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L'homme à l'oreille cassée

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XVI – Mémorable entrevue du colonel Fougas et de S.M. l'Empereur des Français

En sautant au cou du gros homme à moustache grise, Fougas était persuadé qu'il embrassait Masséna. Il le dit naïvement, et le propriétaire de la calèche partit d'un grand éclat de rire.

– Eh! mon pauvre vieux, lui dit-il, il y a beau temps que nous avons enterré l'Enfant de la Victoire. Regarde-moi bien entre les deux yeux: je suis Leblanc, de la campagne de Russie.

– Pas possible! Tu es le petit Leblanc?

– Lieutenant au 3ème d'artillerie, qui a partagé avec toi mille millions de dangers, et ce fameux rôti de cheval que tu salais avec tes larmes.

– Comment! c'est toi! c'est toi qui m'as taillé une paire de bottes dans la peau de l'infortuné Zéphyr! sans compter toutes les fois que tu m'as sauvé la vie! ô mon brave et loyal ami, que je, t'embrasse encore! Je te reconnais maintenant, mais il n'y a pas à dire: tu es changé!

– Dame! je ne me suis pas conservé dans un bocal d'esprit-de- vin. J'ai vécu, moi!

– Tu sais donc mon histoire?

– Je l'ai entendu raconter hier au soir chez le ministre de l'instruction publique. Il y avait là le savant qui t'a remis sur pied. Je t'ai même écrit en rentrant chez moi pour t'offrir la niche et la pâtée, mais ma lettre se promène du côté de Fontainebleau.

– Merci! tu es un solide! Ah! mon pauvre vieux! que d'événements depuis la Bérésina! Tu as su tous les malheurs qui sont arrivés?

– Je les ai vus, ce qui est plus triste. J'étais chef d'escadron après Waterloo; les Bourbons m'ont flanqué à la demi-solde. Les amis m'ont fait rentrer au service en 1822, mais j'avais de mauvaises notes, et j'ai roulé les garnisons, Lille, Grenoble et Strasbourg, sans avancer. La seconde épaulette n'est venue qu'en 1830; pour lors, j'ai fait un bout de chemin en Afrique. On m'a nommé général de brigade à l'Isly, je suis revenu, j'ai flâné de côté et d'autre jusqu'en 1848. Nous avons eu cette année-là une campagne de juin en plein Paris. Le coeur me saigne encore toutes les fois que j'y pense, et tu es, pardieu! bien heureux de n'avoir pas vu ça. J'ai reçu trois balles dans le torse et j'ai passé général de division. Enfin, je n'ai pas le droit de me plaindre, puisque la campagne d'Italie m'a porté bonheur. Me voilà maréchal de France, avec cent mille francs de dotation, et même duc de Solferino. Oui, l'Empereur a mis une queue à mon nom. Le fait est que Leblanc tout court, c'était un peu court.

– Tonnerre! s'écria Fougas, voilà qui est bien. Je te jure, Leblanc, que je ne suis pas jaloux de ce qui t'arrive! C'est assez rare, un soldat qui se réjouit de l'avancement d'un autre; mais vrai, du fond du coeur, je te le dis: tant mieux! Tu méritais tous les honneurs, et il faut que l'aveugle déesse ait vu ton coeur et ton génie à travers le bandeau qui lui couvre les yeux!

– Merci! mais parlons de toi: où allais-tu lorsque je t'ai rencontré?

– Voir l'Empereur.

– Moi aussi; mais où diable le cherchais-tu?

– Je ne sais pas; on me conduisait.

– Mais il est aux Tuileries!

– Non!

– Si! il y a quelque chose là-dessous; raconte-moi ton affaire.

Fougas ne se fit pas prier; le maréchal comprit à quelle sorte de danger il avait soustrait son ami.

– Le concierge s'est trompé, lui dit-il; l'Empereur est au château, et puisque nous sommes arrivés, viens avec moi: je te présenterai peut-être à la fin de mon audience.

– Nom de nom! Leblanc, le coeur me bat à l'idée que je vais voir ce jeune homme. Est-ce un bon? Peut-on compter sur lui? A-t-il quelque ressemblance avec l'autre?

