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Histoire des salons de Paris. Tome 1

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– Mon père indiquait le seul moyen de salut56, prononça hautement la jeune ambassadrice… Eh bien! que croyez-vous que fit M. le comte d'Artois?.. poursuivit-elle en s'adressant à l'abbé Raynal… Lorsqu'il vit que la leçon n'était pas comprise par le Roi… il enleva le tableau et y substitua le même jour une gravure anglaise, représentant non pas la figure de Charles Ier… mais son supplice57

L'ABBÉ RAYNAL

Et que dit le Roi, cette fois, à la vue de la gravure?..

MADAME DE STAËL

Rien. La leçon demeura sans fruit comme la première. Mais ne trouvez-vous pas admirable qu'à de l'ignorance on joigne une hardiesse aussi grande?

Un Valet de chambre, annonçant

Madame la marquise de Sillery…

En entendant ce nom, il y eut d'abord un silence général, et puis comme un murmure produit par beaucoup de chuchotements; madame de Genlis n'en eut pas du tout l'air embarrassée; madame Necker fit beaucoup de pas au-devant d'elle, et la prenant par la main elle la fit asseoir le plus commodément possible, l'entoura de soins, et lui montra sans affectation une bienveillance marquée.

MADAME DE STAËL, à M. de La Harpe, qui vient de se joindre aux hommes qui sont autour d'elle, mais à demi-voix

Que nous apporte-t-elle aujourd'hui, madame de Genlis?.. un traité sur l'éducation ou bien un conte de fée?.. (M. de La Harpe sourit.) J'avoue, poursuivit madame de Staël, que je fus très-enthousiaste de madame de Genlis. Ma mère me conduisit à Bellechasse, où elle était déjà avec mademoiselle d'Orléans… Je venais de lire Adèle et Théodore; j'en étais enchantée, et je voulais en connaître l'auteur. Ma mère voulut bien y aller à ma prière, et nous entendîmes la lecture d'une pièce de madame de Genlis, qui me charma, Zélie, ou l'Ingénue. Comme son style est pur et qu'elle dit à ravir, j'avoue que j'ai rarement entendu la lecture d'un morceau de littérature par son auteur, avec autant de plaisir qu'elle m'en fit; mais, depuis, ce que j'ai appris de madame de Genlis m'a bien éloignée d'elle.

Madame de Staël ne voulait pas dire qu'elle savait tout ce que madame de Genlis disait de sa mère, de son père et d'elle-même…

Dans ce moment on entendit quelques voix animées s'élever à l'extrémité du salon, dans la partie où étaient madame de Genlis et madame Necker, ainsi que madame de Blot. Madame de Staël s'appuya sur le bras de son père, qui venait à elle, et s'approchant de l'endroit où la conversation paraissait animée, elle vit madame de Genlis et sa mère qui discutaient ensemble, et madame de Blot, dont le sourire fin et même malin appuyait ce que disait madame Necker, en jetant une sorte de ridicule sur madame de Genlis, dont l'émotion, visiblement excitée, contrastait avec le calme inaltérable de madame Necker… Elle donnait l'idée d'une sœur morave… toujours égale, comme soumise à une règle générale, tandis qu'elle n'obéissait qu'à celle qu'elle-même s'imposait. Lorsque madame Necker avançait une opinion un peu hasardée, rien dans ses manières, dans le timbre de sa voix, ne dénotait une discussion. Madame de Genlis, au contraire, était agitée; ses yeux, qu'elle avait fort beaux, lançaient malgré elle des regards plus qu'animés, et le reste de sa physionomie, ses traits58, qui demandaient de l'harmonie pour être agréables, révélaient par leur contraction une agitation intérieure dont elle n'était pas maîtresse. La position où elle était redoublait encore ce malaise; dans ce cercle de femmes qui étaient ce soir-là chez madame Necker, madame de Genlis comptait bien peu d'amies, et elle le savait… Madame de Blot, à elle seule, suffisait déjà pour l'embarrasser. Madame de Blot, dame d'honneur de madame la duchesse de Chartres, avait conséquemment longtemps dominé madame de Genlis de son autorité, et depuis, elle était demeurée plus que malveillante pour elle; elle était son ennemie. Madame de Genlis raconte comment cette inimitié était venue; mais elle le raconte à sa manière, disant que n'ayant pas lu la Nouvelle Héloïse, à vingt-deux ou vingt-quatre ans qu'elle avait alors, madame de Blot l'entreprit sur ce chapitre devant madame la duchesse de Chartres et devant M. le duc de Chartres, et qu'elle la traita comme une personne qu'une autre assez impolie pourrait nommer bégueule. Voilà, du moins, ce que madame de Genlis laisse apercevoir dans sa propre narration… Elle parle de madame de Blot comme d'une femme ridicule, et l'instant d'après elle en parle comme d'une personne spirituelle et au-dessus des autres. Le fait est que madame de Blot, quoiqu'elle ne fût plus une jeune femme, était toujours élégante dans sa taille et ses manières, et surtout dans sa mise, non-seulement par le choix des objets de sa toilette, mais par une grâce intime qui faisait imiter le lendemain par les autres femmes ce qu'elle avait porté la veille… Elle était supérieure comme esprit, de causerie surtout, et d'esprit de salon enfin, à tout ce qui était au Palais-Royal à cette époque. Le duc de Chartres la tenait en haine, en raison du pouvoir constant qu'elle exerçait sur toute la maison de la duchesse de Chartres, et puis pour cet empire que l'esprit et l'esprit sain peut aussi donner sur un caractère angélique comme l'était celui de madame la duchesse de Chartres. Madame de Blot avait de la gaîté dans l'esprit plus que dans le caractère, ce qui donne toujours du charme et du piquant à la conversation, parce qu'elle ne manque alors jamais de raison et qu'il en faut en tout, même pour causer; et puis parce que la passion ne nous entraîne plus hors des bornes de la discussion lorsque le caractère est paisible. Madame de Blot avait encore un autre avantage, qui lui avait valu de bonne heure la faveur de madame la duchesse de Chartres; c'était une extrême politesse et une attention soutenue à ne violer aucun des usages reçus. Aussi, madame de Blot attachait-elle une grande importance au bon ton et aux bonnes manières: la délicatesse de son goût, en ce genre, était extrême. Ce n'était pas sur ce point, au reste, qu'elle et madame de Genlis n'étaient point d'accord. Quoi qu'il en soit, le sujet de leur inimitié était toujours demeuré fort obscur, malgré la bonne volonté des curieux. Cependant la chose paraissait simple; et plusieurs personnes de l'intimité de la cour du Palais-Royal m'ont assuré que M. le duc de Chartres aurait pu résoudre les doutes pour ceux qui voulaient en conserver. C'était du moins ce que disaient plusieurs hommes, qui riaient et causaient dans des groupes à l'extrémité du salon de madame Necker, et dans le billard qui le précédait… Quelquefois le nom de madame de Sillery-Genlis était-il répété avec une expression de malveillance… Cependant madame de Genlis ne perdait pas facilement contenance, et surtout l'assurance nécessaire à ce qui devait la faire sortir du salon de madame Necker comme victorieuse de la lutte engagée.

