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Histoire des salons de Paris. Tome 5

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On connaît le goût ou plutôt la passion insensée de Joséphine pour les tireuses de cartes et toutes les affaires de nécromancie. Napoléon s'en était d'abord amusé, puis moqué; et enfin il avait compris que rien n'était plus en opposition avec la majesté souveraine que ces petitesses d'esprit et de jugement qui vous asservissent à des êtres si bas et si vils, que vous rougissez de les admettre dans votre salon, même pour n'y faire que leur métier. Mais Joséphine, tout en promettant de ne plus faire venir mademoiselle Lenormand, l'admettait toujours chez elle dans son intimité, la comblait de présents et faisait également venir tous les hommes et toutes les femmes qui savaient tenir une carte de Taro. Il y avait alors à Paris un homme dans le genre de mademoiselle Lenormand. Cet homme s'appelait Hermann; il était Allemand, et logeait dans une maison presque en ruines au faubourg Saint-Martin, dans une rue appelée la rue des Marais. Cet homme avait une étrange apparence. Il était jeune, il était beau, et montrait un désintéressement extraordinaire dans la profession qu'il paraissait exercer: Joséphine parla un jour de cet homme devant l'Empereur, et vanta son talent, qui lui avait été révélé par deux femmes qui en racontaient des merveilles. L'Empereur ne dit rien; mais, deux jours après, il dit à l'Impératrice: «Je vous défends de faire venir cet Hermann au château. J'ai fait prendre des informations sur cet homme, et il y a des soupçons contre lui.»

Joséphine promit; mais la défense stimula son désir de voir M. Hermann, et elle le fit venir précisément ce même jour où l'Empereur était à Fontainebleau. Il était donc établi chez Joséphine au moment où Napoléon y pénétra!.. et quelle était la troisième personne?.. la revendeuse à la toilette!..

La colère de l'Empereur fut terrible!.. Il faillit tuer cet homme… Et, allant comme la foudre à l'Impératrice, il lui dit en criant et en levant la main sur elle:

– Comment pouvez-vous ainsi violer mes ordres!.. et comment vous trouvez-vous avec de pareilles gens?..»

L'Impératrice avait une crainte de l'Empereur qu'on ne peut apprécier, à moins d'en avoir été témoin… Pétrifiée de sa venue, tremblante des suites de cette scène, elle ne put que balbutier: «C'est madame Lætitia qui me l'a adressée…»

Et, de sa main, elle indiquait la femme qui s'était blottie dans les rideaux de la fenêtre, et semblait moins grosse que le ballot de châles qui n'était pas encore ouvert, tant la peur la faisait se replier sur elle-même.

– «Comment cet homme se trouve-t-il en ce lieu? poursuivit Napoléon continuant son enquête, et sans s'arrêter à ce qu'avait dit Joséphine sur Madame-Mère.

– C'est madame qui l'a amené avec elle,» dit Joséphine en lançant un coup d'œil du côté de la femme qui, j'en suis sûre, faisait des vœux pour sortir vivante du palais. Quant à l'homme, il se redressa de toute la hauteur de sa taille, et dit avec un accent de fermeté, qui frappa l'Empereur:

– «En venant dans le palais impérial de France, je ne croyais pas y courir le risque de ma vie ou de ma liberté. J'ai obéi à l'appel qui m'a été adressé; j'ai voulu dévoiler l'avenir à celle qui croit à la science, et je ne me reprocherai pas de lui avoir refusé mon secours. Quant à vous, Sire, vous feriez mieux de consulter les astres que de les braver.»

En écoutant cet homme, dont la figure remarquablement belle ne témoignait aucune frayeur en se trouvant ainsi dans l'antre du lion et sous sa griffe terrible, Napoléon le regarda avec une sorte de curiosité difficilement éveillée en lui.

– «Qui donc es-tu? demanda-t-il à Hermann… et que fais-tu dans Paris?

– Ce que je fais, vous le savez déjà (et il montrait de la main ses cartes de Taro encore sur la table); ce que je suis est plus difficile à dire; moi-même, le sais-je? Qui se connaît?..»

