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Tout est bien qui finit bien

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SCÈNE IV

A Florence. – Une chambre dans la maison de la veuve
Entrent HÉLÈNE, LA VEUVE, DIANE

HÉLÈNE. – Afin de vous convaincre que je ne vous ai pas fait d'injure, un des plus grands princes du monde chrétien sera ma caution; il faut nécessairement qu'avant d'accomplir mes desseins je me prosterne devant son trône. Il fut un temps où je lui rendis un service important, presque aussi cher que sa vie; un service, dont la reconnaissance pénétrerait le sein de pierre du Tartare même pour en faire sortir des remerciements. Je suis informée que Sa Majesté est à Marseille, et nous avons un cortége convenable pour nous conduire dans cette ville. Il faut que vous sachiez que l'on me croit morte. L'armée étant licenciée, mon mari retourne chez lui, et, avec le secours du ciel et l'agrément du roi mon bon maître, nous y serons rendues avant notre hôte.

LA VEUVE. – Douce dame, jamais vous n'avez eu de serviteur qui se soit chargé avec plus de zèle de vos affaires.

HÉLÈNE. – Ni vous, madame, n'avez eu d'ami dont les pensées travaillent avec plus d'ardeur à récompenser votre affection: ne doutez pas que le ciel ne m'ait conduite chez vous pour assurer la dot de votre fille, comme il l'a destinée à être mon appui et mon moyen pour gagner mon mari. Mais que les hommes sont étranges de pouvoir user avec tant de plaisir de ce qu'ils détestent, lorsque, se fiant imprudemment à leurs pensées déçues, ils souillent la nuit sombre! Ainsi, la débauche se repaît de l'objet de ses dégoûts à la place de ce qui est absent. Mais nous parlerons plus tard de cela. – Vous, Diane, il vous faudra souffrir encore pour moi quelque chose, sous là direction de mes faibles instructions.

DIANE. – Que l'honneur et la mort s'accordent ensemble dans ce que vous m'imposerez, et je suis à vous pour souffrir ce que vous voudrez.

HÉLÈNE. – Cependant je vous prie… Mais bientôt le temps amènera la saison de l'été, où les églantiers auront des feuilles aussi bien que des épines, et seront aussi charmants qu'ils sont piquants. Il faut que nous partions; notre voiture est prête, et le temps nous presse. Tout va bien qui finit bien. La fin est la couronne des entreprises; quelle que soit la carrière, c'est la fin qui en décide la gloire.

(Elles sortent.)

SCÈNE V

En Roussillon. – Appartement dans le palais de la comtesse
Entrent LA COMTESSE, LAFEU, LE BOUFFON

LAFEU. – Non, non; votre fils a été égaré par un faquin en taffetas, dont l'infâme safran vous teindrait de cette couleur toute la molle et flexible jeunesse d'une nation. Sans ceci, votre belle-fille vivrait encore, et votre fils, qui est ici en France, serait bien plus avancé par le roi sans ce bourdon à queue bigarrée.

LA COMTESSE. – Je voudrais bien ne l'avoir jamais connu, il a tué la plus vertueuse femme dont la création ait fait l'honneur à la nature. Quand elle aurait été de mon sang et qu'elle m'eût coûté les tendres gémissements d'une mère, jamais ma tendresse pour elle n'eût pu être plus profonde.

LAFEU. – C'était une bonne dame: nous pouvons bien cueillir mille salades avant d'y retrouver une herbe pareille.

LE BOUFFON. – Oh! oui, monsieur; elle était ce qu'est la douce marjolaine dans une salade, ou plutôt l'herbe de grâce 38.

LAFEU. – Ce ne sont pas là des herbes à salade, faquin, ce sont dès herbes pour le nez.

LE BOUFFON. – Je ne suis pas un grand Nabuchodonosor, monsieur; je ne me connais pas beaucoup en herbes.

LAFEU. – Qui fais-tu profession d'être? coquin ou fou?

LE BOUFFON. – Fou, monsieur, au service d'une femme, et coquin au service d'un homme.

LAFEU. – Que veut dire cette distinction?

LE BOUFFON. – Je voudrais escamoter à un homme sa femme et faire son service.

LAFEU. – Comme cela, vraiment, tu serais un coquin à son service.

BOUFFON. – Et je donnerais à sa femme ma marotte 39 pour faire son service.

LAFEU. – Allons, j'en conviens, tu es à la fois un coquin et un fou.

LE BOUFFON. – A votre service.

LAFEU. – Non, non, non.

