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Le Rhin, Tome III

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Jean Huss continua et Rome aussi. —Plutôt que de plier, disait Jean Huss, j'aimerais mieux qu'on me jetât à la mer avec une meule d'âne au cou. Il prit l'épée de l'esprit, et lutta corps à corps avec Rome. Puis, quand le concile le manda, il vint hardiment sans sauf-conduit. Venimus sine salvo conductu. Vous savez la fin. Le dénoûment s'accomplit le 6 juillet 1415. Les années, qui rongent tout ce qui est chair et surface, réduisent aussi les faits à l'état de cadavre et mettent les fibres de l'histoire à nu. Aujourd'hui, pour qui considère, grâce à cette dénudation, la construction providentielle des événements de celle sombre époque, la déposition de Wenceslas est le prologue d'une tragédie dont le bûcher de Constance est la catastrophe.

En face de cette chapelle, sur la rive opposée, au bord du fleuve, on voyait encore il n'y a pas un demi-siècle le siége royal, cet antique Kœnigsstühl dont je vous ai déjà parlé. Le Kœnigsstühl, pris dans son ensemble, avait dix-sept pieds allemands d'élévation et vingt-quatre de diamètre. Voici quelle en était la figure: sept piliers de pierre portaient une large plate-forme octogone de pierre, soutenue à son centre par un huitième pilier plus gros que les autres, figurant l'empereur au milieu des sept électeurs. Sept chaises de pierre, correspondant aux sept piliers au-dessus desquels chacune d'elles était placée, occupaient, disposée en cercle et se regardant, sept des pans de la plate-forme. Le huitième pan, qui regardait le midi, était rempli par l'escalier, massif degré de pierre composé de quatorze marches, deux marches par électeur. Tout avait un sens dans ce grave et vénérable édifice. Derrière chaque chaise, sur la face de chaque pan de la plate-forme octogone, étaient sculptées et peintes les armoiries des sept électeurs: le lion de Bohême, les épées croisées de Brandebourg; Saxe, qui portait d'argent à l'aigle de gueules; le Palatinat, qui portait de gueules au lion d'argent; Trèves, qui portait d'argent à la croix de gueules; Cologne, qui portait d'argent à la croix de sable; et Mayence, qui portait de gueules à la roue d'argent. Ces blasons, dont les émaux, les couleurs et les dorures se rouillaient au soleil et à la pluie, étaient le seul ornement de ce vieux trône de granit.

C'était là qu'en plein air, sous les souffles et les rayons du ciel, assis dans ces rigides fauteuils de pierre sur lesquels s'effeuillaient les arbres et courait l'ombre des nuages, rudes et simples, naïfs et augustes comme des rois d'Homère, les antiques électeurs d'Allemagne choisissaient entre eux l'empereur. Plus tard, ces grandes mœurs s'effacèrent, une civilisation moins épique convia autour de la table de cuir de Francfort les sept princes, portés vers la fin du dix-septième siècle au nombre de neuf par l'accession de Bavière et de Brunswick à l'électorat.

Les sept princes, qui s'asseyaient sur ces pierres au moyen âge étaient puissants et considérables. Les électeurs occupaient le sommet du Saint-Empire. Ils précédaient, dans la marche impériale, les quatre ducs, les quatre archi-maréchaux, les quatre landgraves, les quatre burgraves, les quatre comtes chefs de guerre, les quatre abbés, les quatre bourgs, les quatre chevaliers, les quatre villes, les quatre villages, les quatre rustiques, les quatre marquis, les quatre comtes, les quatre seigneurs, les quatre montagnes, les quatre barons, les quatre possessions, les quatre veneurs, les quatre offices de Souabes et les quatre serviteurs. Chacun d'eux faisait porter devant lui, par son maréchal particulier, une épée à fourreau doré. Ils appelaient les autres princes les têtes couronnées, et se nommaient les mains couronnantes. La bulle d'or les comparait aux sept dons du Saint-Esprit, aux sept collines de Rome, aux sept branches du chandelier de Salomon. Parmi eux la qualité électorale passait avant la qualité royale; l'archevêque de Mayence marchait à la droite de l'empereur, et le roi de Bohême à la droite de l'archevêque. Ils étaient si grands, on les voyait de si loin en Europe, et ils dominaient les nations de si haut, que les paysans de Wesen, en Suisse, appelaient et appellent encore les sept aiguilles de leur lac Sieben Churfürsten, les Sept-Électeurs.

