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Tout est bien qui finit bien

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SCÈNE III

La scène est en Roussillon. Appartement dans le palais de la comtesse
LA COMTESSE, son INTENDANT ET UN BOUFFON 6

LA COMTESSE. – Je suis prête à vous entendre à présent: qu'avez-vous à dire de cette jeune demoiselle?

L'INTENDANT. – Madame, je désirerais que l'on pût trouver dans le journal de mes services passés tous les soins que j'ai pris pour tâcher de vous contenter; car nous blessons notre modestie, et nous ternissons la pureté de nos services en les publiant nous-mêmes.

LA COMTESSE. – Que fait ici ce maraud? Retirez-vous, drôle; toutes les plaintes que j'ai entendues sur votre compte, je ne les crois pas toutes… non…; mais c'est la faute de ma lenteur à croire; car je sais que vous ne manquez pas de folie pour commettre ces méchancetés, et que vous avez assez d'adresse pour les commettre subtilement.

LE BOUFFON. – Vous n'ignorez pas, madame, que je suis un pauvre diable.

LA COMTESSE. – C'est bien, monsieur.

LE BOUFFON. – Non, madame, il n'est pas bien que je sois pauvre, quoique la plupart des riches soient damnés. Mais si je puis obtenir le consentement de Votre Seigneurie pour entrer dans le monde, la jeune Isabeau et moi, nous ferons comme nous pourrons.

LA COMTESSE. – Tu veux donc aller mendier?

LE BOUFFON. – Je ne mendie rien, madame, que votre consentement dans cette affaire.

LA COMTESSE. – Dans quelle affaire?

LE BOUFFON. – Dans l'affaire d'Isabeau et la mienne. Service n'est pas héritage; et je crois bien que je n'obtiendrai jamais la bénédiction de Dieu, avant d'avoir une postérité de mon sang; car on dit que les enfants sont une bénédiction.

LA COMTESSE. – Dis-moi ta raison: pourquoi veux-tu te marier?

LE BOUFFON. – Mon pauvre corps, madame, le demande: je suis poussé par la chair; et il faut qu'il aille celui que le diable pousse.

LA COMTESSE. – Sont-ce là toutes les raisons de monsieur?

LE BOUFFON. – Vraiment, madame, j'en ai encore d'autres, et de saintes; qu'elles soient ce qu'elles voudront.

LA COMTESSE. – Peut-on les savoir?

LE BOUFFON. – J'ai été, madame, une créature corrompue, comme vous et tous ceux qui sont de chair et de sang; et, en vérité, je me marie, afin de pouvoir me repentir 7

LA COMTESSE. – De ton mariage plutôt que de la méchanceté.

LE BOUFFON. – Je suis absolument dépourvu d'amis, madame, et j'espère m'en procurer par ma femme.

LA COMTESSE. – Maraud! de tels amis sont tes ennemis.

LE BOUFFON. – Vous n'y êtes pas, madame, ce sont de grands amis; car les fripons viennent faire pour moi ce que je suis las de faire. Celui qui laboure ma terre épargne mon attelage et me laisse en recueillir la moisson: si je suis déshonoré, il est mon valet: celui qui réjouit ma femme est le bienfaiteur de ma chair et de mon sang; celui qui fait du bien à ma chair et à mon sang aime ma chair et mon sang; celui qui aime ma chair et mon sang est mon ami: Ergo, celui qui embrasse ma femme est mon ami. Si les hommes pouvaient être contents de ce qu'ils sont, il n'y aurait aucune crainte à avoir dans le mariage; car le jeune Charon le puritain, et le vieux Poysam le papiste, quoique leurs coeurs diffèrent en religion, leurs têtes à tous les deux n'en font qu'une. Ils peuvent jouer de la corne ensemble comme tous les daims du troupeau.

LA COMTESSE. – Seras-tu donc toujours une mauvaise langue et un drôle calomniateur?

LE BOUFFON. – Je suis un prophète 8, madame, et je dis la vérité par le plus court chemin.