LE BOUFFON. – Eh bien! monsieur, si je ne vous sers pas, je puis servir un aussi grand prince que vous.

LAFEU. – Qui est-ce? Est-ce un Français?

LE BOUFFON. – Ma foi, monsieur, il a un nom anglais, mais sa physionomie est plus chaude 40 en France qu'en Angleterre.

LAFEU. – Quel est ce prince?

LE BOUFFON. – Le prince noir, monsieur: Alias, le prince des ténèbres; Alias, le diable.

LAFEU. – Arrête-là, voilà ma bourse. Je ne te la donne pas pour te débaucher du service du maître dont tu parles: continue de le servir.

LE BOUFFON. – Je suis né dans un pays de bois, monsieur, et j'ai toujours aimé un grand feu, et le maître dont je parle entretient toujours bon feu. Mais puisqu'il est le prince du monde, que sa noblesse se tienne à sa cour. Je suis, moi, pour la maison à porte étroite, que je crois trop petite pour que la pompe puisse y passer; quelques personnes qui s'humilient le pourront; mais le grand nombre sera trop frileux et trop délicat, et ils préféreront le chemin fleuri qui conduit à la porte large et au grand brasier.

LAFEU. – Va ton chemin: je commence à être las de toi, et je t'en préviens d'avance, parce que je ne voudrais pas me disputer avec toi. Va-t'en; veille à ce qu'on ait bien soin de mes chevaux sans tour de ta façon.

LE BOUFFON. – Si je leur joue quelques tours, ce ne seront jamais que des tours de rosse; ce qui est leur droit par la loi de nature.

(Il sort.)

LAFEU. – Un rusé coquin, un mauvais drôle!

LA COMTESSE. – C'est vrai. Feu mon seigneur s'en divertissait beaucoup. C'est par sa volonté qu'il reste ici, et il s'en autorise pour se permettre ses impertinences. Et en effet, il n'a aucune marche réglée: il court où il veut.

LAFEU. – Il me plaît beaucoup; ses bouffonneries ne sont pas hors de saison. – J'allais vous dire que depuis que j'ai appris la mort de cette bonne dame, et que monseigneur votre fils était sur le point de revenir chez lui, j'ai prié le roi mon maître de parler en faveur de ma fille: c'est Sa Majesté qui, gracieusement, m'en fit elle-même la première proposition, lorsque tous les deux étaient encore mineurs. Le roi m'a promis de l'effectuer; et pour éteindre le ressentiment qu'il a conçu contre votre fils, il n'y a pas de meilleur moyen. Votre Seigneurie goûte-t-elle cela?

LA COMTESSE. – J'en suis très-satisfaite, seigneur, et je désire que cela s'accomplisse heureusement.

LAFEU. – Sa Majesté revient en poste de Marseille avec un corps aussi vigoureux que lorsqu'elle ne comptait que trente ans; elle sera ici demain, ou je suis trompé par un homme qui m'a rarement induit en erreur dans ces sortes d'avis.

LA COMTESSE. – J'ai bien de la joie d'espérer le revoir encore avant de mourir. J'ai des lettres qui m'annoncent que mon fils sera ici ce soir. Je conjure Votre Seigneurie de rester avec moi jusqu'à ce qu'ils se soient rencontrés.

LAFEU. – Madame, j'étais occupé à songer de quelle manière je pourrais être admis en sa présence.

LA COMTESSE. – Vous n'avez besoin, monsieur, que de faire valoir vos droits honorables.

LAFEU. – Madame, j'en ai fait un usage bien téméraire, mais je rends grâces à Dieu de ce qu'ils durent encore.

(Le bouffon revient.)

LE BOUFFON. – Oh! madame, voilà monseigneur votre fils avec un morceau de velours sur la figure; s'il y a ou non une cicatrice dessous, le velours le sait: mais c'est un fort beau morceau de velours: sa joue gauche est une joue de première qualité, mais il porte sa joue droite toute nue.

LA COMTESSE. – Une noble blessure, une blessure noblement gagnée est une belle livrée d'honneur: il y a apparence qu'elle est de cette espèce.

LE BOUFFON. – Mais c'est une figure qui a l'air d'être grillée.

LAFEU. – Allons voir votre fils, je vous prie. J'ai hâte de causer avec ce jeune et noble soldat.

LE BOUFFON. – Ma foi, ils sont une douzaine en élégants et fins chapeaux, avec de galantes plumes qui s'inclinent et font la révérence à tout le monde.