Le Kœnigsstühl a disparu, les électeurs aussi. Quatre pierres aujourd'hui marquent la place du Kœnigsstühl; rien ne marque la place des électeurs.

Au seizième siècle, quand la mode arriva de nommer l'empereur à Francfort, tantôt dans la salle du Rœmer, tantôt dans la chapelle-conclave de Saint-Barthélemy, l'élection devint une cérémonie compliquée. L'étiquette espagnole s'y refléta. Le formulaire fut minutieux; l'appareil sévère, soupçonneux, parfois terrible. Dès le matin du jour fixé pour l'élection, on fermait les portes de la ville, les bourgeois prenaient les armes, les tambours de camp sonnaient, la cloche d'alarme tintait; les électeurs, vêtus de drap d'or et revêtus de la robe rouge doublée d'hermine, coiffés, les séculiers du bonnet électoral, les archevêques de la mitre écarlate, recevaient solennellement le serment du magistrat de la ville qui s'engageait à les garantir de la surprise l'un de l'autre; cela fait, ils se prêtaient eux-mêmes serment les uns aux autres entre les mains de l'archevêque de Mayence; puis on leur disait la messe; il s'asseyaient sur des chaires de velours noir, le maréchal du saint-empire fermait les huis et ils procédaient à l'élection. Si bien closes que fussent les portes, les chanceliers et les notaires allaient et venaient. Enfin les très-révérends tombaient d'accord avec les très-illustres, le roi des Romains était nommé, les princes se levaient de leurs chaires, et pendant que la présentation du peuple se faisait aux fenêtres du Rœmer, un des suffragants de Mayence chantait à Saint-Barthélemy un Te Deum Deum à trois chœurs sur les orgues de l'église, sur les trompettes des électeurs et sur les trompettes de l'empereur.

Le tout, au bruit des grosses cloches sonnées sur les tours et des gros canons qu'on laschoit de joye, dit, dans son curieux manuscrit, le narrateur anonyme de l'élection de Mathias II.

Sur le Kœnigsstühl, la chose se faisait plus simplement et plus grandement, à mon sens. Les électeurs montaient processionnellement sur la plate-forme par les quatorze degrés qui avaient chacun un pied de haut, et prenaient place dans leurs fauteuils de pierre. Le peuple de Rhens, contenu par les hacquebutiers, entourait le siége royal. L'archevêque de Mayence debout disait: Très-généreux princes, le Saint-Empire est vacant. Puis il entonnait l'antiphone Veni, Sancte Spiritus, et les archevêques de Cologne et Trèves chantaient les autres collectes qui en dépendent. Le chant terminé, tous les sept prêtaient serment, les séculiers la main sur l'Évangile, les ecclésiastiques la main sur le cœur. Distinction belle et touchante, qui veut dire que le cœur de tout prêtre doit être un exemplaire de l'Évangile. Après le serment, on les voyait assis en cercle se parler à voix basse; tout à coup l'archevêque de Mayence se levait, étendait ses mains vers le ciel, et jetait au peuple dispersé au loin dans les haies, les broussailles et les prairies, le nom du nouveau chef temporel de la chrétienté. Alors le maréchal de l'empire plantait la bannière impériale au bord du Rhin, et le peuple criait: Vivat rex!

