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Henri VI. 1

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ACTE PREMIER

SCÈNE I

Abbaye de Westminster
Marche funèbre. Le corps du roi Henri V, découvert, exposé solennellement, entouré des DUCS DE BEDFORD, DE GLOCESTER ET D'EXETER, DU COMTE DE WARWICK, DE L'ÉVÊQUE DE WINCHESTER, DE HÉRAUTS, ETC

BEDFORD. – Que les cieux soient tendus de noir! que le jour cède à la nuit! comètes, qui amenez les révolutions dans les siècles et les États, secouez dans le firmament vos tresses de cristal, et châtiez-en les étoiles rebelles qui ont conspiré la mort de Henri, de Henri V, trop illustre pour qu'il vécût longtemps! Jamais l'Angleterre n'a perdu un si grand roi.

GLOCESTER. – Avant lui, l'Angleterre n'avait jamais eu de roi. Il avait de la vertu et méritait de commander. Son épée, quand il la brandissait, éblouissait les yeux de ses éclairs. Ses bras s'ouvraient plus largement que les ailes du dragon: ses yeux, quand ils étincelaient du feu de la colère, étourdissaient, repoussaient plus sûrement ses ennemis que le soleil du midi lançant ses brûlants rayons sur leurs visages. Que dirais-je? Ses exploits sont au-dessus des récits. Jamais il n'a levé son bras qu'il n'ait conquis.

EXETER. – Nous portons le deuil avec du noir; pourquoi ne le portons-nous pas avec du sang? Henri est mort et ne revivra jamais. Nous entourons un cercueil de bois, et nous honorons de notre glorieuse présence la honteuse victoire de la mort, comme des captifs enchaînés à un char de triomphe. Qui accuserons-nous? maudirons-nous les astres du malheur qui ont ainsi conspiré la ruine de notre gloire? ou faut-il croire que les rusés enchanteurs et magiciens français épouvantés auront, par des vers magiques, amené sa perte?

WINCHESTER. – C'était un roi chéri du Roi des rois. Le terrible jour du jugement ne sera pas si terrible pour les Français que l'était sa vue. Il a livré les batailles du Dieu des armées: ce sont les prières de l'Église qui assuraient ses succès.

GLOCESTER. – L'Église? Où est-elle? Si les ministres de l'Église n'avaient pas prié, le fil de ses jours ne se serait pas usé si vite. Vous n'aimez qu'un prince efféminé, que vous puissiez gouverner comme un jeune écolier.

WINCHESTER. – Glocester, quoi que nous aimions, tu es protecteur de l'Angleterre, et tu aspires à gouverner le prince et le royaume; ta femme est hautaine: elle exerce sur toi plus d'empire que Dieu ou les ministres de la religion n'en pourraient jamais avoir.

GLOCESTER. – Ne nomme point la religion, car tu aimes la chair: et, dans tout le cours de l'année, tu ne vas jamais à l'église, si ce n'est pour prier contre tes ennemis.

BEDFORD. – Cessez, cessez ces querelles, et tenez vos esprits en paix. – Marchons vers l'autel. – Hérauts, suivez-nous. – Au lieu d'or, nous offrirons nos armes, puisque nos armes sont inutiles à présent que Henri n'est plus. – Postérité, attends-toi à des années malheureuses: tes enfants suceront les larmes des yeux de leurs mères, notre île nourrira ses fils de douleurs et de pleurs, et il ne restera que les femmes pour pleurer les morts. O Henri V, j'invoque ton ombre! fais prospérer ce royaume: préserve-le des troubles civils; lutte dans les cieux contre les astres ses ennemis; et ton âme sera au firmament une constellation bien plus glorieuse que celle de Jules César, ou la brillante…

(Entre un messager.)

LE MESSAGER. – Salut à vous tous, honorables lords. Je vous apporte de France de tristes nouvelles de pertes, de carnage et de déroute. La Guyenne, la Champagne, Reims, Orléans, Rouen, Gisors, Paris, Poitiers, sont absolument perdus.