(Tous sortent.)
FIN DU QUATRIÈME ACTE

ACTE CINQUIÈME

SCÈNE I

Marseille. – Une rue
Entrent HÉLÈNE, LA VEUVE, DIANE, et deux domestiques

HÉLÈNE. – Certainement vous devez être excédée de courir ainsi la poste jour et nuit: nous ne pouvons faire autrement; mais puisque vous avez déjà sacrifié tant de jours et de nuits, et fatigué vos membres délicats pour me rendre service, soyez-en sûre, vous êtes si profondément enracinée dans ma reconnaissance, que rien ne saurait vous en arracher. – Dans des temps plus heureux… (Entre un officier de la fauconnerie 41.) Ce gentilhomme pourrait peut-être m'obtenir une audience du roi, s'il voulait employer son crédit. – Dieu vous garde, monsieur.

 

LE GENTILHOMME. – Et vous aussi, madame.

HÉLÈNE. – Monsieur, je vous ai vu à la cour de France.

LE GENTILHOMME. – J'y ai passé quelque temps.

HÉLÈNE. – Je pense, monsieur, que vous n'êtes pas déchu de la réputation d'être obligeant; c'est pourquoi, poussée par une nécessité très-pressante qui met de côté les compliments, je vous mets à même de faire usage de vos vertus, et je vous en serai éternellement reconnaissante.

LE GENTILHOMME. – Que désirez-vous?

HÉLÈNE. – Que vous ayez la bonté de donner ce petit mémoire au roi et de vouloir bien m'aider de tout votre crédit pour obtenir la faveur de lui être présentée.

LE GENTILHOMME. – Le roi n'est point ici.

HÉLÈNE. – Il n'est point ici, monsieur?

LE GENTILHOMME. – Non, en vérité. Il est parti d'ici hier au soir, et avec plus de précipitation qu'il n'a coutume.

LA VEUVE. – Grand Dieu! toutes nos peines sont perdues!

HÉLÈNE. -Tout est bien qui finit bien, quoique le sort nous paraisse si contraire et les moyens si défavorables. (Au gentilhomme.) De grâce, où est-il allé?

LE GENTILHOMME. – Vraiment, à ce que j'ai entendu dire, il est parti pour le Roussillon, où je vais aussi.

HÉLÈNE. – Je vous en conjure, monsieur, comme probablement vous verrez le roi avant moi, de remettre ce petit mémoire entre les mains de Sa Majesté; j'espère que vous n'en recevrez aucun blâme et que vous serez, au contraire, bien aise de la peine que vous aurez prise. J'arriverai après vous avec toute la diligence qu'il nous sera possible de faire.

LE GENTILHOMME. – Je ferai cela pour vous obliger.

HÉLÈNE. – Et vous verrez qu'on vous en remerciera bien, sans ce qui pourra en arriver de plus. – Il nous faut remonter à cheval. (A sa suite.) Allez, allez, faites vite tout préparer.

(Elles sortent.)

SCÈNE II

La scène est en Roussillon. – Une cour intérieure dans le palais
de la comtesse
Entrent LE BOUFFON, PAROLLES

PAROLLES. – Mon cher monsieur Lavatch, donnez cette lettre à monseigneur Lafeu. J'ai autrefois, monsieur, été mieux connu de vous quand j'étais revêtu d'habits plus frais; mais aujourd'hui je suis tombé dans le fossé de la Fortune, et j'exhale une forte odeur de sa cruelle disgrâce.

LE BOUFFON. – Ma foi, les disgrâces de la fortune sont bien mal tenues, si tu sens aussi fort que tu le dis. Je ne veux plus désormais manger de poisson au beurre de la Fortune. Je te prie, mets-toi au-dessous du vent.

PAROLLES. – Oh! vous n'avez pas besoin, monsieur, de vous boucher le nez; je ne parlais que par métaphore.

LE BOUFFON. – En vérité, monsieur, si vos métaphores 42 sentent mauvais, je me boucherai le nez, et je le ferais devant les métaphores de qui que ce soit. – Allons, je t'en prie, éloigne-toi.

PAROLLES. – Monsieur, je vous en conjure, remettez pour moi ce papier.

LE BOUFFON. – Pouah! – Éloigne-toi, je te prie; un papier de la chaise percée de la Fortune pour donner à un gentilhomme! Tiens, le voici lui-même. (Entre Lafeu. A Lafeu.) Voici un minet de la Fortune, monsieur, ou du petit chat de la Fortune (mais un petit chat qui ne sent pas le musc), qui est tombé dans le sale réservoir de ses disgrâces, d'où, comme il le dit, il est sorti tout fangeux. Je vous prie, monsieur, de traiter la carpe du mieux que vous pourrez, car il a l'air d'un vaurien bien pauvre, bien déchu, ingénieux, fou et fripon. Je compatis à son malheur avec mes sourires de consolation, et je l'abandonne à Votre Seigneurie.

