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Littérature et Philosophie mêlées

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Je lisais dernièrement Valérie de Mme de Krudener; je ne puis vous exprimer les sensations que j'en ai reçues. Ce livre étonnant m'avait ennuyé jadis; maintenant il m'a déchiré. C'est que Gustave est comme moi victime d'une passion dévorante, ou plutôt d'une énergie de sensations qui le dévore, et qui s'est portée sur un aliment naturel, l'amour, tandis que cette même énergie, luttant dans mon âme avec le vide, y enfante des fantômes. Je lisais ce roman, aux premiers rayons du soleil du printemps, dans les vastes et tristes allées du Luxembourg. A chaque instant, je m'arrêtais anéanti.

Maintenant, voici l'origine de ma passion pour l'Angleterre. D'abord vous savez que j'aime à revivre avec les morts, à connaître leur vie d'autrefois, à habiter avec eux, à les suivre dans les circonstances de leur existence, à me créer enfin des sympathies que pare l'illusion du temps et que la présence des individus ne puisse plus détruire. Eh bien, là, en Angleterre, j'aurais au moins cinquante poëtes d'une vie aventureuse, et dont les livres sont pleins d'imagination, de pensée, etc.; en France, je n'en ai pas trois. Outre cela, j'aurais eu une patrie dont j'aurais aimé jusqu'aux préjugés; il y a tant de poésie dans les vieilles moeurs de l'Angleterre, et tant d'imagination dans tout ce qui est de ce pays-là! D'abord, au lieu d'une littérature, il y en a quatre: l'américaine, l'anglaise, l'écossaise, l'irlandaise; et elles ont toutes avec la même langue un caractère différent. Quelles richesses littéraires! la vie du maniaque Cowper, si grand poëte, a été écrite en trois volumes in-octavo; celle de Johnson en quatre. C'est de celle-là que Walter Scott dit qu'on la trouve dans toutes les maisons de campagne, etc. Et encore, qu'au seul nom de Johnson un anglais a devant les yeux une individualité, un personnage qui a le privilège d'être encore vivant, agissant, au physique comme au moral. Il y a trente poëtes vivants, tous originaux, tous individuels, ne marchant point sur les traces les uns des autres, et très féconds. Que de richesses! Enfin quelles aventures que celles de ce malheureux Savage, de Shelley! quel colosse qu'un Byron! Que de trésors pour une âme qui aime à fuir le monde, et à chercher ses amis dans son cabinet! Quels soins ont les anglais de leurs auteurs! ils les réimpriment sous tous les formats. Quel goût dans leurs éditions! quelle imagination dans leurs vignettes! Voyez la nation elle-même; les hommes qui ont un air ignoble sont aussi rares en Angleterre que le sont en France ceux qui ont l'air distingué! Tout est excentric dans cette nation; j'aime jusqu'à leur originalité, leurs vêtements bizarres. Ce n'est que là que l'enthousiasme règne sous mille formes; que là, qu'à côté des idées positives les plus sévères, on trouve les billevesées les plus pittoresques. Ce pays réunit tout, le positif et l'idéal, la France et l'Allemagne. C'est le seul qui soit assez fort pour tout comprendre, assez grand pour ne rien rejeter.

Quelle individualité! on reconnaît un anglais entre mille, un français ressemble à tout le monde.