Avant Lothaire II, qui fut élu le 11 septembre 1125, le même aigle, l'aigle d'or, se déployait sur la bannière de l'empire d'Orient et sur la bannière de l'empire d'Occident; mais le ciel vermeil de l'aurore se reflétait dans l'une, et le ciel froid du Septentrion dans l'autre. La bannière d'Orient était rouge; la bannière d'Occident était bleue. Lothaire substitua à ces couleurs la couleur de sa maison, or et sable. L'aigle d'or dans un ciel bleu fut remplacé sur la bannière impériale par l'aigle noire dans un ciel d'or. Tant qu'il y eut deux empires, il y eut deux aigles, et ces deux aigles n'eurent qu'une tête. Mais, à la fin du quinzième siècle, quand l'empire grec eut croulé, l'aigle germanique, restée seule, voulut représenter les deux empires, regarda à la fois l'Occident et l'Orient, et prit deux têtes.

Ce n'est pas d'ailleurs la première apparition de l'aigle à deux têtes. On la voit sculptée sur le bouclier de l'un des soldats de la colonne Trajane, et, s'il faut en croire le moine d'Attaich et le recueil d'Urstisius, Rodolphe de Habsbourg la portait brodée sur sa poitrine le 26 août 1278, à la bataille de Marchefeld.

Quand la bannière était plantée au bord du Rhin en l'honneur du nouvel empereur, le vent en agitait les plis, et de la façon dont elle flottait, le peuple concluait des présages. En 1346, quand les électeurs, poussés par le pape Clément VI, proclamèrent du haut du Kœnigsstühl Charles, margrave de Moravie, roi des Romains, quoique Louis V vécût encore, au cri de vivat rex! la bannière impériale tomba dans le Rhin et s'y perdit. Cinquante-quatre ans plus tard, en 1400, le fatal présage s'accomplit: Wenceslas, fils de Charles, fut déposé.

Et cette chute de la bannière fut aussi la chute de la maison de Luxembourg, qui, après Charles IV et Wenceslas, ne donna plus qu'un empereur, Sigismond, et s'effaça à jamais devant la maison d'Autriche.

Après avoir laissé derrière soi le lieu où fut le Kœnigsstühl, jeté bas, comme chose féodale, par la Révolution française, on monte vers Braubach, on franchit Boppart, Welmich, Saint-Goar, Oberwesel, et tout à coup à gauche, sur la rive droite, apparaît, semblable au toit d'une maison de géants, un grand rocher d'ardoise surmonté d'un tour énorme qui semble dégorger comme une cheminée colossale la froide fumée des nuées. Au pied du rocher, le long de la rive, une jolie ville, groupée autour d'une église romane à flèche, étale toutes ses façades au midi. Au milieu du Rhin, devant la ville, souvent à demi voilé par les brumes du fleuve, se dresse sur un rocher à fleur d'eau un édifice oblong, étroit, de haut bord, dont l'avant et l'arrière coupent le flot comme une proue et une poupe, dont les fenêtres larges et basses imitent des écoutilles et des sabords, et sur la paroi inférieure duquel mille crampons de fer dessinent vaguement des ancres et des grappins. Des bossages capricieux et de petites logettes hors d'œuvre se suspendent, ainsi que des barques et des chaloupes, aux flancs de cette étrange construction qui livre au vent, comme les banderoles de ses mâts, les cent girouettes de ses clochetons aigus.

 

Cette tour, c'est le Gutenfels; cette ville, c'est Caub; ce navire de pierre, éternellement à flot sur le Rhin et éternellement à l'ancre devant la ville palatine, c'est le palais, c'est le Pfalz.

Je vous ai déjà parlé du Pfalz. On n'entrait dans cette résidence symbolique, bâtie sur un banc de marbre appelé le Rocher des comtes palatins, qu'au moyen d'une échelle, laquelle aboutissait à un pont-levis qu'on voit encore. Il y avait là des cachots pour les prisonniers d'État, et une petite chambre où les comtesses palatines étaient forcées d'attendre l'heure de leur accouchement, sans autre distraction que d'aller voir dans les caves du palais un puits creusé dans le roc plus bas que le lit du Rhin et plein d'une eau qui n'était pas l'eau du Rhin. Aujourd'hui le Pfalz a changé de maître. M. de Nassau possède le Louvre palatin; le palais est désert, aucun berceau princier ne se balance sur ces dalles, aucun vagissement souverain ne trouble ces voûtes noires. Il n'y a plus que le puits mystérieux qui se remplit toujours. Hélas! une goutte d'eau qui filtre à travers un rocher se tarit moins vite que les races royales.