PAROLLES. – Monseigneur, je suis un homme que la Fortune a cruellement égratigné.

LAFEU. – Et que voulez-vous que j'y fasse? il est trop tard maintenant pour lui rogner les ongles. Quel est le mauvais tour que vous avez joué à la Fortune pour qu'elle vous ait si fort égratigné; car c'est par elle-même une fort bonne dame, qui ne souffre pas que les coquins prospèrent longtemps à son service? Tenez, voilà un quart d'écu pour vous; que les juges de paix vous réconcilient, vous et la Fortune; j'ai d'autres affaires.

PAROLLES. – Je supplie Votre Seigneurie de vouloir bien entendre un seul mot.

LAFEU. – Tu veux encore quelques sous de plus? les voilà: économise tes paroles.

PAROLLES. – Mon nom, mon bon seigneur, est Parolles.

LAFEU. – Vous demandez donc à dire plus d'un mot 43? – Maudit soit mon emportement! Donnez-moi la main. Comment va votre tambour?

PAROLLES. – O mon bon seigneur! vous êtes celui qui m'avez découvert le premier.

LAFEU. – Comment, c'est moi, vraiment? Et je suis le premier qui t'ai perdu.

PAROLLES. – Il ne tient qu'à vous, seigneur, de me faire rentrer un peu en grâce, car c'est vous qui m'en avez chassé.

LAFEU. – Fi donc! coquin; veux-tu que je sois à la fois Dieu et diable, que l'un te fasse entrer en grâce et que l'autre t'en chasse? (Bruit de trompettes.) Voici le roi qui vient: je le reconnais à ses trompettes. Faquin, informez-vous de moi; j'ai encore hier au soir parlé de vous. Quoique vous soyez un fou et un vaurien, vous aurez à manger. Venez, suivez-moi.

PAROLLES. – Je bénis Dieu pour vos bontés.

(Il sort.)

SCÈNE III

La scène est toujours en Roussillon. – Appartement dans le palais
de la comtesse
FANFARES. LE ROI, LA COMTESSE, LAFEU, LES DEUX
SEIGNEURS FRANÇAIS, gentilshommes, gardes

LE ROI. – Nous avons perdu en elle un joyau précieux, et notre réputation en a été fort appauvrie; mais votre fils, égaré par sa propre folie, n'a pas eu assez de sens pour sentir toute l'étendue de son mérite.

LA COMTESSE. – C'est passé, sire; et je conjure Votre Majesté de regarder cette révolte comme un écart naturel dans l'ardeur de la jeunesse, lorsque l'huile et le feu, trop impétueux pour la force de la raison, la maîtrisent et brûlent toujours.

LE ROI. – Honorable dame, j'ai tout pardonné et tout oublié, quoique ma vengeance fût armée contre lui et n'attendît que le moment de frapper.

LAFEU. – Je dois le dire, si Votre Majesté veut bien me le permettre: le jeune comte a cruellement offensé Votre Majesté, sa mère et sa femme; mais c'est à lui-même qu'il a fait le plus grand tort; il a perdu une femme dont les charmes étonnaient les yeux les plus riches en souvenirs de beauté, dont la voix captivait toutes les oreilles, et qui possédait tant de perfections, que des coeurs qui dédaignaient de servir l'appelaient humblement leur maîtresse.

LE ROI. – L'éloge de l'objet qu'on a perdu en rend le souvenir plus cher. Eh bien! faites-le venir; nous sommes réconciliés, et la première entrevue effacera tout le passé. Qu'il ne me demande point pardon, le sujet de sa grande offense n'existe plus, et nous ensevelissons les restes de nos ressentiments dans un abîme plus profond que l'oubli; qu'il vienne comme un étranger et non comme un criminel, et dites-lui bien que c'est là notre volonté.

UN SEIGNEUR FRANÇAIS. – Je le lui dirai, sire.

LE ROI, à Lafeu. – Que dit-il de votre fille? Lui avez-vous parlé?

LAFEU. – Tout ce qu'il a est aux ordres de Votre Majesté.

LE ROI. – Nous aurons donc une noce. J'ai reçu des lettres qui le couvrent de gloire.

(Bertrand entre,)

LAFEU. – Il a tout pour plaire.

