitôt, soutenu par deux domestiques.

C'était un vieillard dont la figure, malgré les traces de souffrances qui l'avaient sillonnée, conservait encore l'aspect de noblesse et de dignité qui en avait fait un des hommes les plus distingués de la cour. Ses grands yeux caves et fiévreux se promenaient sur toute l'assemblée avec une expression étrange d'étonnement. Il avait son costume de maître de camp, portait l'ordre du Saint-Esprit au cou, et celui de Saint-Louis à la boutonnière. Il s'avança lentement, sans prononcer une parole. Les deux valets le conduisirent, au milieu d'un profond silence, vers un fauteuil sur lequel il s'assit; après quoi ils se retirèrent. La marquise se plaça à sa droite. Le notaire tira le contrat du portefeuille et le lut à haute voix. Le marquis et la marquise reconnaissaient cinq cent mille francs à Lectoure, et constituaient en dot la même somme à Marguerite.

Pendant toute cette lecture, la marquise, malgré son apparente impassibilité, avait donné quelques marques d'inquiétude.

Enfin, comme le notaire reposait le contrat sur la table, Emmanuel rentra et se rapprocha de sa mère:

– Et Marguerite? dit la marquise.

– Elle me suit, répondit Emmanuel.

– Madame! murmura Marguerite entrouvrant la porte et en joignant les mains.

La marquise fit semblant de ne pas l'entendre, et montrant du doigt la plume:

– À vous, monsieur le baron, dit-elle.

Lectoure s'approcha de la table, prit la plume et signa.

– Madame! dit une seconde fois Marguerite d'une voix suppliante et en faisant un pas vers sa mère.

– Passez la plume à votre fiancée, monsieur de Lectoure, dit la marquise.

Le baron fit le tour de la table et s'approcha de Marguerite.

– Madame! dit une troisième fois celle-ci avec un accent de voix si plein de larmes, qu'il retentit jusqu'au fond de tous les coeurs, et que le marquis lui-même leva la tête.

– Signez, dit la marquise en indiquant du doigt le contrat de mariage.

– Oh! mon père! mon père! s'écria Marguerite en se jetant aux pieds du marquis.

 

– Que faites-vous? dit la marquise s'appuyant sur le bras du fauteuil de son mari et se penchant devant lui. Êtes-vous folle, mademoiselle?

– Mon père! mon père! dit Marguerite entourant le marquis de ses bras; mon père, prenez pitié de moi!.. mon père, sauvez votre fille!

– Marguerite! murmura la marquise avec un accent terrible de menace.

– Madame, répondit celle-ci, je ne puis m'adresser à vous. Laissez-moi donc implorer mon père. À moins, continua-t-elle en montrant le notaire avec un geste ferme et décidé, que vous n'aimiez mieux que j'invoque la loi!

– Allons, dit la marquise en se relevant et avec un accent d'amère ironie, c'est une scène de famille, et ces sortes de choses, fort attendrissantes pour les grands-parents sont en général assez fastidieuses aux étrangers. Messieurs, vous trouverez des rafraîchissements dans les chambres voisines. Mon fils, faites les honneurs. Monsieur le baron, pardonnez…

Emmanuel et Lectoure s'inclinèrent en silence et se retirèrent, suivis de toute l'assemblée. La marquise demeura immobile jusqu'à ce que le dernier assistant fût éloigné, puis elle alla fermer les portes, et revenant près du marquis que Marguerite tenait toujours embrassé:

– Maintenant, dit-elle, qu'il n'y a plus ici que ceux qui ont le droit de vous donner des ordres, signez ou sortez, mademoiselle!

– Par pitié, madame, par pitié! dit Marguerite, n'exigez pas de moi cette infamie!

– Ne m'avez-vous pas entendu? dit la marquise donnant à sa voix un accent impératif auquel il semblait impossible que l'on pût résister, et faut-il que je le répète? Signez ou sortez!

– Oh! mon père! mon père! s'écria Marguerite; grâce pour moi! grâce! Non, non, il ne sera pas dit que, depuis dix ans que je n'ai vu mon père, on m'arrachera de ses bras au moment où je le revois! et cela sans qu'il m'ait reconnue, sans qu'il m'ait embrassée! Mon père!.. c'est moi… c'est votre fille!..

– Qu'est-ce que cette voix qui m'implore? murmura le marquis.

Qu'est-ce que cette enfant qui m'appelle son père?

– Cette voix, dit la marquise saisissant le bras de sa fille, c'est une voix qui s'élève contre les droits de la nature! Cette enfant, c'est une fille rebelle!

– Mon père, s'écria Marguerite, regardez-moi!.. sauvez-moi!.. défendez-moi!.. je suis Marguerite!

– Marguerite?.. Marguerite?.. balbutia le marquis; j'ai eu autrefois un enfant de ce nom.

– C'est moi!.. c'est moi!.. reprit Marguerite; c'est moi qui suis votre enfant! c'est moi qui suis votre fille!

– Il n'y a d'enfants que ceux qui obéissent! dit la marquise. Obéissez, et vous aurez le droit de dire que vous êtes notre fille.

– Oh! à vous, mon père!.. Oui, à vous, je suis prête à obéir. Mais vous ne l'ordonnez pas, vous!.. Vous ne voulez pas que je sois malheureuse!.. malheureuse à désespérer!.. malheureuse à mourir!

– Viens! viens! dit le marquis, la retenant et la pressant à son tour dans ses bras. Oh! c'est une sensation inconnue et délicieuse que celle que j'éprouve! Et maintenant… attends!.. attends!.. Il porta la main à son front. Il me semble que je me souviens!