L'abondance des sectes religieuses en Angleterre prouve au moins de la bonne foi, des âmes qui ont besoin d'espoir, que la matière n'a pas desséchées. Les extravagances individuelles des jeunes anglais prouvent des âmes agitées. Oh! si vous voyiez la France, que vous en seriez dégoûté! Pour tout homme au monde, c'est un chagrin de se sentir déplacé. Cela vous faisait souffrir à Genève. Eh bien, je suis cruellement déplacé, moi qui ne me sens aucune sympathie avec la France, et qui m'en trouve sur tous les points avec l'Angleterre; je me trouve cruellement déplacé, au milieu d'une nation frivole, bavarde, impie, aride, et vaine et froide, quand je songe qu'il en est une religieuse ou terriblement sceptique, mais au moins pas indifférente; une où l'on trouve des amis fidèles; des âmes exaltées, et où la frivolité même, extravagante et bizarre, n'a pas ce ton railleur et fadement insipide qu'elle a en France. Chez le restaurateur où je dine, il y a des français et des anglais. Quelle différence! Presque tous les français y sont gascons, braillards et communs; tous les anglais, nobles et décents. Enfin, mon ami, je sens qu'un amant peut entretenir un ami de son amour, parce que cette passion trouve un écho dans toutes les âmes, il n'y a rien là de ridicule; mais tel est le surcroît de mes douleurs, que je n'ose les confier, parce qu'elles sont trop individuelles, et doivent paraître trop ridicules à qui ne les a pas naturellement éprouvées. Et cependant (je vous en conjure, soyez assez exempt de préjugés pour me croire), cette folie me fait souffrir des douleurs épouvantables. Tout la réveille, la vue d'un anglais, d'un livre anglais en vente chez Baudry, les moqueries mêmes dont ils sont l'objet, tout cela me dévore; ce sont autant de coups de poignard qui ravivent ma douleur, comme, sans doute, tout ce qui rappelle une maîtresse morte à un amant passionné. Enfin, ma manie me dégoûte même de la gloire. Je voudrais être célèbre en Angleterre, et, par conséquent, écrire en anglais. D'ailleurs, mes douleurs m'agitent trop pour je puisse écrire autre chose et ne sont malheureusement pas des sujets poétiques. Je sais que, si (supposition absurde, comme toutes les suppositions) j'étais anglais, je ne souffrirais pas moins avec mon tempérament maladif, mais cela me fait un effet tout différent. C'est ma raison seule qui me donne cette persuasion; car, si je n'écoutais que la sensation, il me semble que, né anglais, je pourrais supporter tous mes maux. Je me représente ce que je suis d'organisation et d'âme; mais né lord anglais et riche. Tous mes goûts, toutes mes vanités, tout serait satisfait! Lorsque je compare ce sort au mien je deviens presque fou.

Une réflexion pourtant m'est souvent venue; mais que peuvent les réflexions contre les passions? C'est celle-ci: si je n'étais pas exactement ce que je suis, je n'existerais pas; ce serait un autre que moi; mon moi homogène, identique et individuel serait détruit; j'aurais d'autres idées! Nul ne voudrait se changer contre un autre, et nul n'est content de ce qu'il est. Quelle contradiction! Acceptons-nous ce que nous sommes. Je souffre tant, qu'il me semble que je changerais volontiers; degré de douleur où je n'étais pas arrivé jusqu'ici. Dans le fait accepter le sort d'un autre, si c'était possible, ce serait mourir. La mort n'est que la destruction du moi. Mais que fais-je? quelle irrésistible manie m'entraîne? Ah! mon ami, plus je sonde notre nature, et plus je me persuade que, pièces nécessaires d'un ensemble que nous ne voyons pas, nous jouons un rôle qui nous sera révélé un jour. Si l'on me demandait: Croyez-vous à l'existence de Dieu, à l'immortalité de l'âme? je dirais: Absurdes questions! Dieu est parce qu'il est nécessaire; et je crois que nous sommes ici-bas dans un état faux, transitoire, intermédiaire. Avons-nous existé ailleurs? devons-nous revivre? Comment, avec nos langues bornées, et nos idées tourmentées, aborder le grand inconnu? Oh! Dieu! Dieu! je le vois partout. Ce désir ardent de le connaître et de deviner notre nature, ces pressentiments de l'infini et ce mur d'airain, ce mur de l'impossible, du défendu, contre lequel viennent se briser non-seulement nos systèmes, mais jusqu'à nos élancements d'idées, tout cela me prouve un être. Non, la terre n'aurait pas, avec de la boue, produit des êtres si complexes et si bizarres. Ensuite, aller plus loin me paraît impossible. J'espère et je me tais. Je sais seulement qu'ici-bas je me débats sous la douleur comme un torturé. Ces douleurs seront-elles compensées en ce monde ou ailleurs? Je n'en sais rien.

Mes maux ont été si vifs aujourd'hui, que ce qui m'effraye le plus ordinairement, je le regardais presque sans peur. A force de souffrir, la gloire, le bonheur, l'avenir, tout me semblait impossible, indifférent. Oh! si vous saviez les suggestions infernales qui se mêlent à tout cela! les idées affreuses qui me passent par la tête, les tourments du doute! Malheureux! je sais que je le suis. C'est là tout…

Ce qui me tourmente le plus, c'est que je vois des hommes que leur caractère pousse au bonheur. Je me dis alors: Si tous souffraient, une compensation générale, un paradis après la vie, me semblerait de rigueur. Mais il en est, quoi qu'on en dise, il en est d'heureux (par le caractère). Ceux-là souvent s'embarrassent peu de l'avenir, ils vivent imprévoyants et satisfaits; ici-bas tout est pour eux. Le malheur ne serait-il donc qu'une cruelle maladie? les malheureux, des pestiférés atteints d'une plaie incurable que leur organisation fait souffrir comme celle des heureux les fait jouir? Avec tout cela, j'espère, et j'avoue que Dieu me paraît tellement mêlé à toutes les choses d'ici-bas, qu'au résumé je me confie en lui. Courbons la tête, amis. Que sert de se rebiffer contre l'impossible? Souvent j'anatomise mes douleurs, je les contemple froidement. L'idée qui prédomine chez moi, c'est que je n'y peux rien.

