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Napoléon Le Petit

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Il croit à l'adhésion des prolétaires, il croit à la bonne volonté des rois, il croit à la fête des aigles, il croit aux harangues du conseil d'état, il croit aux bénédictions des évêques, il croit au serment qu'il s'est fait jurer, il croit aux sept millions cinq cent mille voix!

Il parle à cette heure, se sentant en humeur d'Auguste, d'amnistier les proscrits. L'usurpation amnistiant le droit! la trahison amnistiant l'honneur! la lâcheté amnistiant le courage! le crime amnistiant la vertu! Il est à ce point abruti par son succès, qu'il trouve cela tout simple.

Bizarre effet d'enivrement! illusion d'optique! il voit dorée, splendide et rayonnante cette chose du 14 janvier, cette constitution souillée de boue, tachée de sang, ornée de chaînes, traînée au milieu des huées de l'Europe par la police, le sénat, le corps législatif, et le conseil d'état ferrés à neuf! Il prend pour un char de triomphe et veut faire passer sous l'arc de l'Étoile cette claie sur laquelle, debout, hideux, et le fouet à la main, il promène le cadavre sanglant de la république!

DEUXIÈME PARTIE
DEUIL ET FOI

I

La providence amène à maturité, par le seul fait de la vie universelle, les hommes, les choses, les événements. Il suffit, pour qu'un ancien monde s'évanouisse, que la civilisation, montant majestueusement vers son solstice, rayonne sur les vieilles institutions, sur les vieux préjugés, sur les vieilles lois, sur les vieilles moeurs. Ce rayonnement brûle le passé et le dévore. La civilisation éclaire, ceci est le fait visible, et en même temps elle consume, ceci est le fait mystérieux. À son influence, lentement et sans secousse, ce qui doit décliner décline, ce qui doit vieillir vieillit; les rides viennent aux choses condamnées, aux castes, aux codes, aux institutions, aux religions. Ce travail de décrépitude se fait en quelque sorte de lui-même. Décrépitude féconde, sous laquelle germe la vie nouvelle. Peu à peu la ruine se prépare; de profondes lézardes qu'on ne voit pas se ramifient dans l'ombre et mettent en poudre au dedans cette formation séculaire qui fait encore masse au dehors; et voilà qu'un beau jour, tout à coup, cet antique ensemble de faits vermoulus dont se composent les sociétés caduques devient difforme; l'édifice se disjoint, se décloue, surplombe. Alors tout ne tient plus à rien. Qu'il survienne un de ces géants propres aux révolutions, que ce géant lève la main, et tout est dit. Il y a telle heure dans l'histoire où un coup de coude de Danton ferait crouler l'Europe.

1848 fut une de ces heures. La vieille Europe féodale, monarchique et papale, replâtrée si fatalement pour la France en 1815, chancela. Mais Danton manquait.

L'écroulement n'eut pas lieu.

On a beaucoup dit, dans la phraséologie banale qui s'emploie en pareil cas, que 1848 avait ouvert un gouffre. Point. Le cadavre du passé était sur l'Europe; il y est encore à l'heure qu'il est. 1848 ouvrit une fosse pour y jeter ce cadavre. C'est cette fosse qu'on a prise pour un gouffre.

En 1848, tout ce qui tenait au passé, tout ce qui vivait du cadavre, vit de près cette fosse. Non-seulement les rois sur leurs trônes, les cardinaux sous leurs barrettes, les juges à l'ombre de leur guillotine, les capitaines sur leurs chevaux de guerre, s'émurent; mais quiconque avait un intérêt quelconque dans ce qui allait disparaître; quiconque cultivait à son profit une fiction sociale et avait à bail et à loyer un abus; quiconque était gardien d'un mensonge, portier d'un préjugé ou fermier d'une superstition; quiconque exploitait, usurait, pressurait, mentait; quiconque vendait à faux poids, depuis ceux qui altèrent une balance jusqu'à ceux qui falsifient la bible, depuis le mauvais marchand jusqu'au mauvais prêtre, depuis ceux qui manipulent les chiffres jusqu'à ceux qui monnoient les miracles; tous, depuis tel banquier juif qui se sentit un peu catholique jusqu'à tel évêque qui en devint un peu juif, tous les hommes du passé penchèrent leur tête les uns vers les autres et tremblèrent.