BEDFORD. – Qu'oses-tu dire, homme, devant le corps de Henri? Parle bas, ou la perte de ces grandes villes lui fera briser son cercueil, et il se lèvera du sein de la mort.

GLOCESTER. – Paris perdu? Rouen perdu? Si Henri était rappelé à la vie, ces nouvelles lui feraient de nouveau rendre l'âme.

EXETER. – Et comment les avons-nous perdus? Quelle trahison…

LE MESSAGER. – Aucune trahison, mais disette d'hommes et d'argent. Voici ce que murmurent entre eux les soldats: «Que vous fomentez ici différentes factions; et que, tandis qu'il faudrait mettre en mouvement une armée et combattre, vous disputez ici sur le choix de vos généraux. L'un voudrait traîner la guerre à peu de frais; l'autre voudrait voler d'un vol rapide, et manque d'ailes. Un troisième est d'avis que, sans aucune dépense, on peut obtenir la paix avec de belles et trompeuses paroles.» Réveillez-vous, réveillez-vous, noblesse d'Angleterre! Que la paresse ne ternisse pas l'honneur que vous avez récemment acquis! Les fleurs de lis sont arrachées de vos armes, et la moitié de l'écusson d'Angleterre est coupée.

EXETER. – Si nous manquions de larmes pour ce convoi funèbre, ces nouvelles les appelleraient par torrents.

BEDFORD. – C'est moi qu'elles regardent: je suis régent de France. – Donnez-moi mon armure; je vais combattre pour ressaisir la France. – Loin de moi ces honteux vêtements de deuil! Je veux que les Français aient, non point des yeux, mais des blessures pour pleurer leurs malheurs un moment interrompus.

(Entre un autre messager.)

LE DEUXIÈME MESSAGER. – Milords, lisez ces lettres pleines de revers. La France entière s'est soulevée contre les Anglais, excepté quelques petites villes de nulle importance. Le dauphin Charles a été couronné roi à Reims: le bâtard d'Orléans s'est joint à lui. René, duc d'Anjou, épouse son parti: le duc d'Alençon vole se ranger à ses côtés.

EXETER. – Le dauphin couronné roi! Tous volent à lui! Oh! où fuir pour cacher notre honte?

GLOCESTER. – Nous ne fuirons que vers nos ennemis. Bedford, si tu temporises, j'irai, moi, faire cette guerre.

BEDFORD. – Glocester, pourquoi doutes-tu de mon ardeur? J'ai déjà levé dans mes pensées une armée qui inonde déjà la France.

(Entre un troisième messager.)

LE TROISIÈME MESSAGER. – Mes respectables lords, pour ajouter encore aux larmes dont vous arrosez le cercueil du roi Henri, je dois vous instruire d'un fatal combat livré entre l'intrépide Talbot et les Français.

WINCHESTER. – Comment? où Talbot a vaincu, n'est-ce pas?

LE TROISIÈME MESSAGER. – Oh non! où lord Talbot a été défait: je vais vous en raconter les détails. Le 10 août dernier, ce redoutable lord, se retirant du siége d'Orléans, ayant à peine six mille soldats, s'est vu enveloppé et attaqué par vingt-trois mille Français; il n'a pas eu le temps de ranger sa troupe: il manquait de pieux à placer devant ses archers; faute de pieux, ils ont arraché des haies des bâtons pointus, et les ont fichés en terre, à la hâte et sans ordre, pour empêcher la cavalerie de fondre sur eux. Le combat a duré plus de trois heures; et le vaillant Talbot, avec son épée et sa lance, a fait des miracles au-dessus de la pensée humaine; il envoyait par centaines les ennemis aux enfers, nul n'osait lui faire face. Ici, là, partout, il frappait avec rage: les Français criaient que c'était le diable en armes. Tous restaient immobiles d'étonnement et les yeux fixés sur lui. Ses soldats, animés par son courage indomptable, ont crié tous ensemble: Talbot! Talbot! et se sont précipités au fort de la mêlée. De ce moment la victoire était décidée si sir Jean Fastolffe n'avait joué le rôle d'un lâche. Il était dans l'arrière-garde et placé sur les dernières lignes, avec ordre de le suivre et de le soutenir; mais il a fui lâchement sans avoir frappé un seul coup. De là la défaite générale et le carnage. Ils ont été enveloppés par leurs ennemis: un lâche Wallon, pour faire sa cour au dauphin, a frappé Talbot au dos avec sa lance; Talbot, que toute la France, avec toutes ses forces d'élite assemblées, n'avait pas osé une seule fois envisager en face.

