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Le marchand de Venise

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SCÈNE III

Toujours à Venise. – Une pièce dans la maison de Shylock
Entrent JESSICA ET LANCELOT

JESSICA. – Je suis fâchée que tu quittes ainsi mon père. Notre maison est l'enfer, et toi, un démon jovial qui dissipais un peu cette atmosphère d'ennui. Mais porte-toi bien, voilà un ducat pour toi; et, Lancelot, tu verras bientôt au souper Lorenzo, qui est invité chez ton nouveau maître. Donne-lui cette lettre: fais-le secrètement; adieu. Je ne voudrais pas que mon père me trouvât causant avec toi.

LANCELOT. – Adieu; mes larmes te parlent pour moi. – Très-charmante païenne! Très-aimable Juive! Si un chrétien ne fait pas quelque tour de fripon pour te posséder, je serais bien trompé; mais, adieu: ces sottes larmes noient un peu mon courage viril. Adieu.

(Il sort.)

JESSICA. – Adieu, bon Lancelot. – Hélas! quel odieux péché! n'est-ce pas à moi de rougir d'être la fille de mon père! Mais quoique je sois sa fille par le sang, je ne le suis point par le caractère. O Lorenzo! si tu tiens ta promesse, je mettrai fin à ces combats, je deviendrai chrétienne, et ta tendre épouse.

(Elle sort.)

SCÈNE IV

Toujours à Venise. – Une rue
Entrent GRATIANO, LORENZO, SALARINO, SALANIO

LORENZO. – Oui, nous nous échapperons pendant le souper: nous irons prendre nos déguisements chez moi, nous reviendrons tous en moins d'une heure.

GRATIANO. – Nous n'avons pas fait les préparatifs nécessaires.

SALARINO. – Nous n'avons pas encore parlé de nous procurer des porte-flambeaux.

SALANIO. – C'est une pauvre chose, quand cela n'est pas arrangé dans un bel ordre; et à mon avis il vaudrait mieux, en ce cas, n'y pas songer.

LORENZO. – Il n'est encore que quatre heures: nous avons deux heures pour nous procurer tout ce qu'il faut. (Entre Lancelot avec une lettre.) Ami Lancelot, qu'y a-t-il de nouveau?

LANCELOT. – S'il vous plaît d'ouvrir cette lettre, elle pourra probablement vous l'apprendre.

LORENZO. – Je connais cette main: c'est une belle main sur ma foi, et la belle main qui a écrit cette lettre est plus blanche que le papier sur lequel elle a écrit.

GRATIANO. – Une lettre d'amour, sûrement?

LANCELOT. – Avec votre permission, monsieur…

LORENZO. – Où vas-tu?

LANCELOT. – Vraiment, monsieur, inviter mon ancien maître le Juif à souper ce soir chez mon nouveau maître le chrétien.

LORENZO. – Attends, prends ceci. – Dis à l'aimable Jessica, que je ne lui manquerai pas de parole. Parle-lui en secret: va. (Sort Lancelot.) – Messieurs, voulez-vous vous préparer pour la mascarade de ce soir? Je suis pourvu d'un porte-flambeau.

SALARINO. – Oui, vraiment, j'y vais sur-le-champ.

SALANIO. – Et moi aussi.

LORENZO. – Venez nous trouver, Gratiano et moi, dans quelque temps, au logis de Gratiano.

SALARINO. – C'est bon, nous n'y manquerons pas.

(Salarino et Salanio sortent.)

GRATIANO. – Cette lettre ne venait-elle pas de la belle Jessica?

LORENZO. – Il faut que je te dise tout: elle m'instruit de la manière dont il faut que je l'enlève de la maison de son père, me détaille ce qu'elle emporte d'or et de bijoux, l'habillement de page qu'elle a tout prêt. Si jamais le Juif son père entre dans le ciel, ce ne sera que par considération pour son aimable fille; et jamais le malheur n'osera traverser les pas de cette belle, qu'en s'autorisant du prétexte qu'elle est la lignée d'un Juif sans foi. Allons, viens avec moi: parcours cette lettre tout en marchant. La belle Jessica me servira de porte-flambeau.