– Tu le verras; attends ici.

L'amitié de ces deux hommes datait de l'hiver de 1812. Dans la déroute de l'armée française, le hasard avait rapproché le lieutenant d'artillerie et le colonel du 23ème. L'un était âgé de dix-huit ans, l'autre n'en comptait pas vingt-quatre. La distance de leurs grades fut aisément rapprochée par le danger commun; tous les hommes sont égaux devant la faim, le froid et la fatigue. Un matin, Leblanc, à la tête de dix hommes, avait arraché Fougas aux mains des Cosaques; puis Fougas avait sabré une demi-douzaine de traînards qui convoitaient le manteau de Leblanc. Huit jours après, Leblanc tira son ami d'une baraque où les paysans avaient mis le feu; à son tour Fougas repêcha Leblanc au bord de la Bérésina. La liste de leurs dangers et de leurs mutuels services est trop longue pour que je la donne tout entière. Ainsi, le colonel, à Koenigsberg, avait passé trois semaines au chevet du lieutenant atteint de la fièvre de congélation. Nul doute que ces soins dévoués ne lui eussent conservé la vie. Cette réciprocité de dévouement avait formé entre eux des liens si étroits qu'une séparation de quarante-six années ne put les rompre.

Fougas, seul au milieu d'un grand salon, se replongeait dans les souvenirs de ce bon vieux temps, lorsqu'un huissier l'invita à ôter ses gants et à passer dans le cabinet de l'Empereur.

Le respect des pouvoirs établis, qui est le fond même de ma nature, ne me permet pas de mettre en scène des personnages augustes. Mais la correspondance de Fougas appartient à l'histoire contemporaine, et voici la lettre qu'il écrivit à Clémentine en rentrant à son hôtel:

«À Paris, que dis-je? au ciel! le 21 août 1859.

«Mon bel ange,

«Je suis ivre de joie, de reconnaissance et d'admiration. Je l'ai vu, je lui ai parlé; il m'a tendu la main, il m'a fait asseoir. C'est un grand prince; il sera le maître de la terre! Il m'a donné la médaille de Sainte-Hélène et la croix d'officier. C'est le petit Leblanc, un vieil ami et un noble coeur, qui m'a conduit là-bas; aussi est-il maréchal de France et duc du nouvel empire! Pour l'avancement, il n'y faut pas songer encore; prisonnier de guerre en Prusse et dans un triple cercueil, je rentre avec mon grade; ainsi le veut la loi militaire. Mais avant trois mois je serai général de brigade, c'est certain; il a daigné me le promettre lui-même. Quel homme! un dieu sur la terre! Pas plus fier que celui de Wagram et de Moscou, et père du soldat comme lui! Il voulait me donner de l'argent sur sa cassette pour refaire mes équipements. J'ai répondu:

«– Non, sire! J'ai une créance à recouvrer du côté de Dantzig: si l'on me paye, je serai riche; si l'on nie la dette, ma solde me suffira.

«Là-dessus… ô bonté des princes, tu n'es donc pas un vain mot! il sourit finement et me dit en frisant ses moustaches:

«– Vous êtes resté en Prusse depuis 1813 jusqu'en 1859?

«– Oui, sire.

«– Prisonnier de guerre dans des conditions exceptionnelles?

«– Oui, sire.

«– Les traités de 1814 et de 1815 stipulaient la remise des prisonniers?

«– Oui, sire.

«– On les a donc violés à votre égard?

«– Oui, sire.

«– Hé bien la Prusse vous doit une indemnité. Je la ferai réclamer par voie diplomatique.

«– Oui, sire. Que de bontés!

«Voilà une idée qui ne me serait jamais venue à moi! Reprendre de l'argent à la Prusse, à la Prusse qui s'est montrée si avide de nos trésors en 1814 et en 1815! Vive l'Empereur! ma bien-aimée Clémentine! Oh! vive à jamais notre glorieux et magnanime souverain! Vivent l'Impératrice et le prince impérial! Je les ai vus! l'Empereur m'a présenté à sa famille!