– Mais, madame, disait-elle à madame Necker, comment, avec votre goût si parfait, pouvez-vous vous refuser à voir dans M. de Voltaire ce même bon goût étouffé sous une vanité excessive qui le prive de la faculté de raisonner avec lui-même?.. car aussitôt que son amour-propre était offensé, il ne pouvait parler qu'avec une entière partialité… et quant à la flatterie, jamais il ne la trouva trop excessive. Je n'en veux pour preuve que ce qui s'est passé pour sa statue faite par Pigalle!.. Au reste, qu'en est-il résulté?.. qu'un comédien a eu plus de bon sens que la flatterie outrée qui faisait insulter à la mémoire de Corneille et de Racine, en admettant une statue entière dans le lieu où ils n'avaient que des bustes.

 

– Madame, répondit madame Necker, de sa voix toujours égale et douce, M. Préville, en excitant la querelle dont vous parlez, a prouvé certainement plus d'orgueil que M. de Voltaire, en mettant, lui, homme vivant et comédien, son buste59 immédiatement après celui de M. de Voltaire, comme si de bien jouer une pièce était la même chose que de la faire; et cette statue de Pigalle, fruit de l'admiration de la France entière, a été d'abord reléguée au grenier, et depuis, par faveur spéciale et par celle toute particulière de M. le duc de Duras, elle est mise dans le vestibule au milieu des laquais et des cochers!..

Madame Necker était émue… Cette souscription pour la statue en marbre de Voltaire, exécutée par Pigalle, avait été remplie par les noms les plus illustres de France… L'idée était de madame Necker. Quelques personnes s'y refusèrent; mais le nombre en fut tellement circonscrit, que M. de Maistre est trop injurieux en disant sur M. de Voltaire le mot affreux qui se trouve dans les Soirées de Saint-Pétersbourg60

Cette conversation se prolongeait, au grand chagrin de M. Necker, qui, à côté de sa fille, regardait madame de Genlis d'un air à la fois moqueur, et cependant assez sérieux pour lui imposer. Quant à madame de Staël, elle se contenait à peine. Sa mère le vit, et résolut de mettre fin à cette sorte d'agitation, si contraire aux habitudes de sa maison. Mais avant qu'elle eût pu reprendre la parole, madame de Genlis la prévint:

– Vous parlez, madame, dit-elle à madame Necker, de la simplicité de M. de Voltaire; appellerez-vous ainsi le sentiment qui l'a porté à faire mettre dans son salon de Ferney, ainsi que je l'y ai vu lorsque je fus lui rendre visite, ce détestable tableau, véritable enseigne de village, dans lequel M. de Voltaire est représenté dans une gloire, ayant à ses genoux les Calas, et foulant aux pieds ses ennemis, Fréron, Pompignan et une foule d'autres personnes qui étaient dans la disgrâce de M. de Voltaire; tandis qu'un magnifique Corrége était relégué dans une antichambre obscure, sans un rayon de soleil pour adoucir son exil? M. Ott, peintre allemand, qui était également dans ce voyage de Ferney, l'a vu comme moi. Est-ce là de la simplicité?

MADAME NECKER

Vous m'avez mal comprise, madame; en parlant de la simplicité de M. de Voltaire, j'entends un grand naturel dans son langage et de la facilité dans son débit. Ainsi, par exemple, il n'était pas comme beaucoup de personnes d'esprit que nous connaissons toutes, et qui s'écoutent parler avec une telle satisfaction d'elles-mêmes, qu'il n'en reste plus pour autrui…

MADAME DE BARBANTANE

Ajoutez que M. de Voltaire avait beaucoup de bonté, et que son cœur était parfait. Quoi de plus touchant que la vie entière de cet homme!..

MADAME DE BLOT

J'ai une lettre de lui, qu'il m'écrivit quelques jours avant sa mort, et dans laquelle il me parle avec une tendresse paternelle de tout ce qu'il savait devoir me toucher de près… Il y a dix ans qu'elle est écrite, et pour moi le souvenir en est aussi vif… Mais madame de Genlis n'a peut-être pas été reçue aux Délices lorsqu'elle fut en Suisse?..

MADAME DE GENLIS, d'un ton assez aigre

J'ai eu l'honneur, madame, de vous raconter, plusieurs fois même, les détails de mon entrevue avec M. de Voltaire… Je crois plutôt que c'est lui qui se sera trouvé contrarié de n'avoir pas fait sur moi l'effet qu'il s'attendait à produire. J'ai été naturelle, et M. de Voltaire s'attendait à des larmes, de l'attendrissement au moins…

MADAME DE BLOT, avec un naturel affecté

Et vous n'avez pas même été émue?.. pauvre petite!.. Savez-vous qu'à l'âge que vous aviez alors, c'est vraiment fort étonnant?.. Quoi!.. pas même d'émotion?..