Sur la grande étendue du fleuve, le Pfalz est voisin du Kœnigsstühl. Le Rhin voyait, presque au même point, une femme enfanter le comte palatin, et l'empire enfanter l'empereur.

Du Taunus aux Sept-Monts, des deux côtés du magnifique escarpement qui encaisse le fleuve, quatorze châteaux sur la rive droite: Ehrenfels, Fursteneck, Gutenfels, Rineck, le Chat, la Souris, Liebenstein et Sternberg qu'on nomme les Frères, Markusburg, Philipsburg, Lahneck, Sayn, Hammerstein et Okenfels; quinze châteaux sur la rive gauche: Vogtsberg, Reichenstein, Rheinstein, Falkenburg, Sonneck, Heimburg, Furstemberg, Stahleck, Schœnberg, Rheinfels, Rheinberg, Stolzenfels, Rheineck et Rolandseck, en tout, vingt-neuf forteresses à demi écroulées superposent le souvenir des rhingraves au souvenir des volcans, la trace des guerres à la trace des laves, et complètent d'une façon formidable la figure sévère des collines. Quatre de ces châteaux ont été bâtis au onzième siècle: Ehrenfels par l'archevêque Siegfried, Stahleck par les comtes palatins, Sayn par Frédéric, premier comte de Sayn, vainqueur des Maures d'Espagne; Hammerstein par Othon, comte de Vétéravie. Deux ont été construits au douzième siècle: Gutenfels par les comtes de Nuringen, Rolandseck par l'archevêque Arnould II, en 1149; deux au treizième; Furstemberg par les palatins, et Rheinfels, en 1219, par Thierry III, comte de Katzenellenbogen; quatre au quatorzième: Vogtsberg, en 1340, par un Falkenstein; Fursteneck, en 1348, par l'archevêque Henri III; le Chat, en 1383, par le comte de Katzenellenbogen; et la Souris, dix ans après, par un Falkenstein. Un seulement date du seizième siècle: Philipsburg, bâti, de 1568 à 1571, par le landgrave Philippe le Jeune. Quatre de ces citadelles, toutes les quatre sur la rive gauche, chose remarquable, Brichenstein, Rheinstein, Falkenburg et Sonneck, ont été détruites en 1282 par Rodolphe de Habsbourg; une, le Rolandseck, par l'empereur Henri V; cinq par Louis XIV, en 1689, Fursteneck, Stahleck, Schœnberg, Stolzenfels et Hammerstein; une par Napoléon, le Rheinfels; une par un incendie, Rheineck; et une par la bande-noire, Gutenfels. On ne sait qui a construit Reichenstein, Rheinstein, Falkenburg, Stolzenfels, Rheineck et Markusburg, restauré en 1644 par Jean le Batailleur, landgrave de Hesse-Darmstadt. On ne sait qui a démoli Vogtsberg, ancienne demeure d'un seigneur voué, comme le nom l'indique, Ehrenfels, Fursteneck, Sayn, le Chat et la Souris. Une nuit plus profonde encore couvre six de ces manoirs: Heinburg, Rheinberg, Liebenstein, Sternberg, Lahneck et Okenfels. Ils sont sortis de l'ombre et ils y sont rentrés. On ne sait ni qui les a bâtis ni qui les a détruits. Rien n'est plus étrange, au milieu de l'histoire, que cette épaisse obscurité où l'on aperçoit confusément, vers 1400, le fourmillement tumultueux de la hanse rhénane, guerroyant les seigneurs, et où l'on distingue, plus loin encore, dans les ténèbres grossissantes du douzième siècle, le fantôme formidable de Barberousse exterminant les burgraves. Plusieurs de ces antiques forteresses, dont l'histoire est perdue, sont à demi romaines et à demi carlovingiennes. Des figures plus nettement éclairées apparaissent dans les autres ruines. On peut en retrouver la chronique éparse çà et là dans les vieux chartriers. Stahleck, qui domine Bacharach et qu'on dit fondé par les Huns, a vu mourir Herman au douzième siècle; les Hohenstaufen, les Guelfes et les Wittelsbach l'ont habité, et il a été assiégé et pris huit fois de 1620 à 1640. Schœnberg, d'où sont sorties la famille des Belmont et la légende des Sept Sœurs, a vu naître le grand général Frédéric de Schœnberg, dont la singulière destinée fut d'affermir les Bragance et de précipiter les Stuart. Le Rheinfels a résisté aux villes du Rhin en 1225, au maréchal de Tallard en 1692, et s'est rendu à la République française en 1794. Le Stolzenfels était la résidence des archevêques de Trèves. Rheineck a vu s'éteindre le dernier comte de Rheineck, mort en 1544 chanoine-custode de la cathédrale de Trèves. Hammerstein a subi la querelle des comtes de Vétéravie et des archevêques de Mayence, le choc de l'empereur Henri II en 1017, la fuite de l'empereur Henri IV en 1105, la guerre de trente ans, le passage des Suédois et des Espagnols, la dévastation des Français en 1689 et la honte d'être vendu cent écus en 1823. Gutenfels, la fière guérite de Gustave-Adolphe, le doux asile de la belle comtesse Guda et de l'amoureux empereur Richard, quatre fois assiégé, en 1504 et en 1631 par les Messois, en 1620 et en 1642 par les impériaux, vendu en 1289 par Garnier de Munzenberg à l'électeur palatin Louis le Sévère, moyennant deux mille cent marcs d'argent, a été dégradé en 1807 pour un bénéfice de six cents francs. Cette longue et double série d'édifices à la fois poétiques et militaires, qui portent sur leur front toutes les époques du Rhin et qui en racontent toutes les légendes, commence devant Bingen, par le château d'Ehrenfels à droite et la tour des Rats à gauche, et finit à Kœnigswinter par le Rolandseck à gauche et le Drachenfels à droite. Symbolisme frappant et digne d'être noté chemin faisant, l'immense arcade couverte de lierre du Rolandseck faisant face à la caverne du dragon qu'assomma Sigefroi le Cornu, la tour des Rats faisant face à l'Ehrenfels, c'est la fable et l'histoire qui se regardent.