BEDFORD. – Talbot est-il tué? Je me tuerai alors moi-même, pour me punir de vivre oisif ici dans le luxe et la mollesse, tandis qu'un si brave général, manquant de secours, est trahi et livré à ses lâches ennemis.

LE TROISIÈME MESSAGER. – Oh! non, il vit; mais il est prisonnier, et avec lui le lord Scales et le lord Hungreford. La plupart des autres ont été massacrés ou pris.

BEDFORD. – Il n'est point, pour le délivrer, de rançon que je ne sois déterminé à payer. Je précipiterai le dauphin, la tête la première, en bas de son trône, et sa couronne sera la rançon de mon ami: j'échangerai quatre de leurs seigneurs contre un de nos lords. – Adieu, messieurs, je cours à ma tâche. Il faut que j'aille sans délai allumer des feux de joie en France, pour célébrer la fête de notre grand saint Georges. Je prendrai avec moi dix mille soldats, dont les sanglants exploits ébranleront l'Europe.

LE TROISIÈME MESSAGER. – Vous en auriez besoin, car Orléans est assiégé: l'armée anglaise est affaiblie et impuissante. Le comte de Salisbury sollicite des renforts, et c'est avec peine qu'il empêche ses soldats de se mutiner; car ils sont bien peu pour contenir tant d'ennemis.

EXETER. – Lords, souvenez-vous des serments que vous avez faits à Henri, ou d'accabler le dauphin, ou de le ramener sous le joug de l'Angleterre.

BEDFORD. – Je m'en souviens, et je prends ici congé de vous pour aller faire mes préparatifs.

(Il sort.)

GLOCESTER. – Je vais me rendre en toute hâte à la Tour pour visiter l'artillerie et les munitions, et ensuite proclamer roi le jeune Henri.

EXETER. – Moi, je vais à Eltham, où est le jeune roi; je suis son gouverneur particulier, et je verrai là à prendre les meilleures mesures pour sa sûreté.

(Il sort.)

WINCHESTER. – Chacun ici a son poste et ses fonctions; moi, je suis laissé à l'écart, il ne reste rien pour moi. Mais je ne veux pas être longtemps un serviteur sans place. Je me propose de tirer le roi d'Eltham, et de m'asseoir au premier rang sur le gouvernail de l'État.

 
(Il sort.)

SCÈNE II

En France, devant Orléans
Entrent CHARLES, avec ses troupes, ALENÇON, RENÉ, et autres

CHARLES. – Le véritable cours de Mars n'est pas plus connu aujourd'hui sur la terre qu'il ne l'est dans les cieux. Dernièrement il brillait pour les Anglais; maintenant nous sommes vainqueurs, et c'est à nous qu'il sourit. Quelles villes un peu importantes dont nous ne soyons les maîtres? Nous sommes ici paisiblement établis près d'Orléans: les Anglais affamés, comme de pâles fantômes, nous assiégent à peine une heure dans le mois.

ALENÇON. – Ils n'ont point ici leurs tranches de boeuf gras: il faut que les Anglais soient repus, comme leurs mules, et qu'ils aient leur sac de nourriture lié à la bouche; autrement ils ont aussi piteuse mine que des rats noyés.

RENÉ. – Faisons lever le siège: pourquoi vivons-nous ici paresseusement? Talbot est pris, lui que nous étions accoutumés à craindre: il ne reste plus de chef que cet écervelé de Salisbury; il peut dépenser son fiel en vaines fureurs: il n'a ni hommes ni argent pour faire la guerre.