(Ils sortent.)

SCÈNE V

Dans la maison de Shylock
SHYLOCK, LANCELOT

SHYLOCK. – Allons; tu verras par tes yeux, et tu jugeras de la différence qu'il y a entre le vieux Shylock et Bassanio. – Hé! Jessica? – Tu ne seras pas toujours à faire bombance, comme tu l'as faite avec moi… Eh! Jessica?.. Et à dormir, et à ronfler, et à déchirer tes habits. – Eh bien! Jessica? Quoi donc?

LANCELOT. – Holà! Jessica?

SHYLOCK. – Qui te dit d'appeler? Je ne t'ai pas dit d'appeler.

LANCELOT. – Votre Seigneurie me reprochait souvent de ne savoir rien faire sans qu'on me le dît.

(Entre Jessica.)

JESSICA. – Vous m'appelez? Que voulez-vous?

SHYLOCK. – Je suis invité à souper dehors, Jessica; voilà mes clefs. – Mais pourquoi irais-je? Ce n'est pas par amitié que je suis invité; ils me flattent: eh bien! j'irai par haine, pour manger aux dépens du prodigue chrétien. – Jessica, ma fille, veille sur ma maison. J'ai de la répugnance à sortir: il se brasse quelque chose de contraire à mon repos: car j'ai rêvé cette nuit de sacs d'argent.

LANCELOT. – Je vous en conjure, monsieur, allez-y. Mon jeune maître attend avec impatience votre déconvenue6.

SHYLOCK. – Et moi la sienne.

LANCELOT. – Ils ont comploté ensemble… – Je ne dirai pas précisément que vous devez voir une mascarade: mais si vous en voyez une, alors ce n'était donc pas pour rien que mon nez a saigné le dernier lundi Noir7, à six heures du matin; ce qui répondait au mercredi des cendres, dans l'après-dînée, d'il y a quatre ans.

SHYLOCK. – Quoi! y aura-t-il des masques? Écoutez-moi, Jessica. Fermez bien mes portes; et lorsque vous entendrez le tambour, et le détestable criaillement du fifre au cou tors, n'allez pas vous hisser aux fenêtres, ni montrer votre tête en public sur la rue, pour regarder des fous de chrétiens aux visages vernis: mais bouchez bien les oreilles de ma maison; je veux dire les fenêtres: que le son de ces vaines folies n'entre pas dans ma grave maison. – Par le bâton de Jacob, je jure que je ne me sens nulle envie d'aller ce soir à un festin en ville; cependant j'irai. – Vous, drôle, prenez les devants, et annoncez que je vais y aller.

LANCELOT. – Je vais vous précéder, monsieur. (Bas à Jessica.) Maîtresse, malgré tout ce qu'il dit, regardez à la fenêtre; vous verrez approcher un chrétien, qui mérite bien les regards d'une Juive.

(Lancelot sort.)

SHYLOCK. – Hé! que vous dit cet imbécile de la race d'Agar?

JESSICA. – Il me disait: Adieu, maîtresse; rien de plus.

SHYLOCK. – Ce Jeannot-là8 est assez bon homme, mais gros mangeur, lent au projet comme une vraie tortue, et dormant dans le jour plus qu'un chat sauvage. Les frelons ne bâtissent pas dans ma ruche: ainsi je me sépare de lui, pour le céder à un homme que je veux qu'il aide à dépenser promptement l'argent qu'il m'a emprunté. – Allons, Jessica, rentrez. Peut-être reviendrai-je sur-le-champ. Faites ce que je vous recommande: fermez les portes sur vous. Bien attaché, bien retrouvé: c'est un proverbe qui ne vieillit point pour un esprit économe.

(Il sort.)

JESSICA. – Adieu. – Et, si la fortune ne m'est pas contraire, j'ai perdu un père, et vous une fille.

(Elle sort.)