«Le prince est un admirable petit soldat! Il a daigné battre la caisse sur mon chapeau neuf; je pleurais de tendresse. S.M. l'Impératrice, avec un sourire angélique, m'a dit qu'elle avait entendu parler de mes malheurs.

«– Ô madame! ai-je répondu, un moment comme celui-ci les rachète au centuple.

«– Il faudra venir danser aux Tuileries l'hiver prochain.

«– Hélas! madame, je n'ai jamais dansé qu'au bruit du canon; mais aucun effort ne me coûtera pour vous plaire! J'étudierai l'art de Vestris.

«– J'ai bien appris la contredanse, ajouta Leblanc.

«L'Empereur a daigné me dire qu'il était heureux de retrouver un officier comme moi, qui avait fait pour ainsi dire hier les plus belles campagnes du siècle, et qui avait conservé les traditions de la grande guerre. Cet éloge m'enhardit. Je ne craignis pas de lui rappeler le fameux principe du bon temps: signer la paix dans les capitales!

«– Prenez garde, dit-il; c'est en vertu de ce principe que les armées alliées sont venues deux fois signer la paix à Paris.

«– Ils n'y reviendront plus, m'écriai-je, à moins de me passer sur le corps.

«J'insistai sur les inconvénients d'une trop grande familiarité avec l'Angleterre. J'exprimai le voeu de commencer prochainement la conquête du monde. D'abord, nos frontières à nous; ensuite, les frontières naturelles de l'Europe; car l'Europe est la banlieue de la France, et on ne saurait l'annexer trop tôt. L'Empereur hocha la tête comme s'il n'était pas de mon avis. Cacherait-il des desseins pacifiques? Je ne veux pas m'arrêter à cette idée, elle me tuerait!

«Il me demanda quel sentiment j'avais éprouvé à l'aspect des changements qui se sont faits dans Paris? Je répondis avec la sincérité d'une âme fière:

«– Sire, le nouveau Paris est le chef-d'oeuvre d'un grand règne; mais j'aime à croire que vos édiles n'ont pas dit leur dernier mot.

«– Que reste-t-il donc à faire, à votre avis?

«– Avant tout, redresser le cours de la Seine, dont la courbe irrégulière a quelque chose de choquant. La ligne droite est le plus court chemin d'un point à un autre, pour les fleuves aussi bien que pour les boulevards. En second lieu, niveler le sol et supprimer tous les mouvements de terrain qui semblent dire à l'administration: «Tu es moins puissante que la nature!» Après avoir accompli ce travail préparatoire, je tracerais un cercle de trois lieues de diamètre, dont la circonférence, représentée par une grille élégante, formerait l'enceinte de Paris. Au centre, je construirais un palais pour Votre Majesté et les princes de la famille impériale; vaste et grandiose édifice enfermant dans ses dépendances tous les services publics: états-majors, tribunaux, musées, ministères, archevêché, police, institut, ambassades, prisons, banque de France, lycées, théâtres, Moniteur, imprimerie impériale, manufacture de Sèvres et des Gobelins, manutention des vivres. À ce palais, de forme circulaire et d'architecture magnifique, aboutiraient douze boulevards larges de cent vingt mètres, terminés par douze chemins de fer et désignés par les noms des douze maréchaux de France. Chaque boulevard est bordé de maisons uniformes, hautes de quatre étages, précédées d'une grille en fer et d'un petit jardin de trois mètres planté de fleurs uniformes. Cent rues, larges de soixante mètres, unissent les boulevards entre eux; elles sont reliées les unes aux autres par des ruelles de trente-cinq mètres, le tout bâti uniformément sur des plans officiels, avec grilles, jardins, et fleurs obligatoires. Défense aux propriétaires de souffrir chez eux aucun commerce, car la vue des boutiques abaisse les esprits et dégrade les coeurs; libre aux marchands de s'établir dans la banlieue, en se conformant aux lois. Le rez-de-chaussée de toutes les maisons sera occupé par les écuries et les cuisines; le premier loué aux fortunes de cent mille francs de rente et au-dessus; le second, aux fortunes de quatre-vingts à cent mille francs; le troisième, aux fortunes de soixante à quatre-vingts mille francs; le quatrième, aux fortunes de cinquante à soixante mille francs. Au- dessous de cinquante mille francs de rente, défense d'habiter Paris. Les artisans sont logés à dix kilomètres de l'enceinte, dans des forteresses ouvrières. Nous les exemptons d'impôts pour qu'ils nous aiment; nous les entourons de canons pour qu'ils nous craignent, Voilà mon Paris!