CHARLES. – Sonnez, sonnez l'alarme. Fondons sur eux; sauvons l'honneur des Français jadis mis en déroute. – Je pardonne ma mort à celui qui me tuera, s'il me voit fuir ou reculer d'un pas. (Ils sortent. On sonne l'alarme. – Mêlée. – Ensuite une retraite.) (Rentrent Charles, Alençon et René.) Qui vit jamais telle chose? Quels hommes ai-je donc? des chiens, des poltrons, des lâches! Je n'aurais jamais fui s'ils ne m'avaient abandonné au milieu de mes ennemis.

RENÉ. – Salisbury tue en désespéré. – Il combat comme un homme lassé de la vie. Les autres lords, en lions affamés, fondent sur nous comme sur une proie que leur montre la faim.

ALENÇON. – Froissart, un de nos compatriotes, rapporte que l'Angleterre n'enfantait que des Rolands et des Oliviers sous le règne d'Édouard III. Le fait est encore plus vrai de nos jours, car elle n'envoie pour combattre que des Samsons et des Goliaths. Un contre dix! De grands coquins maigres et efflanqués! qui aurait jamais cru qu'ils eussent tant de courage et d'audace?

CHARLES. – Abandonnons cette ville! Ce sont des forcenés, et la faim les rendra encore plus acharnés. Je les connais de vieille date: ils arracheront les remparts avec leurs dents plutôt que d'abandonner le siége.

RENÉ. – Je crois que, par quelque étrange invention, par quelque sortilége, leurs armes sont ajustées pour frapper sans relâche, comme des battants de cloche; autrement, ils ne pourraient jamais tenir aussi longtemps. – Si l'on suit mon avis, nous les laisserons ici.

ALENÇON. – Soit; laissons-les.

(Entre le bâtard d'Orléans.)

LE BATARD. – Où est le dauphin? J'ai des nouvelles pour lui.

LE DAUPHIN. – Bâtard d'Orléans, sois trois fois le bienvenu.

LE BATARD. – Il me semble que vos regards sont tristes, votre visage pâle. Est-ce la dernière défaite qui vous a fait ce mal? Ne vous découragez pas: le secours est proche: j'amène ici avec moi une jeune et sainte fille, qui, dans une vision que le Ciel lui a envoyée, a reçu l'ordre de faire lever cet ennuyeux siége et de chasser les Anglais de France. Elle possède l'esprit de prophétie bien mieux que les neuf Sibylles de Rome. Elle peut raconter le passé et l'avenir. Dites, la ferai-je entrer? Croyez-en mes paroles: elles sont certaines et infaillibles.

CHARLES. – Allez, faites-la venir. (Le bâtard sort.) Mais, pour éprouver sa science, René, prends ma place et fais le dauphin. Interroge-la fièrement; que tes regards soient sévères. Par cette ruse, nous sonderons son habileté.

(Entrent la Pucelle, le bâtard d'Orléans et autres.)

RENÉ. – Belle fille, est-il vrai que tu veux exécuter ces étonnants prodiges?

LA PUCELLE. – René, espères-tu me tromper? – Où est le dauphin? – Sors, sors, ne te cache plus là derrière. Je te connais sans t'avoir jamais vu. Ne sois pas étonné, rien n'est caché pour moi. Je veux t'entretenir seul et en particulier. – Retirez-vous, seigneurs, et laissez-nous un moment à part.

RENÉ. – Elle débute hardiment.

(Ils s'éloignent.)