Cette fosse qui était béante, et où avaient failli tomber toutes les fictions, leur trésor, qui pèsent sur l'homme depuis tant de siècles, ils résolurent de la combler. Ils résolurent de la murer, d'y entasser la pierre et la roche, et de dresser sur cet entassement un gibet, et d'accrocher à ce gibet, morne et sanglante, cette grande coupable, la Vérité.

Ils résolurent d'en finir une fois pour toutes avec l'esprit d'affranchissement et d'émancipation, et de refouler et de comprimer à jamais la force ascensionnelle de l'humanité.

L'entreprise était rude. Ce que c'était que cette entreprise, nous l'avons indiqué déjà, plus d'une fois, dans ce livre et ailleurs.

Défaire le travail de vingt générations; tuer dans le dix-neuvième siècle, en le saisissant à la gorge, trois siècles, le seizième, le dix-septième et le dix-huitième, c'est-à-dire Luther, Descartes et Voltaire, l'examen religieux, l'examen philosophique, l'examen universel; écraser dans toute l'Europe cette immense végétation de la libre pensée, grand chêne ici, brin d'herbe là; marier le knout et l'aspersoir; mettre plus d'Espagne dans le midi et plus de Russie dans le nord; ressusciter tout ce qu'on pourrait de l'inquisition et étouffer tout ce qu'on pourrait de l'intelligence; abêtir la jeunesse, en d'autres termes, abrutir l'avenir; faire assister le monde à l'auto-da-fé des idées; renverser les tribunes, supprimer le journal, l'affiche, le livre, la parole, le cri, le murmure, le souffle; faire le silence; poursuivre la pensée dans la casse d'imprimerie, dans le composteur, dans la lettre de plomb, dans le cliché, dans la lithographie, dans l'image, sur le théâtre, sur le tréteau, dans la bouche du comédien, dans le cahier du maître d'école, dans la balle du colporteur; donner à chacun pour foi, pour loi, pour but et pour dieu, l'intérêt matériel; dire au peuple: mangez et ne pensez plus; ôter l'homme du cerveau et le mettre dans le ventre; éteindre l'initiative individuelle, la vie locale, l'élan national, tous les instincts profonds qui poussent l'homme vers le droit; anéantir ce moi des nations qu'on nomme patrie; détruire la nationalité chez les peuples partagés et démembrés, les constitutions dans les états constitutionnels, la république en France, la liberté partout; mettre partout le pied sur l'effort humain.

En un mot, fermer cet abîme qui s'appelle le progrès.

Tel fut le plan vaste, énorme, européen, que personne ne conçut, car pas un de ces hommes du vieux monde n'en eût eu le génie, mais que tous suivirent. Quant au plan en lui-même, quant à cette immense idée de compression universelle, d'où venait-elle? qui pourrait le dire? On la vit dans l'air. Elle apparut du côté du passé. Elle éclaira certaines âmes, elle montra certaines routes. Ce fut comme une lueur sortie de la tombe de Machiavel.

À de certains moments de l'histoire humaine, aux choses qui se trament, aux choses qui se font, il semble que tous les vieux démons de l'humanité, Louis XI, Philippe II, Catherine de Médicis, le duc d'Albe, Torquemada, sont quelque part là, dans un coin, assis autour d'une table et tenant conseil.

On regarde, on cherche, et au lieu des colosses on voit des avortons. Où l'on supposait le duc d'Albe, on trouve Schwartzenberg; où l'on supposait Torquemada, on trouve Veuillot. L'antique despotisme européen continue sa marche avec ces petits hommes et va toujours; il ressemble au czar Pierre en voyage. —On relaye avec ce qu'on trouve, écrivait-il; quand nous n'eûmes plus de chevaux tartares, nous prîmes des ânes. Pour atteindre à ce but, la compression de tout et de tous, il fallait s'engager dans une voie obscure, tortueuse, âpre, difficile; on s'y engagea. Quelques-uns de ceux qui y entrèrent savaient ce qu'ils faisaient.

