En torno a la economía mediterránea medieval

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LES METIERS AU TRAVAIL:

VENISE A LA FIN DU MOYEN AGE

Élisabeth Crouzet-Pavan Sorbonne Université faculté des lettres

Que produit-on dans la Venise médiévale ou renaissante? Que dire du monde du travail dans cette métropole? Les traits distinctifs qui contribuèrent à fonder le postulat d’une spécificité de Venise sont multiples. Selon les époques et selon les auteurs, le site de la ville, sa richesse marchande ou la singularité de son organisation politique furent loués. Mais tôt furent aussi remarquées ces caractéristiques qui rendaient si singulier le paysage socio-économique et politique local. Dans la lagune, les artisans étaient exclus de la vie publique. Ici, pas de régime des arts; ici, pas non plus de ces séditions, communes dans d’autres milieux urbains, animées par les métiers et leurs oppositions. Le calme social tant vanté de la vie civile vénitienne, réel même pour qui ne se laisse pas prendre aux séductions du mythe politique vénitien, aurait donc, selon certaines hypothèses, en partie au moins résulté de de cette mise en tutelle de la population laborieuse. Mais ici aussi, et il y aurait là une autre originalité, l’artisanat n’aurait contribué que secondairement à la prospérité et il n’est même pas besoin pour l’affirmer de formuler, comme G. Cracco, l’hypothèse de son «sabotage» délibéré par les élites marchandes. L’industrie, est-il généralement répété, n’intervint qu’avec un certain retard, comme «une compensation, une façon de forcer les circonstances hostiles».1 Certes, l’Arsenal, et le quartier organisé autour de lui, représentaient, nul ne le nie, une des plus grosses concentrations industrielles du temps, mais une concentration singulière puisque, sous la stricte surveillance de l’Etat, tous ces hommes travaillaient pour les entreprises maritimes et le commerce au loin. La faiblesse de l’industrie lainière, en des siècles où la richesse de tant de villes reposait sur cette activité, aurait donc constitué le signe le plus évident de cette primauté longtemps indiscutée à Venise du capitalisme marchand.

Que penser de telles interprétations? Pour le moins qu’elles doivent être nuancées. Venise se présente comme une scène et une mise en scène. La rive portuaire est le lieu, disent les délibérations publiques, où la cité se découvre à l’étranger. La place San Marco, répètent ces mêmes textes, est le plus beau spectacle du monde. Quant à l’île du marché du Rialto, elle est le lieu où l’opulence de la marchandise s’exibe. Captivée ou aveuglée par cette image de la ville marchande et par la présence hégémonique des trafics dans l’histoire et la vie vénitiennes, l’attention historique a donc longtemps et exclusivement considéré les dimensions internationales de la richesse, les formes et les objets de l’échange. Des inflexions ont, de manière récente, corrigé cette tendance et d’autres secteurs de la vie économique ont été sortis de l’ombre. Il nous faut alors pénétrer plus profondément dans Venise pour découvrir ces activités moins connues et ces lieux moins centraux où toute une population laborieuse produit.

Etudier l’artisanat conduit en effet à s’éloigner des centres de Venise la belle pour découvrir des quartiers industrieux, des cours et des ruelles parfois misérables, des marges utiles où, à côté des ateliers et des chantiers, hospices et lotissements sociaux vont progressivement se multiplier. L’image de la cité reine des trafics, souveraine de la mer, se voit alors nuancée, infléchie. Des métiers, qui ne produisaient pas que des biens de consommation courante, travaillaient dans les différents quartiers. Et puis, au début du XVIe siècle, l’agglomération était ceinturée par toute une périphérie industrielle.

L’enquête dans le monde du travail vénitien vaut donc la peine d’être ouverte et mes premières remarques concernent les hommes. Mais peutêtre vaudrait-il mieux parler des mondes du travail? Les conditions et les statuts sont en effet multiples. Sans doute le sont-ils d’ailleurs dans la plupart des villes de l’Europe ancienne. Comment comparer les membres des métiers institués, protégés, ayant représentants, bannières, confréries, lieux de réunion et solidarités dans la vie et dans la mort, avec la masse de ces travailleurs non répertoriés, mobiles, mal payés qui fournissait les bras pour les activités dévoreuses de main d’œuvre? La question se pose dans tous les grands centres manufacturiers du temps. Elle conserve sa pertinence à Venise où l’artisanat a fait l’objet d’un encadrement précoce.

