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Le capitaine Paul

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Dès l'instant où Lusignan et Marguerite avaient acquis la certitude que c'était bien leur frère et leur ami qui montait l'Indienne, ils étaient descendus vers la rade, suivis du jeune Hector, et laissant dans le hamac la petite Blanche. Mais, de son côté, le capitaine les avait reconnus, de sorte qu'en même temps qu'ils quittaient le jardin, il avait fait mettre la yole à la mer, et que, grâce aux efforts redoublés de dix vigoureux rameurs, il avait franchi rapidement l'espace qui s'étendait du mouillage à la terre, et s'élançait sur la jetée au moment où ses amis arrivaient sur le port. De pareilles sensations sont sans paroles et ne se traduisent que par des larmes. Aussi l'expression de leur joie ressemblait-elle à la douleur. Et tous pleuraient; jusqu'à l'enfant qui pleurait de les voir pleurer.

Après avoir donné quelques ordres relatifs au service du bâtiment, le jeune commodore prit lentement avec ses amis le chemin qu'ils avaient parcouru si vite pour venir à lui: l'expédition de monsieur Vaudreuil ayant manqué, il était revenu à Philadelphie, et la paix ayant été signée, ainsi que nous l'avons dit, avec l'Angleterre, le congrès, comme un souvenir de reconnaissance, lui avait fait don du premier vaisseau qu'il avait monté comme capitaine.

À ce récit, Lusignan et Marguerite eurent un instant de joie immense, car ils espérèrent que leur frère venait pour toujours demeurer avec eux; mais le caractère du jeune marin était trop aventureux et trop avide d'émotions pour s'astreindre à cette vie décolorée et uniforme des habitants de la terre. Il annonça donc à ses amis qu'il n'avait que huit jours à leur donner, après lesquels il irait chercher dans une autre partie du monde une vie qui continuât celle qu'il avait menée jusqu'alors.

Ces huit jours passèrent comme un songe, et quelques instances que fissent Lusignan et Marguerite, Paul ne voulut pas même leur accorder vingt-quatre heures de plus: c'était toujours le même homme, ardent, entier, absolu, transformant en devoir les résolutions prises, et sévère pour lui-même encore plus que pour les autres.

L'heure de se quitter arriva; Marguerite et Lusignan voulaient accompagner le jeune commodore jusque sur son bâtiment; mais Paul ne voulut pas prolonger la douleur de ces adieux.

Parvenu à la jetée, il les embrassa une dernière fois, puis s'élança dans la barque, qui s'éloigna aussitôt, rapide comme une flèche. Marguerite et Lusignan la suivirent des yeux jusqu'à ce qu'elle eût disparu à tribord de la frégate, et ils remontèrent tristement, afin de la voir partir, sur le plateau d'où ils l'avaient vue arriver.

Au moment où ils y parvinrent, cette activité intelligente qui précède le moment du départ régnait à bord de la frégate. Les matelots, assemblés au cabestan, commençaient à virer le câble, et, grâce à la limpidité de l'air, leur cri sonore et enjoué parvenait jusqu'aux deux jeunes gens. Le bâtiment arrivait lentement sur son ancre; bientôt on vit la double dent de fer sortir de l'eau, puis les voiles tombèrent successivement des vergues, depuis celles de perroquet jusqu'aux plus basses; le navire, comme doué d'un sentiment instinctif et animé, tourna sa proue vers la sortie du port, et commençant à se mouvoir, fendit l'eau d'un mouvement aussi facile que s'il glissait à sa surface.

Alors, comme si désormais la frégate pouvait être abandonnée à sa propre volonté, on vit le jeune commodore monter sur le gaillard d'arrière et tourner toute son attention, devenue inutile à la manoeuvre, vers la terre qu'il quittait. Lusignan tira aussitôt son mouchoir et fit un signal auquel Paul répondit; puis, lorsqu'il ne leur fut plus possible de se voir a l'oeil nu, chacun d'eux eut recours à la lunette, et, grâce à cet ingénieux instrument, ils retardèrent d'une heure encore cette séparation, que des deux côtés chacun pressentait sentimentalement devoir être éternelle. Enfin le navire diminua graduellement à l'horizon en même temps que la nuit descendait du ciel: alors Lusignan fit apporter un amas de branches sur le plateau, et ordonna d'y mettre le feu, afin que les regards de Paul, dont la frégate commençait à se perdre dans l'obscurité, pussent continuer de se fixer sur ce phare jusqu'à ce qu'il eût doublé le cap des Trois-Pointes. Depuis une heure déjà, Marguerite et Lusignan avaient complètement perdu de vue le navire, qui, grâce à leur foyer entretenu clair et brillant, pouvait les apercevoir encore, lorsqu'une flamme pareille à un éclair sillonna l'horizon; quelques secondes après, le bruit d'un coup de canon parvint à leurs oreilles, pareil au grondement sourd et prolongé du tonnerre; puis tout rentra dans la nuit et dans le silence. Lusignan et Marguerite avaient reçu le dernier adieu de Paul.