Les partis vivent de mots; ces hommes, ces meneurs que 1848 effraya et rallia, avaient, nous l'avons dit plus haut, trouvé leurs mots: religion, famille, propriété. Ils exploitaient, avec cette vulgaire adresse qui suffit lorsqu'on parle à la peur, certains côtés obscurs de ce qu'on appelait socialisme. Il s'agissait de «sauver la religion, la propriété et la famille». Sauvez le drapeau! disaient-ils. La tourbe des intérêts effarouchés s'y rua.

On se coalisa, on fit front, on fit bloc. On eut de la foule autour de soi. Cette foule était composée d'éléments divers. Le propriétaire y entra, parce que ses loyers avaient baissé; le paysan, parce qu'il avait payé les 45 centimes; tel qui ne croyait pas en Dieu crut nécessaire de sauver la religion parce qu'il avait été forcé de vendre ses chevaux. On dégagea de cette foule la force qu'elle contenait et l'on s'en servit. On fit de la compression avec tout, avec la loi, avec l'arbitraire, avec les assemblées, avec la tribune, avec le jury, avec la magistrature, avec la police, en Lombardie avec le sabre, à Naples avec le bagne, en Hongrie avec le gibet. Pour remuseler les intelligences, pour remettre à la chaîne les esprits, esclaves échappés, pour empêcher le passé de disparaître, pour empêcher l'avenir de naître, pour rester les rois, les puissants, les privilégiés, les heureux, tout devint bon, tout devint juste, tout fut légitime. On fabriqua pour les besoins de la lutte et on répandit dans le monde une morale de guet-apens contre la liberté, que mirent en action Ferdinand à Palerme, Antonelli à Rome, Schwartzenberg à Milan et à Pesth, et plus tard à Paris les hommes de décembre, ces loups d'état.

Il y avait un peuple parmi les peuples qui était une sorte d'aîné dans cette famille d'opprimés, qui était comme un prophète dans la tribu humaine. Ce peuple avait l'initiative de tout le mouvement humain. Il allait, il disait: venez, et on le suivait. Comme complément à la fraternité des hommes qui est dans l'évangile, il enseignait la fraternité des nations. Il parlait par la voix de ses écrivains, de ses poëtes, de ses philosophes, de ses orateurs comme par une seule bouche, et ses paroles s'en allaient aux extrémités du monde se poser comme des langues de feu sur le front de tous les peuples. Il présidait la cène des intelligences. Il multipliait le pain de vie à ceux qui erraient dans le désert. Un jour une tempête l'avait enveloppé; il marcha sur l'abîme et dit aux peuples effrayés: pourquoi craignez-vous? Le flot des révolutions soulevé par lui s'apaisa sous ses pieds, et, loin de l'engloutir, le glorifia. Les nations malades, souffrantes, infirmes, se pressaient autour de lui; celle-ci boitait, la chaîne de l'inquisition rivée à son pied pendant trois siècles l'avait estropiée; il lui disait: marche! et elle marchait; cette autre était aveugle, le vieux papisme romain lui avait rempli les prunelles de brume et de nuit; il lui disait: vois, elle ouvrait les yeux et voyait. Jetez vos béquilles, c'est-à-dire vos préjugés, disait-il; jetez vos bandeaux, c'est-à-dire vos superstitions, tenez-vous droits, levez la tête, regardez le ciel, contemplez Dieu. L'avenir est à vous. Ô peuples! vous avez une lèpre, l'ignorance; vous avez une peste, le fanatisme; il n'est pas un de vous qui n'ait et qui ne porte une de ces affreuses maladies qu'on appelle un despote; allez, marchez, brisez les liens du mal, je vous délivre, je vous guéris! C'était par toute la terre une clameur reconnaissante des peuples que cette parole faisait sains et forts. Un jour il s'approcha de la Pologne morte, il leva le doigt et lui cria: lève-toi! la Pologne morte se leva.

 

Ce peuple, les hommes du passé, dont il annonçait la chute, le redoutaient et le haïssaient. À force de ruse et de patience tortueuse et d'audace, ils finirent par le saisir et vinrent à bout de le garrotter.