Et son regard se promena circulairement sur le groupe de femmes assises près l'une de l'autre qui les entouraient… Toutes, excepté l'ange de duchesse de Lauzun, sourirent avec une malice plus mordante que la phrase la plus claire. Madame de Genlis comprit toute l'étendue de cette attaque muette; elle connaissait la valeur de tout ce qui frappait, et elle savait bien que souvent une histoire racontée sur quelqu'un lui est plus nuisible, dès qu'il s'y trouve du ridicule, que si cette même personne était attaquée sous le rapport de l'honneur… Les conséquences de cette visite devaient être ensuite d'autant plus connues dans le monde, que madame de Genlis allait peu chez madame Necker… Madame de Staël avait été conduite un jour à Bellechasse, par sa mère, pour y voir madame de Genlis… Son âme noble et franche, son bon cœur, et plus que tout, son génie, qui se révélait à elle, lui avait montré dans madame de Genlis ce qu'elle était en effet, une femme supérieure61. Alors elle s'était livrée à son enthousiasme, non pas, je crois, en baisant les mains de madame de Genlis, comme elle le dit elle-même dans ses Mémoires (tome III, page 317), mais en lui témoignant son admiration avec cette chaleur d'expression que nous lui avons tous reconnue, et qu'elle devait avoir à un degré bien puissant à l'âge de seize ans qu'elle avait alors… Quant à madame de Genlis, elle ne vit pas s'élever près d'elle une femme qui présageait une gloire assez lumineuse pour en déverser une partie des rayons sur toutes les femmes de son siècle, sans un sentiment de mauvaise nature. Sous le prétexte qu'elle n'aimait pas les personnes exaltées, madame de Genlis s'éloigna de madame Necker et de sa fille, et ne fut pour elles qu'une simple connaissance; en apparence du moins, car au fond elle était leur ennemie, et sa haine pour madame de Staël se fit jour en dépit de ses efforts pour la cacher, et se montra jusque dans les plus petites circonstances62… Au moment de cette soirée chez madame Necker, elle ne cachait même pas ses sentiments63, et ce qu'avait dit M. Necker, pour l'histoire qu'elle attribuait à M. de Chastellux, répandue par elle, était commenté de la manière la plus moqueuse. Madame de Staël, instruite de ces particularités, et franche autant qu'elle était passionnée, était depuis ce temps d'une froideur même insolente avec madame de Genlis. Un mot que celle-ci avait eu la maladresse de dire sur M. Necker avait été la déclaration de guerre, et l'hostilité était complète entre ces deux femmes… Madame de Staël avait pour son père surtout une de ces affections qui n'accordent aucune transaction.

 

La conversation, toujours pénible à soutenir lorsqu'elle est disposée à tourner à l'aigreur, devenait encore plus difficile pour la maîtresse de la maison, qui était calme, compassée et sans aucune imagination, bien qu'elle eût dans le langage une sorte de manière emphatique qui pouvait y faire croire un moment. Madame Necker avait été blessée de cette attaque directe relative à la statue de M. de Voltaire; elle savait que madame de Genlis avait tourné en ridicule le poëte et ses admirateurs, et cette preuve presque positive en était une nouvelle assurance… Elle reprit donc la dernière parole de madame de Genlis avec cette exquise politesse quelle apportait toujours dans la conversation, même dans une discussion avec une ennemie, et lui dit:

– Vous avez parlé, madame, de la vanité de M. de Voltaire; je vais, si vous le permettez, vous montrer une lettre qu'il m'écrivit de Ferney lorsqu'il apprit que notre intention était de lui envoyer M. Pigalle.

Madame Necker passa chez elle, et rapporta, après quelques moments d'absence, une lettre de la main même de M. de Voltaire, chose qui n'arrivait que dans les grandes occasions. Voici cette lettre:

«… J'ai soixante-seize ans, madame, et je sors à peine d'une grande maladie. M. Pigalle doit, dit-on, venir modeler mon visage; mais, madame, il faudrait pour cela que j'eusse un visage… On n'en devinerait pas même la place: mes yeux sont enfoncés de trois pouces; mes joues sont du vieux parchemin mal collé sur des os qui ne tiennent à rien; le peu de dents que j'avais est parti. Ce que je vous dis là n'est point de la coquetterie, c'est une pure vérité. On n'a jamais sculpté un pauvre homme dans cet état; M. Pigalle croirait qu'on s'est moqué de lui, et, pour moi, j'ai tant d'amour-propre que je n'oserais jamais paraître devant lui, etc.»

– Eh bien! madame, dit madame Necker, après que madame de Genlis eut pris lecture de la lettre du patriarche de Ferney, car elle avait voulu qu'elle reconnût son écriture, que dites-vous de la vanité d'un homme qui convient avec lui-même, et avec vous, que sa nature est arrivée à être ainsi décrépite?..

MADAME DE GENLIS, se levant

Tout ce que je pourrais dire, madame, serait superflu; car je suis confirmée dans ma première pensée, maintenant que j'ai lu cette lettre. (Souriant et regardant madame Necker.) Vous m'accuserez peut-être d'entêtement, ce n'est que persévérance dans mon opinion.

MADAME DE BARBANTANE

Ah! dans le fait! n'êtes-vous pas grande maîtresse de l'ordre de la Persévérance?.. C'est une bonne manière d'avoir un brevet d'entêtement. On dit: Je suis de l'ordre de la Persévérance64, je ne change pas d'avis… et on a raison! C'est fort commode!

MADAME DE GENLIS, d'un air digne et sans paraître même émue de ce que vient de lui dire madame de Barbantane, salue madame Necker en souriant, et lui dit:

Quoique je sois entêtée, madame, permettez-moi de vous dire que je suis fâchée de me trouver d'un autre avis que le vôtre: c'est un regret qu'on ne peut s'empêcher d'éprouver quand on vous apprécie comme je le fais… Permettez-moi d'ajouter que je suis effectivement de l'ordre de la Persévérance, et que je le prouverai par celle que je mettrai toujours à vous être agréable.