L'Empereur fronça fortement le sourcil, et marcha aussitôt vers l'étranger. Celui-ci soutint l'examen que Napoléon dirigea sur toute sa personne avec un sang-froid et une fermeté remarquables. L'Empereur ne proféra pas une parole; mais il sortit de la chambre aussitôt, et fit demander le maréchal Duroc.

«Que cette femme soit mise à l'instant hors du palais,» lui dit-il en rentrant avec lui dans la chambre de l'Impératrice qu'il trouva immobile, à la même place où il l'avait laissée.

Et Napoléon désignait la femme aux châles…

– «Comment êtes-vous venu ici? demanda-t-il à Hermann.

– Je suis venu avec madame, répondit l'Allemand.»

L'Empereur fit un mouvement, puis il dit à Duroc d'exécuter ce qu'il lui avait ordonné.

– «Je fis sortir cette femme, poursuivit Duroc, qui me racontait ce que je viens de dire, et j'emmenai le jeune Allemand avec moi. C'est un homme fort remarquable.

– Qu'est-il donc devenu?

– Mais, me dit Duroc en souriant, que voulez-vous qu'on en ait fait?»

Et son œil avait une expression singulière en me regardant; il y avait presque du reproche.

– «Dès que vous vous en êtes chargé, mon cher maréchal, je le maintiens aussi en sûreté, et même bien plus que dans ma propre maison.»

Duroc prit ma main, et je serrai la sienne, comme en expiation de la pensée tacitement supposée qui avait fait élever entre nous comme un fantôme, mais aussi qui s'était évanouie de même… Singulière époque!..

Duroc acheva l'histoire en me disant qu'au lieu d'écrire à Madame-Mère, qui aurait été forcée d'employer un secrétaire pour lui répondre, l'Empereur avait préféré venir chercher lui-même ses renseignements. Il était donc en ce moment occupé à questionner sa mère sur la femme aux châles et le jeune et beau sorcier.

Il y avait au moins une heure que l'Empereur était chez Madame, lorsque nous le vîmes rentrer dans le salon où nous étions: il paraissait agité et il était fort pâle… Il me dit bonjour en traversant rapidement le salon, ouvrit lui-même la porte donnant sur le jardin, et, faisant signe à Duroc de le suivre, il disparut presque aussitôt par la porte de la rue de l'Université.

Cette apparition à cette heure de la journée, et ce que j'en savais, tout cela me troublait malgré moi. Je restais là immobile, sans songer à refermer cette porte, quoiqu'un vent froid soufflât sur moi, lorsque je sentis une petite main se poser sur mon épaule: c'était Madame.

Sa belle physionomie, toujours si calme, paraissait altérée comme celle de son fils. Je l'aimais avec une grande tendresse, à laquelle se joignait un profond respect. Je lui connaissais tant de vertus, tant de hautes et sublimes qualités, en même temps que je savais toute la fausseté des accusations qu'un public bavard et méchant répétait sans savoir seulement ce qu'il disait, comme toujours. Je fus donc affectée du changement que je remarquai sur sa physionomie, et je pris la liberté de le lui dire. Elle était parfaitement bonne pour moi; aussi me raconta-t-elle l'histoire de la veille, que je ne savais que très-sommairement par Duroc. Madame me dit qu'on croyait être certain que cet homme, cet Hermann, était un espion très-actif et très-remarquable comme intelligence, envoyé en France par l'Angleterre. Je ne pus retenir une exclamation… Un espion de l'Angleterre dans le palais des Tuileries!.. dans la chambre de l'Impératrice!.. Voilà ce que la discrétion de Duroc m'avait caché… Cela ne me surprit pas.

– «Vous concevez,» me dit Madame, «ce que j'ai dû éprouver lorsque l'Empereur me questionna sur une vendeuse de châles, que j'avais, MOI, recommandée à l'Impératrice, ainsi qu'un homme qui devait lui parler des destinées de l'Empereur!..»