– Monsieur, s'écria la marquise, dites-lui qu'elle doit obéir, que Dieu maudit les enfants rebelles; dites-lui cela plutôt que de l'encourager dans son impiété!

Le marquis releva lentement la tête et fixa ses yeux ardents sur sa femme; puis d'une voix lente:

– Prenez garde, madame, lui dit-il, prenez garde! Ne vous ai-je pas dis que je commençais à me souvenir? Puis laissant retomber son front sur celui de Marguerite, de manière à ce que ses cheveux blancs se mêlassent aux cheveux noirs de la jeune fille: Parle! parle! continua-t-il. Qu'as-tu, mon enfant? dis-moi cela.

– Oh! je suis bien malheureuse!

– Tout le monde est donc malheureux ici! s'écria le marquis. Cheveux noirs et cheveux blancs!.. enfant et vieillard!.. Oh! moi aussi, moi aussi… je suis bien malheureux, va!

– Monsieur, remontez dans votre appartement! il le faut, dit la marquise.

– Oui, pour que je me retrouve encore face à face avec vous! enfermé comme un prisonnier!.. C'est bon quand je suis fou, madame!

– Oui, oui, mon père, vous avez raison. Il y a bien assez longtemps que ma mère se dévoue. Il est temps que ce soit votre fille. Mon père, prenez-moi, je ne vous quitterai ni jour ni nuit. Vous n'aurez qu'à faire un geste, qu'à dire une parole: je vous servirai à genoux!..

– Oh! tu n'aurais pas le courage de le faire!

– Si, mon père; si! je le ferai. Aussi vrai que je suis votre fille!

La marquise se tordit les bras d'impatience.

– Si tu es ma fille, reprit le marquis, pourquoi, depuis dix ans, ne t'ai-je pas vue?

– Parce qu'on m'a dit que vous ne vouliez pas me voir, mon père; parce qu'on m'a dit que vous ne m'aimiez pas.

– On t'a dit que je ne voulais pas te voir, figure d'ange! s'écria le marquis lui prenant la tête entre les mains et la regardant avec amour; on t'a dit cela! on t'a dit qu'un pauvre damné ne voulait pas du ciel! Eh! qui donc a dit qu'un père ne voulait pas voir sa fille? qui donc a osé dire à un enfant: «Enfant, ton père ne t'aime pas!»

– Moi, dit la marquise en essayant une dernière fois d'arracher Marguerite des bras de son père.

– Vous! interrompit le marquis; c'est vous! Mais vous avez donc reçu la mission fatale de me tromper dans toutes mes affections! Il faut donc que toutes mes douleurs prennent leur source en vous! il faut donc que vous brisiez aujourd'hui le coeur du père comme vous avez brisé il y a vingt ans le coeur de l'époux!

– Vous délirez, monsieur, dit la marquise, lâchant sa fille et passant à la droite du marquis. Taisez-vous, taisez-vous!

– Non, madame, non, je ne délire pas! répondit le marquis; non!.. non!.. dites plutôt… dites, et ce sera la vérité, dites que je suis entre un ange qui veut me rappeler à la raison et un démon qui veut me rendre à la folie! non! je ne suis plus insensé!.. faut-il que je vous le prouve? Il se souleva en appuyant les mains sur les bras de son fauteuil. Faut-il que je vous parle de lettres? d'adultère? de duel?

– Je vous dis, répondit la marquise en lui saisissant le bras, je vous dis que vous êtes plus abandonné de Dieu que jamais, lorsque vous dites de pareilles choses, sans songer aux oreilles qui nous écoutent!.. Baissez les yeux, monsieur; regardez qui est là, et osez dire que vous n'êtes pas fou!

– Vous avez raison, dit le marquis en retombant sur son fauteuil. Elle a raison, ta mère, continua-t-il en s'adressant à Marguerite; c'est moi qui suis un insensé; et il faut croire, non à ce que je dis, mais à ce qu'elle dit, elle. Ta mère! c'est le dévouement, c'est la vertu. Aussi, elle n'a ni insomnie, ni remords, ni délire. Que veut-elle, ta mère?

– Mon malheur, mon père! s'écria Marguerite; mon malheur éternel!

– Et comment puis-je l'empêcher, ce malheur, moi? dit avec un accent déchirant le malheureux vieillard. Comment puis-je empêcher, moi, pauvre fou, qui crois toujours voir du sang couler d'une blessure! qui crois toujours entendre une tombe qui parle!

– Oh! vous pouvez tout! Dites un mot, et je suis sauvée! On veut me marier. Le marquis renversa la tête en arrière. Écoutez-moi donc!.. On veut me marier à un homme que je n'aime pas!.. comprenez-vous?.. à un misérable!.. et l'on vous a amené ici… dans ce fauteuil… devant cette table… vous, vous, mon père… pour signer ce contrat infâme! là… là… tenez… ce contrat que voici!

– Sans me consulter! répondit le marquis en prenant le contrat; sans me demander si je veux ou si je ne veux pas! Me croit-on mort? et si l'on me croit mort, me craint-on moins qu'un spectre?.. Ce mariage ferait ton malheur, as-tu dit?

– Éternel! éternel! s'écria Marguerite.

– Eh bien! ce mariage ne se fera pas!

– J'ai engagé votre parole et la mienne, votre nom et le mien, dit la marquise avec d'autant plus de force qu'elle sentait le pouvoir lui échapper.

– Ce mariage ne se fera pas, vous dis-je, répondit le marquis d'une voix qui couvrait la sienne. C'est une chose trop terrible, continua-t-il d'un accent sombre et caverneux, qu'un mariage où une femme n'aime pas son mari! cela rend fou… Moi, la marquise m'a toujours aimé… aimé fidèlement. Ce qui me rend fou… moi, c'est autre chose.