SCÈNE VI

Toujours au même lieu
GRATIANO ET SALARINO masqués

GRATIANO. – Voici le hangar sous lequel Lorenzo nous a dit de l'attendre.

SALARINO. – L'heure qu'il nous avait donnée est presque passée.

GRATIANO. – Et il est bien étonnant qu'il tarde autant; car les amoureux devancent toujours l'horloge.

SALARINO. – Oh! les pigeons de Vénus volent dix fois plus vite pour sceller de nouveaux liens d'amour, qu'ils n'ont coutume de faire pour rester fidèles à leurs anciens engagements.

GRATIANO. – Cela sera toujours vrai: quel convive se lève d'une table avec cet appétit aigu qu'il sentait en s'y asseyant? Où est le cheval qui revienne sur les ennuyeuses traces de la route qu'il a parcourue, avec le feu qu'il avait en partant? Pour tous les biens de ce monde, il y a plus d'ardeur dans la poursuite que dans la jouissance. Voyez comme, semblable au jeune homme ou à l'enfant prodigue, le navire sort pavoisé de son port natal, embrassé et caressé par la brise libertine; et voyez comme il revient, également semblable à l'enfant prodigue, les côtes creusées par les injures de l'air, les voiles en lambeaux, desséché, délabré et appauvri par le libertinage de la brise.

 
(Entre Lorenzo.)

SALARINO. – Ah! voici Lorenzo! – Nous continuerons dans un autre moment.

LORENZO. – Chers amis, pardon d'avoir tardé si longtemps. Ce n'est pas moi, ce sont mes affaires qui vous ont fait attendre. Quand il vous prendra fantaisie de voler des épouses, je vous promets de faire le guet aussi longtemps pour vous. – Approchez; c'est ici la demeure de mon beau-père le Juif. – Holà, holà, quelqu'un!

(Jessica paraît à la fenêtre déguisée en page.)

JESSICA. – Qui êtes-vous? Nommez-vous, pour plus de certitude; quoique je puisse jurer de vous connaître à votre voix.

LORENZO. – Lorenzo, ton bien-aimé.

JESSICA. – C'est Lorenzo, bien sûr; et mon bien-aimé, bien vrai; car quel autre aimé-je autant? et quel autre que vous, Lorenzo, sait si je suis votre amante?

LORENZO. – Le ciel et ton coeur sont témoins que tu l'es.

JESSICA. – Tenez, prenez cette cassette; elle en vaut la peine. Je suis bien aise qu'il soit nuit, et que vous ne me voyiez point; car je suis honteuse de mon déguisement: mais l'Amour est aveugle, et les amants ne peuvent voir les charmantes folies qu'ils font eux-mêmes: s'ils les pouvaient apercevoir, Cupidon lui-même rougirait de me voir ainsi transformée en garçon.

LORENZO. – Descendez, car il faut que vous me serviez de porte-flambeau.

JESSICA. – Quoi! faut-il que je porte la lumière sur ma propre honte! Oh! elle ne m'est, je le jure, que trop claire à moi-même. Vous me donnez là, cher amour, un emploi d'éclaireur, et j'ai besoin de l'obscurité.

LORENZO. – Et vous êtes obscurcie, ma douce amie, même sous cet aimable vêtement de page. Mais venez sans différer; car la nuit, déjà close, commence à s'écouler, et nous sommes attendus à la fête de Bassanio.

JESSICA. – Je vais fermer les portes et me dorer encore de quelques ducats de plus, et je suis à vous dans le moment.

(Elle quitte la fenêtre.)

GRATIANO. – Par mon chaperon, c'est une Gentille, et non pas une Juive.

LORENZO. – Malheur à moi, si je ne l'aime pas de toute mon âme! Car elle est sage, autant que j'en puis juger; elle est belle, si mes yeux ne me trompent point; elle est sincère, car je l'ai éprouvée telle, et en conséquence, comme fille sage, belle et sincère, elle occupera pour toujours mon âme constante. (Jessica reparaît à la porte.) Ah! te voilà? – Allons, messieurs, partons. Les masques de notre compagnie nous attendent.