Depuis deux mois j'ai repris l'étude de l'anglais avec une telle énergie, que je lis facilement la poésie. Rasselas, que je lie dans ce moment, voilà un livre prodigieux. Mon idée est d'aller en Angleterre, et, après quelques années, d'écrire en anglais. J. L – , avec lequel je suis très lié, me prête les poètes lakistes modernes dé l'Angleterre; ils sont ravissants. J'ai changé votre Gérando contre un Byron en un volume. J'en ai lu un petit poëme, le Rêve, qui m'a fait une impression foudroyante. Une dame anglaise, qui me donne des leçons, m'a dit qu'au bout de deux ans de séjour en Angleterre j'écrirai très bien en anglais, parce que, dit-elle, j'écris déjà comme très peu de français. En effet, j'ai traduit du L – presque sans faute. Il est vrai que je travaille à l'anglais la moitié du jour.

Mes manies sont toujours cruelles. Quel ennui! Enfin, partout où je tourne les yeux, je vois des douleurs. Mes moyens d'existence sont encore un tourment. Je travaille maintenant à une biographie; mais j'ai besoin d'argent, je suis même dans un grand embarras.

 
Y. G.

1834

SUR MIRABEAU
I

En 1781, un sérieux débat s'agitait en France, au sein d'une famille, entre un père et un oncle. Il s'agissait d'un mauvais sujet dont cette famille ne savait plus que faire. Cet homme, déjà hors de la première phase ardente de la jeunesse, et pourtant plongé encore tout entier dans les frénésies de l'âge passionné, obéré de dettes, perdu de folies, s'était séparé de sa femme, avait enlevé celle d'un autre, avait été condamné à mort et décapité en effigie pour ce fait, s'était enfui de France, puis il venait d'y reparaître, corrigé et repentant, disait-il, et, sa contumace purgée, il demandait à rentrer dans sa famille et à reprendre sa femme. Le père souhaitait cet arrangement, voulant avoir des petits-fils et perpétuer son nom, espérant, d'ailleurs, être plus heureux comme aïeul que comme père. Mais l'enfant prodigue avait trente-trois ans. Il était à refaire en entier. Éducation difficile! Une fois replacé dans la société, à quelles mains le confier? qui se chargerait de redresser l'épine dorsale d'un pareil caractère? De là, controverse entre les vieux parents. Le père voulait le donner à l'oncle, l'oncle voulait le laisser au père.

– Prends-le, disait le père.

– Je n'en veux pas, disait l'oncle.

« – Pose d'abord en fait, répliquait le père, que cet homme-là n'est rien, mais rien du tout. Il a du goût, du charlatanisme, l'air de l'acquis, de l'action, de la turbulence, de l'audace, du boute-en-train, de la dignité quelquefois. Ni dur ni odieux dans le commandement. Eh bien, tout cela n'est que pour le faire voir livré à l'oubli de la veille, au désouci du lendemain, à l'impulsion du moment, enfant perroquet, homme avorté, qui ne connaît ni le possible ni l'impossible, ni le malaise ni la commodité, ni le plaisir ni la peine, ni l'action ni le repos, et qui s'abandonne tout aussitôt que les choses résistent. Cependant, je pense qu'on en peut faire un excellent outil en l'empoignant par le manche de la vanité. Il ne t'échapperait pas. Je ne lui épargne pas les ratiocinations du matin. Il saisit ma morale bien appuyée et mes leçons toujours vivantes, parce qu'elles portent sur un pivot toujours réel, à savoir, que sans doute on ne change guère de nature, mais que la raison sert à couvrir le côté faible et à le bien connaître pour éviter l'abordage par là.»

« – Te voilà donc, reprenait l'oncle, grâce à ta postéromanie, occupé à régenter un poulet de trente-trois ans! C'est prendre une furieuse tâche que de vouloir arrondir un caractère qui n'est qu'un hérisson tout en pointes avec très peu de corps!»