 

«L'Empereur m'écoutait patiemment et frisait sa moustache.

«– Votre plan, me dit il, coûterait un peu cher.

«– Pas beaucoup plus que celui qu'on a adopté, répondis-je.

«À ce mot, une franche hilarité, dont je ne m'explique pas la cause, égaya son front sérieux.

«– Ne pensez-vous pas, me dit-il, que votre projet ruinerait beaucoup de monde?

«– Eh! qu'importe? m'écriai-je, puisque je ne ruine que les riches!

Il se remit à rire de plus belle et me congédia en disant:

«– Colonel, restez colonel en attendant que nous vous fassions général!

«Il me permit une seconde fois de lui serrer la main; je fis un signe d'adieu à ce brave Leblanc, qui m'a invité à dîner pour ce soir, et je rentrai à mon hôtel pour épancher ma joie dans ta belle âme. Ô Clémentine! espère; tu seras heureuse et je serai grandi. Demain matin, je pars pour Dantzig. L'or est une chimère, mais je veux que tu sois riche. Un doux baiser sur ton front pur!

«V. FOUGAS.»

Les abonnés de la Patrie, qui conservent la collection de leur journal, sont priés de rechercher le numéro du 23 août 1859. Ils y liront un entrefilet et un fait divers que j'ai pris la liberté de transcrire ici.

«Son Excellence le maréchal duc de Solferino a eu l'honneur de présenter hier à S.M. l'Empereur un héros du premier Empire, Mr le colonel Fougas, qu'un événement presque miraculeux, déjà mentionné dans un rapport à l'Académie des sciences, vient de rendre à son pays.»

Voilà l'entrefilet; voici le fait divers:

«Un fou, le quatrième de la semaine, mais celui-ci de la plus dangereuse espèce, s'est présenté hier au guichet de l'Échelle. Affublé d'un costume grotesque, l'oeil en feu, le chapeau sur l'oreille, et tutoyant les personnes les plus respectables avec une grossièreté inouïe, a voulu forcer la consigne et s'introduire, Dieu sait dans quelle intention, jusqu'à la personne du Souverain. À travers ses propos incohérents, on distinguait les mots de «bravoure, colonne Vendôme, fidélité, l'horloge du temps, les tablettes de l'histoire.» Arrêté par un agent du service de sûreté et conduit chez le commissaire de la section des Tuileries, il fut reconnu pour le même individu qui, la veille, à l'Opéra, avait troublé par les cris les plus inconvenants la représentation de Charles VI. Après les constatations d'usage, il fut dirigé sur l'hospice de Charenton. Mais à la hauteur de la porte Saint- Martin, profitant d'un embarras de voitures et de la force herculéenne dont il est doué, il s'arracha des mains de son gardien, le terrassa, le battit, s'élança d'un bond sur le boulevard et se perdit dans la foule. Les recherches les plus actives ont commencé immédiatement, et nous tenons de source certaine qu'on est déjà sur la trace du fugitif.»

XVII – Où Mr Nicolas Meiser, riche propriétaire de Dantzig, reçoit une visite qu'il ne désirait point

La sagesse des nations dit que le bien mal acquis ne profite jamais. Je soutiens qu'il profite plus aux voleurs qu'aux volés, et la belle fortune de Mr Nicolas Meiser est une preuve à l'appui de mon dire.