Je n'enregistre ici que les châteaux qui se mirent dans le Rhin et que tout voyageur aperçoit en passant. Mais pour peu qu'on pénètre dans les vallées et dans les montagnes, on rencontre une ruine à chaque pas. Dans la seule vallée de la Wisper, sur la rive droite, en une promenade de quelques lieues j'en ai constaté sept: le Rheinberg, château des comtes du Rhingau, écuyers-tranchants héréditaires du Saint-Empire, éteints au dix-septième siècle; redoutable forteresse qui inquiétait jadis la grosse commune de Lorch; dans les broussailles, Waldeck; sur la montagne, à la crête d'un rocher de schiste, près d'une source d'eau minérale qui arrose quelques chétives cabanes, le Sauerburg, bâti en 1356 par Robert, comte palatin, et vendu mille florins pendant la guerre de Bavière, par l'électeur Philippe à Philippe de Kronberg, son maréchal; Heppeneff, détruit on ne sait quand; Kammerberg, bien domanial de Mayence; Nollig, ancien castrum dont il reste une tour; Sareck, qui s'encadre dans la forêt vis-à-vis du couvent de Winsbach comme le chevalier vis-à-vis du prêtre dans l'ancienne société. Aujourd'hui le château et le couvent, le noble et le prêtre, deux ruines. La forêt seule et la société, renouvelées chaque année, ont survécu.