Le père insistait: « – Aie pitié de ton neveu l'Ouragan. Il avoue toutes ses sottises, car c'est le plus grand avoueur de l'univers; mais il est impossible d'avoir plus de facilité et d'esprit. C'est un foudre de travail et d'expédition. Au fond, il n'a pas plus trente-trois ans que moi soixante-six, et il n'est pas plus rare de voir un homme de mon âge suffire, quoique blanchi par les contre-temps, à fatiguer les jambes et l'esprit des jeunes gens par huit heures de courses et de cabinet, que de voir un tonneau boursouflé, gravé, et l'air vieux, dire papa, et ne pas savoir se conduire. Il a un besoin immense d'être gouverné. Il le sent fort bien. Il faut que tu t'en charges. Il sait que tu me fus toujours et que tu lui dois être et pilote et boussole. Il met sa vanité en son oncle. Je te le donne pour un sujet rare au futur. Tu as tout le saturne qui manque à son mercure. Mais quand tu le tiendras, ne le laisse pas aller. Fit-il des miracles, tiens-le toujours et le tire par la manche; le pauvre diable en a besoin. Si tu lui es père, il te contentera; si tu lui es oncle, il est perdu. Aime ce jeune homme!»

« – Non, disait l'oncle; je sais que les sujets d'une certaine trempe savent faire patte de velours quelque temps; et lui-même autrefois, quand il vivait près de moi, était comme une belle-fille pour peu que je fronçasse le sourcil. Mais je n'en veux pas. Je ne suis plus d'âge ni de goût à me colleter avec l'impossible.»

« – O frère! reprenait le vieillard suppliant, si cette créature disloquée peut jamais être recousue, ce ne peut être que par toi. Puisqu'il est à retailler, je ne saurais lui donner un meilleur patron que toi. Prends-le, sois-lui bon et ferme, et tu seras son sauveur, et tu en feras ton chef-d'oeuvre. Qu'il sache que sous ta longue mine roide et froide habite le meilleur homme qui fut jamais! un homme de la rognure des anges! Sonde-lui le coeur, élève-lui la tête. Tu es omnis spes et fortuna nostri nominis

« – Point, répliquait l'oncle. Ce n'est pas qu'il ait, à mon sens, commis un si grand crime dans la conjoncture. Ce ne devrait être une affaire. Une jeune et jolie femme va trouver un jeune homme de vingt-six ans. Quel est le jeune homme qui ne ramasse pas ce qu'il trouve en son chemin en ce genre? Mais c'est un esprit, turbulent, orgueilleux, avantageux, insubordonné! un tempérament méchant et vicieux! Pourquoi m'en charger? Il fait de son grossier mieux pour te plaire. C'est bien. Je sais qu'il est séduisant, qu'il est le soleil levant. Raison de plus pour ne pas m'exposer à être sa dupe. La jeunesse a toujours raison contre les vieux.»

« – Tu n'as pas toujours pensé ainsi, répondait tristement le père; il fut un temps où tu m'écrivais: Quant à moi, cet enfant m'ouvre la poitrine

« – Oui, disait l'oncle, et où tu me répondais: Défie-toi, tiens-toi en garde contre la dorure de son bec.»

« – Que veux-tu donc que je fasse? s'écriait le père forcé dans ses derniers raisonnements. Tu es trop équitable pour ne pas sentir qu'on ne se coupe pas un fils comme un bras. Si cela se pouvait, il y a longtemps que je serais manchot. Après tout, on a tiré race de dix mille plus faibles et plus fols. Or, frère, nous l'avons comme nous l'avons. Je passe, moi. Si je ne t'avais, je ne serais qu'un pauvre vieillard terrassé. Et pendant que nous lui durons encore, il faut le secourir.»

Mais l'oncle, homme péremptoire, coupait enfin court à toute prière par ces nettes paroles:

« – Je n'en veux pas! C'est une folie que de vouloir faire quelque chose de cet homme. Il faudrait l'envoyer, comme dit sa bonne femme, aux insurgents, se faire casser la tête. Tu es bon, ton fils est méchant. La fureur de la postéromanie te tient à présent; mais tu devrais songer que Cyrus et Marc-Aurèle auraient été fort heureux de n'avoir ni Cambyse ni Commode!»