Madame hésita un moment… puis elle ajouta:

– «J'avais d'abord dit à l'Empereur que j'avais en effet adressé cette femme et cet homme à l'Impératrice… Elle m'en avait suppliée; et moi qui croyais qu'il ne s'agissait que de couvrir une nouvelle folie, voulant cacher ce qui pouvait amener une querelle, je lui avais promis de faire ce qu'elle souhaitait…»

Et Madame, voyant l'expression curieuse de mon visage, probablement, me dit que le matin, à sept heures, elle avait été réveillée par un message secret de l'Impératrice. C'était une lettre dans laquelle elle suppliait sa belle-mère de dire à l'Empereur que la femme aux châles avait été envoyée par elle à l'Impératrice.

– «Je l'ai dit d'abord pour maintenir la paix,» poursuivit Madame-Mère; «mais lorsque l'Empereur me dit que sa vie était peut-être intéressée dans cette affaire, je ne vis plus que lui, et je lui confessai que je n'étais pour rien dans ce qui s'était passé hier aux Tuileries…»

Madame était accablée par cette longue conversation avec l'Empereur. Il paraît qu'il avait ouvert son cœur à sa mère avec l'abandon d'un fils, et qu'il avait montré des plaies saignantes… Madame était indignée. Je voulus excuser l'Impératrice, mais Madame m'imposa silence…

– «J'espère,» me dit-elle, «que l'Empereur aura le courage cette fois de prendre un parti que non-seulement la France, mais l'Europe, attend avec anxiété: son divorce est un acte nécessaire37

Madame dit cette dernière parole avec une force et une conviction qui me firent juger que l'Impératrice Joséphine était perdue.

Ce que je viens de raconter se passait, comme je l'ai dit, le 5 ou le 6 de novembre 1809.

Madame me recommanda le secret. Je lui jurai que jamais une parole dite par elle ne serait révélée par moi, et j'ai tenu ma promesse. Je ne jugeai pas à propos, même, de lui dire que j'avais su la première partie de ce drame; car c'était plus qu'une histoire, c'était de l'histoire!..

 

Mais, quel que fût mon attachement pour l'Impératrice, sa conduite me parut de nature à être blâmée. Eh quoi! cette famille qu'elle accusait elle-même de son malheur, elle venait la solliciter pour cacher des fautes qui devaient nécessairement être la plus forte partie des accusations qu'on devait former contre elle pour déterminer l'Empereur à s'en séparer! Il n'y avait là ni dignité, ni rien même qui pût motiver l'intérêt qu'elle réclamait de nous. Je le sentais avec peine; car Joséphine, quoique faible et se laissant aisément dominer par tout ce qui l'approchait, avait néanmoins des qualités attachantes. Elle était gracieuse comme une enfant gâtée… C'était la câlinerie créole tout entière, lorsqu'elle voulait nous conquérir ou se placer dans une position qu'on lui refusait. Aussi je souffrais de la pensée de son éloignement. Je savais ce qu'elle était; j'ignorais ce qui nous serait donné. C'était une nouvelle étude à faire, me disais-je. Hélas!.. c'était presque un pressentiment!

Le soir du même jour je trouvai, en rentrant chez moi, un petit mot de madame de Rémusat, dans lequel elle me priait instamment de lui dire le moment où je la pourrais voir… Il était alors onze heures et demie. Je regardai la date du billet: il portait 6 heures du soir. Je combinai tout ce que je savais avec ce qui s'était passé, et je conclus que madame de Rémusat, amie encore plus que dame du palais de Joséphine, avait calculé qu'en raison de l'attachement de Madame-Mère pour moi, j'étais la personne la plus influente à employer là-dedans. On avait appris la visite du matin à l'hôtel de Madame; et son importance avait tout à coup grandi en quelques heures… mais on ne savait pas que j'étais de service… Mon silence, alors, devait paraître étrange… Mes chevaux étaient à peine dételés: je donnai l'ordre de les remettre à la voiture, et je fus à l'instant chez madame de Rémusat… On sortait de chez elle, et elle-même venait de sonner sa femme de chambre, pour se mettre au lit, lorsqu'on m'annonça. Elle me fit aussitôt entrer dans sa chambre à coucher, et son premier mot fut un remerciement; car elle avait appris dans la soirée par le sénateur Clément de Ris que j'étais de service auprès de Madame.