 
«Je répéterai la ballade
Que les hommes trouveront vraie
Le mariage vient par destinée;
Le coucou chante par nature.»
 

LA COMTESSE. – Retirez-vous; je vous parlerai plus tard.

L'INTENDANT. – Voudriez-vous, madame, lui dire d'appeler Hélène: j'ai à vous parler d'elle?

LA COMTESSE. – L'ami, dites à Mademoiselle que je voudrais lui parler; c'est Hélène que je demande.

LE BOUFFON.

 
Quoi, dit-elle, était-ce ce beau visage
Qui fut cause que les Grecs saccagèrent Troie?
Folle entreprise! folle entreprise!
Était-ce là la joie du roi Priam?
Elle soupira en s'arrêtant,
En s'arrêtant elle soupira
Et prononça cette sentence:
«Sur neuf mauvaises s'il y en a une bonne,
Il y en a donc une bonne sur dix.»
 

LA COMTESSE. – Quoi, une bonne sur dix! Vous altérez la chanson, coquin.

LE BOUFFON. – Une bonne femme sur dix, c'est purifier la chanson, madame. Si le bon Dieu voulait pourvoir ainsi le monde toute l'année, je ne me plaindrais pas de la dîme des femmes, si j'étais le curé. Une sur dix! vraiment s'il nous naissait seulement une bonne femme à chaque comète, ou à chaque tremblement de terre, la loterie serait bien améliorée; mais à présent un homme peut s'arracher le coeur avant de tirer une bonne femme.

LA COMTESSE. – Voulez-vous vous en aller, monsieur le drôle, et faire ce que je vous commande?

LE BOUFFON. – Qu'un homme puisse être aux ordres d'une femme sans qu'il en arrive malheur! Quoique l'honnêteté ne soit pas puritaine… elle ne veut cependant faire de mal à personne; et elle consentira à porter le surplis de l'humilité sur la robe noire d'un coeur gonflé d'orgueil. Sérieusement je pars: mon affaire est de dire à Hélène de venir ici.

(Il sort,)

LA COMTESSE. – Eh bien! maintenant! qu'y a-t-il?

L'INTENDANT. – Je sais, madame, que vous aimez tendrement votre suivante.

LA COMTESSE. – Oui, je l'aime: son père me l'a léguée; et elle-même, sans autre considération, a des droits légitimes à toute l'amitié qu'elle trouve en moi. Je lui dois bien plus qu'il ne lui a été payé, et je lui payerai plus qu'elle ne demandera.

L'INTENDANT. – Madame, je me trouvai dernièrement beaucoup plus près d'elle qu'elle ne l'eût désiré, je pense. Elle était seule, et confiait ses secrets à ses propres oreilles: elle pensait, j'oserais le jurer pour elle, qu'ils n'arriveraient point à des oreilles étrangères. Elle disait qu'elle aimait votre fils. «La fortune, dit-elle, n'est point une déesse, puisqu'elle a mis une si grande différence entre son rang et le mien: l'amour n'est point un dieu, puisqu'il ne veut montrer son pouvoir que lorsque les avantages sont égaux. Diane n'est point la reine des vierges, puisqu'elle a pu permettre que sa pauvre chevalière fût surprise sans défense à la première attaque, et qu'elle la laisse sans espoir de rançon.» Elle disait cela avec l'accent du plus amer chagrin que j'aie jamais entendu exprimer à une vierge. J'ai cru, madame, qu'il était de mon devoir de vous en instruire sur-le-champ, puisqu'il vous importe un peu de le savoir, à cause du malheur qui pourrait en arriver.