Tout cela fut dit si gracieusement, que madame Necker fut vaincue, et son adieu fut même amical. Madame de Genlis, contente d'avoir ramené à elle la personne qu'il lui importait le plus de mettre de son parti, s'en fut, non pas comme une femme, même de bon ton, s'en irait aujourd'hui, en courant et saluant, soit de la tête comme un sous-officier prussien, soit en traînant ou avançant une jambe et donnant une main65 qu'on lui secoue avec force, mais en marchant doucement, soit pour s'échapper sans être vue, afin d'éviter de faire événement, et pour cela on saisissait le moment où il entrait une nouvelle visite, soit pour bien développer l'élégance de sa taille, qui alors avait tous ses avantages, en prenant congé de la maîtresse de la maison, lorsqu'on ne pouvait l'éviter. Cette politesse, que nous regardons aujourd'hui comme ridicule, était plus nécessaire au bonheur de la vie habituelle qu'on ne le croirait peut-être; elle entretenait des relations douces et amicales entre des personnes qui, quelquefois, étaient disposées à s'éloigner l'une de l'autre. À cette époque il était encore facile de maintenir cette façon d'être: des traditions toutes récentes, des souvenirs de ce siècle qui nous avait fait proclamer le peuple le plus poli du monde entier, aidaient à conserver cette urbanité de manières, cette sûreté de commerce, cet échange réciproque d'attentions, de sacrifices même, sans lesquels une société n'a plus ni lois, ni frein, ni rien de ce qui donne de la force à ce code qui nous régit. À l'époque que je cite, il y avait d'ailleurs dans le monde de ces personnes qui survivent au siècle où elles ont vécu, et qui transportent dans l'autre les traditions et les coutumes du précédent; ce qu'elles avaient vu, elles le racontaient à la jeune génération, qui voulait à son tour avoir à raconter que le temps où elle vivait était le plus poli et le plus remarquable comme exquises manières. J'ai connu chez ma mère de vieux amis de la maison, qui me tenaient sur leurs genoux et me racontaient qu'ils avaient vu Louis XIV dans leur enfance. Ma mère avait elle-même été nourrie dans ces traditions, et je me souviens que ces vieux amis dont, entre autres, était M. le comte de Périgord66, étaient bien intéressants à écouter, surtout ce dernier, qui avait une grâce et une politesse parfaites, et qui, du reste, était ordinaire d'esprit, mais ne le paraissait pas, tant sa conversation avait de douceur et de charme. Son suffrage était d'un grand poids67; c'était presque un succès pour ceux qui entraient dans le monde. Aussi un jeune homme se faisait présenter chez lui comme une jeune femme se faisait toujours présenter dans ce temps-là, soit chez madame la maréchale de Luxembourg, soit chez madame de Coaslin, soit chez madame de Brissac, ou chez madame la duchesse de Brancas, dont l'extrême bon goût était le régulateur de celui d'une grande partie de la société: on voulait plaire à cette société, et pour cela il fallait être aimable pour sa patronne. On faisait des frais; ils nous étaient rendus, et de là cet échange mutuel de prévenances et de marques d'intérêt. Le premier véritable ébranlement de cet édifice sacré de la société fut donné en 1787 à celle de Paris par la Révolution commençante. On se moqua de TOUT, de son père, de sa mère, même de Dieu… pouvait-on ne pas se moquer de soi-même? Cela devait arriver et arriva en effet…; on fut encore bon, loyal et vertueux; on eut des façons polies, mais parce qu'il fallait cacher une laide nature. Jamais on ne parle davantage du bien que lorsqu'on est près du mal.

Je n'entends pas toutefois, par ce que je viens de dire, que la société de cette époque ne fût formée que d'êtres tellement excellents, que nous menions une vie de l'âge d'or. Tout au contraire, il y avait comme aujourd'hui des envieux et des envieuses, des intrigantes et des intrigants, et tout ce même arsenal des méchancetés du cœur; mais il y avait cette bonne éducation qui faisait éviter les gaucheries dans les méchancetés, et qui les dépouillait de ces épines, de cette enveloppe grossière qui est ajoutée dans notre temps aux mêmes perfidies, aux mêmes vices, et rend le fiel plus amer lorsqu'on arrive au fond du calice des unes, en augmentant la laideur des autres. On est grossier aujourd'hui sans être meilleur, voilà tout le changement. On a de l'impudence pour confesser une trahison; on lève la tête pour la proclamer, et l'on appelle cette impudente effronterie de la franchise. Ajoutez à cette prétention que jamais le mensonge ne fut plus à l'ordre du jour parmi ce qu'on appelle encore le monde… On est vain du mal qu'on produit, on est comme stipendié du démon pour déranger la vie de la plus simple route… C'est une étude bien curieuse à faire que celle de cette société qui s'en va s'écroulant, s'abîmant sous ses propres ruines, et chantant Hosanna pour remercier Dieu de sa régénération! Ce serait peut-être intéressant pour ceux qui assistent à la représentation, s'ils étaient dégagés de tout intérêt; mais ce n'est pas possible… L'âme, le cœur, le mobile de tout ici-bas, l'intérêt, une cause quelconque enfin, nous attache à ce monde dans lequel nous vivons, et nous fait frémir le cœur lorsque nous voyons les insensés qui conduisent la voiture dans laquelle nous roulons aller toujours à côté du précipice… Ils y tomberont tous en répétant qu'ils connaissent la route.

– Vous ne connaissez que le vieux chemin, s'écrient-ils, on en a fait un beaucoup plus beau!

– Sans doute, mais nous avons sur vous l'avantage de connaître l'ancien et le nouveau, nous qui sommes de l'ancien temps!

Retournons chez madame Necker.