– «Cela n'en est que mieux pour nous, me dit-elle…» Et tout aussitôt elle entra en matière.

Je ne m'étais pas trompée: c'était un message voilé de l'Impératrice. Madame de Rémusat, très-dévouée à Joséphine, crut peut-être que son amitié pourrait lui donner le pouvoir d'abuser sur la vérité; mais pour cela, il eût fallu ne pas connaître non-seulement la cour, mais l'intérieur de la famille impériale, comme intérieur privé.

– «Madame peut beaucoup sur l'Empereur,» me dit madame de Rémusat… «Vous pouvez beaucoup sur elle… vous pouvez tout. J'ai quelque crédit sur l'Impératrice, assez enfin pour être son garant pour toutes les promesses qu'elle pourra faire. Le prince Eugène sera là pour soutenir sa mère; la reine Hortense donnera à nos efforts un appui certain, celui de ses enfants… L'archi-chancelier est aussi contre le divorce: voyez à quelle belle association vous vous unissez.»

J'ai déjà dit combien j'aimais le visage de madame de Rémusat: ses yeux, en ce moment, étaient admirables. Ils étincelaient du feu du sentiment; car elle aimait l'impératrice Joséphine, madame de Rémusat… et sa conduite envers elle fut toujours noble et dictée par le cœur.

– Mais elle ne pouvait arriver à aucun résultat avec ses nouvelles combinaisons, qu'elle me montrait comme certaines. Je savais trop bien la véritable volonté des gens dont elle venait de me parler, pour m'engager d'un pas dans la route qu'elle me montrait comme si sûre. D'un autre côté, je ne pouvais parler; cependant je crus de mon devoir de l'éclairer sur la véritable position de l'Impératrice… Elle m'écouta en femme de cœur et d'esprit, recueillit avec soin ce que je lui laissai voir, ne chercha nullement à me pénétrer sur le reste, et en tout se montra à moi comme une femme qui était faite pour être aimée et estimée.

Elle me parla de la tentative de l'Impératrice auprès de sa belle-mère, ainsi que de l'histoire de la veille.

– «Si j'eusse été près d'elle, au lieu de cette sotte de madame de ***, me dit-elle, ni l'une ni l'autre n'aurait eu lieu, je vous le jure! Mais le salon de l'Impératrice, vous le savez, est composé non-seulement de ses dames du palais, mais de beaucoup d'autres femmes, qui lui donnent d'abord des conseils à leur profit, puis ensuite d'autres conseils qui sont perfides pour elle… Voilà ce que nous détruirions; et j'ai la parole de l'Impératrice qu'elle me seconderait dans ce travail.»

Nous demeurâmes ainsi jusqu'à deux heures du matin… Madame de Rémusat espérant m'amener à une conviction qui était que, l'Impératrice pouvait encore occuper le trône à côté de Napoléon; et moi, trop instruite de ce qui était, pour me laisser aller à une crédulité impossible. Enfin, nous nous séparâmes; mais avant de quitter madame de Rémusat, je m'engageai de bon cœur à parler à Madame, et d'essayer de changer sa manière de voir sur cette affaire du divorce…

Je le fis en effet; mais que pouvaient quelques vagues contre un rocher profondément attaché à la terre?.. et telle était malheureusement la volonté de la famille de Napoléon relativement au divorce.

C'est au milieu de ces agitations que nous atteignîmes le 2 décembre 1809… Pendant le peu de jours qui s'écoulèrent entre ces deux journées, je fus assidue à faire ma cour à l'Impératrice. Sa tristesse était visible; et, loin de la cacher, elle la montrait même, en l'augmentant; ce qui donnait une humeur très-marquée à l'Empereur. Joséphine m'engagea deux fois à déjeuner pendant cette époque, remarquable pour elle, qui précéda immédiatement son malheur. Après déjeuner, il y avait toujours un cercle fort nombreux, et une foule de femmes que Joséphine y admettait, en vérité on ne sait pas pourquoi. C'est en vain que madame d'Arberg, madame de Rémusat, lui répétaient, chaque matin, combien cela déplaisait à l'Empereur… Elle promettait, et recommençait le lendemain…

– Ah! me disait-elle dans l'une de ces conversations que nous eûmes dans une sorte de tête-à-tête, si je promets une fois, à présent, de faire tout ce que veut l'Empereur, je n'y manquerai pas…

Elle tenait en ce moment sous son bras un petit loup blanc, de ces chiens qu'on appelle chiens de Vienne. Je ne pus m'empêcher de lui dire, en le lui montrant: Ah, madame!.. Elle me comprit, car elle ne me répondit pas.