Ne semble-t-il pas en lisant ceci qu'on assiste à l'une de ces belles scènes de haute comédie domestique où la gravité de Molière équivaut presque à la grandeur de Corneille? Y a-t-il dans Molière quelque chose de plus frappant en beau style et en grand air, quelque chose de plus profondément humain et vrai que ces deux imposants vieillards que le dix-septième siècle semble avoir oubliés dans le dix-huitième, comme deux échantillons de moeurs meilleures? Ne les voyez-vous pas venir tous les deux, affairés et sévères, appuyés sur leurs longues cannes, rappelant par leur costume plutôt Louis XIV que Louis XV, plutôt Louis XIII que Louis XIV? La langue qu'ils parlent, n'est-ce pas la langue même de Molière et de Saint-Simon? Ce père et cet oncle, ce sont les deux types éternels de la comédie; ce sont les deux bouches sévères par lesquelles elle gourmande, enseigne et moralise au milieu de tant d'autres bouches qui ne font que rire; c'est le marquis et le commandeur, c'est Géronte et Ariste, c'est la bonté et la sagesse, admirable duo auquel Molière revient toujours.

L'ONCLE

Où voulez-vous courir?

LE PÈRE

Las! que sais-je?

L'ONCLE
 
    Il me semble
     Que l'on doit commencer par consulter ensemble
     Les choses qu'on peut faire en cet événement.
 

La scène est complète; rien n'y manque, pas même le coquin de neveu.

Ce qu'il y a de frappant dans le cas présent, c'est que la scène qu'on vient de retracer est une chose réelle, c'est que ce dialogue du père et de l'oncle a eu textuellement lieu par lettres, par lettres que le public peut lire à l'heure qu'il est20; c'est qu'à l'insu des deux vieillards il y avait au fond de leur grave contestation un des plus grands hommes de notre histoire; c'est que le marquis et le commandeur ici sont un vrai marquis et un vrai commandeur. L'un se nommait Victor de Riquetti, marquis de Mirabeau; l'autre, Jean-Antoine de Mirabeau, bailli de l'ordre de Malte. Le coquin de neveu_, c'était Honoré-Gabriel de Riquetti, qu'en 1781 sa famille appelait l'Ouragan, et que le monde appelle aujourd'hui MIRABEAU.

Ainsi, un homme avorté, une créature disloquée, un sujet dont on ne peut rien faire, une tête bonne à faire casser aux insurgents, un criminel flétri par la justice, un fléau d'ailleurs, voilà ce que Mirabeau était pour sa famille en 1781.

Dix ans après, en 1791, le 1er avril, une foule immense encombrait les abords d'une maison de la chaussée d'Antin. Cette foule était morne, silencieuse, consternée, profondément triste. Il y avait dans la maison un homme qui agonisait.

Tout ce peuple inondait la rue, la cour, l'escalier, l'antichambre. Plusieurs étaient là depuis trois jours. On parlait bas, on semblait craindre de respirer, on interrogeait avec anxiété ceux qui allaient et venaient. Cette foule était pour cet homme comme une mère pour son enfant. Les médecins n'avaient plus d'espoir. De temps en temps, des bulletins, arrachés par mille mains, se dispersaient dans la multitude, et l'on entendait des femmes sangloter. Un jeune homme, exaspéré de douleur, offrait à haute voix de s'ouvrir l'artère pour infuser son sang riche et pur dans les veines appauvries du mourant. Tous, les moins intelligents même, semblaient accablés sous cette pensée que ce n'était pas seulement un homme, que c'était peut-être un peuple qui allait mourir.

 

On ne s'adressait plus qu'une question dans la ville.

Cet homme expira.

Quelques minutes après que le médecin qui était debout au chevet de son lit, eut dit: Il est mort! le président de l'assemblée nationale se leva de son siège et dit: Il est mort! tant ce cri fatal avait en peu d'instants rempli Paris. Un des principaux orateurs de l'assemblée, M. Barrère de Vieuzac, se leva en pleurant et dit ceci d'une voix qui laissait échapper plus de sanglots que de paroles: «Je demande que l'assemblée dépose dans le procès-verbal de ce jour funèbre le témoignage des regrets qu'elle donne à la perte de ce grand homme, et qu'il soit fait, au nom de la patrie, une invitation à tous les membres de l'assemblée d'assister à ses funérailles.»

Un prêtre, membre du côté droit, s'écria: «Hier, au milieu des souffrances, il a fait appeler M. l'évêque d'Autun, et en lui remettant un travail qu'il venait de terminer sur les successions, il lui a demandé, comme une dernière marque d'amitié, qu'il voulût bien le lire à l'assemblée. C'est un devoir sacré. M. l'évêque d'Autun doit exercer ici les fonctions d'exécuteur testamentaire du grand homme que nous pleurons tous.»