LE ROI. – Je ne suis point un jour de la saison, car tu peux voir au même instant sur mon front et le soleil et la grêle. Mais à présent ces nuages menaçants font place aux plus brillants rayons; ainsi approche, le temps est beau de nouveau.

BERTRAND. – O mon cher souverain! pardonnez-moi des fautes expiées par un profond repentir.

LE ROI. – Tout est oublié. Ne parlons plus du passé. Saisissons par les cheveux le présent, car nous sommes vieux, et le temps glisse sans bruit sur nos décisions les plus rapides, et les efface avant qu'elles soient accomplies. Vous vous rappelez la fille de ce seigneur?

BERTRAND. – Avec admiration, mon prince. J'avais d'abord jeté mon choix sur elle avant que mon coeur osât le révéler par ma bouche: d'après la vive impression qu'elle avait faite sur mes yeux, le mépris me prêta sa dédaigneuse lunette, qui défigura tous les traits des autres beautés, ternit leurs plus belles couleurs, ou me les représenta comme empruntées, elle allongeait ou raccourcissait les proportions de leur visage pour en faire un objet hideux: de là vint que celle dont tous les hommes chantaient les louanges, et que moi-même j'ai aimée depuis que je l'ai perdue, semblait dans mon oeil un grain de poussière qui le blessait.

LE ROI. – C'est bien s'excuser. Cet amour efface quelques articles de ton long compte; mais l'amour qui vient trop tard (semblable au pardon de la clémence attardé) devient un reproche amer pour celui qui l'envoie, et lui crie sans cesse: «C'est ce qui est bon qui est perdu.» Nos téméraires préventions ne font aucun cas des objets précieux que nous possédons: nous ne les connaissons qu'en voyant leur tombeau. Souvent nos ressentiments, injustes envers nous-mêmes, détruisent nos amis, et nous allons ensuite pleurer sur leurs cendres; l'amitié se réveille et pleure en voyant ce qui est arrivé, tandis que la haine honteuse dort toute la journée. Que ce soit là l'éloge funèbre de l'aimable Hélène, et maintenant oublions-la. Envoie tes gages d'amour à la belle Madeleine; tu as obtenu les consentements les plus importants, et je resterai ici pour voir les secondes noces de notre veuf.

LA COMTESSE. – Que le ciel prospère la bénisse davantage que la première, ou que je meure avant qu'ils s'unissent!

LAFEU. – Viens, mon fils, toi en qui doit se confondre le nom de ma maison. Donne-moi quelque gage de tendresse qui brille aux yeux de ma fille et qui l'engage à se rendre ici promptement. (Bertrand lui donne un anneau.) Par ma vieille barbe et par chacun de ses poils, Hélène, qui est morte, était une charmante créature! – C'est un anneau semblable à celui-ci que j'ai vu à son doigt la dernière fois que j'ai pris congé d'elle à la cour.

BERTRAND. – Il n'a jamais été à elle.

LE ROI. – Donnez, je vous prie, que je le voie; car mon oeil, quand je parlais, était souvent attaché sur cet anneau: il était à moi jadis; je lui recommandai, si jamais elle se trouvait dans des circonstances où elle eût besoin de secours, de m'envoyer ce gage, en promettant que je l'aiderais sur l'heure. Auriez-vous eu la perfidie de la dépouiller de ce qui pouvait lui être si utile?

BERTRAND. – Mon gracieux souverain, quoiqu'il vous plaise de le croire ainsi, cet anneau n'a jamais été à elle.

LA COMTESSE. – Mon fils, sur ma vie, je le lui ai vu porter, et elle y attachait autant de prix qu'à sa vie.

LAFEU. – Je suis sûr de le lui avoir vu porter.

BERTRAND. – Vous vous trompez, seigneur; elle ne l'a jamais vu. Il m'a été jeté par une fenêtre à Florence, enveloppé dans un papier où était le nom de celle qui l'avait jeté: c'était une fille noble, et elle me crut dès lors engagé avec elle. Mais quand j'eus répondu à ma bonne fortune, et qu'elle fut pleinement informée que je ne pouvais répondre aux vues honorables dont elle m'avait fait l'ouverture, elle y renonça avec un grand chagrin; mais elle ne voulut jamais reprendre l'anneau.