Partons de 1173 et du processus d’organisation administrative qui débuta alors. À cette date, sous le dogat de Sebastiano Ziani, une magistrature fut instituée à Venise sur les poids et mesures. Ces officiers, responsables aussi des approvisionnements, reçurent la charge des arts. L’ampleur de leurs attributions fut bientôt telle qu’elle nécessitât la création, en 1261, de deux offices distincts: la Giustizia vecchia conservait la compétence sur les arts; à la Giustizia nuova revinrent le contrôle des approvisionnements, la surveillance des tavernes et du commerce du vin. L’art de la laine passa parallèlement sous l’autorité d’une magistrature spécique, les Provveditori di Comun. Même ainsi résumé à l’extrême, ce cheminement administratif marque bien les réalités de la tutelle administrative. Puis, la Giustizia vecchia lança en 1278 un travail de compilation des textes, destiné à faciliter son exercice. Tous les documents originaux conservés dans les archives de l’office, tous les statuts des arts qui lui étaient soumis furent minutieusement recopiés. Ce registre officiel, continué après 1278, mit donc en forme un ensemble de documents.2

Que nous disent ces archives? Elles nous font découvrir une première singularité, qui ne laisse pas d’accentuer l’originalité de Venise: cette grande cité commerçante ne comptait pas d’art des marchands. Elles nous permettent aussi d’observer qu’entre 1218 et 1330 la Giustizia vecchia enregistra les statuts de cinquante-deux métiers. Elles font donc valoir l’extrême fragmentation de l’activité artisanale, au regard de la situation commune aux grandes cités italiennes du temps.3 Et cette fragmentation perdura. Au début du XVe siècle, le chantier du fameux palais de la Cà d’Oro ne nécessita pas moins de soixante-quatre métiers différents.4 De cette extrême division, il résulta la constitution d’arts, à la taille et à l’importance sensiblement équivalente, et dont aucun ne prit le pas sur les autres. Il s’ensuivit encore une flexibilité du travail qui garantissait la qualité de la production et qui constitua, au temps de leur essor, un atout majeur pour les industries du luxe.

En fait, ces multiples arts vénitiens ne regroupaient ni des «gras», qui ici s’intéressaient à la marchandise, ni des «menus», mais toute une population d’état souvent intermédiaire. En l’absence de données chiffrées sur les prix et salaires, l’analyse socio-économique tourne évidemment vite court. Mais la tutelle de l’Etat avait aussi, peut-on supposer, des contreparties positives qui expliquent la docilité de ce groupe et sa collaboration, avec le temps, plus efficace à la richesse vénitienne. Toutes les études soulignent, en effet, l’absence de tensions fortes entre marchands et producteurs et l’importance des arts dans le tissu social. L’examen de la vie dans les contrade confirme ces réalités et montre les solidarités cristallisées par le métier et la confrérie, même si les relations sociales dépassaient ce seul cadre pour se nouer en des réseaux plus complexes.5 Sous l’autorité des officiers publics, et de leurs chefs qu’ils élisaient, les arts fonctionnaient donc soumis, comme partout, à des obligations et à une réglementation professionnelle prolixe, mais très protégés aussi. Les statuts, en limitant par exemple le nombre des apprentis, veillaient, pour préserver les équilibres internes à la branche, à ce que les unités productives demeurassent de taille modeste. Ou bien, il était concédé aux corporations, pour échapper à la loi des marchands, d’acheter en gros les matières premières indispensables.6 Ou encore, et l’exemple de l’industrie du verre nous servira à illustrer ces efforts réglementaires, une politique attentive s’attachait à protéger, de l’imitation de la concurrence étrangère, les procédés locaux.7

Les conditions des milliers d’hommes, et de femmes, qui formaient les métiers vénitiens, n’étaient pas uniformes, à l’image des corps multiples qui les regroupaient.8 Et les plus pauvres d’entre eux partageaient, à lire les listes de locataires, le quotidien des ouvriers non qualifiés, de ces travailleurs nombreux que requérait l’économie du temps. Outre le prolétariat des rameurs et des débardeurs qui œuvraient sur le port et au marché, cette autre catégorie comprenait les sottoposti des industries, ceux qui accomplissaient les tâches préparatoires dans la soie et la laine. Mais il faut y ranger aussi les milliers de domestiques de cet univers urbain.9