Si l'on explore les Sept-Monts, on y trouve, à l'état de tronçons enfouis sous le lierre, une abbaye, Schomberg, et six châteaux: le Drachenfels, ruiné par Henri V; le Wolkenburg caché dans les nuées, comme le dit son nom, ruiné par Henri V; le Lowenberg, où se sont réfugiés Bucer et Mélanchton, où se sont enfuis après leur mariage, qui glorifiait l'hérésie, Agnès de Mansfeld et l'archevêque Guebhard; le Nonnenstromberg et l'Oelberg, bâtis par Valentinien en 368; et le Hemmerich, manoir de ces hardis chevaliers de Heinsberg qui faisaient la guerre aux électeurs de Cologne.

Dans la plaine, du côté de Mayence, c'est Frauenstein, qui date du douzième siècle; Scharfenstein, fief archiépiscopal; Greifenklau, bâti en 1350. Du côté de Cologne, c'est l'admirable Godesberg. D'où vient ce nom, Godesberg? Est-ce du tribunal de canton, Goding, qui s'y tenait au moyen âge? est-ce de Wodan, le monstre à dix mains, que les Ubiens ont adoré là? Aucun antiquaire étymologiste n'a décidé cette question. Quoi qu'il en soit, la nature, avant les temps historiques, avait fait de Godesberg un volcan; l'empereur Julien, en 362, en avait fait un camp; l'archevêque Théodoric, en 1210, un château; l'électeur Frédéric II, en 1375, une forteresse; l'électeur de Bavière, en 1593, une ruine; le dernier électeur de Cologne, Maximilien-François, en a fait une vigne.