LA COMTESSE. – Vous avez rempli le devoir d'un honnête homme; mais gardez ce secret pour vous seul. Bien des probabilités m'avaient déjà instruite de ce fait; mais elles étaient toutes si incertaines que je ne pouvais ni les croire ni les rejeter. Laissez-moi, je vous prie: conservez ceci dans votre âme: je vous remercie de vos bons soins; je vous en dirai davantage une autre fois. (L'intendant sort; Hélène entre.) Voilà comme j'étais quand j'étais jeune. Si nous écoutons la nature, c'est ce qui nous arrive; cette épine est inséparablement attachée à la rose de notre jeunesse. Notre sang est à nous, et ceci est né dans notre sang. Partout où la forte passion de l'amour s'imprime dans un jeune coeur, c'est le sceau et la preuve de la vérité de la nature. Le souvenir de ces jours, qui sont passés pour moi, me rappelle les mêmes fautes. Ah! je ne croyais pas alors que ce fussent des fautes. Je le vois bien maintenant; son oeil en est éteint.

HÉLÈNE. – Quel est votre bon plaisir, madame?

LA COMTESSE. – Tu sais, Hélène, que je suis une mère pour toi.

HÉLÈNE. – Vous êtes mon honorable maîtresse.

LA COMTESSE. – Non, mais une mère. Pourquoi pas ta mère? Lorsque j'ai prononcé le nom de mère, j'ai cru que tu venais de voir un serpent. Qu'y a-t-il donc dans ce nom de mère, pour qu'il te fasse tressaillir? Je dis que je suis votre mère, et je vous mets au nombre de ceux que j'ai portés dans mon sein. On a vu souvent l'adoption le disputer à la nature; et notre choix nous donne un rejeton naturel né de semences étrangères. Tu n'as jamais oppressé mon sein des douleurs de mère, et cependant je te montre toute la tendresse d'une mère. Par la grâce de Dieu, jeune fille, est-ce te tourner le sang que de te dire: «Je suis ta mère?» Pourquoi ce triste précurseur des larmes, cet arc-en-ciel 9 aux nombreuses couleurs entoure-t-il tes yeux? Pourquoi? Parce que tu es ma fille?

 

HÉLÈNE. – Parce que je ne le suis pas.

LA COMTESSE. – Je te dis que je suis ta mère.

HÉLÈNE. – Pardonnez-moi, madame, le comte de Roussillon ne peut être mon frère; je suis d'une humble naissance, et lui d'une famille illustre: mes parents sont inconnus, les siens sont tous nobles: il est mon maître, mon cher seigneur, et je vis pour le servir, et je veux mourir sa vassale. Il ne faut pas qu'il soit mon frère.

LA COMTESSE. – Ni moi, votre mère?

HÉLÈNE. – Vous êtes ma mère, madame! (pourvu que monseigneur votre fils ne soit pas mon frère); plût à Dieu que vous fussiez en effet ma mère, ou que vous fussiez la mère de tous deux! je ne le désire pas plus que je ne désire le ciel, pourvu que je ne sois pas sa soeur. Ne serait-il donc pas possible que je fusse votre fille, sans qu'il fût mon frère?

LA COMTESSE. – Oui, Hélène, tu pourrais être ma belle-fille. A Dieu ne plaise que ce soit là ta pensée! Les noms de fille et de mère agitent tellement ton pouls! Quoi! tu pâlis encore!.. Mes craintes ont enfin surpris ton amour. Je pénètre maintenant le mystère de ta solitude, et je découvre enfin la source de tes larmes amères. Maintenant tout est clair comme le jour. Tu aimes mon fils. Il serait honteux de vouloir dissimuler ce que ta passion publie, et de vouloir me dire que tu ne l'aimes pas: ainsi, dis-le-moi; avoue-moi la vérité: car vois, tes joues se l'avouent l'une à l'autre, et tes yeux le voient éclater si manifestement dans ta conduite, qu'ils le disent aussi dans leur langage. Il n'y a que le péché et une obstination d'enfer qui enchaînent ta langue, pour rendre la vérité suspecte. Parle: cela est-il vrai? – Si cela est, tu as dévidé un joli peloton. Si cela n'est pas, jure que je me trompe: cependant, je te l'ordonne au nom de l'oeuvre que le ciel peut faire en moi à ton profit, dis-moi la vérité.

HÉLÈNE. – Ma bonne maîtresse, daignez me pardonner.

LA COMTESSE. – Aimez-vous mon fils?