Le neveu de l'illustre physiologiste, après avoir brassé beaucoup de bière avec peu de houblon et récolté indûment l'héritage destiné à Fougas, avait amassé dans les affaires une fortune de huit à dix millions. Dans quelles affaires? On ne me l'a jamais dit, mais je sais qu'il tenait pour bonnes toutes celles où l'on gagne de l'argent. Prêter de petites sommes à gros intérêt, faire de grandes provisions de blé pour guérir la disette après l'avoir produite, exproprier les débiteurs malheureux, fréter un navire ou deux pour le commerce de la viande noire sur la côte d'Afrique, voilà des spéculations que le bonhomme ne dédaignait aucunement. Il ne s'en vantait point, car il était modeste, mais il n'en rougissait pas non plus, ayant élargi sa conscience en arrondissant son capital. Du reste, homme d'honneur dans le sens commercial du mot, et capable d'égorger le genre humain plutôt que de laisser protester sa signature. Les banques de Dantzig, de Berlin, de Vienne et de Paris le tenaient en haute estime; elles avaient de l'argent à lui.

Il était gros, gras et fleuri, et vivait en joie. Sa femme avait le nez trop long et les os trop perçants, mais elle l'aimait de tout son coeur et lui faisait de petits entremets sucrés. Une parfaite conformité de sentiments unissait les deux époux. Ils parlaient entre eux à coeur ouvert et ne se cachaient point leurs mauvaises pensées. Tous les ans, à la Saint-Martin, lors de la récolte des loyers, ils mettaient sur le pavé cinq ou six familles d'artisans qui n'avaient pu payer leur terme; mais ils n'en dînaient pas plus mal et le baiser du soir n'en était pas moins doux.

Le mari avait soixante-six ans, la femme soixante-quatre; leurs physionomies étaient de celles qui inspirent la bienveillance et commandent le respect. Pour compléter leur ressemblance avec les patriarches, il ne leur manquait que des enfants et des petits- enfants. La nature leur avait donné un fils, un seul, parce qu'ils ne lui en avaient point demandé davantage. Ils auraient pensé commettre un crime de lèse-écus en partageant leur fortune entre plusieurs. Malheureusement, ce fils unique, héritier présomptif de tant de millions, mourut à l'université de Heidelberg, d'une indigestion de saucisses. Il partit à vingt ans pour cette Walhalla des étudiants teutoniques, où l'on mange des saucisses infinies en buvant une bière intarissable; où l'on chante des lieds de huit cents millions de couplets en se tailladant le bout du nez à coups d'épée. Le trépas malicieux le ravit à ses auteurs lorsqu'ils n'étaient plus en âge de lui improviser un remplaçant. Ces vieux richards infortunés recueillirent pieusement ses nippes pour les vendre. Durant cette opération lamentable (car il manquait beaucoup de linge tout neuf), Nicolas Meiser disait à sa femme:

– Mon coeur saigne à l'idée que nos maisons et nos écus, nos biens au soleil et nos biens à l'ombre s'en iront à des étrangers. Les parents devraient toujours avoir un fils de rechange, comme on nomme un juge suppléant au tribunal de commerce.

Mais le temps, qui est un grand maître en Allemagne et dans plusieurs autres pays, leur fit voir que l'on peut se consoler de tout, excepté de l'argent perdu. Cinq ans plus tard, Mme Meiser disait à son mari avec un sourire tendre et philosophique:

– Qui peut pénétrer les décrets de la Providence? Ton fils nous aurait peut-être mis sur la paille. Regarde Théobald Scheffler, son ancien camarade. Il a mangé vingt mille francs à Paris pour une femme qui levait la jambe au milieu de la contredanse. Nous- mêmes, nous dépensions plus de deux mille thalers chaque année pour notre mauvais garnement; sa mort est une grosse économie, et par conséquent une bonne affaire!

Du temps que les trois cercueils de Fougas étaient encore à la maison, la bonne dame raillait les visions et les insomnies de son époux.

– À quoi donc penses-tu? lui disait-elle. Tu m'as encore donné des coups de pied toute la nuit. Jetons au feu ce haillon de Français: il ne troublera plus le repos d'un heureux ménage. Nous vendrons la boîte de plomb; il y en a pour le moins deux cents livres; la soie blanche me fera une doublure de robe et la laine du capitonnage nous donnera bien un matelas.