Tronchet, le président, proposa une députation aux funérailles.

L'assemblée répondit: Nous irons tous!

Les sections de Paris demandèrent qu'il fût inhumé «au champ de la fédération, sous l'autel de la patrie».

Le directoire du département proposa de lui donner pour tombe la «nouvelle église de Sainte-Geneviève», et de décréter que «cet édifice serait désormais destiné à recevoir les cendres des grands hommes».

A ce sujet, M. Pastoret, procureur général syndic de la commune, dit: «Les larmes que fait couler la perte d'un grand homme ne doivent pas être des larmes stériles. Plusieurs peuples anciens renfermèrent dans des monuments séparés leurs prêtres et leurs héros. Cette espèce de culte qu'ils rendaient à la piété et au courage, rendons-le aujourd'hui à l'amour du bonheur et de la liberté des hommes. Que le temple de la religion devienne le temple de la patrie! que la tombe d'un grand homme devienne l'autel de la liberté!»

L'assemblée applaudit.

Barnave s'écria: «Il a en effet mérité les honneurs qui doivent être décernés par la nation aux grands hommes qui l'ont bien servie!»

Robespierre, c'est-à-dire l'envie, se leva aussi et dit: «Ce n'est pas au moment où l'on entend de toutes parts les regrets qu'excite la perte de cet homme illustre, qui, dans les époques les plus critiques, a déployé tant de courage contre le despotisme, que l'on pourrait s'opposer à ce qu'il lui fût décerné des marques d'honneur. J'appuie la proposition de tout mon pouvoir, ou plutôt de toute ma sensibilité.»

Il n'y eut plus, ce jour-là, ni côté gauche ni côté droit dans l'assemblée nationale, qui rendit tout d'une voix ce décret:

«Le nouvel édifice de Sainte-Geneviève sera destiné à réunir les cendres des grands hommes.

«Seront gravés au-dessus du fronton ces mots:

AUX GRANDS HOMMES LA PATRIE RECONNAISSANTE

«Le corps législatif décidera seul à quels hommes cet honneur sera décerné.

«Honoré Riquetti Mirabeau est jugé digne de recevoir cet honneur.»

Cet homme qui venait de mourir, c'était Honoré de Mirabeau. Le grand homme de 1791, c'était l'homme avorté de 1781.

Le lendemain, le peuple fit à ses funérailles un cortège de plus d'une lieue, auquel manqua son père, mort, comme il convenait à un vieux gentilhomme de sa sorte, le 13 juillet 1789, la veille de la chute de la Bastille.

Ce n'est pas sans intention que nous avons rapproché ces deux dates, 1781 et 1791, les mémoires et l'histoire, Mirabeau avant et Mirabeau après, Mirabeau jugé par sa famille, Mirabeau jugé par le peuple. Il y a dans ce contraste une source inépuisable de méditations. Comment, en dix ans, ce démon d'une famille est-il devenu le dieu d'une nation? Question profonde.

II

Il ne faudrait pas croire cependant que du moment où cet homme sortit de la famille pour apparaître au peuple, il ait été tout de suite et par acclamation accepté dieu. Les choses ne vont jamais ainsi d'elles-mêmes. Où le génie se lève, l'envie se dresse. Bien au contraire, jusqu'à l'heure de sa mort, jamais homme ne fut plus complètement et plus constamment nié dans tous les sens que Mirabeau.

Lorsqu'il arriva comme député d'Aix aux états généraux, il n'excitait la jalousie de personne. Obscur et mal famé, les bonnes renommées s'en inquiétaient peu; laid et mal bâti, les seigneurs de belle mine en avaient pitié. Sa noblesse disparaissait sous l'habit noir, sa physionomie sous la petite vérole. Qui donc eût songé à être jaloux de cette espèce d'aventurier, repris de justice, difforme de corps et de visage, ruiné d'ailleurs, que les petites gens d'Aix avaient député aux états généraux dans un moment de fièvre et par mégarde sans doute et sans savoir pourquoi? Cet homme, en vérité, ne comptait pas. Le premier venu était beau, riche et considérable à côté de lui. Il n'offusquait aucune vanité, il ne gênait les coudes d'aucune prétention. C'était un chiffre quelconque que les ambitions qui se jalousaient comptaient à peine dans leurs calculs.

Peu à peu cependant, comme le crépuscule de toutes les choses anciennes arrivait, il se fit assez d'ombre autour de la monarchie pour que le sombre éclat propre aux grands hommes révolutionnaires devînt visible aux yeux. Mirabeau commença à rayonner.