HÉLÈNE. – Votre pardon, ma noble maîtresse.

LA COMTESSE. – Aimez-vous mon fils?

HÉLÈNE. – Ne l'aimez-vous pas, vous, madame?

LA COMTESSE. – Point de détours. Mon amour pour lui vient d'un lien que personne n'ignore. Allons, allons, découvre-moi l'état de ton coeur, car ta passion elle-même t'accuse hautement.

HÉLÈNE. – Eh bien! je l'avoue ici, à genoux, devant le ciel et devant vous, madame, que j'aime votre fils plus que vous, et seulement moins que le ciel. Mes parents étaient pauvres, mais honnêtes; mon amour l'est aussi. N'en soyez pas offensée; car mon amour ne lui fait aucun mal. Je ne le poursuis point par des marques de prétentions présomptueuses, je ne voudrais pas l'obtenir avant de le mériter, et cependant je ne sais pas comment je pourrai le mériter jamais. Je sais que j'aime en vain; je lutte contre toute espérance, et cependant je verse toujours les flots de mon amour dans ce crible perfide et fuyant, sans m'apercevoir qu'il diminue. – Ainsi, semblable à l'Indien, religieuse dans mon erreur, j'adore le soleil, qui regarde son adorateur, mais qui ne sait rien de plus de lui. Ma chère maîtresse, que votre haine ne rencontre pas mon amour, parce que j'aime ce que vous aimez. Mais vous-même, madame, dont l'honorable vieillesse annonce une jeunesse vertueuse, si jamais vous avez brûlé d'une flamme si pure, de désirs si chastes, et d'un amour si tendre, que votre Diane fut en même temps la déesse de l'amour, oh! ayez pitié de celle dont l'état est si malheureux qu'elle ne peut que prêter et donner où elle est sûre de toujours perdre; qui ne cherche point à trouver ce que ses voeux recherchent, mais qui, semblable à l'énigme, chérit le secret qui est sa mort 10.

LA COMTESSE. – N'aviez-vous pas dernièrement le projet d'aller à Paris? Parlez-moi franchement.

HÉLÈNE. – Oui, madame.

LA COMTESSE. – Pourquoi? Dites la vérité.

HÉLÈNE. – Je dirai la vérité, j'en jure par la grâce elle-même. Vous savez que mon père m'a laissé quelques recettes d'un effet merveilleux et éprouvé, que sa science et son expérience connue avaient recueillies pour des spécifiques souverains, et qu'il me recommanda de ne les donner qu'avec soin et réserve, comme des ordonnances qui renfermaient en elles de bien plus grandes vertus qu'on n'en pouvait juger sur l'étiquette. Dans le nombre, il y a un remède, dont l'utilité est reconnue pour guérir les maladies de langueur désespérées comme celle dont on croit le roi perdu.

LA COMTESSE. – Était-ce là votre motif pour aller à Paris? Répondez.

HÉLÈNE. – C'est votre noble fils, madame, qui m'a fait penser à cela: autrement, Paris et la médecine, et le roi, ne me seraient peut-être jamais venus dans la pensée.

LA COMTESSE. – Mais, Hélène, si tu offrais au roi tes prétendus secours, penses-tu qu'il les acceptât? Le roi et ses médecins sont d'accord. Lui, il est persuadé qu'ils ne peuvent le guérir; eux le sont aussi qu'ils ne peuvent le guérir. Comment croiront-ils une pauvre jeune fille ignorante, lorsqu'eux-mêmes, après avoir épuisé toute la science des écoles, ils ont abandonné le mal à lui-même?

HÉLÈNE. – Il y a quelque chose qui me dit, plus encore que la science de mon père, qui était pourtant le plus grand dans sa profession, que sa bienfaisante recette, qui fait mon héritage, sera bénie, pour mon bonheur, par les plus heureuses étoiles qui soient au ciel. Et si Votre Seigneurie veut me permettre de tenter son succès, je répondrai sur ma vie, que je perdrais dans une bonne cause, de la guérison du roi, pour tel jour et à telle heure.