Les antiques châteaux des bords du Rhin, bornes colossales posées par la féodalité sur son fleuve, remplissent le paysage de rêverie. Muets témoins des temps évanouis, ils ont assisté aux actions, ils ont encadré les scènes, ils ont écouté les paroles. Ils sont là comme les coulisses éternelles du sombre drame qui depuis dix siècles se joue sur le Rhin. Ils ont vu, les plus vieux du moins, entrer et sortir au milieu des péripéties providentielles, tous ces acteurs si hauts, si étranges ou si redoutables: Pépin, qui donnait des villes au pape; Charlemagne vêtu d'une chemise de laine et d'une veste de loutre, s'appuyant sur le vieux diacre Pierre de Pise, et caressant de sa forte main l'éléphant Abulabaz; Othon le Lion secouant sa crinière blonde; le margrave d'Italie, Azzo, portant la bannière ornée d'anges, victorieuse à la bataille de Mersebourg; Henri le Boiteux; Conrad le Vieux et Conrad le Jeune; Henri le Noir, qui imposa à Rome quatre papes allemands; Rodolphe de Saxe, portant sur sa couronne l'hexamètre papal: Petra dedit Petro, Petrus diadema Rudolpho; Godefroi de Bouillon, qui enfonçait la pique du drapeau impérial dans le ventre des ennemis de l'empire; Henri V, qui escaladait à cheval les degrés de marbre de Saint-Pierre de Rome. Pas une grande figure de l'histoire d'Allemagne dont le profil ne soit dessiné sur leurs vénérables pierres; le vieux duc Welf, Albert l'Ours; saint Bernard; Barberousse, qui se trompait de main en tenant l'étrier du pape; l'archevêque de Cologne Rainald, qui arrachait les franges du carrocium de Milan; Richard Cœur-de-Lion; Guillaume de Hollande; Frédéric II, le doux empereur au visage grec, ami des poëtes comme Auguste, ami des califes comme Charlemagne, étudiant dans sa tente-horloge, où un soleil d'or et une lune d'argent marquaient les saisons et les heures. Ils ont contemplé, à leur rapide apparition, le moine Christian prêchant l'Evangile aux paysans de Prusse; Herman Salza, premier grand maître de l'ordre teutonique, grand bâtisseur de villes; Ottocar, roi de Bohême; Frédéric de Bade et Conradin de Souabe, décapités à seize ans; Louis V, landgrave de Thuringe et mari de sainte Elisabeth; Frédéric le Mordu, qui portait sur sa joue la marque du désespoir de sa mère; et Rodolphe de Habsbourg, qui raccommodait lui-même son pourpoint gris. Ils ont retenti de la devise d'Eberhard, comte de Wurtemberg: Gloire à Dieu! guerre au monde! Ils ont logé Sigismond, cet empereur dont la justice pesait bien et frappait mal; Louis V, le dernier empereur qui ait été excommunié; Frédéric III, le dernier empereur qui ait été couronné à Rome. Ils ont écouté Pétrarque gourmandant Charles IV pour n'être resté à Rome qu'un jour et lui criant: Que diraient vos aïeux les Césars s'ils vous rencontraient à cette heure dans les Alpes, la tête baissée et le dos tourné à l'Italie? Ils ont regardé passer, humiliés et furieux, l'Achille allemand, Albert de Brandebourg, après la leçon de Nuremberg, et l'Achille bourguignon, Charles le Téméraire, après les cinquante-six assauts de Neuss. Ils ont regardé passer, hautains et superbes, sur leurs mules et dans leurs litières, côtoyant le Rhin en longues files, les évêques occidentaux allant, en 1415, au concile de Constance pour juger Jean Huss; en 1431, au concile de Bâle pour déposer Eugène IV; et en 1519 à la diète de Worms pour interroger Luther. Ils ont vu surnager, remontant sinistrement le fleuve d'Oberwesel à Bacharach, sa blonde chevelure mêlée au flot, le cadavre blanc et ruisselant de saint Werner, pauvre petit enfant martyrisé par les juifs et jeté au Rhin en 1287. Ils ont vu rapporter de Vienne à Bruges, dans un cercueil de velours, sous un poêle d'or, Marie de Bourgogne, morte d'une chute de cheval à la chasse au héron. La horde hideuse des Magyares, la rumeur des Mogols arrêtés par Henri le Pieux au treizième siècle, le cri des Hussites qui voulaient réduire à cinq toutes les villes de la terre, les menaces de Procope le Gros et de Procope le Petit, le bruit tumultueux des Turcs remontant le Danube après la prise de Constantinople, la cage de fer où la vengeance des rois promena Jean de Leyde, enchaîné entre son chancelier Krechting et son bourreau Knipperdolling, le jeune Charles-Quint faisant étinceler en étoiles de diamants sur son bouclier le mot nondum, Wallenstein servi par soixante pages gentilshommes, Tilly en habit de satin vert sur son petit cheval gris, Gustave-Adolphe traversant la forêt thuringienne, la colère de Louis XIV, la colère de Frédéric II, la colère de Napoléon, toutes ces choses terribles qui tour à tour ébranlèrent ou effrayèrent l'Europe, ont frappé comme des éclairs ces vieilles murailles. Ces glorieux manoirs ont reçu le contre-coup des Suisses détruisant l'antique cavalerie à Sempach, et du grand Condé détruisant l'antique infanterie à Rocroy. Ils ont entendu craquer les échelles, glapir la poix bouillante, rugir les canons. Les lansquenets, valets de la lance, l'ordre-hérisson si fatal aux escadrons, les brusques voies de fait de Sickingen, le grand chevalier, les savants assauts de Burtenbach, le grand capitaine, ils ont tout vu, tout bravé, tout subi. Aujourd'hui, mélancoliques la nuit quand la lune revêt leur spectre d'un linceul blanc, plus mélancoliques encore en plein soleil, remplis de gloire, de renommée, de néant et d'ennui, rongés par le temps, sapés par les hommes, versant aux vignobles de la côte une ombre qui va s'amoindrissant d'année en année, ils laissent tomber le passé pierre à pierre dans le Rhin, et date à date dans l'oubli.

 

O nobles donjons! ô pauvres vieux géants paralytiques! ô chevaliers affrontés! un bateau à vapeur, plein de marchands et de bourgeois, vous jette en passant sa fumée à la face!