Depuis plus de trois années, le monde assiste à un immense supplice, à un effrayant spectacle. Depuis plus de trois ans, les hommes du passé, les scribes, les pharisiens, les publicains, les princes des prêtres, crucifient, en présence du genre humain, le Christ des peuples, le peuple français. Les uns ont fourni la croix, les autres les clous, les autres le marteau. Falloux lui a mis au front la couronne d'épines. Montalembert lui a appuyé sur la bouche l'éponge de vinaigre et de fiel. Louis Bonaparte est le misérable soldat qui lui a donné le coup de lance au flanc et lui a fait jeter le cri suprême: Eli! Eli! Lamma Sabacthani!

Maintenant c'est fini. Le peuple français est mort. La grande tombe va s'ouvrir.

Pour trois jours.

II

Ayons foi.

Non, ne nous laissons pas abattre. Désespérer, c'est déserter.

Regardons l'avenir.

L'avenir, – on ne sait pas quelles tempêtes nous séparent du port, mais le port lointain et radieux, on l'aperçoit, – l'avenir, répétons-le, c'est la république pour tous; ajoutons: l'avenir, c'est la paix avec tous.

Ne tombons pas dans le travers vulgaire qui est de maudire et de déshonorer le siècle où l'on vit. Érasme a appelé le seizième siècle «l'excrément des temps», fex temporum; Bossuet a qualifié ainsi le dix-septième siècle: «temps mauvais et petit»; Rousseau a flétri le dix-huitième siècle en ces termes: «cette grande pourriture où nous vivons». La postérité a donné tort à ces esprits illustres. Elle a dit à Érasme: le seizième siècle est grand; elle a dit à Bossuet: le dix-septième siècle est grand; elle a dit à Rousseau: le dix-huitième siècle est grand.

L'infamie de ces siècles eût été réelle, d'ailleurs, que ces hommes forts auraient eu tort de se plaindre. Le penseur doit accepter avec simplicité et calme le milieu où la providence le place. La splendeur de l'intelligence humaine, la hauteur du génie n'éclate pas moins par le contraste que par l'harmonie avec les temps. L'homme stoïque et profond n'est pas diminué par l'abjection extérieure. Virgile, Pétrarque, Racine, sont grands dans leur pourpre; Job est plus grand sur son fumier.

Mais nous pouvons le dire, nous hommes du dix-neuvième siècle, le dix-neuvième siècle n'est pas le fumier. Quelles que soient les hontes de l'instant présent, quels que soient les coups dont le va-et-vient des événements nous frappe, quelle que soit l'apparente désertion ou la léthargie momentanée des esprits, aucun de nous, démocrates, ne reniera cette magnifique époque où nous sommes, âge viril de l'humanité.

Proclamons-le hautement, proclamons-le dans la chute et dans la défaite, ce siècle est le plus grand des siècles; et savez-vous pourquoi? parce qu'il est le plus doux. Ce siècle, immédiatement issu de la Révolution française et son premier-né, affranchit l'esclave en Amérique, relève le paria en Asie, éteint le suttee dans l'Inde, et écrase en Europe les derniers tisons du bûcher, civilise la Turquie, fait pénétrer de l'évangile jusque dans le koran, dignifie la femme, subordonne le droit du plus fort au droit du plus juste, supprime les pirates, amoindrit les pénalités, assainit les bagnes, jette le fer rouge à l'égout, condamne la peine de mort, ôte le boulet du pied des forçats, abolit les supplices, dégrade et flétrit la guerre, émousse les ducs d'Albe et les Charles IX, arrache les griffes aux tyrans.

Ce siècle proclame la souveraineté du citoyen et l'inviolabilité de la vie; il couronne le peuple et sacre l'homme.

Dans l'art il a tous les génies, écrivains, orateurs, poëtes, historiens, publicistes, philosophes, peintres, statuaires, musiciens; la majesté, la grâce, la puissance, la force, l'éclat, la profondeur, la couleur, la forme, le style; il se retrempe à la fois dans le réel et dans l'idéal, et porte à la main les deux foudres, le vrai et le beau. Dans la science, il accomplit tous les miracles; il fait du coton un salpêtre, de la vapeur un cheval, de la pile de Volta un ouvrier, du fluide électrique un messager, du soleil un peintre; il s'arrose avec l'eau souterraine en attendant qu'il se chauffe avec le feu central; il ouvre sur les deux infinis ces deux fenêtres, le télescope sur l'infiniment grand, le microscope sur l'infiniment petit, et il trouve dans le premier abîme des astres et dans le second abîme des insectes qui lui prouvent Dieu. Il supprime la durée, il supprime la distance, il supprime la souffrance; il écrit une lettre de Paris à Londres, et il a la réponse en dix minutes; il coupe une cuisse à un homme, l'homme chante et sourit.