LA COMTESSE. – Le crois-tu?

HÉLÈNE. – Oui, madame, et j'en suis convaincue.

LA COMTESSE. – Eh bien, Hélène, tu auras mon consentement, ma tendresse, de l'argent, une suite, et mes pressantes recommandations à tous mes amis, qui sont à la cour. Je resterai au logis, et je prierai Dieu de bénir ton entreprise. Pars demain, et sois sûre que tous les secours que je puis te donner ne te manqueront pas.

(Elles sortent.)
FIN DU PREMIER ACTE

ACTE DEUXIÈME

SCÈNE I

A Paris. – Appartement dans le palais du roi
LE ROI paraît avec de jeunes seigneurs, qui prennent congé de lui, et partent pour la guerre de Florence. BERTRAND et PAROLLES. Fanfares

LE ROI. – Adieu, jeune seigneur. Ne perdez jamais de vue ces principes d'un guerrier. – Adieu, vous aussi, seigneur. Partagez mes conseils entre vous. Si chacun de vous se les approprie tout entiers, le présent est de nature à s'étendre à proportion qu'il est reçu, et il suffira pour tous deux.

PREMIER SEIGNEUR. – C'est notre espérance, sire, qu'après nous être formés dans le métier de la guerre, nous reviendrons pour trouver Votre Majesté en bonne santé.

LE ROI. – Non, non; cela est impossible: et cependant mon coeur ne veut pas avouer qu'il souffre de la maladie qui mine mes jours. Adieu, jeunes guerriers. Soit que je vive, ou que je meure, montrez-vous les fils des vaillants Français. Que la haute Italie (cette nation dégénérée qui n'a hérité que des défaites de la dernière monarchie 11) reconnaisse que vous ne venez pas seulement pour courtiser l'honneur, mais pour l'épouser. Quand les plus braves de vos rivaux reculeront, sachez trouver ce que vous cherchez pour vous faire proclamer hautement par la renommée. – Je vous dis adieu.

SECOND SEIGNEUR. – Que la santé soit aux ordres de Votre Majesté!

LE ROI. – Et ces jeunes filles d'Italie… Prenez garde à elles. On dit que nos Français n'ont point de langue pour les refuser, lorsqu'elles demandent: prenez garde d'être captifs, avant d'être soldats.

LES DEUX SEIGNEURS. – Nos coeurs conserveront vos avis.

LE ROI. – Adieu. (A quelqu'un de ses gens.) Venez à moi.

(On le conduit sur un lit de repos.)

PREMIER SEIGNEUR, à Bertrand. – O mon cher seigneur, faut-il que nous vous laissions derrière nous!

PAROLLES. – Il n'y a pas de sa faute, le jeune galant.

SECOND SEIGNEUR. – Oh! c'est une superbe campagne.

PAROLLES. – Admirable. J'ai vu ces guerres.

BERTRAND. – On m'ordonne de rester ici, et l'on m'écarte, en me criant: Trop jeune! l'année prochaine! il est trop tôt encore.

PAROLLES. – Si cela vous tient si fort au coeur, mon garçon, dérobez-vous bravement.

BERTRAND. – On me force à rester ici pour être le complaisant d'une jupe, et faire crier ma fine chaussure sur un parquet uni, jusqu'à ce que tout l'honneur soit acquis, et sans user d'épée que pour danser 12. – Par le ciel, je me déroberai d'ici!

PREMIER SEIGNEUR. – Il est honorable de se dérober ainsi.

PAROLLES. – Commettez ce larcin, comte.

SECOND SEIGNEUR. – Je suis votre second; adieu.

BERTRAND. – Je tiens à vous; et notre séparation est une torture.

PREMIER SEIGNEUR, à Parolles. – Adieu, capitaine.

SECOND SEIGNEUR. – Salut, bon monsieur Parolles.