LA PUCELLE. – Dauphin, je suis née fille d'un berger; mon esprit n'a été exercé dans aucune espèce d'art. Il a plu au Ciel et à Notre-Dame-de-Grâce de jeter un regard sur mon obscure condition. Un jour que je gardais mes tendres agneaux, exposant mon visage aux rayons brûlants du soleil, la mère de Dieu daigna m'apparaître; et, dans une vision pleine de majesté, elle me commanda de quitter ma basse profession, et de délivrer mon pays de ses calamités: elle me promit son assistance et me garantit le succès. Elle daigna se révéler à moi dans toute sa gloire. J'étais noire et basanée auparavant; les purs rayons de lumière qu'elle versa sur moi me douèrent de cette beauté que vous voyez. Fais-moi toutes les questions que tu pourras imaginer, et je répondrai sans préparation; essaye mon courage dans un combat, si tu l'oses, et tu verras que je surpasse mon sexe. Sois certain de ceci: tu seras heureux si tu me reçois pour ton compagnon de guerre.

CHARLES. – Tu m'as étonné par la hauteur de ton discours. Je ne veux que cette preuve de ton mérite; tu lutteras avec moi dans un combat singulier: si tu as l'avantage, tes paroles sont vraies; autrement je te refuse ma confiance.

LA PUCELLE. – Je suis prête. Voilà mon épée à la pointe affilée, ornée de chaque côté de cinq fleurs de lis. Je l'ai choisie dans le cimetière de Sainte-Catherine en Touraine, parmi un amas de vieilles armes.

CHARLES. – Viens donc: par le saint nom de Dieu! je ne crains aucune femme.

LA PUCELLE. – Et moi, tant que je vivrai, je ne fuirai jamais devant un homme.

(Ils combattent.)

CHARLES. – Arrête, arrête; tu es une amazone: tu combats avec l'épée de Débora.

LA PUCELLE. – La mère du Christ me seconde; sans elle, je serais trop faible.

CHARLES. – Quelle que soit la main qui te secoure, c'est toi qui dois me secourir. Un désir ardent consume mon âme; tu as vaincu à la fois et ma force et mon coeur. Sublime Pucelle, si tel est ton nom, permets que je sois ton serviteur et non pas ton souverain: c'est le dauphin de France qui te conjure ainsi.

LA PUCELLE. – Je ne dois céder à aucun voeu d'amour, car ma vocation a été consacrée d'en haut. Quand j'aurai chassé tes ennemis de ces lieux, je songerai alors à une récompense.

CHARLES. – En attendant, jette un regard de bonté sur ton esclave dévoué.

RENÉ, en dedans de la tente avec Alençon. – Monseigneur, il me semble, a un long entretien.

ALENÇON. – N'en doutez pas: il sonde cette femme en tout sens; autrement il n'aurait pas prolongé à ce point la conférence.

RENÉ. – Le dérangerons-nous, puisqu'il ne garde aucune mesure?

ALENÇON. – Il prend peut-être des mesures plus profondes que nous ne savons: les femmes sont de rusées tentatrices avec leur langue.

RENÉ. – Mon prince, où êtes-vous? Quel objet vous occupe si longtemps? Abandonnerons-nous Orléans, ou non?

LA PUCELLE. – Non, non, vous dis-je, infidèles sans foi! Combattez jusqu'au dernier soupir: je serai votre sauvegarde.

CHARLES. – Ce qu'elle dit, je le confirmerai: nous combattrons jusqu'à la fin.

LA PUCELLE. – Je suis destinée à être le fléau des Anglais. Cette nuit je ferai certainement lever le siége. Puisque je me suis engagée dans cette guerre, comptez sur un été de la Saint-Martin, sur les jours de l'alcyon. La gloire est comme un cercle dans l'onde; il ne cesse de s'élargir et de s'étendre, jusqu'à ce qu'à force de s'étendre il s'évanouisse. La mort de Henri est le terme où finit le cercle des Anglais; toutes les gloires qu'il renfermait sont dispersées. Je suis maintenant comme cet orgueilleux vaisseau qui portait César et sa fortune.

CHARLES. – Si Mahomet était inspiré par une colombe 8, tu l'es donc, toi, par un aigle. Ni Hélène, la mère du grand Constantin, ni les filles de saint Philippe 9 ne t'égalèrent jamais. Brillante étoile de Vénus, descendue sur la terre, par quel culte assez respectueux pourrai-je t'adorer?