L'envie alors vint à ce rayonnement comme tout oiseau de nuit à toute lumière. A dater de ce moment, l'envie prit Mirabeau et ne le quitta plus. Avant tout, chose qui semble étrange et qui ne l'est pas, ce qu'elle lui contesta jusqu'à son dernier souffle, ce qu'elle lui nia sans cesse en face, sans lui épargner d'ailleurs les autres injures, ce fut précisément ce qui est la véritable couronne de cet homme dans la postérité, son génie d'orateur. Marche que l'envie suit toujours d'ailleurs; c'est toujours à la plus belle façade d'un édifice qu'elle jette des pierres. Et puis, à l'égard de Mirabeau, l'envie, il faut en convenir, était inépuisable en bonnes raisons. Probitas, l'orateur doit être sans reproche, M. de Mirabeau est reprochable de toutes parts; praestantia, l'orateur doit être beau, M. de Mirabeau est laid; vox amaena, l'orateur doit avoir un organe agréable, M. de Mirabeau a la voix dure, sèche, criarde, tonnant toujours et ne parlant jamais; subrisus audientium, l'orateur doit être bienvenu de son auditoire, M. de Mirabeau est haï de l'assemblée, etc.; et une foule de gens, fort contents d'eux-mêmes, concluaient: M. de Mirabeau n'est pas orateur.

Or, loin de prouver cela, tous ces raisonnements ne prouvaient qu'une chose, c'est que les Mirabeaux ne sont pas prévus par les Cicérons.

Certes, il n'était pas orateur à la manière dont ces gens l'entendaient; il était orateur selon lui, selon sa nature, selon son organisation, selon son âme, selon sa vie. Il était orateur parce qu'il était haï, comme Cicéron parce qu'il était aimé. Il était orateur parce qu'il était laid, comme Hortensius parce qu'il était beau. Il était orateur parce qu'il avait souffert, parce qu'il avait failli, parce qu'il avait été, bien jeune encore et dans l'âge où s'épanouissent toutes les ouvertures du coeur, repoussé, moqué, humilié, méprisé, diffamé, chassé, spolié, interdit, exilé, emprisonné, condamné; parce que, comme le peuple de 1789 dont il était le plus complet symbole, il avait été tenu en minorité et en tutelle beaucoup au delà de l'âge de raison; parce que la paternité avait été dure pour lui comme la royauté pour le peuple; parce que, comme le peuple, il avait été mal élevé; parce que, comme au peuple, une mauvaise éducation lui avait fait croître un vice sur la racine de chaque vertu. Il était orateur, parce que, grâce aux larges issues ouvertes par les ébranlements de 1789, il avait enfin pu extravaser dans la société tous ses bouillonnements intérieurs si longtemps comprimés dans la famille; parce que, brusque, inégal, violent, vicieux, cynique, sublime, diffus, incohérent, plus rempli d'instincts encore que de pensées, les pieds souillés, la tête rayonnante, il était en tout semblable aux années ardentes dans lesquelles il a resplendi, et dont chaque jour passait marqué au front par sa parole. Enfin à ces hommes imbéciles qui comprenaient assez peu leur temps pour lui adresser, à travers mille objections, d'ailleurs souvent ingénieuses, cette question: s'il se croyait sérieusement orateur? il aurait pu répondre d'un seul mot: Demandez à la monarchie qui finit, demandez à la révolution qui commence!

On a peine à croire, aujourd'hui que c'est chose jugée, qu'en 1790 beaucoup de gens, et dans le nombre de doucereux amis, conseillaient à Mirabeau, dans son propre intérêt, de quitter la tribune, où il n'aurait jamais de succès complet, ou du moins d'y paraître moins souvent. Nous avons les lettres sous les yeux. On a peine à croire que dans ces mémorables séances où il remuait l'assemblée comme de l'eau dans un vase, où il entre-choquait si puissamment dans sa main toutes les idées sonores du moment, où il forgeait et amalgamait si habilement dans sa parole sa passion personnelle et la passion de tous, après qu'il avait parlé et pendant qu'il parlait et avant qu'il parlât, les applaudissements étaient toujours mêlés de huées, de rires et de sifflets. Misérables détails criards que la gloire a estompés aujourd'hui! Les journaux et les pamphlets du temps ne sont qu'injures, violences et voies de fait contre le génie de cet homme. On lui reproche tout à propos de tout. Mais le reproche qui revient sans cesse, et comme par manie, c'est sa voix rude et âpre, et sa parole toujours tonnante. Que répondre à cela? Il a la voix rude, parce qu'apparemment le temps des douces voix est passé. Il a la parole tonnante, parce que les événements tonnent de leur côté, et que c'est le propre des grands hommes d'être de la stature des grandes choses.