Lorsque madame de Genlis fut partie, les femmes qui composaient ce soir-là la société de madame Necker firent entendre un chœur de paroles qui, pour être cependant dites avec tout le bon goût possible, n'en atteignaient pas moins le but, et ce but était madame de Genlis. Elle n'était pas aimée depuis quelques années, et c'était elle-même qui avait aigri le monde contre elle, par sa suffisance, son ton aigre-doux dans le monde et sa conduite envers la Reine. À cette époque, comme toujours, une femme influente dans le monde par son esprit, sa figure ou sa fortune, savait bien nuire à n'importe qui68, et madame de Genlis, parlant presque toujours au nom du duc de Chartres, était écoutée, bien qu'on ne l'aimât pas. Aussi était-elle dans une grande disgrâce auprès de madame de Châlons69, jeune et charmante personne, cousine de madame la duchesse de Polignac; auprès de madame de Brionne, parente de la Reine; de la princesse de Beauvau, qui, en sa qualité de dame du palais, aimait la Reine comme toutes les personnes qui l'approchaient… Madame de Blot et madame de Barbantane étaient bien du Palais-Royal, ce qui leur donnait l'ordre d'être mal pour la Reine; mais leur aversion pour madame de Genlis les mettait en harmonie avec les autres femmes. Ce fut en vain que madame Necker voulut prendre la défense de l'absente, le déchaînement était trop fort. Madame de Staël vint au secours d'ailleurs de madame de Blot, qui en ce moment expliquait à lord Stormont, qui arrivait, comment il les trouvait si animées, ajoutant que madame de Genlis avait avoué qu'elle n'avait pas même été émue pendant son voyage à Ferney:

– Même ayant M. Ott, un fameux peintre allemand, avec elle, dit madame de Staël.

Madame Necker ne dit rien, mais elle regarda sa fille avec une expression de mécontentement très-marquée.

Il était minuit. Tout ce qui n'était pas de l'intimité de madame Necker était parti; il ne restait plus que madame de Blot, madame de Barbantane, madame de Lauzun, madame de Monaco, madame de Brionne, madame la princesse de Poix, la seule personne de la Cour et même de Paris qui eût dans toute leur pureté l'esprit aimable et les exquises manières de la cour de Louis XIV, M. de La Harpe, Marmontel, l'abbé Raynal, le maréchal de Noailles, le comte de Creutz, ambassadeur de Suède, le comte Louis de Narbonne, Grimm, et plusieurs autres hommes qui, moins marquants que ceux dont je viens de dire les noms, n'en contribuaient pas moins à l'agrément des soupers de madame Necker, que sa fille au reste rendait charmants, lorsqu'elle y restait quand sa mère était trop souffrante pour les présider autrement que debout, ce qui faisait dire au maréchal de Noailles qu'elle ressemblait alors au spectre de Banquo dans Macbeth

Ce même jour dont je raconte les événements, il y avait eu du mouvement dans Paris… Les amis de M. Necker étaient inquiets… La faction qui lui était contraire le poursuivait avec un acharnement auquel il ne répondait qu'avec un grand calme et de la dignité. Sa femme, qui pouvait paraître ridicule, mais ne l'était pas, avait, dans tout ce qui se rapportait à son mari et à ses intérêts de famille, une convenance égale à celle de M. Necker… Quant à leur fille, ses passions la portaient à parler avec véhémence sur les sujets les plus frivoles: qu'on juge de l'éloquence de son âme lorsqu'il s'agissait de son père! son père, qu'elle idolâtrait! Quelquefois elle avait avec lui une discussion sur un individu de la Révolution, un homme qui, la veille, le matin même, avait injurié son père à la tribune, ou bien dans un pamphlet… De l'individu, on arrivait aux choses, et la discussion s'engageait. C'était alors que madame de Staël était adorable!.. elle conduisait la discussion juste au point où il fallait qu'elle parvînt pour faire briller le talent de son père, auquel elle était tellement supérieure, que la lutte n'était pas même possible; et lorsqu'elle avait conduit son père à la porte du triomphe, alors elle se retirait modestement, mais si adroitement aussi, que personne ne se pouvait douter qu'elle-même n'était pas vaincue, et qu'elle cédait la victoire. Ceux qui ne connaissent pas madame de Staël et la jugent d'après les pauvretés qu'en rapportent quelques écrits de madame de Genlis et de quelques autres personnages n'ayant pas le talent de madame de Genlis, et n'étant renommés que par leur opposition au plus beau talent, au génie qui apparut dans le dernier siècle; les personnes, dis-je, qui veulent juger madame de Staël d'après ces pièces-là, rendront un arrêt complètement injuste, car madame de Staël avait autant d'âme, autant de cœur que de génie, et qui l'aurait vue dans l'exercice de cette coquetterie filiale l'aurait elle-même adorée!..

Ce qui restait ce soir-là au contrôle-général avait été invité à souper par madame Necker. Elle agissait ainsi dans la soirée: en voyant dans la foule une personne qu'elle voulait garder, elle le lui disait ou le lui faisait dire; mais il y avait un fond, comme on appelait sept à huit personnes de l'extrême intimité qui toujours étaient invitées de droit.

Les affaires politiques étaient alors d'une telle importance qu'une discussion élevée sur un fait quelconque chez M. Necker ne pouvait être que sérieuse… Madame Necker le sentit, et elle dirigea la conversation vers un autre but. M. de Chastellux prétendait que madame Necker arrangeait le matin la conversation du soir: c'est du moins madame de Genlis qui le raconte. Je parlerai en son lieu de cette anecdote, que je crois entièrement fausse, au moins dans quelques-unes de ses parties… mais ce jour dont je viens de parler, il y avait trop de monde d'ailleurs autour de madame Necker pour qu'elle pût diriger à son gré la conversation. Lorsque la foule fut partie et que le salon de madame Necker se trouva comme il devait être, alors seulement elle parut respirer… «C'est dans de pareils instants que je suis de plus en plus convaincue que je ne suis pas faite pour le grand monde, disait-elle à la duchesse de Lauzun!.. C'est Germaine70 qui doit y briller et doit l'aimer, car elle possède toutes les qualités qui mettent dans cette position d'être à la fois redoutée et recherchée… tenez, regardez-la!..