Mais un restant de superstition empêcha Meiser de suivre les conseils de sa femme: il préféra se défaire du colonel en le mettant dans le commerce.

La maison des deux époux était la plus belle et la plus solide de la rue du Puits-Public, dans le faubourg noble. De fortes grilles en fer ouvré décoraient magnifiquement toutes les fenêtres, et la porte était bardée de fer comme un chevalier du bon temps. Un système de petits miroirs ingénieux accrochés à la façade permettait de reconnaître un visiteur avant même qu'il eût frappé. Une servante unique, vrai cheval pour le travail, vrai chameau par la sobriété, habitait sous ce toit béni des dieux.

Le vieux domestique couchait dehors, dans son intérêt même, et pour qu'il ne fût point exposé à tordre le col vénérable de ses maîtres. Quelques livres de commerce et de piété formaient la bibliothèque des deux vieillards. Ils n'avaient point voulu de jardin derrière leur maison, parce que les arbres se plaisent à cacher les voleurs. Ils fermaient leur porte aux verrous tous les soirs à huit heures et ne sortaient point de chez eux sans y être forcés, de peur de mauvaises rencontres.

Et cependant le 29 avril 1859, à onze heures du matin, Nicolas Meiser était bien loin de sa chère maison. Dieu! qu'il était loin de chez lui, cet honnête bourgeois de Dantzig! Il arpentait d'un pas pesant cette promenade de Berlin qui porte le nom d'un roman d'Alphonse Karr: Sous les tilleuls. En, allemand: Unter den Linden.

Quel mobile puissant avait jeté hors de sa bonbonnière ce gros bonbon rouge à deux pieds? Le même qui conduisit Alexandre à Babylone, Scipion à Carthage, Godefroi de Bouillon à Jérusalem et Napoléon à Moscou: l'ambition! Meiser n'espérait pas qu'on lui présenterait les clefs de la ville sur un coussin de velours rouge, mais il connaissait un grand seigneur, un chef de bureau et une femme de chambre qui travaillaient à obtenir pour lui des lettres de noblesse. S'appeler von Meiser au lieu de Meiser tout sec! Quel beau rêve!

Le bonhomme avait en lui ce mélange de bassesse et d'orgueil qui place les laquais à une si grande distance des autres hommes. Plein de respect pour la puissance et d'admiration pour la grandeur, il ne prononçait les noms de roi, de prince et même de baron qu'avec emphase et béatitude. Il se gargarisait de syllabes nobles, et le seul mot de monseigneur lui emplissait la bouche d'une bouillie enivrante. Les particuliers de ce tempérament ne sont pas rares en Allemagne, et l'on en trouve même ailleurs. Si vous les transportiez dans un pays où tous les hommes sont égaux, la nostalgie de la servitude les tuerait.

Les titres qu'on faisait valoir en faveur de Nicolas Meiser n'étaient pas de ceux qui emportent la balance, mais de ceux qui la font pencher petit à petit. Neveu d'un savant illustre, propriétaire imposé, homme bien pensant, abonné à la Nouvelle Gazette de la Croix, plein de mépris pour l'opposition, auteur d'un toast contre la démagogie, ancien conseiller de la ville, ancien juge au tribunal de commerce, ancien caporal de la landwehr, ennemi déclaré de la Pologne et de toutes les nations qui ne sont pas les plus fortes. Son action la plus éclatante remontait à dix ans. Il avait dénoncé par lettre anonyme un membre du parlement de Francfort, réfugié à Dantzig.

Au moment où Meiser passait sous les tilleuls, son affaire était en bon chemin. Il avait recueilli cette douce assurance de la bouche même de ses protecteurs. Aussi courait-il légèrement vers la gare du chemin Nord-Est, sans autre bagage qu'un revolver dans la poche. Sa malle de veau noir avait pris les devants et l'attendait au bureau. Chemin faisant, il effleurait d'un coup d'oeil rapide l'étalage des boutiques. Halte! Il s'arrêta court devant un papetier et se frotta les yeux: remède souverain, dit- on, contre la berlue. Entre les portraits de Mme Sand et de Mr Mérimée, qui sont les deux plus grands écrivains de la France, il avait aperçu, deviné, pressenti une figure bien connue.