Il n'a plus qu'à réaliser – et il y touche – un progrès qui n'est rien à côté des autres miracles qu'il a déjà faits, il n'a qu'à trouver le moyen de diriger dans une masse d'air une bulle d'air plus léger; il a déjà la bulle d'air, il la tient emprisonnée; il n'a plus qu'à trouver la force impulsive, qu'à faire le vide devant le ballon, par exemple, qu'à brûler l'air devant l'aérostat comme fait la fusée devant elle; il n'a plus qu'à résoudre d'une façon quelconque ce problème, et il le résoudra, et savez-vous ce qui arrivera alors? à l'instant même les frontières s'évanouissent, les barrières s'effacent, tout ce qui est muraille de la Chine autour de la pensée, autour du commerce, autour de l'industrie, autour des nationalités, autour du progrès s'écroule; en dépit des censures, en dépit des index, il pleut des livres et des journaux partout; Voltaire, Diderot, Rousseau, tombent en grêle sur Rome, sur Naples, sur Vienne, sur Pétersbourg; le verbe humain est manne et le serf le ramasse dans le sillon; les fanatismes meurent, l'oppression est impossible; l'homme se traînait à terre, il échappe; la civilisation se fait nuée d'oiseaux, et s'envole, et tourbillonne, et s'abat joyeuse sur tous les points du globe à la fois; tenez, la voilà, elle passe, braquez vos canons, vieux despotismes, elle vous dédaigne; vous n'êtes que le boulet, elle est l'éclair; plus de haines, plus d'intérêts s'entre-dévorant, plus de guerres; une sorte de vie nouvelle, faite de concorde et de lumière, emporte et apaise le monde; la fraternité des peuples traverse les espaces et communie dans l'éternel azur, les hommes se mêlent dans les cieux.

En attendant ce dernier progrès, voyez le point où ce siècle avait amené la civilisation.

Autrefois il y avait un monde où l'on marchait à pas lents, le dos courbé, le front baissé; où le comte de Gouvon se faisait servir à table par Jean-Jacques; où le chevalier de Rohan donnait des coups de bâton à Voltaire; où l'on tournait Daniel de Foë au pilori; où une ville comme Dijon était séparée d'une ville comme Paris par un testament à faire, des voleurs à tous les coins de bois et dix jours de coche; où un livre était une espèce d'infamie et d'ordure que le bourreau brûlait sur les marches du palais de justice; où superstition et férocité se donnaient la main; où le pape disait à l'empereur: Jungamus dexteras, gladium gladio copulemus; où l'on rencontrait à chaque pas des croix auxquelles pendaient des amulettes, et des gibets auxquels pendaient des hommes; où il y avait des hérétiques, des juifs, des lépreux; où les maisons avaient des créneaux et des meurtrières; où l'on fermait les rues avec une chaîne, les fleuves avec une chaîne, les camps mêmes avec une chaîne, comme à la bataille de Tolosa, les villes avec des murailles, les royaumes avec des prohibitions et des pénalités; où, excepté l'autorité et la force qui adhéraient étroitement, tout était parqué, réparti, coupé, divisé, tronçonné, haï et haïssant, épars et mort; les hommes poussière; le pouvoir bloc. Aujourd'hui il y a un monde où tout est vivant, uni, combiné, accouplé, confondu; un monde où règnent la pensée, le commerce et l'industrie; où la politique, de plus en plus fixée, tend à se confondre avec la science; un monde où les derniers échafauds et les derniers canons se hâtent de couper leurs dernières têtes et de vomir leurs derniers obus; un monde où le jour croît à chaque minute; un monde où la distance a disparu, où Constantinople est plus près de Paris que n'était Lyon il y a cent ans, où l'Amérique et l'Europe palpitent du même battement de coeur; un monde tout circulation et tout amour, dont la France est le cerveau, dont les chemins de fer sont les artères et dont les fils électriques sont les fibres. Est-ce que vous ne voyez pas qu'exposer seulement une telle situation, c'est tout expliquer, tout démontrer et tout résoudre? Est-ce que vous ne sentez pas que le vieux monde avait fatalement une vieille âme, la tyrannie, et que dans le monde nouveau va descendre nécessairement, irrésistiblement, divinement, une jeune âme, la liberté?