En ce moment, en effet, madame de Staël était presque belle; elle était toujours mal mise, même selon la mode et ses convenances, et elle l'était également selon sa personne, si difficile à encadrer dans une parure ordinaire qui ne fût pas ridicule… Mais ce soir-là, elle était bien; ses bras et ses mains, d'une admirable beauté, ressortaient sur une robe noire qu'elle portait, soit par goût, soit qu'elle fût en deuil… Entourée de plusieurs hommes en adoration devant elle, appuyée pour ainsi dire sur son père, dont elle semblait interroger le regard pour deviner sa pensée, elle avait dans sa pose et dans l'expression de sa physionomie toute une poésie de l'âme, que plus tard elle a communiquée à tout ce qu'elle a écrit… Et puis, sans être belle71 madame de Staël était déjà le modèle d'après lequel Gérard peignit sa Corinne vingt ans plus tard… C'était cette même richesse de forme et de santé… cette même pureté de lignes… ces contours puissamment arrondis qui revêtaient une organisation poétique… Corinne est bien la jeune femme qui jadis, au cap Misène, devait improviser dans ces temps fabuleux où les jours, les nuits et les heures avaient leurs guirlandes et leurs autels… Madame de Staël, jeune comme elle l'était en 1788, avait un charme très-puissant qu'elle exerçait sur tout ce qui l'approchait. Connaissant ses avantages, n'en perdant aucun, les faisant valoir même, madame de Staël, sans être une personne à prétention, en avait quelquefois les inconvénients, parce que l'excès de son naturel en faisait soupçonner la vérité… C'est ainsi qu'à l'époque où nous sommes arrivés, madame de Staël était une personne extrêmement en dehors d'elle-même, et ne pouvait contraindre ses sentiments… Madame Necker, entièrement opposée non-seulement de système, mais de goûts, à la manière d'être de sa fille, formait avec elle une étrange disparate… Il y avait donc dans ce groupe de trois personnes s'aimant sans doute, mais se convenant mal, bien peu aussi d'éléments de bonheur… Il y avait même souvent des discussions qui se terminaient néanmoins toujours convenablement, parce que madame de Staël, tout en ayant raison, évitait de faire souffrir sa mère ou son père par un triomphe qui les eût blessés… Tous ceux qui ont connu madame de Staël peuvent certifier de la vérité du fait, et ce qui était surtout admirable, c'est qu'elle n'y mettait pas cette sorte de complaisance accordée à un vieil enfant… On voyait qu'elle cédait par respect et par convenance72.