ALENÇON. – Abrégeons les délais, et faisons lever le siége.

RENÉ. – Femme, fais ce qui est en ton pouvoir pour sauver notre honneur. Chasse-les d'Orléans, et immortalise-toi.

CHARLES. – Nous allons en faire l'essai. Allons, marchons à l'entreprise. Si sa promesse est trompeuse, je ne crois plus à aucun prophète.

(Ils sortent.)

SCÈNE III

Londres. – Colline devant la Tour
Entre LE DUC DE GLOCESTER qui s'approche des portes de la Tour, avec ses gens vêtus de bleu

GLOCESTER. – Je viens pour visiter la Tour: je crains que depuis la mort de Henri il ne s'y soit commis quelque larcin. Où sont donc les gardes, qu'on ne les trouve pas à leur poste? Ouvrez les portes: c'est Glocester qui vous appelle.

PREMIER GARDE. – Qui frappe ainsi en maître?

PREMIER SERVITEUR DE GLOCESTER. – C'est le noble duc de Glocester.

DEUXIÈME GARDE. – Qui que ce soit, vous ne pouvez entrer ici.

DEUXIÈME SERVITEUR DE GLOCESTER. – Misérables, est-ce ainsi que vous répondez au lord protecteur?

PREMIER GARDE. – Que Dieu protége le protecteur: voilà notre réponse. Nous n'agissons que d'après nos ordres.

GLOCESTER. – Qui vous les a donnés? Quelle autre volonté que la mienne doit commander ici? Il n'est point d'autre protecteur du royaume que moi. (A ses gens.) Forcez ces portes: je serai votre garant. Me laisserai-je jouer de la sorte par de vils esclaves?

(Les gens de Glocester cherchent à forcer les portes.)

WOODVILLE, en dedans. – Quel est ce bruit? Qui sont ces traîtres?

GLOCESTER. – Lieutenant, est-ce vous dont j'entends la voix? Ouvrez les portes: c'est Glocester qui veut entrer.

WOODVILLE. – Patience, noble duc; je ne puis ouvrir. Le cardinal de Winchester le défend: j'ai reçu de lui l'ordre exprès de ne laisser entrer ni toi ni aucun des tiens.

GLOCESTER. – Lâche Woodville, tu le préfères à moi, cet arrogant Winchester, ce prélat hautain que Henri, notre feu roi, ne put jamais supporter? Tu n'es ami ni de Dieu ni du roi. Ouvre les portes, ou dans peu je te fais chasser de la Tour.

PREMIER SERVITEUR DE GLOCESTER. – Ouvrez les portes au lord protecteur. Nous les enfoncerons si vous n'obéissez pas à l'instant.

(Entre Winchester suivi de ses gens en habits jaunâtres 10.)

WINCHESTER. – Eh bien, ambitieux Humfroi, que veut dire ceci?

GLOCESTER. – Vil prêtre tondu, est-ce toi qui commandes qu'on me ferme les portes?

WINCHESTER. – Oui, c'est moi, traître d'usurpateur, tu n'es point le protecteur du roi ou du royaume.

GLOCESTER. – Retire-toi, audacieux conspirateur, toi qui machinas le meurtre de notre feu roi, toi qui vends aux filles de mauvaise vie des indulgences qui leur permettent le péché. Je te bernerai dans ton large chapeau de cardinal, si tu t'obstines dans cette insolence.

WINCHESTER. – Retire-toi toi-même; je ne reculerai pas d'un pied. Que ceci soit la colline de Damas; et toi, sois le Caïn maudit; égorge ton frère Abel, si tu veux.

 

GLOCESTER. – Je ne veux pas te tuer, mais te chasser; je me servirai, pour t'emporter d'ici, de ta robe d'écarlate, comme on se sert des langes d'un enfant.

WINCHESTER. – Fais ce que tu voudras; je te brave en face.