(Il sort avec Jessica et Salarino.)
(Entre Antonio.)

ANTONIO. – Qui est là?

GRATIANO. – C'est vous, seigneur Antonio?

ANTONIO. – Fi, fi, Gratiano: où sont tous les autres? Il est neuf heures. Tous nos amis vous attendent. – Point de mascarade ce soir. Le vent s'élève, et Bassanio va s'embarquer tout à l'heure. J'ai envoyé vingt personnes vous chercher.

GRATIANO. – J'en suis fort aise; je ne désire pas de plus grand plaisir que de mettre à la voile, et de partir cette nuit.

(Ils sortent.)

SCÈNE VII

A Belmont. – Un appartement dans la maison de Portia
Fanfare de cors. Entrent PORTIA, LE PRINCE DE MAROC et leurs suites

PORTIA. – Allons, tirez les rideaux, et découvrez les coffres à ce noble prince. Maintenant choisissez.

LE PRINCE DE MAROC. – Le premier est d'or, et porte cette inscription:

Qui me choisira gagnera ce que beaucoup d'hommes désirent.

Le second est d'argent, et porte cette promesse:

Qui me choisira aura tout ce qu'il mérite.

Le troisième est de plomb, avec une inscription aussi peu remarquable que le métal:

Qui me choisira doit donner et risquer tout ce qu'il a.

Comment saurai-je si je choisis bien?

PORTIA. – Prince, l'un des trois renferme mon portrait: si vous le choisissez, je vous appartiens avec lui.

LE PRINCE DE MAROC. – Puisse quelque dieu diriger mon jugement et ma main! Voyons un peu. Je veux encore jeter les yeux sur les inscriptions. Que dit le coffre de plomb?

Qui me choisira doit donner et risquer tout ce qu'il a.

Doit donner! Pourquoi? Pour du plomb! Risquer pour du plomb? Ce coffre présente une menace. On ne hasarde tout que dans l'espoir de grands avantages. Un coeur d'or ne se laisse pas prendre à l'amorce d'un métal de rebut. Je ne veux ni donner, ni risquer rien pour du plomb. – Que dit l'argent avec sa couleur virginale?

Qui me choisira recevra tout ce qu'il mérite.

Tout ce qu'il mérite? Arrête là, prince de Maroc, et pèse ce que tu vaux d'une main impartiale. Si tu juges de ton prix par l'opinion que tu as de toi, ton mérite est assez grand; mais assez ne s'étend pas suffisamment loin pour atteindre cette dame. – Et pourtant, douter de ce que je vaux, ce serait lâchement m'exclure. – Tout ce que je mérite!.. Mais vraiment: c'est d'obtenir la dame. Je la mérite par ma naissance, par mon rang, par mes grâces, par les qualités que j'ai reçues de l'éducation; mais plus que tout cela, je la mérite par mon amour. Si je ne m'égarais pas plus loin, et que je fixasse ici mon choix… Voyons encore une fois ce qui est gravé sur le coffre d'or:

Qui me choisira gagnera ce que beaucoup d'hommes désirent.

Mais c'est cette dame. Le monde entier la désire, et l'on vient des quatre coins de la terre pour baiser cette châsse, cette sainte mortelle et vivante. Les déserts de l'Hyrcanie et les sauvages solitudes de la vaste Arabie sont devenus le grand chemin que traversent les princes pour venir contempler la belle Portia; le liquide royaume, dont la tête ambitieuse vomit à la face des cieux n'est pas une barrière capable d'arrêter ces courages lointains: ils arrivent comme sur un ruisseau, pour voir la belle Portia. Un de ces trois coffres contient son divin portrait: est-il probable qu'elle soit contenue dans du plomb? Former une si basse pensée mériterait la damnation; ce métal serait trop grossier pour assujettir même le linceul destiné à l'embaumer dans la nuit du tombeau. Croirai-je qu'elle est cachée dans l'argent, et rabaissée ainsi dix fois au-dessous de l'or pur? Idée criminelle! Jamais brillant si précieux ne fut enchâssé dans un métal au-dessous de l'or. Les Anglais ont une monnaie d'or frappée de la figure d'un ange: mais il n'est qu'empreint dessus; c'est un ange couché dans un lit d'or. Donnez-moi la clef. Je choisis celui-ci, arrive que pourra.