PAROLLES. – Nobles héros, mon épée et les vôtres sont de la même famille. Mes braves et brillants seigneurs! Un mot, mes chères lames. – Vous trouverez, dans le régiment des Spiniens, un certain capitaine Spurio, avec sa cicatrice ici sur la joue gauche, une marque de guerre, que cette épée que voici lui a gravée sur le visage: dites-lui que je suis en vie, et retenez bien ce qu'il vous dira de moi.

SECOND SEIGNEUR. – Nous n'y manquerons pas, noble capitaine.

(Les deux seigneurs sortent.)

PAROLLES. – Que Mars vous chérisse comme ses disciples. (Voyant le roi se lever sur son séant,) Quel parti prenez-vous?

BERTRAND. – Arrête. – Le roi…

PAROLLES. – Étendez donc plus loin vos politesses avec ces nobles seigneurs: vous vous êtes renfermé dans une formule d'adieu trop froide: soyez plus démonstratif avec eux; ce sont eux qui dirigent les modes; leur tournure, leur manière de manger, leur langage, leurs mouvements, tout est sous l'influence de l'astre le plus en vogue: et quand ce serait le diable qui conduirait la danse, ce serait eux qu'il faudrait suivre: courez les rejoindre, et mettez plus de chaleur dans vos adieux.

BERTRAND. – C'est ce que je veux faire.

PAROLLES. – De braves gens! et qui ont tout l'air de devenir de robustes guerriers.

(Ils sortent.)
(Entre Lafeu.)

LAFEU, se prosternant devant le roi. – Pardon, mon souverain, pour moi et les nouvelles que j'apporte.

LE ROI. – Je vous l'accorderai, si vous vous levez.

LAFEU, se relevant. – Vous voyez donc debout devant vous un homme qui apporte son pardon. Je voudrais, sire, que vous vous fussiez mis à genoux pour demander mon pardon, et que vous puissiez, à mon commandement, vous relever comme moi.

LE ROI. – Je le voudrais aussi: je t'aurais cassé la tête et je t'en aurais demandé pardon après.

LAFEU. – En croix, ma foi 13. – Mon cher seigneur, voici ce dont il s'agit: voulez-vous être guéri de votre infirmité?

 

LE ROI. – Non.

LAFEU. – Oh! ne voulez-vous pas de raisin, renard royal? Mais vous mangerez mon bon raisin, si mon royal renard peut y atteindre. J'ai vu un médecin qui est capable de faire entrer la vie dans une pierre, d'animer un rocher, de vous faire danser la canarie 14 avec feu et du pas le plus léger. Son simple toucher aurait la vertu de ressusciter le roi Pépin: oui, de faire prendre au grand Charlemagne une plume en main, pour lui écrire à elle un billet doux.

LE ROI. – Que voulez-vous dire par elle?

LAFEU. – Je veux dire un docteur femelle. – Sire, il y en a un d'arrivé, si vous voulez la voir. – Sur ma foi, sur mon honneur, si après ce début léger je puis revenir à vous parler sérieusement, j'ai causé avec une personne, qui par son sexe, par sa jeunesse, par sa déclaration, par sa sagesse et sa constance, m'a plus étonné que je n'ose en blâmer ma faiblesse. – Voulez-vous la voir, sire (car c'est ce qu'elle demande), et savoir ce qu'elle veut faire? Après, moquez-vous bien de moi.

LE ROI. – Allons, bon Lafeu, introduis ta merveille, afin que nous puissions partager ton admiration, ou te guérir de la tienne, en admirant où tu l'as prise.

LAFEU. – Oh! je vous convaincrai, et il ne me faudra pas tout le jour pour cela.

(Lafeu sort.)

LE ROI. – Voilà toujours ses grands prologues, pour aboutir à des riens.

(Lafeu revient et introduit Hélène.)

LAFEU, à Hélène. – Allons, entrez.

LE ROI. – Tant de hâte donne des ailes.

LAFEU, à Hélène. – Allons, avancez. Voilà Sa Majesté: déclarez-lui vos intentions. Vous avez un minois fripon; mais Sa Majesté ne craint guère ces sortes de traîtres. Je suis l'oncle de Cressida 15, en osant vous laisser tous deux ensemble. Adieu. (Il sort.)