Ce fait de la vie de Joséphine ne doit pas être omis en parlant de son salon, où ces malheureux chiens jouaient un très-ennuyeux rôle… Elle avait auprès d'elle, en se mariant avec Napoléon, deux horribles Carlins, les plus laids, les plus hargneux, les plus insociables que j'aie connus… Ces chiens n'aimaient pas même leur maîtresse; ils aboyaient bien incessamment après tout ce qui s'approchait d'elle, mais pas à autre fin que de déchirer un bras, une main, une jambe, ou tout au moins une robe. Les couleurs voyantes étaient en défaveur auprès de Carlin et de Carline; tels étaient les noms des deux petits monstres… Le corps diplomatique avait toujours une provision de gimblettes et de sucre d'orge dans ses poches… Le cardinal Caprara, nonce du Pape, avait un reste de jambes qu'il voulait sauver; en conséquence, il faisait des bassesses auprès de messieurs les tyrans, qui, connaissant bientôt leur empire, faisaient d'abord un chamaillis de désespérés dès qu'ils le voyaient… parce que pour les faire taire il leur jetait du sucre d'orge, des friandises, comme à des enfants, et n'en avait pas moins les jambes dévorées par les féroces bêtes; ce qu'on ne voyait pas, grâce à ses bas rouges. Mais il le sentait, lui…

Quelquefois ces malheureux chiens causaient une rumeur inusitée dans un palais de souverain. Un jour je fus témoin de ce fait.

Chacun de nous ayant survécu à l'Empire se rappelle encore sûrement madame la comtesse de La Place, femme du sénateur, du géomètre… et, dès que son nom est présent à la mémoire, on se rappelle aussi, sans doute, ses mille et une révérences, ses mines, ses grâces, et tout ce qui enfin en faisait une personne un peu différente des autres. C'était elle qui répondait, lorsqu'on lui demandait où était M. de La Place:

– Il est avec sa compagne fidèle… la géométrie!

Enfin, telle qu'elle était, elle n'en était pas moins dame d'honneur de la grande-duchesse de Toscane, lorsque celle-ci était seulement princesse de Lucques. Madame de La Place partait donc un jour et quittait Paris pour aller faire six mois de service en Italie, et venait prendre les ordres de l'Impératrice pour celle de ses belles-sœurs qui lui voulait le moins de mal parce qu'elle avait plus d'esprit que les autres… Joséphine le savait; aussi voulut-elle ajouter verbalement quelques mots à sa lettre, et appela-t-elle madame de La Place auprès d'elle, en lui montrant une place sur son canapé pour lui parler avec plus de facilité. Madame de La Place y parvint de révérence en révérence, et s'assit sur le bord du sopha. Cela fut bien pendant le premier moment du discours de Joséphine; mais, voulant dire un mot plus bas et plus près, la comtesse s'avança sur le bord du canapé et se pencha vers l'impératrice. Il y avait ce jour-là plus de quarante personnes dans le salon jaune… et, pour dire la vérité, presque tous les yeux étaient fixés sur la personne favorisée… Tout à coup la comtesse pousse un cri perçant, s'élance du canapé, et vient bondir au milieu du salon, en tenant à deux mains une partie d'elle-même qu'heureusement elle avait très-charnue, mais que le vieux carlin avait mordue avec une telle rage que la robe et la jupe étaient en lambeaux. La maudite bête, non contente d'avoir mordu une comtesse aussi irrévérencieusement, s'était élancée après elle, et faisait des cris et des hurlements inhumains. La pauvre femme souffrait et tenait à deux mains la partie blessée, tout en répétant avec sa voix douce et polie à l'Impératrice, qui lui disait: mon Dieu! ils vous ont fait bien du mal?