PORTIA. – La voilà, prince, et si c'est ma figure que vous y trouvez, je vous appartiens.

(Elle ouvre le coffre d'or.)

LE PRINCE DE MAROC. – O enfer! que vois-je là? Un squelette et dans le creux de son oeil un rouleau de papier! lisons cet écrit.

 
Tout ce qui reluit n'est pas or,
Vous l'avez souvent ouï dire.
Bien des hommes ont vendu leur vie,
Pour ne faire que voir ce que j'offre extérieurement.
Les tombes dorées renferment des vers.
Si vous eussiez été aussi sage que hardi,
Et jeune par la force, vieux par le jugement,
Votre réponse n'eût pas été dans ce rouleau
Adieu: votre requête est à néant.
 

A néant, en effet, et ma peine perdue! Adieu donc, ardeur. Glace, je t'accueille. (A Portia.) – Adieu, Portia, mou coeur est trop accablé pour se répandre en pénibles adieux. Ainsi s'éloignent les malheureux qui ont tout perdu.

(Il sort avec sa suite.)

PORTIA. – Nous en voilà délivrés tout doucement. Fermez les rideaux. Allons… puissent tous ceux de sa couleur choisir de même!

(Ils sortent.)

SCÈNE VIII

A Venise. – Une rue
Entrent SALANIO, SALARINO

SALARINO. – Eh! vraiment oui, j'ai vu Bassanio mettre à la voile. Gratiano est parti avec lui, et Lorenzo n'est point dans leur vaisseau; j'en suis sûr.

SALANIO. – Ce coquin de Juif a éveillé par ses cris le duc, qui est venu avec lui faire la recherche du vaisseau de Bassanio.

SALARINO. – Il est venu trop tard. L'ancre était levée; mais on a donné à entendre au duc, qu'on avait vu dans une gondole Lorenzo et sa tendre Jessica. D'ailleurs Antonio a certifié au duc qu'ils n'étaient pas dans le même vaisseau que Bassanio.

SALANIO. – Jamais je n'ai entendu d'exclamations de colère si confuses, si bizarres, si violentes et changeant si continuellement d'objet, que celles que ce chien de Juif proférait dans les rues: «Ma fille! ô mes ducats! ô ma fille! Un chrétien les emporte. O mes chrétiens de ducats! Justice! la loi! Mes ducats et ma fille! Un sac cacheté, deux sacs cachetés de ducats, de doubles ducats, que ma fille m'a volés! Et des bijoux! deux pierres, deux pierres rares et précieuses, que ma fille m'a volées! Justice! Qu'on trouve ma fille; elle a sur elle les pierres et les ducats.»

SALARINO. – Tous les petits garçons de Venise courent après lui, criant: ses pierres, sa fille et ses ducats!

SALANIO. – Que le bon Antonio prenne garde à ne pas manquer au jour fixé, ou ce sera lui qui payera cela.

SALARINO. – Vraiment, vous avez raison d'y songer. J'ai parlé hier à un Français qui m'a dit que sur le détroit qui sépare la France de l'Angleterre, il avait péri un vaisseau de notre pays, richement chargé. Quand il m'a dit cette nouvelle, j'ai pensé à Antonio, et j'ai silencieusement souhaité que ce ne fût pas un des siens.

SALANIO. – Vous ferez mieux d'avertir Antonio de ce que vous savez; mais ne le faites pas trop brusquement, de peur de l'affliger.