LE ROI. – Eh bien! ma belle, est-ce à moi que vous avez affaire?

HÉLÈNE. – Oui, mon bon seigneur. Gérard de Narbonne était mon père, bien connu dans l'art qu'il professait.

LE ROI. – Je l'ai connu.

HÉLÈNE. – Je puis donc me dispenser de vous faire son éloge: il suffit de le connaître. – Sur son lit de mort, il me donna plusieurs recettes; une entre autres qui était le fruit le plus précieux de sa pratique, le trésor unique de sa longue expérience, et il m'ordonna de serrer ce trésor comme un troisième oeil, plus cher, plus infaillible que les deux miens. C'est ce que j'ai fait; et ayant ouï dire que Votre glorieuse Majesté était atteinte de la funeste maladie, dont la cure a fait le plus d'honneur à la vertu du remède que m'a laissé mon bon père, je suis venue vous l'offrir avec mes secours, avec toute l'humilité que je dois.

LE ROI. – Nous vous rendons grâces, jeune fille; mais nous ne pouvons être si crédule en fait de guérison, lorsque nos plus savants docteurs nous abandonnent, et que le collège entier a décidé que tous les efforts de l'art ne pouvaient retirer la nature de sa situation désespérée. – Je dis que nous ne devons pas déshonorer notre jugement, ni nous laisser corrompre par une folle espérance, au point de prostituer à des empiriques notre maladie incurable: un roi ne doit pas détruire, par une faiblesse, sa réputation, en faisant cas d'un secours insensé, lorsqu'il est persuadé qu'il ne faut plus songer à aucun secours.

HÉLÈNE. – Mon zèle m'indemnisera alors de mes peines. Je ne vous presserai pas davantage d'accepter mes services; et je demande humblement à Votre Majesté une petite part dans ses pensées, en prenant congé d'elle.

LE ROI. – Je ne peux vous donner moins, si je veux passer pour reconnaissant. Vous avez voulu me secourir: je vous fais les remerciements qu'un homme, prêt de mourir, doit à ceux qui font des voeux pour sa vie. Mais vous n'avez aucune connaissance de ce que je sais, moi, parfaitement: je connais tout mon danger, et vous ne connaissez point de remède.

HÉLÈNE. – Il ne peut y avoir aucun danger à essayer ce que je puis faire, puisque vous avez placé votre repos dans l'opinion que votre mal était incurable. – Celui qui opère les plus grands prodiges les accomplit souvent par le plus faible ministre: ainsi la Sainte-Écriture nous montre la sagesse chez les enfants, dans des cas où les juges n'étaient eux-mêmes que des enfants. Tandis que les plus sages niaient les miracles, on a vu de grands fleuves sortir de faibles sources, et de vastes mers se dessécher. Souvent l'attente échoue là même où elle promettait le plus; et souvent elle réussit dans les cas où l'espérance est la plus languissante, et où règne le désespoir.

LE ROI. – Je ne dois point vous écouter. Adieu, ma bonne fille. Vos peines n'étant pas employées, c'est à vous de vous en payer. Des offres qu'on n'accepte point recueillent un remerciement pour leur salaire.

HÉLÈNE. – Ainsi un secours inspiré par le ciel est repoussé par un seul mot! Il n'en est pas de Celui qui connaît toutes choses comme de nous, qui ne pouvons asseoir nos conjectures que sur les apparences. Mais c'est en nous un excès de présomption, lorsque nous regardons le secours du ciel comme l'ouvrage de l'homme. Sire, donnez votre consentement à ma tentative: faites une expérience du ciel, et non pas de moi. Je ne suis point un imposteur qui proclame une intention qu'il n'a pas. Mais sachez que je crois, et croyez aussi que je sais qu'il est certain que mon art n'est pas sans puissance, ni vous sans espoir de guérison.

LE ROI. – Avez-vous donc tant de confiance? En combien de temps espérez-vous me guérir?