Maintenant, quoique le drame intime que nous avions pris l'engagement de raconter soit réellement terminé ici, quelques uns de nos lecteurs auront peut-être pris assez d'intérêt au jeune aventurier dont nous avons fait le héros de cette histoire, pour désirer de le suivre dans la seconde partie de sa carrière; à ceux-là nous allons, en les remerciant de l'attention qu'ils nous accordent, dérouler purement et simplement les faits que des recherches minutieuses sont parvenues à porter à notre connaissance.

À l'époque où nous sommes arrivés, c'est-à-dire au mois de mai 1784, l'Europe tout entière était à peu près retombée dans cet état de torpeur que les hommes imprévoyants prennent pour la tranquillité, et que les esprits plus profonds regardent comme ce repos morne et momentané qui précède la tempête. L'Amérique, par son affranchissement, avait préparé la France à sa révolution: rois et peuples, défiants les uns des autres, se tenaient de chaque côté sur leurs gardes, invoquant ceux-ci le fait et ceux-là le droit. Un seul point de l'Europe semblait vivant et agité au milieu de ce sommeil général: c'était la Russie, que le czar Pierre avait portée au rang des États civilisés, et que Catherine II commençait à inscrire au nombre des puissances européennes.

Pierre III, devenu odieux aux Russes par un caractère sans noblesse, par des vues politiques sans portée, et surtout par son idolâtrie pour les moeurs et la discipline prussiennes, avait été déposé sans opposition et étranglé sans lutte. Catherine s'était donc trouvée, à l'âge de trente-deux ans, maîtresse d'un empire qui couvre de sa superficie la septième partie du globe; son premier soin avait été de s'imposer par sa puissance même comme médiatrice entre les peuples voisins qu'elle voulait faire relever d'elle. Ainsi elle avait forcé les Courlandais à chasser leur nouveau duc, Charles de Saxe, et à rappeler Biren; elle avait envoyé ses ambassadeurs et ses armées pour faire couronner à Varsovie, sous le nom de Stanislas-Auguste, son ancien amant Poniatowski; elle s'était alliée avec l'Angleterre; elle avait associé à sa politique les cours de Berlin et de Vienne; et cependant ces grands projets de politique étrangère ne lui faisaient pas oublier l'administration intérieure, et dans les intervalles de ses amours si souvent renouvelées, elle trouvait le temps de récompenser l'industrie, d'encourager l'agriculture, de réformer la législation, de créer une marine, d'envoyer Pallas dans des provinces dont on ignorait jusqu'aux productions, Blumager dans l'archipel du Nord, et Billings dans l'océan Oriental; enfin, jalouse de la réputation littéraire de son frère le roi de Prusse, elle écrivait, de la même main qui signait l'érection d'une nouvelle ville, la sentence de mort du jeune Ivan, ou le partage de la Pologne, la Réfutation du voyage en Sibérie, par l'abbé Chappe, un roman le Czarovich Chlore; des pièces de théâtre, parmi lesquelles une traduction en français d'Oleg, drame de Derschawin; de sorte que Voltaire l'appelait la Sémiramis du Nord, et que le roi de Prusse la plaçait, dans ses lettres, entre Lycurgue et Solon.

On devine l'effet que produisit au milieu de cette cour voluptueuse et chevaleresque l'arrivée d'un homme comme notre marin. La réputation de courage qui l'avait rendu la terreur des ennemis de la France et de l'Amérique, l'avait précédé près de Catherine, et, en échange du don qu'il lui fit de sa frégate, il reçut le grade de contre-amiral. Alors, le pavillon de la Russie, après avoir fait le tour de la moitié du vieux monde, apparut dans les mers de la Grèce, et, sur les ruines de Lacédémone et du Parthénon, celui qui venait d'accomplir l'affranchissement de l'Amérique rêva le rétablissement des républiques de Sparte et d'Athènes.