SALARINO. – Il n'est pas de plus excellent homme sur la terre. J'ai vu Bassanio et Antonio se séparer. Bassanio lui disait qu'il hâterait son retour le plus qu'il pourrait; Antonio lui répondait: «N'en faites rien, Bassanio; n'allez pas, pour l'amour de moi, gâter vos affaires par trop de précipitation: laissez mûrir les choses autant qu'il conviendra. Quant au billet que le Juif a de moi, n'en laissez pas occuper votre esprit amoureux; tenez-vous en joie: que votre première pensée soit de trouver les moyens de plaire, et de faire éclater votre amour par les témoignages les plus propres à réussir.» A ces mots, les yeux gros de larmes et détournant le visage, il a tendu sa main en arrière, et il a serré celle de Bassanio avec une affection singulièrement tendre; et c'est ainsi qu'ils se sont séparés.

SALANIO. – Je crois qu'il n'aime la vie que pour lui: je t'en prie, allons le trouver, et tâchons d'alléger par quelque divertissement la tristesse à laquelle il se livre.

SALARINO. – Oui, allons.

(Ils sortent.)

SCÈNE IX

A Belmont. – Une pièce de la maison de Portia
Entre NÉRISSA avec UN VALET

NÉRISSA, au valet. – Vite et vite, je t'en prie, tire vite le rideau. Le prince d'Aragon a prêté le serment, et il s'avance pour choisir.

(Fanfare de cors. Entrent le prince d'Aragon, Portia et leur suite.)

PORTIA. – Voyez, noble prince; voici les coffres: si vous prenez celui qui contient mon portrait, notre hymen sera célébré sur-le-champ. Mais si vous vous trompez, il faudra, seigneur, sans plus de discours, quitter immédiatement ces lieux.

LE PRINCE. – Je suis obligé, par mon serment, d'observer trois choses: la première, de ne jamais révéler à personne quel est le coffre que j'aurai choisi; ensuite, si je manque le véritable coffre, de ne jamais faire de proposition de mariage à aucune jeune fille: enfin, si je n'ai pas le bonheur de bien choisir, de vous quitter et de partir sur-le-champ.

PORTIA. – Ce sont les conditions que jurent d'observer ceux qui viennent pour moi s'exposer à des hasards, quelque peu digne que j'en sois.

LE PRINCE. – Je me suis soumis à ces conditions en vous adressant mes voeux. Fortune, maintenant favorise l'espoir de mon coeur. De l'or, de l'argent et du vil plomb!

Qui me choisit doit donner et risquer tout ce qu'il a.

Vous aurez une plus belle apparence, avant que je donne ou risque quelque chose. Que dit le coffre d'or? Ah! voyons.

Qui me choisit recevra ce que beaucoup d'hommes désirent.

Beaucoup d'hommes désirent beaucoup… Cela peut s'entendre de la sotte multitude qui détermine son choix sur l'apparence, n'apercevant rien au delà de ce que son oeil charmé lui présente; qui ne perce pas jusque dans l'intérieur, mais comme le martinet, qui construit son nid sur les murs extérieurs, exposé aux injures de l'air, à la portée et dans le chemin même des accidents. Je ne choisirai point ce que tant de gens désirent; je ne veux pas marcher avec les esprits vulgaires et me ranger parmi la foule ignorante. Je viens à toi, riche sanctuaire d'argent. Répète-moi encore l'inscription que tu portes.

 

Qui me choisit recevra tout ce qu'il mérite.

C'est bien dit; car qui peut chercher à duper la fortune et s'élever honorablement sans l'empreinte du mérite? Que personne ne prétende se revêtir d'honneurs dont il est indigne… Oh! plût au ciel que les biens, les charges, les dignités, ne se détournassent jamais dans des voies injustes, et que le pur honneur ne pût jamais s'acquérir que par le mérite de celui qui en est revêtu. Que de gens qui sont nus seraient couverts! que d'autres qui commandent seraient commandés! que de grains de bassesse à séparer de la vraie semence de l'honneur! que l'on retrouverait d'honneur caché sous le chaume et sous les ruines du temps, et auquel on devrait rendre son premier éclat! Mais choisissons.