Parmi ces travailleurs, les étrangers et les forains étaient nombreux. Les voies de l’intégration n’étaient pas fermées à Venise et les brèches que les épidémies de peste creusaient dans la population favorisaient l’assimilation des nouveaux venus. Les patronymes continuaient alors simplement à marquer l’origine lombarde, albanaise ou dalmate de celui qui tenait boutique dans une paroisse ou qui occupait un emploi auprès d’un des offices publics. Les derniers arrivés fournissaient toutefois plutôt leurs bras aux besognes non qualifiées. On peut évoquer la forte empreinte balkanique du sestier de Castello,10 ou les foyers d’ouvriers allemands dans le quartier de la laine. Il faut encore signaler aux marges de Venise ces immigrés récents, venus de la campagne ou de la montagne, installés avec d’autres pauvres dans ces zones où la ville se perdait dans l’eau et où les habitations modestes s’élevaient au milieu des terrains vagues et des cultures maraîchères, entre des baraques, des ateliers, des entrepôts. Dix ou vingt ans plus tard, ces Brescians, ces Frioulans avaient souvent abandonné ces quartiers incertains pour une paroisse plus centrale et une installation moins sommaire et, à la périphérie, d’autres arrivants, attirés par le mirage de la métropole, les remplaçaient.11

 

D’autres enfin, qui n’avaient pas accompli volontairement le voyage vers Venise, venaient grossir le monde des petites gens et les rangs du service domestique: c’étaient ces esclaves que les sources éclairent, employés auprès des nobles, des citoyens, des artisans. Dans leur écrasante majorité, il s’agissait de femmes. Les esclaves comptèrent tôt parmi les marchandises du commerce lagunaire. Revendus à travers le monde méditerranéen, ils étaient aussi acheminés jusqu’à Rialto où Vénitiens et Italiens les achetaient. Le monde slave constitua, pour ce trafic, un premier et proche réservoir et, en dépit de sa christianisation, il continua longtemps à proposer des captifs. On sait que plus tard se tenait à Candie un florissant marché d’esclaves où se fournissaient les marchands vénitiens. A destination de la métropole, ou d’autres marchés méditerranéens, la traite était donc florissante. Mais cet asservissement de chrétiens, même schismatiques, suscita progressivement des réticences de plus en plus nombreuses.

Dès lors, il revint aux comptoirs de la mer Noire d’alimenter ce commerce. Dans ces ports, reliés aux actifs et anciens marchés de l’intérieur, les Italiens s’approvisionnaient sans difficultés. Et les Vénitiens, depuis La Tana, Trébizonde, mais Constantinople aussi, conduisaient les hommes en Egypte, à Alexandrie, où ils étaient revendus, tandis que les femmes, Russes, Circassiennes, Tartares, poursuivaient jusqu’à Rialto. On les y achètait pour quarante ou cinquante ducats.12 Les bouleversements des dernières décennies du XVe siècle ruinèrent cette traite et des esclaves noirs, captifs plutôt que captives, commencèrent à arriver à Venise.13 Ce phénomène, dont rend compte la peinture vénitienne, je pense au Miracle du Bois de la Vraie Croix de Carpaccio ou au Miracle de la Croix de Gentile Bellini, demeura cependant limité au regard du commerce qu’organisaient les Portugais puis les Espagnols.

A Venise, les esclaves masculins étaient donc rares. Interdits dans l’enceinte de l’Arsenal, présents auprès de quelques artisans, on les retrouvait plutôt dans la suite des nobles, employés à les servir, à les escorter ou à les mener en gondole. La main d’œuvre servile, principalement féminine, était surtout utilisée à la maison. Peu d’informations filtrent toutefois des sources. Des contrats négocient ventes ou reventes. Les testaments, quand ils signalent un petit legs, éclairent brièvement ces femmes nombreuses, que les hommes de la maison ont parfois engrossées. Quelques procès citent, de même, ces étrangères dont on craignait les philtres ou les manigances et renvoient aux drames, aux jalousies que l’«ennemie domestique» pouvait provoquer dans ces larges maisonnées.14 Étudiant l’esclavage, on ne rassemble en somme que de menus faits, les ombres légères de quelques vies. Il reste que les affranchissements existaient, surtout à la mort du propriétaire, et que le statut servile n’était pas transmissible. Le «stock» d’esclaves devait donc être constamment renouvelé. Quant aux esclaves libérés et aux enfants d’esclaves, ils se fondaient dans la masse des populaires et seuls parfois leurs noms, empruntés à ceux de leurs anciens maîtres, permettaient de les identifier.