Enfin, le vieil empire ottoman fut ébranlé jusque dans sa base; les Turcs, battus, signèrent la paix à Kaïnardji. Catherine retint pour elle Azof, Tangarok et Kinburn, se fit accorder la libre navigation de la mer Noire et l'indépendance de la Crimée; alors, devenue dominatrice de la Tauride, elle désira connaître ses nouvelles possessions. Paul, rappelé à Saint-Pétersbourg, l'accompagna dans ce voyage tracé par Potemkin. Sur une route de près de mille lieues, tous les prestiges d'un triomphe continuel furent offerts à la conquérante et à sa suite: c'étaient des feux allumés sur toute la longueur du chemin, des illuminations éclatant comme par féerie dans toutes les villes, des palais magnifiques élevés pour un jour au milieu des campagnes désertes, et disparaissant le lendemain; des villages se groupant comme sous la baguette d'un enchanteur dans les solitudes où huit jours auparavant les Tatars paissaient leurs troupeaux; des villes apparaissaient à l'horizon, dont il n'existait que les murailles extérieures; partout des hommages, des chants, des danses; une population pressée sur la route, et, la nuit, courant, pendant que l'impératrice dormait, s'échelonnait de nouveau sur le chemin que sa souveraine devait parcourir en se réveillant; un roi et un empereur marchant à ses côtés, et s'intitulant, non pas ses égaux, mais ses courtisans; enfin, un arc de triomphe élevé au terme du voyage, avec cette inscription qui révélait, sinon l'ambition de Catherine, du moins la politique de Potemkin: C'est ici le chemin de Byzance.

 

Alors, la Russie s'affermit dans sa tyrannie comme l'Amérique dans son indépendance.

Catherine offrit à son amiral des places à rassasier un courtisan, des honneurs à combler un ambitieux, des terres a consoler un roi d'avoir perdu un royaume; mais c'était le pont mouvant de son vaisseau, c'était la mer avec ses combats et ses tempêtes, c'était l'Océan immense et sans bornes qu'il fallait à notre aventureux et poétique marin. Il quitta donc la cour brillante de Catherine comme il avait quitté l'assemblée sévère du congrès, et vint chercher en France ce qui lui manquait partout ailleurs, c'est-à- dire une vie d'émotions, des ennemis à combattre, un peuple à défendre. Paul arriva à Paris au milieu de nos guerres européennes et de nos luttes civiles, tandis que d'une main nous étouffions l'étranger, et que de l'autre nous déchirions nos propres entrailles. Ce roi qu'il avait vu dix ans auparavant chéri, honoré, puissant, était, à cette heure, captif, méprisé, sans forces. Tout ce qui était élevé s'abaissait, les grands noms tombaient comme les hautes têtes. C'était le règne de l'égalité, et la guillotine était le niveau. Paul s'informa d'Emmanuel; on lui dit qu'il était proscrit. Il demanda ce qu'était devenue sa mère, on lui répondit qu'elle était morte. Alors il lui prit un immense besoin de visiter une fois encore, avant de mourir lui- même, les lieux où il avait, douze ans auparavant, éprouvé des émotions si douces et si terribles. Il partit pour la Bretagne, laissa sa voiture à Vannes, et prit un cheval comme il l'avait fait le jour où il avait vu pour la première fois Marguerite; mais ce n'était plus le jeune et enthousiaste marin, aux désirs et aux espérances sans horizon: c'était l'homme désillusionné de tout, parce qu'il a tout goûté, miel et absinthe; tout approfondi, hommes et choses; tout connu, gloire et oubli.

Aussi, ne cherchait-il plus une famille, il venait visiter des tombeaux.

En arrivant en vue du château, il tourna les yeux vers la maison d'Achard, et, ne la voyant plus, il tâcha de s'orienter par la forêt; mais la forêt semblait s'être évanouie par enchantement. Elle avait été vendue, comme propriété nationale, à vingt-cinq ou trente fermiers des environs, qui l'avaient défrichée et en avaient fait une vaste plaine. Le grand chêne avait disparu, et la charrue avait passé sur la tombe ignorée du comte de Morlaix, dont l'oeil même de son fils ne pouvait plus reconnaître la place.