GLOCESTER. – Quoi! je serai ainsi bravé et insulté en face! Aux armes, mes gens, en dépit des priviléges de ce lieu; les habits bleus contre les habits jaunes. Prêtre, défends ta barbe. (Glocester et ses gens attaquent l'évêque.) Je veux te l'allonger d'un pied et te souffleter d'importance; je foulerai aux pieds ton chapeau de cardinal, en dépit du pape et des dignités de l'Église; je te traînerai en tous sens par les oreilles.

WINCHESTER. – Glocester, tu répondras de cette insulte devant le pape.

GLOCESTER. – Oison de Winchester! – Je crie-une corde! une corde! chassez-les d'ici à coups de corde. – Pourquoi les laissez-vous encore là? – Je te chasserai d'ici, loup couvert d'une peau d'agneau. – Hors d'ici les habits jaunes! hors d'ici, hypocrite en écarlate!

(Il se fait un grand tumulte. Au milieu du désordre entrent le maire de Londres et ses officiers.)

LE MAIRE. – Fi, milords! vous, magistrats suprêmes, troubler ainsi outrageusement la paix publique!

GLOCESTER. – Paix, lord maire: tu ne connais pas les outrages que j'ai essuyés. Ce Beaufort, qui ne respecte ni Dieu ni le roi, a ici usurpé la Tour à son usage.

WINCHESTER, au maire. – Tu vois ici Glocester, l'ennemi des citoyens, un homme qui propose toujours la guerre, et jamais la paix; imposant à vos libres trésors d'énormes tributs; cherchant à renverser la religion, sous prétexte qu'il est le protecteur du royaume. Et il voudrait ici enlever de la Tour l'armure et l'appareil de la majesté, pour se couronner roi, et faire disparaître le prince.

GLOCESTER. – Je ne te répondrai pas par des mots, mais par des coups.

(Leurs gens s'attaquent de nouveau.)

LE MAIRE. – Dans cette rixe tumultueuse, il ne me reste que la ressource d'une proclamation à haute voix. – Officier, avance, et parle aussi haut que tu le pourras.

L'OFFICIER. – Vous tous, gens de toute classe, qui êtes ici assemblés en armes, contre la paix de Dieu et du roi, nous vous ordonnons et commandons, au nom de Sa Majesté, de vous retirer chacun dans vos maisons, et de ne porter, manier, ni employer désormais aucune épée, arme ou poignard sous peine de mort.

GLOCESTER. – Cardinal, je ne veux pas enfreindre la loi: mais nous nous rencontrerons, et nous nous expliquerons à loisir.

WINCHESTER. – Oui, Glocester, nous nous rencontrerons, et il t'en coûtera cher, sois-en sûr; j'aurai le sang de ton coeur pour ce que tu as fait là aujourd'hui.

LE MAIRE. – Je vais assembler le peuple, si vous différez de vous retirer. – Ce cardinal est plus hautain que Satan.

GLOCESTER. – Maire, adieu. Ce que tu fais, tu as droit de le faire.

WINCHESTER. – Exécrable Glocester, veille sur ta tête; car je prétends l'avoir avant peu. (Ils sortent.)

LE MAIRE, à ses officiers. – Veillez à ce qu'on quitte ce lieu, et ensuite nous nous retirerons. – Grand Dieu! est-il possible que des nobles nourrissent de pareilles haines? Pour moi je ne combats pas une fois dans quarante ans.

(Il sort avec ses officiers.)
8Mahomet avait, disent les traditions arabes, une colombe qu'il nourrissait avec des grains de blé qui tombaient de son oreille; quand elle avait faim elle se posait sur l'épaule de Mahomet, et introduisait son bec dans l'oreille de son maître pour y chercher sa nourriture. Mahomet disait alors à ses sectateurs que c'était le Saint-Esprit qui venait le conseiller.
9Les quatre filles de Philippe dont il est fait mention dans les Actes des apôtres, et qui avaient le don de prophétie.
10C'était la couleur des vêtements des huissiers dans les cours ecclésiastiques; le jaune était aussi à cette époque une couleur de deuil, comme le noir.