C’est cette image qui peut être proposée du monde du labeur vénitien, bien qu’elle soit assurément incomplète. Les sources manquent en effet, est-il besoin de le préciser, pour mieux déterminer les hiérarchies et les clivages, pour donner vie à ces acteurs d’une chronique économique qui a longtemps semblé comme sans grand relief au regard de l’aventure maritime.

Examinons maintenant les activités et les productions

Dans cette agglomération qui compta plus de 100.000 habitants et où le niveau de vie des dominants était fort élevé, toute une série de métiers travaillait en premier lieu pour nourrir, vêtir, chausser, abriter, divertir cette population, la fournir en objets simples ou plus raffinés. A côté des marchands et des charpentiers de navires, il nous faut faire ressurgir des bouchers et des pâtissiers, des maîtres de danse et d’escrime, des cabaretiers et des merciers, des barbiers et des apothicaires, des fabricants de chandelles et des jardiniers, des fripiers et des tailleurs, des orfèvres et des fourreurs, des cordonniers et des tisserands… Les inventaires après décès des plus misérables des populaires citent au moins, à côté du lit et des escabeaux, quelques draps et hardes, un seau, une marmite et la chaîne pour l’accrocher.15

Il fonctionna donc à Venise, et particulièrement dans la paroisse de San Barnaba, une petite métallurgie, bien que la concurrence de la Terre Ferme, dès le XIVe siècle, lui ait porté des coups sévères.16 Il exista de même une industrie du coton ou de la futaine, qui traitait une part du coton importé par les bâtiments vénitiens, même si les futaines lombardes ou les tissus de coton allemands, à partir du XVe siècle, l’ébranlèrent sérieusement.17 Il y eut aussi aux siècles modernes une production, sans doute massive, d’une céramique peinte d’usage courant mais joliment décorée, aux motifs verts et jaunes surtout. La lagune, les zones de remblaiement qui livrent en abondance fragments plus ou moins cassés, poteries un peu décolorées, en portent témoignage. Et puis, là comme ailleurs, certains secteurs employaient une main d’œuvre nombreuse. Dès la fin du XIIIe siècle, les tanneurs polluent suffisamment pour que la commune décide de les éloigner de l’autre côté du canal de la Giudecca, dans l’île homonyme. Leur industrie y est attestée dès 1285: un conflit oppose, à cette date, les artisans du cuir à des officiers publics qui leur contestent la libre disposition de l’eau. Au XVe siècle, cette activité économique est toujours bien présente, au voisinage du ponte lungo. De même, comment imaginer que Venise, ses palais, ses églises, ses maisons, ses quais et ses ponts soient surgis de l’eau sans évoquer les ouvriers et les maîtres du bâtiment, les sculpteurs mais aussi les manœuvres et les tâcherons, sans rappeler les fours à briques nécessaires aux constructions que revêtaient simplement des parements de pierre?18 Enfin, le tableau ne serait pas complet si l’on ne décrivait pas, à la périphérie de la ville, toutes ces parcelles où étaient séchés et entreposés les bois de flottage qui ravitaillaient l’agglomération. Au nord de la paroisse des Santi Giovanni e Paolo, en allant vers Santa Giustina, dans la Barbaria de le Tole, les marchands de bois étaient depuis longtemps installés. Mais on retrouvait les aires de stockage ailleurs, sur des terrains de conquête récente, à proximité de fabriques de chandelles, de fonderies ou de raffineries de sucre quoique la concurrence croissante du sucre atlantique et les arrivages, en provenance de Chypre, de sucre déjà raffiné, aient affecté au début du XVIe siècle cette spécialité vénitienne.