 

LE ROI. – Plutus même, qui connaît la teinture dont la vertu multiplie l'or 44, n'a pas des secrets de la nature une connaissance plus parfaite que je n'en ai, moi, de cet anneau. C'était le mien, c'était celui d'Hélène, qui que ce soit qui vous l'ait donné: ainsi, si vous vous connaissez bien vous-même, avouez que c'était le sien, et dites par quelle violence vous le lui avez ravi. Elle avait pris tous les saints à témoin qu'elle ne l'ôterait jamais de son doigt que pour vous le donner à vous-même dans le lit nuptial (où vous n'êtes jamais entré), ou qu'elle nous l'enverrait dans ses plus grands revers.

BERTRAND. – Elle ne l'a jamais vu.

LE ROI. – Comme il est vrai que j'aime l'honneur, tu dis un mensonge, et tu fais naître en moi des inquiétudes, des soupçons que je voudrais étouffer… – Cela ne peut pas être; – cependant je ne sais. – Tu la haïssais mortellement, et elle est morte! et rien, à moins que d'avoir moi-même fermé ses yeux, ne peut mieux m'en convaincre que la vue de cet anneau. – Qu'on l'emmène. (Les gardes s'emparent de Bertrand.) Quel que soit l'événement, j'ai fait mes preuves qui absoudront mes craintes du reproche de légèreté. – Peut-être ai-je trop légèrement renoncé à mes premières craintes. Qu'on l'emmène: nous voulons approfondir cette affaire.

BERTRAND. – Si vous pouvez prouver que cet anneau était à elle, vous prouverez aussi aisément que je suis entré dans son lit à Florence, où jamais elle n'a mis le pied.

(Les gardes emmènent Bertrand.)
(Un gentilhomme entre.)

LE ROI. – Je suis enveloppé de sombres pensées.

LE GENTILHOMME. – Mon gracieux souverain, j'ignore si j'ai bien ou mal fait: voici le placet d'une Florentine, qui a manqué quatre ou cinq fois l'occasion de vous le remettre elle-même. Je m'en suis chargé, attendri par les grâces touchantes de cette pauvre suppliante que je sais être, à l'heure qu'il est, arrivée ici. On lit dans ses regards inquiets l'importance de sa requête; et elle m'a dit en quelques mots touchants que Votre Majesté y était elle-même intéressée.

LE ROI prend et lit la lettre. – «Grâce à plusieurs protestations de m'épouser quand sa femme serait morte, je rougis de le dire, il m'a séduite. Aujourd'hui le comte de Roussillon est veuf, sa foi m'est engagée, et je lui ai livré mon honneur. Il est parti furtivement de Florence, sans prendre congé de personne, et je le suis dans sa patrie pour y demander justice. Rendez-la-moi, sire; vous le pouvez: autrement un séducteur triomphera, et une pauvre fille est perdue.

Diane Capulet.»

LAFEU. – Je m'achèterai un gendre à la foire, et je payerai les droits 45: je ne veux point de celui-ci.

LE ROI. – Les cieux te protègent, Lafeu, puisqu'ils ont mis au jour cette découverte. Qu'on cherche cette infortunée: allez promptement, et qu'on ramène ici le comte. (Le gentilhomme sort avec quelques autres personnes de la suite du roi; les gardes ramènent Bertrand.) – Je tremble, madame, qu'on n'ait traîtreusement arraché la vie à Hélène.

LA COMTESSE. – Eh bien! justice sur les assassins!

LE ROI, à Bertrand. – Je m'étonne, seigneur, puisque les femmes sont des monstres à vos yeux, puisque vous les fuyez après leur avoir juré mariage, que vous désiriez vous marier. – Quelle est cette femme?

(Entrent la veuve et Diane.)

DIANE. – Je suis, seigneur, une malheureuse Florentine, descendue des anciens Capulets. Ma prière, à ce que j'entends, vous est connue. Vous savez donc aussi combien je suis digne de pitié.

LA VEUVE. – Et moi, sire, je suis sa mère, seigneur, dont l'âge et l'honneur souffrent également des affronts dont nous nous plaignons ici; tous deux succomberont si vous n'y portez remède.

LE ROI. – Approchez, comte. Connaissez-vous ces femmes?

BERTRAND. – Mon prince, je ne puis ni ne veux nier que je les connaisse. De quoi m'accusent-elles?

DIANE. – Pourquoi affectez-vous de ne pas reconnaître votre femme?

BERTRAND. – Elle ne m'est rien, seigneur.

DIANE. – Si vous vous mariez, vous donnerez cette main, et cette main est à moi; vous donnerez les voeux prononcés devant le ciel, et ils sont à moi; en vous donnant à une autre, vous me donnerez moi-même (et cependant je suis à moi); car je suis tellement incorporée avec vous par le noeud de vos serments, qu'on ne saurait vous épouser sans m'épouser aussi; ou tous les deux, ou ni l'un ni l'autre.