– Non, madame!.. Non, du tout!.. au contraire, ce qu'on dit enfin quand on se laisse tomber… vous savez…

La chose n'était que risible ce jour-là, parce que entre la vilaine bête et la patiente il y avait je ne sais combien de jupons; mais quand le hargneux animal mordait quiconque passait à portée de ses dents, la chose devenait plus ennuyeuse. Napoléon l'avait éprouvé… Naturellement distrait par les hautes pensées qui l'occupaient, il arriva que pendant longtemps il fut la principale victime de ces horribles bêtes; mais tel était alors son affection pour Joséphine, qu'il ne voulut pas lui demander un sacrifice qu'elle devait naturellement lui offrir. Napoléon ne parla jamais de noyer Carlin et Carline, et même il poussa la bonté jusqu'à faire venir pour Joséphine un de ces petits loups, de ces chiens appelés vulgairement chiens de Vienne, pour remplacer le défunt, car le monstre Carlin s'endormit plein de jours comme une créature honnête et sortit de ce monde ainsi que Carline. Joséphine avait là une belle occasion pour faire preuve de générosité: elle ne connaissait pas le chien de Vienne; il le fallait renvoyer: elle n'en eut pas le courage; et il y eut de nouveau un autre pouvoir à flatter; car il est de fait qu'un moyen de faire parvenir une pétition favorablement à l'Impératrice, était d'en charger le chien lorsqu'on pouvait gagner un huissier de la chambre, ou une dame d'annonce. Alors on plaçait la pétition dans le collier du chien qui apportait le papier aux pieds de sa maîtresse. J'ai vu trois exemples de ce que je dis là; et la chose réussir!..

Eh bien! jamais l'Impératrice Joséphine n'a eu assez de force sur elle-même, pour éloigner d'elle un objet aussi peu dans sa vie qu'un chien inconnu!.. et quand elle se refusa à éloigner le chien de Vienne, elle répondit à madame de Rémusat:

– «Je prouve par là mon pouvoir sur l'Empereur à ceux qui en doutent!.. voyez s'il en a dit un mot!..

Que peut-on faire pour une personne qui connaît aussi peu sa position, et ne comprend pas que la patience n'est jamais plus grande que lorsque la chose devient indifférente? L'amour n'est importun que lorsqu'il aime

L'Allemagne tout entière arrivait à Paris pour cet hiver de 1809; nous avions l'ordre de recevoir, de donner des fêtes, de grands dîners, des chasses, et tout ce qu'on pouvait faire pour montrer aux étrangers ce qu'était la France… Plus on faisait de projets pour que l'hiver fût splendidement magnifique et que notre hospitalité laissât des souvenirs profonds dans la mémoire des rois et des princes allemands, et plus l'Impératrice était triste. On voyait qu'une parole avait jeté du trouble dans cette âme… Il y avait quelquefois, le matin, chez elle, jusqu'à quarante femmes; ordinairement elle causait… provoquait elle-même, alimentait la conversation: maintenant elle était quelquefois morose et continuellement mélancolique; elle me faisait une peine profonde, car je l'aimais tout en reconnaissant qu'elle avait souvent tort.

 

Le prince Eugène était à Paris; il n'avait pas amené la vice-reine, qui, à ce qu'on disait, était charmante; il causait volontiers avec moi lorsque nous nous trouvions ensemble: c'était surtout chez sa sœur que nous parlions de ce qui l'occupait. Il aimait sa mère avec une extrême tendresse et ne pouvait supporter cette idée du divorce, et ce fut agité des plus tristes pensées qu'il arriva à Paris, pour y remplir ses funestes fonctions en cette circonstance d'archi-chancelier d'État…

Voilà les événements qui avaient précédé ce jour du 2 décembre de l'année 1809, dont j'ai parlé au commencement de ce discours sur l'Impératrice Joséphine, comme aurait dit Brantôme…