C'est là l'oeuvre qu'avait faite parmi les hommes et que continuait splendidement le dix-neuvième siècle, ce siècle de stérilité, ce siècle de décroissance, ce siècle de décadence, ce siècle d'abaissement, comme disent les pédants, les rhéteurs, les imbéciles, et toute cette immonde engeance de cagots, de fripons et de fourbes qui bave béatement du fiel sur la gloire, qui déclare que Pascal est un fou, Voltaire un fat, et Rousseau une brute, et dont le triomphe serait de mettre un bonnet d'âne au genre humain.

Vous parlez de bas-empire? Est-ce sérieusement? Est-ce que le bas-empire avait derrière lui Jean Huss, Luther, Cervantes, Shakespeare, Pascal, Molière, Voltaire, Montesquieu, Rousseau et Mirabeau? Est-ce que le bas-empire avait derrière lui la prise de la Bastille, la fédération, Danton, Robespierre, la Convention? Est-ce que le bas-empire avait l'Amérique? Est-ce que le bas-empire avait le suffrage universel? Est-ce que le bas-empire avait ces deux idées, patrie et humanité; patrie, l'idée qui grandit le coeur; humanité, l'idée qui élargit l'horizon? Savez-vous que sous le bas-empire Constantinople tombait en ruine et avait fini par n'avoir plus que trente mille habitants? Paris en est-il là? Parce que vous avez vu réussir un coup de main prétorien, vous vous déclarez bas-empire! C'est vite dit, et lâchement pensé. Mais réfléchissez donc, si vous pouvez. Est-ce que le bas-empire avait la boussole, la pile, l'imprimerie, le journal, la locomotive, le télégraphe électrique? Autant d'ailes qui emportent l'homme, et que le bas-empire n'avait pas! Où le bas-empire rampait, le dix-neuvième siècle plane. Y songez-vous? Quoi! nous reverrions l'impératrice Zoé, Romain Argyre, Nicéphore Logothète, Michel Calafate! Allons donc! Est-ce que vous vous imaginez que la providence se répète platement? Est-ce que vous croyez que Dieu rabâche?

Ayons foi! affirmons! l'ironie de soi-même est le commencement de la bassesse. C'est en affirmant qu'on devient bon, c'est en affirmant qu'on devient grand. Oui, l'affranchissement des intelligences, et par suite l'affranchissement des peuples, c'était là la tâche sublime que le dix-neuvième siècle accomplissait en collaboration avec la France, car le double travail providentiel du temps et des hommes, de la maturation et de l'action, se confondait dans l'oeuvre commune, et la grande époque avait pour foyer la grande nation.

 

Ô patrie! c'est à cette heure où te voilà sanglante, inanimée, la tête pendante, les yeux fermés, la bouche ouverte et ne parlant plus, les marques du fouet sur les épaules, les clous de la semelle des bourreaux imprimés sur tout le corps, nue et souillée, et pareille à une chose morte, objet de haine, objet de risée, hélas! c'est à cette heure, patrie, que le coeur du proscrit déborde d'amour et de respect pour toi!

Te voilà sans mouvement. Les hommes de despotisme et d'oppression rient et savourent l'illusion orgueilleuse de ne plus te craindre. Rapides joies. Les peuples qui sont dans les ténèbres oublient le passé et ne voient que le présent et te méprisent. Pardonne-leur; ils ne savent ce qu'ils font. Te mépriser! grand Dieu, mépriser la France? Et qui sont-ils? Quelle langue parlent-ils? Quels livres ont-ils dans les mains? Quels noms savent-ils par coeur? Quelle est l'affiche collée sur le mur de leurs théâtres? Quelle forme ont leurs arts, leurs lois, leurs moeurs, leurs vêtements, leurs plaisirs, leurs modes? Quelle est la grande date pour eux comme pour nous? 89! S'ils ôtent la France de leur âme, que leur reste-t-il? Ô peuple! fût-elle tombée et tombée à jamais, est-ce qu'on méprise la Grèce? est-ce qu'on méprise l'Italie? est-ce qu'on méprise la France? Regardez ces mamelles, c'est votre nourrice. Regardez ce ventre, c'est votre mère.