 

«Assurément, dit-il, j'ai déjà vu cet homme-là, mais il était moins florissant. Est-ce que notre ancien pensionnaire serait revenu à la vie? Impossible! J'ai brûlé la recette de mon oncle, et l'on a perdu, grâce à moi, le secret de ressusciter les gens. Cependant la ressemblance est frappante. Ce portrait a-t-il été fait en 1813, du vivant de Mr le colonel Fougas! Non, puisque la photographie n'était pas encore inventée. Mais peut-être le photographe l'a-t-il copié sur une gravure? Voici le roi Louis XVI et la reine Marie-Antoinette reproduits de la même façon: cela ne prouve pas que Robespierre les ait ressuscités. C'est égal, j'ai fait une mauvaise rencontre.»

Il fit un pas vers la porte de la boutique pour prendre des renseignements, mais un certain embarras le retint. On pourrait s'étonner, lui faire des questions, rechercher les motifs de son inquiétude. En route! Il reprit sa course au petit trot, en essayant de se rassurer lui-même:

«Bah! c'est une hallucination, l'effet d'une idée fixe. D'ailleurs ce portrait est vêtu à la mode de 1813, voilà qui tranche tout.»

Il arriva à la gare du chemin de fer, fit enregistrer sa malle de veau noir et se jeta de tout son long dans un compartiment de première classe. Il fuma sa pipe de porcelaine; ses deux voisins s'endormirent; il fit bientôt comme eux et ronfla. Les ronflements de ce gros homme avaient quelque chose de sinistre: vous eussiez cru entendre les ophicléides du jugement dernier. Quelle ombre le visita dans cette heure de sommeil? Nul étranger ne l'a jamais su, car il gardait ses rêves pour lui, comme tout ce qui lui appartenait.

Mais entre deux stations, le train étant lancé à toute vitesse, il sentit distinctement deux mains énergiques qui le tiraient par les pieds. Sensation trop connue, hélas! et qui lui rappelait les plus mauvais souvenirs de sa vie. Il ouvrit les yeux avec épouvante et vit l'homme de la photographie, dans le costume de la photographie! Ses cheveux se hérissèrent, ses yeux s'arrondirent en boules de loto, il poussa un grand cri et se jeta à corps perdu entre les deux banquettes dans les jambes de ses voisins.

Quelques coups de pied vigoureux le rappelèrent à lui-même. Il se releva comme il put et regarda autour de lui. Personne que les deux voisins, qui lançaient machinalement leurs derniers coups de pied dans le vide en se frottant les yeux à tour de bras. Il acheva de les réveiller en les interrogeant sur la visite qu'il avait reçue, mais ces messieurs déclarèrent qu'ils n'avaient rien vu.

Meiser fit un triste retour sur lui-même; il remarqua que ses visions prenaient terriblement de consistance. Cette idée ne lui permit point de se rendormir.

«Si cela continue longtemps, pensait-il, l'esprit du colonel me cassera le nez d'un coup de poing ou me pochera les deux yeux!»

Peu après, il se souvint qu'il avait très sommairement déjeuné et s'avisa que le cauchemar était peut-être engendré par la diète. Il descendit aux cinq minutes d'arrêt et demanda un bouillon. On lui servit du vermicelle très chaud, et il souffla dans sa tasse comme un dauphin dans le Bosphore.

Un homme passa devant lui sans le heurter, sans lui rien dire, sans le voir. Et pourtant la tasse sauta dans les mains du riche Nicolas Meiser, le vermicelle s'appliqua sur son gilet et sa chemise, où il forma un lacet élégant qui rappelait l'architecture de la porte Saint-Martin. Quelques fils jaunâtres, détachés de la masse, pendaient en stalactites aux boutons de la redingote. Le vermicelle s'arrêta à la surface, mais le bouillon pénétra beaucoup plus loin. Il était chaud à faire plaisir; un oeuf qu'on y eût laissé dix minutes aurait été un oeuf dur. Fatal bouillon, qui se répandit non seulement dans les poches, mais dans les replis les plus secrets de l'homme lui-même! La cloche du départ sonna, le garçon du buffet réclama douze sous, et Meiser remonta en voiture, précédé d'un plastron de vermicelle et suivi d'un petit filet de bouillon qui ruisselait le long des mollets.