Qui me choisit recevra tout ce qu'il mérite.

Je prendrai ce que je mérite. Donnez-moi la clef de celui-ci, et découvrez mon sort sur-le-champ.

PORTIA. – Vous y avez mis trop de temps pour ce que vous trouverez ici.

LE PRINCE. – Qu'est-ce? la figure d'un idiot, qui cligne de l'oeil et me présente un papier? Je veux le lire. Que tu es différent de Portia! Que tu es différent de ce que j'espérais, et de ce que je méritais!

Qui me prend recevra tout ce qu'il mérite.

N'ai-je donc mérité rien de mieux que la tête d'un sot? Est-ce là ce que je vaux? Est-ce là tout ce que je mérite?

PORTIA. – Offenser et juger sont deux emplois différents et de nature opposée.

LE PRINCE. – Lisons:

 
Le feu a éprouvé sept fois ce métal;
Sept fois éprouvé est le jugement
Qui n'a jamais mal choisi.
Il est des gens qui n'embrassent que des ombres;
Ceux-là n'ont que l'ombre du bonheur!
Je sais qu'il y a des sots sur la terre,
Vêtus d'argent, comme je le suis;
Épousez quelle femme vous voudrez,
Votre tête sera toujours la mienne.
Ainsi partez, seigneur, vous êtes congédié.
 

Plus je tarderai dans ces lieux, plus j'y ferai la figure d'un sot. Je suis venu apporter mes voeux avec une tête de sot, et je m'en retourne avec deux. Adieu donc, dame, je remplirai mon serment de supporter patiemment mon malheur.

(Sortent le prince d'Aragon et sa suite.)

PORTIA. – Le moucheron s'est brûlé à la lumière. Oh! ces sots réfléchis! Quand ils choisissent, ils sont tout juste assez sages pour se perdre à force de raisonnements.

NÉRISSA. – Le vieux proverbe n'a pas tort: la potence et le choix d'une femme sont une affaire de hasard.

PORTIA. – Allons, ferme le rideau, Nérissa.

(Entre un valet.)

LE VALET. – Où est madame?

PORTIA. – La voici: que lui veut monsieur?

LE VALET. – Madame, il vient de descendre à votre porte un jeune Vénitien, qui marche devant son maître pour annoncer son arrivée, et vous présenter de sa part des hommages très-substantiels, je veux dire, outre les compliments et les paroles courtoises, des présents d'un haut prix. Je n'ai jamais vu de messager d'amour si avenant. Jamais un jour d'avril n'annonça les richesses de l'été qui s'avance, sous un aspect aussi gracieux que ce courrier lorsqu'il annonce son maître.

PORTIA. – Arrête, je te prie; je crains presque que tu ne me dises tout à l'heure qu'il est de tes parents, en te voyant dépenser ainsi, pour le louer, tout ton esprit des dimanches. Allons, allons, Nérissa, je brûle de voir cet agile courrier d'amour, qui se présente de si bonne grâce.

NÉRISSA. – Que ce soit Bassanio, seigneur Amour, si telle est ta volonté.

(Ils sortent.)
FIN DU DEUXIÈME ACTE
6Your reproach (reproche, honte); c'est probablement une balourdise de Lancelot pour approach (approche); reproach est pris ici par le Juif dans le sens de honte, qui n'a aucun rapport de son avec aucun mot qui puisse être dans l'intention de Lancelot. On y a substitué déconvenue, qu'il peut dire pour venue.
7Le lundi de Pâques. En 1360, le lundi de Pâques, 14 avril, Edouard III faisant avec son armée le siége de Paris, il survint un froid si brumeux et si violent, que plusieurs soldats moururent de froid sur leurs chevaux, et que le lundi de Pâques en conserva le nom de lundi Noir.
8The Patch. Patch était, à ce qu'il paraît, le fou du cardinal Wolsey, dont le nom était devenu proverbial comme l'est parmi nous celui de Jeannot ou de Jocrisse.