56Cette anecdote fut racontée le lendemain par madame de Staël elle-même chez son père. Je l'ai entendu raconter à M. de La Harpe.
57Cette sorte de prévision ne veut rien dire du tout: Louis XVI avait au contraire la crainte du sort de Charles Ier, et c'est pour l'éviter qu'il agissait ainsi qu'il l'a fait. Ce n'était donc pas Charles qu'il fallait lui montrer, il ne connaissait que trop cette tragique histoire, mais le moyen de l'éviter par une marche plus saine et du moins raisonnable.
58Madame la comtesse de Genlis, qu'on appelait alors madame de Sillery, par l'héritage de la terre de Sillery, avait été charmante et surtout très-gracieuse; elle avait une très-singulière qualité dont elle-même se vantait, que lui avait donnée la grande habitude de jouer la comédie. Elle était mime… elle avait donc la possibilité de prendre souvent, non pas une nouvelle figure, mais une nouvelle physionomie. Son genre de visage comportait plutôt de la gaîté et de la malice que des sentiments profonds. On voyait dans ses grands yeux fendus en amandes une expression qui racontait tout autre chose que ce qui devait animer un visage de jeune femme. Sa bouche était grande, mais ses dents fort belles et ses lèvres bien faites… seulement un mouvement imperceptible ramenait les deux lèvres l'une contre l'autre, ce qui donnait alors aux coins de la bouche une expression tout-à-fait déplaisante et fort méchante; et son nez, qui ne se sauvait de la réputation de gros nez que parce qu'il pouvait aussi prétendre à celle d'un nez retroussé, son nez recevait aussi un plissement qui le rendait tout autre, et changeait enfin tellement la physionomie de madame de Genlis lors d'une émotion vive, que j'ai entendu M. de Saint-Phare, qui passait sa vie chez moi et me parlait d'elle, qu'il aimait encore mieux que madame de Montesson, qu'il exécrait, me dire que madame de Genlis, assez maîtresse d'elle pour ne dire que ce qu'elle voulait, ne l'était pas assez pour contrefaire son visage.
59Cette querelle, qui avait eu lieu dans l'année, vers la fin de la précédente, fut ridicule pour les deux parties. Préville prétendit que la statue assise de Voltaire, par Pigalle, ne devait pas être dans le foyer de la Comédie-Française, pour y insulter de son fauteuil à Racine, Corneille, et Molière, qui n'y avaient que des bustes. En conséquence, la statue fut provisoirement reléguée au grenier, et Voltaire n'eut qu'un buste comme les autres. Jusque-là les manières seules étaient à blâmer, car pour le fond M. de Voltaire ne devait pas obtenir un honneur que n'avaient pas ses rivaux. Mais M. de Voltaire, depuis soixante ans, était le bienfaiteur, on peut le dire, de la Comédie-Française, et cette reconnaissance lui était due. Et puis il était mort; et cette persécution exercée contre un vieillard, mort depuis dix ans, par une femme que son esprit devait éclairer, est une chose inconvenante de madame de Genlis.
60M. de Maistre, dans l'une de ses Soirées de Pétersbourg, s'écrie: «Vous voulez élever une statue à Voltaire, je n'y mets aucun obstacle; seulement, faites-la-lui élever par la main du bourreau!..»
61Il est permis de dire ce que je dis là de madame de Genlis; mais ce qui ne l'est pas, c'est d'avoir fait d'elle une biographie aussi burlesque, sans être amusante, que celle qui se trouve dans le Dictionnaire de la Conversation, et qui est signée Jules Janin!.. J'ai d'abord cru que je me trompais, que la biographie n'était pas celle de madame de Genlis, et que l'auteur n'était pas Jules Janin. Mais, hélas! à mon grand regret, c'était bien lui, c'était bien elle. Je n'aime pas à perdre mes illusions; il est trop tard pour les remplacer. Voilà que je croyais qu'avec l'esprit ravissant de M. Jules Janin on ne se trompait jamais, surtout quand on faisait des biographies et des articles qui frappent d'anathème, du moins par l'intention. Il faut que le marteau retombe alors sur l'enclume, ou bien il blesse celui qui donne le coup. Comment M. Jules Janin peut-il dire que madame de Genlis est dans l'oubli le plus entier?.. un sommeil de mort!.. éternel!.. Mais où a-t-il pris cela? Ce n'est même pas dans sa pensée; car vingt lignes plus loin il dit que les ouvrages d'éducation de madame de Genlis sont toujours dans une foule de mains. Son opinion est vraiment originale. Ce ton tranchant avec lequel il prononce l'oraison funèbre de l'une de nos plus belles réputations littéraires a quelque chose d'amusant. Mais vient ensuite la partie plus sérieuse. Lorsqu'on parle d'un auteur, qu'on le déchire, qu'on le frappe de son fouet d'Aristarque, il faut avoir non-seulement étudié tout ce qui le concerne, mais connaître sa vie dans tous ses détails. Ce n'est pas pour prendre la défense de madame de Genlis que je dis cela; je ne l'aime pas, et je n'estime pas son caractère: mais je suis juste, et je veux de l'équité, précisément parce qu'elle est répréhensible. Je trouve qu'il y a de la lâcheté à accuser un coupable faussement. Pour en revenir à madame de Genlis, à sa biographie du Dictionnaire de la Conversation, l'auteur ne se doute pas même de ce qui la concerne, si ce n'est ce qu'il en a recueilli dans les conversations de gens qui eux-mêmes ne la connaissaient pas, et redisent ce qu'on a dit sans approfondir aucune chose. Ainsi donc on voit dans la biographie de M. Jules Janin que M. de Genlis épousa mademoiselle Ducret Saint-Aubin, et lui donna une fortune et un état dans le monde. Madame de Genlis était bien fille du marquis de Saint-Aubin; mais elle s'appelait madame la comtesse de Lancy, étant chanoinesse d'Alix, à Lyon: il fallait être d'une très-bonne noblesse pour cela. M. de Genlis n'avait aucune fortune que dix mille livres de rentes; il se maria secrètement et contre l'aveu de ses parents, qui ne revinrent à lui que long-temps après, et ce fut sa femme qui opéra ce rapprochement. Ensuite, où M. Jules Janin a-t-il vu que son mariage avec M. de Genlis fit surtout le bonheur et la fortune de madame de Genlis, en ce qu'il lui donna pour tante madame de Montesson?.. C'est une ignorance profonde des faits les plus simples concernant madame de Genlis. Madame de Montesson était tante de madame de Genlis et non de M. de Genlis; elle était sœur de la mère de madame de Genlis, de madame de Saint-Aubin. Jamais elle n'eut le moindre crédit sur madame la duchesse de Chartres, à qui jamais elle n'a même parlé, bien loin de lui avoir donné madame de Genlis pour dame du palais. Ce n'est pas non plus madame la duchesse de Chartres qui nomma madame de Genlis gouverneur174174. Elle ne fut jamais non plus gouverneur. C'est un mot qui courut alors dans le monde; mais elle avait si peu ce nom, qu'elle a fait une sorte de journal-manuel intitulé: Leçons d'une Gouvernante. des enfants d'Orléans. Ce fut le prince, et ce n'était pas au Palais-Royal que se faisait l'éducation, mais bien à Bellechasse, où un pavillon avait été bâti exprès. Je pourrais relever cent fautes encore plus fortes. Je me contente de parler seulement de celles-ci, elles feront juger du reste… M. Jules Janin écrit beaucoup; il n'a pas eu le temps de lire aucun des livres de madame de Genlis; il s'en est fait rendre compte; on lui a fait un résumé que bien, que mal, et voilà une pauvre femme jugée. Mais aussi une femme est bien ridicule d'oser écrire, et surtout d'avoir une réputation; de faire des livres qui se lisent!.. Tout en n'aimant pas madame de Genlis, je rends hommage à son talent; car elle en a un très-positif. Sans doute, il est moins lumineux que celui de madame de Staël, et aujourd'hui que celui de Georges Sand, dont le rare mérite est de puiser ses inspirations à un foyer dont la flamme est bien rare à présent, celui du génie de l'âme. Mais pour n'être ni madame de Staël, ni madame Sand, madame de Genlis n'en est pas moins un de nos talents littéraires les plus distingués. C'est une évidence, et la nier ne peut être que le résultat d'une pensée mal conçue ou d'un ressentiment particulier.