Il reste que, longtemps, aucune activité ne parut véritablement se détacher. Et de cette médiocrité du centre industriel vénitien, le métier de la laine fut considéré, je l’ai dit, comme le symbole le plus fort. On connaît l’essor, au XIIIe siècle, de l’industrie textile florentine. Dans les mêmes décennies à Venise, les lanaiuoli semblent bien modestes, lorsqu’ils sont mentionnés par la chronique de Martino da Canal parmi les divers métiers qui participent aux cérémonies fêtant l’élection du doge Lorenzo Tiepolo. La rédaction des statuts de l’art a suivi, semble-t-il, l’institution en 1244 des Consuls des Marchands et ce premier texte concernait les tisserands, d’abord organisés.19 La réglementation et les prescriptions techniques s’étendent ensuite au filage, à la teinture, aux diverses branches du métier, qui fut entièrement placé sous la responsabilité des Consuls. La Commune s’efforce donc, alors, de mettre sur pied une industrie capable de répondre à certains des besoins du marché local même si elle ne peut affronter, pour les trafics, la concurrence des draps étrangers. De fait, signe de cette dépendance, tout au long du XIVe siècle, les maîtres de l’art continuent à siéger au marché du Rialto, à proximité de la Draperia où sont entreposés les étoffes étrangères. Pour ce qui est du travail, il nous demeure, jusqu’à tard, à peu près inconnu. Certains textes paraissent, à la fin du XIIIe siècle, vouloir le cantonner au nord de la lagune, autour des îlots de Torcello.20 Mais leur application semble douteuse et, au début du XIVe siècle au moins, la liberté du travail de la laine paraît établie à Venise. Avant cette date, le filage, source d’emploi pour les femmes, ne quitta sans doute pas Rialto. Une dernière touche vient compléter cette description déjà bien terne: le site multipliait les diffficultés. L’appui technique de la Terre Ferme s’avéra d’abord indispensable. Faute d’eau douce, les draps étaient envoyés au foulage à Trévise, à Padoue et à Portogruaro.

Vaille que vaille pourtant, cette histoire se poursuit. Et au XVe siècle, la fabrication commence à marquer d’une empreinte plus ferme la topographie urbaine. Au sud-ouest de Venise, dans la paroisse de San Simone Propheta, auprès du rio Marin, le travail est regroupé. A son tour, l’administration du métier s’installe sur ces rives où elle peut, avec une facilité accrue, effectuer les contrôles techniques nécessaires. Au début du XVIe siècle, c’est une véritable concentration industrielle qu’il nous est donné d’observer: présence des équipements indispensables, vastes terrains d’étendage (chiovere) où les draps sèchent, après la teinture, sur des cadres de bois, maisons populaires construites en série, «lainiers» et tisserands nombreux dans les listes des locataires… A partir de ce centre, l’art pousse même quelques antennes vers les paroisses voisines. Mais surtout, preuve d’un dynamisme réel, au début du XVIe siècle, le travail de la laine peut, hors de cette zone, rassembler encore ponctuellement des groupes d’ouvriers. Au nord, en plein périmètre soyeux, quelques petits unités de fabrication lainière fonctionnent. Plus souvent, les métiers de la laine sont localement associés à d’autres activités industrielles qui définissent le rôle des confins. Des teintureries et leurs zones d’étendage des draps attenantes jalonnent ainsi le revers lagunaire. La commune, avec constance, s’était attachée à rejetter, loin des canaux du centre urbain, la teinture et ses rejets polluants. Et, en 1413, décision avait été prise d’éloigner «aux extrémités urbaines», sur les lisières que bordait la palud, les teintures au sang et à l’indigo. Au début de l’époque moderne, ces efforts sont entrés dans les faits. Les ateliers et les champs de séchage, au caò di Cannaregio, à San Girolamo ou à Sant’ Alvise, participent de l’exploitation, encore très extensive, de la périphérie.21

 

L’industrie de la laine, quasi invisible des décennies durant, inscrit dorénavant avec vigueur sa présence dans la trame et dans l’économie urbaines. Comment expliquer ces évolutions? L’essor, spectaculaire au cours du XVIe siècle, de la production lainière est aujourd’hui compté parmi les causes du rebond contemporain de l’économie vénitienne. Dans le dernier tiers du XVIe siècle, Venise aurait fabriqué entre 20.000 et 26.000 pièces de laine; et, en 1602, un maximum de 28.700 pièces aurait même été atteint. C’est dire l’ampleur de la croissance puisque, selon les estimations les plus optimistes, cette même production, vers 1500, se serait située à une hauteur de 2.000 pièces par an.22 Il reste que les indices convergent pour attester des progrès plus précoces, clairement accélérés durant la seconde moitié du XVe siècle. Des draps vénitiens d’excellente qualité sont alors couramment exportés sur les marchés d’Orient. On les repère sans difficulté à Constantinople, en Syrie et en Egypte et il s’agit le plus souvent de pièces d’écarlate, les fameux bastardi de grana.23 J’en déduis que le «know how» des teinturiers de Venise, connus par exemple pour leur gamme de rouges, entre pour beaucoup dans l’élan de la laine.24