HÉLÈNE. – Si la grâce toute-puissante m'accorde son secours avant que les chevaux du soleil aient fait parcourir deux fois à son char enflammé le cercle d'un jour; avant que l'humide Hespérus ait deux fois éteint sa lampe assoupie dans les sombres vapeurs de l'occident; avant que le sablier du pilote lui ait marqué vingt-quatre fois comment se dérobent les minutes, ce qu'il y a d'infirme dans les parties saines de votre corps s'enfuira: la santé reprendra son libre cours, et le mal sera détruit.

LE ROI. – Quel gage oses-tu hasarder de ta certitude et de ta confiance?

HÉLÈNE. – La peine de l'impudence, la hardiesse d'une prostituée; ma honte proclamée dans d'injurieuses ballades; l'infamie attachée à mon nom de vierge; qu'on me fasse souffrir tout ce qu'il y a de pis, et que ma vie finisse dans les plus affreuses tortures.

LE ROI. – Il me semble que j'entends un esprit céleste parler par ta bouche, et que je reconnais dans ton faible organe sa voix puissante. Ce que l'impossibilité anéantirait d'après le sens commun, la raison le sauve d'une autre manière. Ta vie est d'un grand prix; car tout ce que la vie estime valoir le nom de vie, tu le possèdes: jeunesse, beauté, sagesse, courage, vertu, tout ce que le bonheur et le printemps de l'âge peuvent donner d'heureux; hasarder tous ces biens, c'est indiquer une science infinie ou un monstrueux désespoir. Aimable docteur, je veux essayer de ton remède qui, si je meurs, te donne la mort.

HÉLÈNE. – Si j'excède le temps fixé, ou que j'échoue dans le succès que j'ai annoncé, faites-moi mourir sans pitié; je l'aurai bien mérité. Si je ne vous guéris pas, je le payerai de ma vie; mais si je vous guéris, que me promettez-vous?

LE ROI. – Faites votre demande.

HÉLÈNE. – Mais me l'accorderez-vous?

LE ROI. – Oui, par mon sceptre et par mes espérances de salut!

HÉLÈNE. – Eh bien! vous me ferez don, de votre main royale, de l'époux que je vous demanderai, et qu'il sera en votre pouvoir de me procurer. Loin de moi l'arrogante présomption de le choisir dans le sang royal de France, et de vouloir perpétuer la bassesse de mon nom obscur par un rejeton ou une image de votre auguste famille; mais j'aurai la liberté de demander, et vous celle de me donner un de vos vassaux que je connais bien.

LE ROI. – Voilà ma main; les prémices observées, ta volonté sera exécutée par mes soins: ainsi choisis toi-même ton moment, car moi, décidé à être ton malade, je me repose entièrement sur toi. Je devrais te questionner davantage, et je le ferai… quoique, tout en en sachant davantage, je ne pourrais pas avoir plus de confiance en toi… Je pourrais te demander d'où tu viens, qui t'a amenée; mais sois la bienvenue, sans autres questions, et accueillie sans aucun doute. – Holà! aidez-moi un peu ici. – Si tes succès égalent tes promesses, ma récompense égalera ton bienfait.

(Ils sortent.)
6C'est toujours le clown, ou bouffon domestique.
7Marie-toi en hâte et repens-toi à loisir, c'est un vieux proverbe.
8La superstition de l'instinct divin possédé par les fous existe dans beaucoup de pays. Les Turcs ont encore pour eux une vénération religieuse.
9What is the matter,That this distemper'd messenger of wet,The many colour'd iris, rounds thine eye? Observation vraie exprimée poétiquement.
10Elle cesse de vivre alors qu'on la devine, dit une ancienne épigramme qui compare la femme à une énigme.
11L'empire romain.
12On dansait alors l'épée au côté.
13I had broke thy pate,And ask thee mercy for it.LAFEU. Good faith across. Cas où la tête est cassée, plaisanterie qu'on retrouve dans la comédie des Méprises.
14Danse française alors en vogue.
15Voir Pandarus dans Troïlus et Cressida.