LAFEU, à Bertrand. – Votre réputation baisse trop pour prétendre à ma fille: vous n'êtes pas un mari pour elle.

BERTRAND. – C'est, mon prince, une créature folle et effrontée, avec laquelle j'ai badiné quelquefois. Que Votre Majesté prenne une plus noble idée de mon honneur, que de croire que je voulusse m'abaisser si bas.

LE ROI. – Monsieur, vous n'aurez point mon opinion en votre faveur, jusqu'à ce que vos actions l'aient méritée. Prouvez-moi que votre honneur est au-dessus de l'opinion que j'en ai.

DIANE. – Bon roi, demandez-lui d'attester avec serment qu'il ne croit pas avoir eu ma virginité.

LE ROI. – Que lui réponds-tu?

BERTRAND. – C'est une impudente, mon prince; elle était prostituée à tout le camp.

DIANE. – Il m'outrage, seigneur. S'il en était ainsi, il m'aurait achetée à vil prix. Ne le croyez pas. Oh! voyez cet anneau, dont l'éclat et la richesse n'ont point de pareil: eh bien! il l'a cependant donné à une femme prostituée à tout le camp, si j'en suis une.

LA COMTESSE. – Il rougit, et c'est le sien. Ce joyau, depuis six générations, a été légué par testament et porté de père en fils. C'est sa femme; cet anneau vaut mille preuves.

LE ROI. – Vous avez dit, ce me semble, que vous aviez vu ici quelqu'un à la cour, qui pourrait en rendre témoignage?

DIANE. – Cela est vrai, mon seigneur; mais il me répugne de produire un témoin aussi vil: son nom est Parolles.

LAFEU. – J'ai vu l'homme aujourd'hui, si c'est un homme.

LE ROI. – Qu'on le cherche, et qu'on l'amène ici.

BERTRAND. – Que voulez-vous de lui? Il est déjà noté pour le plus perfide scélérat, par toutes les actions basses et odieuses du monde, et la vérité répugne à sa nature même. Me tiendrez-vous pour ceci ou pour cela sur le témoignage d'un misérable, qui dira tout ce qu'on voudra?

LE ROI. – Elle a cet anneau, qui est le vôtre.

BERTRAND. – Je crois qu'elle l'a: il est certain que j'ai eu du goût pour elle, et que je l'ai recherchée avec l'étourderie de la jeunesse. Elle connaissait la distance qu'il y avait entre elle et moi; elle m'a amorcé, et elle piqua mes désirs par ses refus, comme il arrive que tous les obstacles que rencontre un caprice ne font qu'en accroître l'ardeur. Enfin, ses agaceries secondant ses attraits ordinaires, elle m'amena au prix qu'elle avait mis à ses faveurs: elle obtint l'anneau; et moi, j'eus ce que tout subalterne aurait pu acheter au prix du marché.

DIANE. – Il faut que j'aie de la patience! Vous qui avez chassé votre première femme, une si noble dame, vous pouvez bien me priver aussi de mes droits sur vous. Je vous prie cependant (car, puisque vous êtes sans vertu, je perdrai mon mari), envoyez chercher votre anneau: je vous le rendrai, si vous me rendez le mien.

BERTRAND. – Je ne l'ai pas.

LE ROI. – Comment était votre anneau, je vous prie?

DIANE. – Il ressemblait beaucoup à celui que vous portez au doigt.

LE ROI. – Connaissez-vous cet anneau? Cet anneau était autrefois au comte.

DIANE. – Et c'est celui que je lui avais donné quand il est entré dans mon lit.

LE ROI. – Alors son histoire est fausse; il dit que vous le lui avez jeté d'une fenêtre.

DIANE. – J'ai dit la vérité.

(Parolles entre.)

BERTRAND. – J'avoue, mon prince, que cet anneau était à elle.

LE ROI. – Tu balbuties étrangement; une plume te fait tressaillir. – Est-ce là cet homme dont vous me parliez?

DIANE. – C'est lui, mon prince.

LE ROI, à Parolles. – Dites-moi, drôle, mais dites-moi la vérité: je vous l'ordonne, sans craindre le déplaisir de votre maître, dont je saurai bien vous défendre si vous êtes sincère. Que savez-vous de ce qui s'est passé entre lui et cette femme?