Résumons cette brève histoire des draps vénitiens. Au XIVe siècle, souvent protégé par des mesures protectionnistes qui tentaient de réserver à la production locale une part au moins du marché urbain, l’art de la laine, modeste, fragile, soumis à des crises récurrentes, conforte l’image d’une économie tout entière dominée par les entreprises de l’import-export. Un siècle plus tard, avant que de devenir une activité manufacturière de première importance, la fabrication, en progrès constants grâce à la rigueur des normes techniques et au savoir-faire des artisans, a réussi à conquérir des marchés à l’exportation.25

A l’exemple de la laine, d’autres secteurs, traditionnellement jugés comme subsidiaires dans l’économie de la métropole marchande, ont à leur tour suscité des réexamens attentifs.

Et, d’abord, l’industrie du verre. Longtemps, elle parut aux historiens une curiosité locale qu’ils examinaient, à l’égal de ces visiteurs étrangers qui, suivant les étapes d’un tour obligé, se faisaient conduire à Murano pour y admirer les fragiles productions sorties des fours. Il y avait là une autre étrangeté vénitienne, dûment signalée dans les récits de voyages ou les histoires de la ville au titre des merveilles de Venise. Dès le XVe siècle, la mention de «Murano où l’on fait le verre» est devenue dans les descriptions un véritable lieu commun.26

Depuis la fin du XIIIe siècle, la fabrication du verre a été en effet installée en dehors de l’agglomération, sur les très proches îlots de Murano. En 1291, le Grand Conseil ordonne la destruction de tous les fours de l’art du verre situés dans la cité; mais la construction en demeure autorisée, voire encouragée, dans le district. Cette mesure faisait d’ailleurs probablement suite à des décrets antérieurs, aujourd’hui perdus. Car la présence de verriers à Murano est attestée plus tôt. Dans le cadre des mesures générales, que la Commune prend alors pour lutter contre l’incendie, les fours sont déplacés. Et la prescription publique est suivie d’effets: patrons des fours et ouvriers migrent vers Murano et transforment ces îlots en un faubourg industriel.

Je ne retracerai pas ici sa croissance.27 On retiendra seulement que le verre, dans ses créations nobles ou plus courantes, se diffuse à un rythme soutenu. On sait que la fenêtre vitrée est assez largement attestée dans Venise dès le XIVe siècle. Puis, au XVe siècle, les inventaires des boutiques, tel celui qu’on établit en 1496 à la mort du prestigieux maître Barovier, conservent le souvenir d’objets raffinés et coûteux, vendus sur le marché local et international: chandeliers, chapelets, coupes émaillées, vases précieux et dorés. C’est cependant la production de masse de brocs, de carafes, de récipients divers qui alimente plus largement le commerce. Les actes qui, par pages entières, énumèrent les autorisations d’exporter, rendent compte de ces flux de marchandises qui, depuis les fours, partent vers la Terre Ferme, l’Allemagne, l’Istrie, la Dalmatie… Tout est mis en œuvre pour assurer la conservation et l’augmentation d’un «métier de grande commodité et utile à notre cité».

Au début du XVIe siècle, Murano abrite, avec son industrie concentrée et novatrice, une des branches les plus actives et les plus prestigieuses du centre industriel vénitien. La liste est longue en effet, une fois encore, des spécialités qui sortent des ateliers lagunaires, des perles de verre pour les chapelets, aux miroirs et aux lunettes même si l’invention n’en revient pas aux Vénitiens. Et puis, dans la seconde moitié du XVe siècle, les progrès dans la fabrication du cristal ont été décisifs et ils révolutionnent, par exemple, l’industrie du miroir. De la sorte, pour un long siècle, et malgré une concurrence italienne et européenne acharnée à copier les verres de Venise et à débaucher des ouvriers, les verreries de Murano dominent le marché international.