62Cette soirée, qui eut lieu en effet chez madame Necker un vendredi de la première année de la rentrée de son mari au contrôle-général, m'a été racontée par le cardinal Maury, par M. de La Harpe et par M. Millin, qu'on appelait alors Grandmaison, comme son frère, et qui allait quelquefois chez madame Necker lorsqu'elle recevait. Il travaillait alors à un journal qu'on appelait la Chronique de Paris, et il était en seconde et même troisième ligne dans cette belle société littéraire, composée alors de tout ce que nous avions d'hommes habiles; mais cela ne l'empêchait pas de remarquer et même d'écouter. À l'époque où les querelles de madame de Staël et de madame de Genlis devinrent tellement vives qu'elles amusèrent tout Paris, lors de Corinne et de Delphine, le cardinal Maury et Millin se rappelèrent tout ce qui s'était passé entre ces deux femmes; et dans nos veillées du Raincy comme dans celles de Paris, ils nous racontaient tout ce qui se passait les lundis et les vendredis chez madame Necker: les soupers du vendredi étaient charmants, surtout quand M. Necker n'y était pas, disait le cardinal.
63Voyez, dans la Bibliothèque des Romans, la Femme auteur, ou la Femme philosophe, et une foule de petites nouvelles dans le même genre. Ce sont des pamphlets contre madame de Staël.
174Elle ne fut jamais non plus gouverneur. C'est un mot qui courut alors dans le monde; mais elle avait si peu ce nom, qu'elle a fait une sorte de journal-manuel intitulé: Leçons d'une Gouvernante.
64Madame de Genlis avait fondé un ordre appelé l'ordre de la Persévérance; elle prétendit alors que c'était un ordre ancien et qui venait de Pologne. Madame Potocka et un Polonais lui donnèrent quelques idées là-dessus, et le roi de Pologne acheva la mystification que voulait faire madame de Genlis. Cet ordre a fait beaucoup de bruit; on prétendit dans le temps que la Reine avait demandé à en être, et qu'elle avait été refusée; je ne le crois pas, quoique madame de Genlis le nie dans ses Mémoires de manière à le faire croire. Au reste, l'anneau donné aux chevaliers ne leur imposait tout simplement que la perfection; il portait en lettres émaillées: Candeur et loyauté, courage et bienfaisance, vertu, bonté, persévérance.
65Un homme d'un mérite supérieur, et qui joint à ce mérite un esprit spécialement fin et d'une nature à la Sterne, M. Dupin, le président de la Chambre, me disait un jour en parlant de ces mains secouées, façon de s'aborder aussi grossière que ridicule, mais en usage enfin, et voilà ce qui lui déplaît avec raison, qu'il fallait nommer cela des patinades.
66L'oncle de M. de Talleyrand. J'ai encore aujourd'hui ma bonne et excellente amie, la comtesse de La Marlière, qui, avec ses quatre-vingt-quatre ans, a toute la vivacité d'une femme de trente ans, et qui me parle de tout le dernier siècle avec un esprit qui est ravissant. Ce qu'elle sait est infini, ainsi que mon vieil ami M. Lageard de Cherval.
67Grand-père d'Élie de Périgord.
68Qu'on voie à quel point cela est vrai pour Napoléon: il avait madame de Staël contre lui; eh bien! elle lui a nui plus peut-être que 25,000 hommes.
69Madame de Châlons, jeune et charmante femme, et cousine de la duchesse de Polignac; elle accompagna son mari en Portugal, où il fut nommé ambassadeur en 1790. Ce fut le dernier ambassadeur de famille que la France envoya dans la Péninsule. Il fut reçu avec le cérémonial le plus bizarre, où se trouvent de ces usages qu'on suit aujourd'hui parce qu'on l'a fait hier. Ce cérémonial était le plus ridicule du monde; le détail s'en trouve dans mes Mémoires sur l'empire. Par exemple, l'ambassadeur était reçu à la descente de son vaisseau ou de sa galère, soit qu'il fût venu par mer ou par l'Espagne, les deux seules routes pour parvenir à Lisbonne, par le grand de Portugal le dernier ayant reçu la grandesse. Ils montaient tous deux seuls dans une voiture de la cour; l'ambassadrice prenait une autre route également dans les voitures de la reine175. La reine était folle, mais elle régnait toujours; il y avait une régence, et les actes portaient son nom.. L'ambassadeur et le grand de Portugal arrivaient à l'ambassade; là, ils trouvaient une table somptueusement servie pour trente couverts, mais pas un convive. Ils se saluaient silencieusement et se mettaient à table. On offrait de deux ou trois plats au seigneur portugais, qui flairait seulement, et lorsque le cuisinier était bon, comme le mien, par exemple, qui était le meilleur de Paris176. Il était si excellent, qu'un jour M. de La Vaupalière le reconnut en mangeant d'une tête de veau en tortue chez moi… La Vaupalière s'écria: – Il ne peut y avoir qu'un seul homme dans Paris qui puisse faire ainsi une tête de veau! C'est Harley!.. C'était lui, en effet. Cet homme portait, vers la fin de son service, l'insolence culinaire à un tel point, qu'il ne faisait les jours de grands dîners chez moi que les trois ou quatre plats qui étaient devant moi, et qu'il savait que j'aimais;… le reste du dîner était bon, mais avec une grande différence: c'était celui qui était sous lui qui agissait. Quant à lui, il allait au spectacle à Lisbonne, au grand théâtre italien, avec la même fashionabilité que le premier secrétaire d'ambassade. C'était un type très-curieux à étudier que Harley. Tel était le nom de mon cuisinier… il vit toujours., c'était un sacrifice. Les deux hommes demeuraient ainsi en face l'un de l'autre pendant vingt minutes à peu près… ensuite le Portugais se levait, et l'ambassadeur le reconduisait jusqu'à sa voiture. Une fois parti, l'ambassadeur remontait, bâillait, s'il était triste de son humeur, chose qu'il n'avait point osé faire, et riait, qu'il fût gai ou non, car il le fallait bien, de cet original qui venait ainsi demander à dîner à des gens qui arrivent et n'ont pas encore leurs malles ouvertes… La même chose arriva pour nous; ce fut l'ambassadeur d'Espagne, que nous ne connaissions pas, qui prêta tout ce dont on avait besoin. Voilà ce que c'était que le Portugal en 1806.
175La reine était folle, mais elle régnait toujours; il y avait une régence, et les actes portaient son nom.
176Il était si excellent, qu'un jour M. de La Vaupalière le reconnut en mangeant d'une tête de veau en tortue chez moi… La Vaupalière s'écria: – Il ne peut y avoir qu'un seul homme dans Paris qui puisse faire ainsi une tête de veau! C'est Harley!.. C'était lui, en effet. Cet homme portait, vers la fin de son service, l'insolence culinaire à un tel point, qu'il ne faisait les jours de grands dîners chez moi que les trois ou quatre plats qui étaient devant moi, et qu'il savait que j'aimais;… le reste du dîner était bon, mais avec une grande différence: c'était celui qui était sous lui qui agissait. Quant à lui, il allait au spectacle à Lisbonne, au grand théâtre italien, avec la même fashionabilité que le premier secrétaire d'ambassade. C'était un type très-curieux à étudier que Harley. Tel était le nom de mon cuisinier… il vit toujours.
70Madame de Staël, Louise-Germaine, etc., etc.
71Je ne parle pas de sa figure, mais de sa personne; on sait qu'elle était admirablement faite, et que ses épaules, sa poitrine, ses bras et ses mains étaient d'une grande et rare beauté.
72M. de Narbonne, le cardinal Maury, M. Suard, M. Frédéric de Châteauneuf, qui la virent plus tard à Coppet, me certifièrent tous cette vérité.