PAROLLES. – Sous le bon plaisir de Votre Majesté, mon maître a toujours été un gentilhomme honorable. Il a joué quelquefois de ces tours que font tous les gentilshommes.

LE ROI. – Allons, allons au fait. A-t-il aimé cette femme?

PAROLLES. – Oui, sire, il l'a aimée: mais comment?

LE ROI. – Comment, je vous prie?

PAROLLES. – Il l'a aimée, mon prince, comme un gentilhomme aime une femme.

LE ROI. – Que voulez-vous dire?

PAROLLES. – Qu'il l'aimait, sire, et qu'il ne l'aimait pas.

LE ROI. – Comme tu es un coquin et n'es pas un coquin, n'est-ce pas? Quel drôle est cet homme-ci avec ses équivoques!

PAROLLES. – Je suis un pauvre homme, et aux ordres de Votre Majesté.

LAFEU. – C'est un fort bon tambour, mon prince, mais un méchant orateur.

DIANE. – Savez-vous qu'il m'a promis le mariage?

PAROLLES. – Vraiment, j'en sais plus que je n'en dirai.

LE ROI. – Tu ne veux donc pas dire tout ce que tu sais?

PAROLLES. – Je le dirai, si c'est le bon plaisir de Votre Majesté. J'étais leur entremetteur à tous deux, comme je vous l'ai dit: mais plus que cela, il l'aimait; car, en vérité, il en était fou, et il parlait de Satan, des limbes, des furies et de je ne sais quoi; et j'étais si fort en crédit que je savais quand ils se couchaient et mille autres circonstances, comme, par exemple, des promesses de l'épouser, et des choses qui m'attireraient de la malveillance si je les révélais: c'est pourquoi je ne dirai pas ce que je sais.

LE ROI. – Tu as déjà tout dit, à moins que tu ne puisses ajouter qu'ils sont mariés; mais tu es trop fin dans tes dépositions: ainsi, retire-toi. (A Diane.) Cet anneau, dites-vous, était le vôtre?

DIANE. – Oui, mon prince.

LE ROI. – Où l'avez-vous acheté, ou qui vous l'a donné?

DIANE. – Il ne m'a point été donné et je ne l'ai point acheté non plus.

LE ROI. – Qui vous l'a prêté?

DIANE. – Il ne m'a point non plus été prêté.

LE ROI. – Où donc l'avez-vous trouvé?

DIANE. – Je ne l'ai pas trouvé.

LE ROI. – Si vous ne l'avez acquis par aucun de ces moyens, comment avez-vous pu le donner à Bertrand?

DIANE. – Je ne le lui ai jamais donné.

LAFEU. – Cette femme, mon prince, est comme un gant large: on la met et on l'ôte comme on veut.

LE ROI. – L'anneau était à moi; je l'ai donné à sa première femme.

DIANE. – Il a pu être à vous ou à elle, pour ce que j'en sais.

LE ROI. – Qu'on l'emmène, elle commence à me déplaire. Qu'on la mène en prison et lui aussi. Si tu ne me dis point d'où tu as cet anneau, tu vas mourir dans une heure.

DIANE. – Je ne vous le dirai jamais.

LE ROI. – Qu'on l'emmène.

DIANE. – Je vous donnerai une caution, mon prince.

LE ROI. – Je te crois maintenant une prostituée.

DIANE. – Grand Jupiter! si jamais j'ai connu un homme, c'est vous.

LE ROI. – Pourquoi donc accuses-tu Bertrand depuis tout ce temps?

DIANE. – Parce qu'il est coupable et qu'il n'est pas coupable. Il sait que je ne suis plus vierge, et il en ferait serment. Moi, je ferai serment que je suis vierge, et il ne le sait pas. Grand roi, je ne suis point une prostituée; sur ma vie, je suis vierge, ou (montrant Lafeu) la femme de ce vieillard.

38La rue.
39Court bâton surmonté d'une tête; c'était le sceptre des fous.
40Allusion à la maladie française, Morbus gallicus.
41stringer, dérivé d'ostercus.
42Shakspeare fait ici la faute en donnant le précepte. Quoniam hæc, dit Cicéron, vel summa laus est in verbis transferendis ut sensim feriat id quod translatum sit, fugienda est omnis turpitudo earum rerum, ad quas eorum animos qui audiunt trahet similitudo. Nolo morte dici Africani castratam esse rempublicam. Nolo stercus curiæ dici Glauciam. (De Orat.)
43Pointe sur le nom de Parolles.
44Allusion aux alchimistes.
45Allusion au droit de péage qu'on paye à la foire pour les chevaux.