Si elle dort, si elle est en léthargie, silence et chapeau bas. Si elle est morte, à genoux!

Les exilés sont épars; la destinée a des souffles qui dispersent les hommes comme une poignée de cendres. Les uns sont en Belgique, en Piémont, en Suisse, où ils n'ont pas la liberté; les autres sont à Londres, où ils n'ont pas de toit. Celui-ci, paysan, a été arraché à son clos natal; celui-ci, soldat, n'a plus que le tronçon de son épée qu'on a brisée dans sa main; celui-ci, ouvrier, ignore la langue du pays, il est sans vêtements et sans souliers, il ne sait pas s'il mangera demain; celui-ci a quitté une femme et des enfants, groupe bien-aimé, but de son labeur, joie de sa vie; celui-ci a une vieille mère en cheveux blancs qui le pleure; celui-là a un vieux père qui mourra sans l'avoir revu; cet autre aimait, il a laissé derrière lui quelque être adoré qui l'oubliera; ils lèvent la tête, ils se tendent la main les uns aux autres, ils sourient; il n'est pas de peuple qui ne se range sur leur passage avec respect et qui ne contemple avec un attendrissement profond, comme un des plus beaux spectacles que le sort puisse donner aux hommes, toutes ces consciences sereines, tous ces coeurs brisés.

Ils souffrent, ils se taisent; en eux le citoyen a immolé l'homme; ils regardent fixement l'adversité, ils ne crient même pas sous la verge impitoyable du malheur: Civis romanus sum! Mais le soir, quand on rêve, – quand tout dans la ville étrangère se revêt de tristesse, car ce qui semble froid le jour devient funèbre au crépuscule, – mais la nuit, quand on ne dort pas, les âmes les plus stoïques s'ouvrent au deuil et à l'accablement. Où sont les petits enfants? qui leur donnera du pain? qui leur donnera le baiser de leur père? où est la femme? où est la mère? où est le frère? où sont-ils tous? Et ces chansons qu'on entendait le soir dans sa langue natale, où sont-elles? où est le bois, l'arbre, le sentier, le toit plein de nids, le clocher entouré de tombes? où est la rue, où est le faubourg, le réverbère allumé devant votre porte, les amis, l'atelier, le métier, le travail accoutumé? Et les meubles vendus à la criée, l'encan envahissant le sanctuaire domestique! Oh! que d'adieux éternels! Détruit, mort, jeté aux quatre vents, cet être moral qu'on appelle le foyer de famille et qui ne se compose pas seulement des causeries, des tendresses et des embrassements, qui se compose aussi des heures, des habitudes, de la visite des amis, du rire de celui-ci, du serrement de main de celui-là, de la vue qu'on voyait de telle fenêtre, de la place où était tel meuble, du fauteuil où l'aïeul s'était assis, du tapis où les premiers-nés ont joué! Envolés, ces objets auxquels s'était empreinte votre vie! évanouie, la forme visible des souvenirs! Il y a dans la douleur des côtés intimes et obscurs où les plus fiers courages fléchissent. L'orateur de Rome tendit sa tête sans pâlir au couteau du centurion Lenas, mais il pleura en songeant à sa maison démolie par Clodius.

Les proscrits se taisent, ou, s'ils se plaignent, ce n'est qu'entre eux. Comme ils se connaissent, et qu'ils sont doublement frères, ayant la même patrie et ayant la même proscription, ils se racontent leurs misères. Celui qui a de l'argent le partage avec ceux qui n'en ont pas, celui qui a de la fermeté en donne à ceux qui en manquent. On échange les souvenirs, les aspirations, les espérances. On se tourne, les bras tendus dans l'ombre, vers ce qu'on a laissé derrière soi. Oh! qu'ils soient heureux là-bas, ceux qui ne pensent plus à nous! Chacun souffre et par moments s'irrite. On grave dans toutes les mémoires les noms de tous les bourreaux. Chacun a quelque chose qu'il maudit, Mazas, le ponton, la casemate, le dénonciateur qui a trahi, l'espion qui a guetté, le gendarme qui a arrêté, Lambessa où l'on a un ami, Cayenne où l'on a un frère; mais il y a une chose qu'ils bénissent tous, c'est toi, France!