La reine de Naples était attendue pour cette fête de l'Hôtel-de-Ville; je fus, la veille, faire ma cour à la reine Hortense; elle me parut frappée d'un pressentiment terrible; je n'osai pas la rassurer, car j'étais moi-même inquiète et ne savais comment lui montrer un avenir moins sombre que celui qu'elle redoutait…

Dans les trois jours qui avaient précédé cette fête, j'avais remis la liste des dames qui devaient venir recevoir l'Impératrice avec moi à la porte de l'Hôtel-de-Ville. Cette liste avait été lue dans le salon de Joséphine, et je me rappelle que plusieurs remarques assez critiques furent faites en entendant nommer quelques noms; deux dames attachées à l'impératrice, surtout, firent sur madame Thibon, femme du sous-gouverneur de la Banque, des réflexions que l'Impératrice aurait dû réprimer. Hélas! savait-elle ce qui lui arriverait quelques jours plus tard en face de cette même femme dont la tournure pouvait prêter à rire, ce que d'ailleurs je ne trouvais pas, mais qui était sûre au moins de son état et de sa position.

Le 2 décembre, je m'habillai de bonne heure pour me trouver à l'Hôtel-de-Ville, avant celle fixée pour la venue de l'Impératrice. Je trouvai une chambre dans laquelle il y avait un bon feu, ce dont je remerciai Frochot, car le froid était très-vif et le temps sombre. Il y avait du malheur dans l'air! À trois heures, je vis arriver le comte de Ségur, le grand-maître des cérémonies, il était conduit par Frochot, et ne savait pas où celui-ci le menait. Quelque impassible que fût sa physionomie, il était en ce moment visiblement ému, et ce qu'il avait à me dire paraissait lui être pénible. On sait que M. de Ségur avait de l'affection pour l'impératrice Joséphine, qui, elle-même, aimait beaucoup son esprit aimable et ses bonnes manières.

– «Savez-vous ce qui arrive?.. me dit-il aussitôt que nous fûmes dans une embrasure de fenêtre, et loin de plusieurs femmes qui étaient dans la pièce où nous nous trouvions. Un malheur des plus grands.

– Qu'est-ce donc? demandai-je à mon tour tout effrayée.

– Je vous apporte l'ordre de l'Empereur de ne pas aller au-devant de l'Impératrice!»

Je demeurai d'abord stupéfaite; puis, revenant à moi, je dis à M. de Ségur, en avançant la main:

– «Voyons cet ordre.

– Mais je n'ai rien d'écrit!.. Comment voulez-vous qu'on écrive pareille chose?

– Et comment voulez-vous, lui dis-je à mon tour, lorsque j'ai une mission officielle de l'Empereur à remplir, comment irai-je m'en exempter sur une simple parole verbale, pour être ensuite chargée de tout ce que pourrait produire et amener une semblable démarche?»

M. de Ségur me regarda un moment sans me répondre, puis il me dit:

– «Je crois que vous avez raison… Je retourne au château; je vais parler au maréchal Duroc.»

Il partit, en effet, et revint au bout d'un quart d'heure, porteur d'un mot de Duroc38, qui me disait que l'Empereur, pour empêcher le cérémonial d'être aussi long pour son arrivée à l'Hôtel-de-Ville, autorisait tout ce qui pouvait simplifier l'arrivée de l'Impératrice, qui précédait l'Empereur ordinairement de quelques minutes. En conséquence, l'Impératrice ne serait pas reçue ce jour-là par les Dames de la ville de Paris!.. Et devait aller SEULE, avec son service, de sa voiture à la salle du trône.

En lisant cet étrange billet, je ne pus m'empêcher de lever les yeux sur M. de Ségur. Il était sérieux et paraissait même péniblement affecté.

– «Qu'est-ce donc que cette mesure, lui dis-je enfin? Il ne me répondit qu'en levant les épaules et par un regard profondément touché…

– Que voulez-vous, me dit-il, les conseils ont eu leur effet et pour cela il n'a fallu que quelques heures.

Je le compris. Hélas! je savais par moi-même que le Vésuve faisait du mal à d'autres qu'à ceux qui demeuraient à Portici… Je le savais déjà et je devais bientôt en avoir une nouvelle preuve.