Alors, il prit la porte du parc et s'avança vers le château, plus sombre et plus triste encore à cette heure qu'il ne l'était autrefois; il n'y avait plus qu'un vieux concierge, ruine vivante au milieu de ces ruines mortes. On avait eu d'abord l'intention d'abattre le manoir comme la forêt: mais la réputation de sainteté de la marquise, conservée religieusement dans le pays, avait protégé les vieilles pierres qui, pendant quatre siècles, avait abrité sa famille. Paul visita les appartements que, depuis trois ans, l'on n'avait point ouverts et que l'on rouvrit pour lui. Il parcourut la galerie des portraits; elle était restée telle qu'il l'avait vue autrefois, mais aucune main pieuse n'avait ajouté à l'antique collection les portraits du marquis et de la marquise.

Il entra dans la bibliothèque où il s'était caché, retrouva à la même place un livre qu'il avait ouvert, l'ouvrit et relut les pages qu'il avait lues; puis, il poussa la porte qui donnait sur la chambre du contrat, où s'étaient passées les scènes les plus animées du drame dont il avait été le principal acteur. La table était à la même place, et la glace au cadre de Venise, qui se trouvait sur la cheminée, brisée encore par la balle du pistolet d'Emmanuel. Il alla s'appuyer contre le chambranle de la cheminée, et demanda des détails sur les dernières années de la marquise.

Ils étaient simples et sévères, comme tout ce que l'on connaissait d'elle. Restée seule au château ainsi que nous l'avons dit, sa vie toute entière s'était uniformément écoulée dans trois endroits différents: son oratoire, le caveau où dormait son mari, et l'espace abrité par le chêne au pied duquel avait été enterré son amant. Pendant huit ans encore, après la soirée où Paul avait pour la dernière fois pris congé d'elle, on l'avait vue errer dans ces vieux corridors et dans ces sombres allées, pâle et lente comme une ombre; puis enfin, une maladie de coeur, causée par les émotions amassées dans sa poitrine, s'était déclarée; elle avait été s'affaiblissant toujours; enfin, un soir qu'elle ne pouvait plus marcher, elle s'était fait porter au pied du chêne, sa promenade favorite, pour voir une fois encore, disait-elle, le soleil se coucher dans l'Océan, ordonnant qu'on vint la reprendre dans une demi-heure. À leur retour, ses gens la trouvèrent évanouie. Ils la transportèrent vers le château; elle revint à elle dans le trajet, et, au lieu de se faire conduire à sa chambre, elle ordonna qu'on la descendît dans le caveau de sa famille. Là, elle eut la force de s'agenouiller encore au tombeau de son mari et de faire de la main signe qu'on la laissât seule. Quelque imprudence qu'il y eût de le faire, on obéit, car elle était habituée à ne jamais répéter deux fois le même ordre.

Cependant, au lieu de sortir, les domestiques restèrent dans un enfoncement, afin d'être prêts à la secourir. Au bout d'un instant, ils la virent se coucher sur la pierre devant laquelle elle priait.

Ils crurent qu'une seconde fois elle était évanouie; ils accoururent, elle était morte.

Paul se fit conduire dans les caveaux, y entra lentement et la tête découverte; puis arrivé à la pierre qui couvrait la tombe de sa mère, il s'agenouilla devant elle. Elle présentait cette seule inscription, que l'on peut voir encore dans une des chapelles de l'église de la petite ville d'Auray, où elle a été transportée depuis, et que la marquise elle même avait, avant de mourir, laissée à cette intention:

Ci-gît Très haute et très puissante dame Marguerite Blanche de Sablé, marquise d'Auray, née le 2 août 1729, morte le 2 septembre 1788.

Priez pour elle et pour ses enfants.

Paul leva les yeux au ciel avec une expression infinie de reconnaissance. Sa mère, qui si longtemps l'avait oublié pendant sa vie, s'était souvenue de lui dans son inscription funéraire.

Six mois après, la Convention nationale décida en séance solennelle qu'elle assisterait aux funérailles de Paul Jones, ancien commodore de la marine américaine, mort à Paris le 7 juillet 1793, et dont l'inhumation devait avoir lieu au cimetière du Père-Lachaise.

Cette décision avait été prise, dit l'arrêté, pour consacrer en France la liberté des cultes.