Il exista donc bien des savoir-faire vénitiens et le cadre coercitif mis en place montre comment le pouvoir tenta, très tôt, de les protéger. Les statuts des verriers, rédigés en 1271, interdisaient l’exercice du métier à tous ceux qui n’auraient pas été régulièrement immatriculés à l’art. Les décisions postérieures aggravent ce contrôle de la main d’œuvre. Il est désormais interdit à tout verrier de quitter le territoire du duché et les amendes prévues gonflent vite, à mesure que ce problème de l’émigration et de la divulgation des procédés de fabrication devient déterminant pour l’autorité publique. L’autorité publique use donc tour à tour de la menace et de la clémence, punit puis pardonne afin d’inviter les contrevenants à regagner la lagune. Cette suite d’interdictions, que viennent tempérer des assouplissements temporaires, informe, au moins partiellement, sur la situation du marché du travail.28 Mais il s’agit surtout de sauvegarder les secrets. Dès 1295, le Grand Conseil déplorait la diffusion, au détriment de Venise, de certains procédés techniques, notant que «les fours s’étaient multipliés à Trévise, à Vicence, à Padoue, à Mantoue, à Ferrare, à Ancône et Bologne».

Le même espoir d’un impossible monopole explique que l’exportation de tous les produits nécessaires à la fabrication demeure prohibée. Toutefois les habituelles affaires de contrebande montrent que cette interdiction était tournée. Enfin, vient une ultime mesure destinée à boucler le dispositif: interdiction est faite à tous ceux qui ne seraient pas Muranesi ou Venitiani de devenir verrier.29 Mais des difficultés d’application viennent à l’occasion moduler les excès de ce malthusianisme. Le Sénat avait, à la fin du XVe siècle, tenté de restreindre l’embauche aux seuls insulaires, les Vénitiens n’étant employés qu’en cas d’extrême nécessité. En 1501, les besoins de l’industrie imposent le retour à la flexibilité: lorsque les ouvriers manquent, les maîtres peuvent engager des hommes dans tout le duché.30 Il n’empêche que tout est fait pour combattre la concurrence. La production locale est stimulée, les secrets sont préservés; quant à la maîtrise des techniques, elle se voit limitée à une élite de Murano, de Venise, ou au moins du duché.

Grâce à cette expertise, et jusqu’à ce que d’autres que les Vénitiens s’en rendent maîtres à leur tour, toute une gamme de produits est appréciée et exportée. Et il en va pour les soies comme pour le verre et le cristal.

Dès les années 1450, les soieries vénitiennes, simples ou façonnées, sont vendues dans toute l’Europe mais au Levant aussi. Les étoffes unies forment le gros de la production, au coût relativement limité. Mais des tissus beaucoup plus riches et plus coûteux sont également tissés: damas, lampas, satins brochés, velours d’or, dont les fameux riccio sopra riccio, boucle sur boucle… Ce sont ces damas et ces velours cramoisis, paonazo, polychromes ou d’or, qui partent pour Constantinople, montrant comment les flux des échanges se sont, depuis Marco Polo, inversés. Sans doute faut-il compter au nombre des atouts vénitiens les facilités d’approvisionnement en soie grège et en matières tinctoriales dont le port disposait; sans doute faut-il rappeler aussi les liens traditionnels de la cité avec l’Orient. Les motifs orientaux inspirèrent d’ailleurs longtemps les décors occidentaux avant que les dessinateurs locaux, avec lesquels pouvaient collaborer des peintres de première importance, ne créent un style propre aux principales cités soyeuses italiennes.31

Il reste que l’arrivée des soyeux lucquois eut, au début du XIVe siècle, une influence déterminante pour la production vénitienne, déjà organisée mais modeste. Lucques s’était affirmée, au XIIIe siècle, comme le centre principal de la soierie italienne mais la ville connut des troubles politiques récurrents, responsables de flux migratoires. Venise accueille donc, entre 1307 et 1320, ouvriers et marchands en provenance de cette cité et facilite même leur installation.32 Dès lors, à lire les statuts de l’art ou le discours du doge Mocenigo, le métier croît: «Les artisans de Lucques et ses hommes riches vinrent à Venise, et Lucques s’appauvrit».33 Il est vrai que, dès 1366, de premières mesures protectionnistes sont attestées qui montrent que la fabrication, en croissance rapide, est protégée.34 L’émigration des artisans est, d’autre part, interdite. Toute une main d’œuvre, principalement féminine, est alors employée dans les premières phases de la préparation du fil (incannaresse, ordiresse…) et les textes normatifs décrivent les étapes multiples du processus de fabrication. Il faut dévider les cocons, procéder au moulinage de fil de soie, le faire bouillir ensuite… Pour obtenir un tissu a perfectione, la soie passe entre seize mains au moins.35