Oh! une plainte, un mot contre toi, France! non, non! on n'a jamais plus de patrie dans le coeur que lorsqu'on est saisi par l'exil.

Ils feront leur devoir entier avec un front tranquille et une persévérance inébranlable. Ne pas te revoir, c est là leur tristesse; ne pas t'oublier, c'est là leur joie.

Ah! quel deuil! et après huit mois on a beau se dire que cela est, on a beau regarder autour de soi et voir la flèche de Saint-Michel au lieu du Panthéon, et voir Sainte-Gudule au lieu de Notre-Dame, on n'y croit pas!

Ainsi cela est vrai, on ne peut le nier, il faut en convenir, il faut le reconnaître, dût-on expirer d'humiliation et de désespoir, ce qui est là, à terre, c'est le dix-neuvième siècle, c'est la France!

Quoi! c'est ce Bonaparte qui a fait cette ruine!

Quoi! c'est au centre du plus grand peuple de la terre; quoi! c'est au milieu du plus grand siècle de l'histoire que ce personnage s'est dressé debout et a triomphé! Se faire de la France une proie, grand Dieu! ce que le lion n'eût pas osé, le singe l'a fait! ce que l'aigle eût redouté de saisir dans ses serres, le perroquet l'a pris dans sa patte! Quoi! Louis XI y eût échoué! quoi! Richelieu s'y fût brisé! quoi! Napoléon n'y eût pas suffi! En un jour, du soir au matin, l'absurde a été le possible. Tout ce qui était axiome est devenu chimère. Tout ce qui était mensonge est devenu fait vivant. Quoi! le plus éclatant concours d'hommes! quoi! le plus magnifique mouvement d'idées! quoi! le plus formidable enchaînement d'événements! quoi! ce qu'aucun Titan n'eût contenu, ce qu'aucun Hercule n'eût détourné, le fleuve humain en marche, la vague française en avant, la civilisation, le progrès, l'intelligence, la révolution, la liberté, il a arrêté cela un beau matin, purement et simplement, tout net, ce masque, ce nain, ce Tibère avorton, ce néant!

Dieu marchait, et allait devant lui. Louis Bonaparte, panache en tête, s'est mis en travers et a dit à Dieu: Tu n'iras pas plus loin!

Dieu s'est arrêté.

Et vous vous figurez que cela est! et vous vous imaginez que ce plébiscite existe, que cette constitution de je ne sais plus quel jour de janvier existe, que ce sénat existe, que ce conseil d'état et ce corps législatif existent! Vous vous imaginez qu'il y a un laquais qui s'appelle Rouher, un valet qui s'appelle Troplong, un eunuque qui s'appelle Baroche, et un sultan, un pacha, un maître qui se nomme Louis Bonaparte! Vous ne voyez donc pas que c'est tout cela qui est chimère! vous ne voyez donc pas que le Deux-Décembre n'est qu'une immense illusion, une pause, un temps d'arrêt, une sorte de toile de manoeuvre derrière laquelle Dieu, ce machiniste merveilleux, prépare et construit le dernier acte, l'acte suprême et triomphal de la Révolution française! Vous regardez stupidement la toile, les choses peintes sur ce canevas grossier, le nez de celui-ci, les épaulettes de celui-là, le grand sabre de cet autre, ces marchands d'eau de Cologne galonnés que vous appelez des généraux, ces poussahs que vous appelez des magistrats, ces bonshommes que vous appelez des sénateurs, ce mélange de caricatures et de spectres, et vous prenez cela pour des réalités! Et vous n'entendez pas au delà, dans l'ombre, ce bruit sourd! vous n'entendez pas quelqu'un qui va et vient! vous ne voyez pas trembler cette toile au souffle de ce qui est derrière!