Tout cela, parce qu'il avait vu ou cru voir la terrible figure du colonel Fougas mangeant des sandwiches!

Oh! que le voyage lui parut long! Comme il lui tardait de se voir chez lui, entre sa femme Catherine et sa servante Berbel, toutes les portes bien closes! Les deux voisins riaient à ventre déboutonné; on riait dans le compartiment de droite et le compartiment de gauche. À mesure qu'il arrachait le vermicelle, les petits yeux du bouillon se figeaient au grand air et semblaient rire silencieusement. Qu'il est dur pour un gros millionnaire d'amuser les gens qui n'ont pas le sou! Il ne descendit plus jusqu'à Dantzig, il ne mit pas le nez à la portière, il s'entretint seul à seul avec sa pipe de porcelaine, où Léda caressait un cygne, et ne riait point.

Triste, triste voyage! On arriva pourtant. Il était huit heures du soir; le vieux domestique attendait avec des crochets pour emporter la malle du maître. Plus de figures redoutables, plus de rires moqueurs. L'histoire du bouillon était tombée dans l'oubli comme un discours de Mr Keller. Déjà Meiser, dans la salle des bagages, avait saisi par la poignée une malle de veau noir, lorsqu'il vit à l'extrémité opposée le spectre de Fougas qui tirait en sens inverse et semblait résolu à lui disputer son bien. Il se roidit, tira plus fort et plongea même sa main gauche dans la poche où dormait le revolver. Mais le regard lumineux du colonel le fascina, ses jambes ployèrent, il tomba, et crut voir que Fougas et la malle de veau noir tombaient aussi l'un sur l'autre. Lorsqu'il revint à lui, son vieux domestique lui tapait dans les mains, la malle était posée sur les crochets, et le colonel avait disparu. Le domestique jura qu'il n'avait vu personne et qu'il avait reçu la malle lui-même des propres mains du facteur.

Vingt minutes plus tard, le millionnaire était dans sa maison et se frottait joyeusement la face contre les angles aigus de sa femme. Il n'osa lui conter ses visions, car Mme Meiser était un esprit fort en son genre. C'est elle qui lui parla de Fougas.

– Il m'est arrivé toute une histoire, lui dit-elle. Croirais-tu que la police nous écrit de Berlin pour demander si notre oncle nous a laissé une momie, et à quelle époque, et combien de temps nous l'avons gardée, et ce que nous en avons fait? J'ai répondu la vérité, ajoutant que ce colonel Fougas était en si mauvais état et tellement détérioré par les mites, que nous l'avions vendu comme un chiffon. Qu'est-ce que la police a donc à voir dans nos affaires?

Meiser poussa un profond soupir.

– Parlons argent, reprit la dame. Le gouverneur de la Banque est venu me voir. Le million que tu lui as demandé pour demain est prêt; on le délivrera sur ta signature. Il paraît qu'ils ont eu beaucoup de peine à se procurer la somme en écus; si tu avais voulu du papier sur Vienne ou sur Paris, tu les aurais mis à leur aise. Mais enfin, ils ont fait ce que tu as désiré. Pas d'autres nouvelles, sinon que Schmidt, le marchand, s'est tué. Il avait une échéance de dix mille thalers, et pas moitié de la somme dans sa caisse. Il est venu me demander de l'argent; j'ai offert dix mille thalers à vingt-cinq, payables à quatre-vingt-dix jours, avec première hypothèque sur les bâtiments. L'imbécile a mieux aimé se pendre dans sa boutique; chacun son goût.

– S'est-il pendu bien haut?

– Je n'en sais rien; pourquoi?

– Parce qu'on pourrait avoir un bout de corde à bon marché, et nous en avons grand besoin ma pauvre Catherine! Ce colonel Fougas me donne un tracas!

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