– «Mais, que faire? demandai-je à M. de Ségur.

– Que puis-je vous conseiller! me dit-il. Je crois cependant, poursuivit-il après un long silence, que vous devez monter dans la salle du trône, faire placer vos dames, dont les places sont réservées ainsi que la vôtre, pour ne pas faire de trop grands mouvements lorsque l'Impératrice sera une fois placée.»

J'étais désolée; il y avait une intention tellement marquée au coin de la méchanceté dans cet ordre, que j'y reconnus en effet une autre volonté que celle de l'Empereur. Cependant il fallut obéir. Je dis à ces dames, à madame Fulchiron entre autres, qui avait un ascendant assez marqué sur beaucoup de femmes dans la banque et dans le haut commerce de Paris, ce qui venait de m'être ordonné; et, sans faire aucune réflexion, car elles eussent été trop fortes pour peu qu'un mot eût été prononcé, nous nous dirigeâmes vers la salle du trône, où nos places étaient réservées auprès du trône et de l'Impératrice. Notre arrivée causa un mouvement général, et c'était, au reste, ce qu'on voulait. Parmi l'immense foule qui remplissait non-seulement la salle Saint-Jean, mais tous les appartements qu'il nous fallut traverser, il y avait les sœurs, les mères, les cousines, les amies des femmes nommées pour accompagner l'Impératrice. Toutes se disaient depuis qu'elles étaient arrivées:

– «Nous allons voir arriver l'Impératrice avec son cortége; ma fille est avec elle… ma fille est du cortége… Voyez-vous, madame, cette dame avec une robe rose et une guirlande nakarat… cette dame qui est si bien mise?.. c'est ma fille…»

Et cette phrase était répétée par les personnes intéressées à chacun de ses voisins… On pense combien l'étonnement fut suivi d'un mécontentement général, lorsqu'on vit arriver le cortége ne suivant personne. Il me vint en tête ensuite un mensonge que je n'eus malheureusement pas la présence d'esprit de dire aussitôt que le billet me parvint. C'était d'annoncer que l'Impératrice était malade et ne venait pas; et, lorsqu'elle serait arrivée, de faire circuler, que s'étant trouvée mieux, elle était venue. Mais je n'en fis rien, malheureusement; et, lorsque j'entendis battre aux champs et que le mouvement général annonça son arrivée, je ne puis dire ce que j'éprouvai… Elle entra dans la salle du trône, conduite par Frochot et son seul service!.. Elle était non-seulement abattue, mais ses yeux étaient remplis de larmes que ses paupières retenaient avec peine; à chaque pas qu'elle faisait, on voyait que ses pas étaient chancelants. La malheureuse femme, dans cette manière tacite de lui annoncer que l'heure de son infortune allait enfin sonner, voyait se réaliser et se former en malheur certain ce qu'elle redoutait depuis plusieurs années. Elle souriait en saluant à mesure qu'elle avançait vers le trône, mais ce sourire avait une expression déchirante. Je fus au moment d'éclater lorsqu'elle fut près de moi… Elle me regarda et me sourit avec une attention marquée. Elle comprit tout ce qu'il y avait pour elle dans mon cœur dans un tel moment, et ce regard y répondit avec l'expression la plus entière du malheur et d'une résignation qui redoublait la pitié qu'inspirait cette femme couronnée de fleurs, chargée de pierreries, et dont l'âme, en cette heure terrible, était plus saignante d'une blessure qui jamais ne se devait fermer, qu'aucune des femmes qui étaient dans cette vaste enceinte… Et pourtant elle était assise sur un trône!.. mais quelle est la femme qui peut dire: Je ne souffre pas!.. Sans doute, mais quelles souffrances pouvaient égaler celles de Joséphine, au moment où, en montant les marches du premier trône du monde alors, l'infortunée se dit:

37Tous ces détails ne pouvaient trouver place dans mes mémoires, qui étaient déjà bien longs. Je ne mis que le fait du divorce, sur lequel d'ailleurs, et par égard, j'avais alors les mains liées.
38J'ai cette lettre.