Et puis, et ceci est une tactique qui a été de tout temps invariablement suivie contre les génies, non seulement les hommes de la monarchie, mais encore ceux de son parti, car on n'est jamais mieux haï que dans son propre parti, étaient toujours d'accord, comme par une sorte de convention tacite, pour lui opposer sans cesse et lui préférer en toute occasion un autre orateur, fort adroitement choisi par l'envie en ce sens qu'il servait les mêmes sympathies politiques que Mirabeau, Barnave. Et la chose sera toujours ainsi. Il arrive souvent que, dans une époque donnée, la même idée est représentée à la fois à des degrés différents par un homme de génie et par un homme de talent. Cette position est une heureuse chance pour l'homme de talent. Le succès présent et incontesté lui appartient (il est vrai que cette espèce de succès-là ne prouve rien et s'évanouit vite). La jalousie et la haine vont droit au plus fort. La médiocrité serait bien importunée par l'homme de talent si l'homme de génie n'était pas là; mais l'homme de génie est là, elle soutient l'homme de talent et se sert de lui contre le maître. Elle se leurre de l'espoir chimérique de renverser le premier, et dans ce cas-là (qui ne peut se réaliser d'ailleurs) elle compte avoir ensuite bon marché du second; en attendant, elle l'appuie et le porte le plus haut qu'elle peut. La médiocrité est pour celui qui la gêne le moins et qui lui ressemble le plus. Dans cette situation, tout ce qui est ennemi à l'homme de génie est ami à l'homme de talent. La comparaison qui devrait écraser celui-ci l'exhausse. De toutes les pierres que le pic et la pioche, et la calomnie, et la diatribe, et l'injure, peuvent arracher à la base du grand homme, on fait un piédestal à l'homme secondaire. Ce qu'on fait crouler de l'un sert à la construction de l'autre. C'est ainsi que vers 1790 on bâtissait Barnave avec tout ce qu'on ruinait de Mirabeau.

20Voyez les Mémoires de Mirabeau, ou plutôt sur Mirabeau, récemment publiés, t. III. Ce travail, fait malheureusement d'une façon peu intelligente, contient sur Mirabeau et de Mirabeau un certain nombre de choses curieuses, authentiques et inédites. Mais ce qu'il renferme de plus intéressant, à notre gré, ce sont des extraits de la correspondance intime du marquis de Mirabeau avec le bailli, son frère. Tout un côté peu éclairé jusqu'à présent du dix-huitième siècle apparaît dans cette correspondance, où le père et l'oncle de Mirabeau, personnages originaux d'ailleurs, tous deux grands écrivains sans le savoir, grands écrivains dans des lettres, dessinent admirablement, dans un cercle d'idées qui va s'élargissant et se rétrécissant selon leur fantaisie et les accidents, leur coeur, leur famille, leur époque. Nous conseillons à l'éditeur de multiplier les citations de cette correspondance; nous regrettons même qu'on n'ait pas songé à en faire une publication à part aussi complète que possible, dans tous les cas très sobrement élaguée. Les Lettres du marquis et du bailli de Mirabeau, père et oncle de Mirabeau, eussent été un des testaments les plus importants du dix-huitième siècle. Doublement riches sous le rapport biographique et sous le rapport littéraire, ces Lettres eussent été pour l'historien une mine, pour l'écrivain un livre. Ces lettres, qui sont du meilleur style, continuent jusqu'en 1789 l'excellente langue française de Mme de Sévigné, de Mme de Maintenon, de M. de Saint-Simon. La correspondance publiée en entier ferait un précieux pendant aux Lettres de Diderot. Les lettres de Diderot peignent le dix-huitième siècle du point de vue des philosophes, les lettres des Mirabeau le peindraient du point de vue des gentilshommes; face, certes, non moins curieuse. Cette dernière collection n'importerait pas moins que la première aux études de ceux qui voudraient savoir complètement quelle est définitivement l'idée que le dix-huitième siècle a léguée au dix-neuvième. Espérons que la personne entre les mains de laquelle se trouve cette volumineuse correspondance comprendra la responsabilité qui résulte pour elle d'un pareil dépôt, et, dans tous les cas, le conservera intact à l'avenir. D'aussi précieux documents sont le patrimoine d'une nation et non d'une famille.