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Le Rhin, Tome I

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LETTRE XIII

ANDERNACH


Le voyageur se met à la fenêtre. – Il caractérise d'un mot profond la magnifique architecture de la barrière du Trône à Paris. – A quoi bon avoir été l'empereur Valentinien. – Quand on rencontre un bossu souriant, faut-il dire

quoique

 ou

parce que

? – Un rêve trouvé en marchant la nuit dans les champs. – Paysages qui se déforment au crépuscule. – La pleine lune. Qu'est-ce qu'on voit donc là-bas? – Le bloc mystérieux au haut de la colline. – Le voyageur y va. – Ce que c'était. – Le voyageur frappe à la porte. – S'il y a quelqu'un, il ne répond pas. —

L'armée de Sambre-et-Meuse à son général.

– Hoche, Marceau, Bonaparte. – Dans quelle chambre le voyageur entre. – Ce que lui montre le clair de lune. – Il regarde dans le trou où pend un bout de corde. – Ce qu'il croit entendre dire à une voix. – Il retourne à Andernach. – Le voyageur déclare que les touristes sont des niais. – Les beautés d'Andernach révélées. – L'église byzantine. – Attention que prêtaient à un verset de Job quatre enfants et un lapin. – L'église gothique. – Ce que les chevaux prussiens demandent à la sainte Vierge. – La tour vedette. – L'auteur dit quelques paroles aimables à une fée.




Andernach.


Je vous écris encore d'Andernach, sur les bords du Rhin, où je suis débarqué il y a trois jours. Andernach est un ancien municipe romain remplacé par une commune gothique qui existe encore. Le paysage de ma fenêtre est ravissant. J'ai devant moi, au pied d'une haute colline qui me laisse à peine voir une étroite tranche de ciel, une belle tour du treizième siècle, du faîte de laquelle s'élance, complication charmante que je n'ai vue qu'ici, une autre tour plus petite, octogone, à huit frontons, couronnée d'un toit conique; à ma droite le Rhin et le joli village blanc de Leutersdorf, entrevu parmi les arbres; à ma gauche les quatre clochers byzantins d'une magnifique église du onzième siècle, deux au portail, deux à l'abside. Les deux gros clochers du portail sont d'un profil cahoté, étrange, mais grand; ce sont des tours carrées surmontées de quatre pignons aigus, triangulaires, portant dans leurs intervalles quatre losanges ardoisés qui se rejoignent par leurs sommets et forment la pointe de l'aiguille. Sous ma fenêtre jasent en parfaite intelligence des poules, des enfants et des canards. Au fond, là-bas, des paysans grimpent dans les vignes. – Au reste, il paraît que ce tableau n'a point paru suffisant à l'homme de goût qui a décoré la chambre où j'habite; à côté de ma croisée il en a cloué un autre, comme pendant sans doute: c'est une image représentant deux grands chandeliers posés à terre avec cette inscription:

Vue de Paris

. A force de me creuser la tête, j'ai découvert qu'en effet c'était une vue de la barrière du Trône. – La chose est ressemblante.



Le jour de mon arrivée j'ai visité l'église, belle à l'intérieur, mais hideusement badigeonnée. L'empereur Valentinien et un enfant de Frédéric Barberousse ont été enterrés là. Il n'en reste aucun vestige. Un beau Christ au tombeau en ronde-bosse, figure de grandeur naturelle, du quinzième siècle; un chevalier du seizième en demi-relief, adossé au mur; dans un grenier, un tas de figurines coloriées, en albâtre gris, débris d'un mausolée quelconque, mais admirable, de la renaissance: c'est là tout ce qu'un sonneur bossu et souriant a pu me faire voir pour le petit morceau de cuivre argenté qui représente ici trente sous.



Maintenant il faut que je vous raconte une chose réelle, une rencontre plutôt qu'une aventure, qui a laissé dans mon esprit l'impression voilée et sombre d'un rêve.



En sortant de l'église, qui s'ouvre presque sur la campagne, j'ai fait le tour de la ville. Le soleil venait de se coucher derrière la haute colline cultivée et boisée qui a été un monceau de lave dans les temps antérieurs à l'histoire, et qui est aujourd'hui une carrière de basalte meulière, qui dominait Artonacum il y a deux mille ans, et qui domine aujourd'hui Andernach, qui a vu s'effacer successivement la citadelle du préfet romain, le palais des rois d'Austrasie, des fenêtres duquel ces princes des époques naïves pêchaient des carpes dans le Rhin, la tombe impériale de Valentinien, l'abbaye des filles nobles de Saint-Thomas, et qui voit crouler maintenant pierre à pierre les vieilles murailles de la ville féodale des électeurs de Trèves.



J'ai suivi le fossé qui longe ces murailles, où des masures de paysans s'adossent familièrement aujourd'hui, et qui ne servent plus qu'à abriter contre les vents du nord des carrés de choux et de laitues. La noble cité démantelée a encore ses quatorze tours rondes ou carrées, mais converties en pauvres logis de jardiniers; les marmots demi-nus s'asseyent pour jouer sur les pierres tombées, et les jeunes filles se mettent à la fenêtre et jasent de leurs amours dans les embrasures des catapultes. Le châtelet formidable qui défendait Andernach au levant n'est plus qu'une grande ruine ouvrant mélancoliquement à tous les rayons de soleil ou de lune les baies de ses croisées défoncées, et la cour d'armes de ce logis de guerre est envahie par un beau gazon vert, où les femmes de la ville font blanchir l'été la toile qu'elles ont filée l'hiver.



Après avoir laissé derrière moi la grande porte ogive d'Andernach, toute criblée de trous de mitraille noircis par le temps, je me suis trouvé au bord du Rhin. Le sable fin coupé de petites pelouses m'invitait, et je me suis mis à remonter lentement la rive vers les collines lointaines de la Sayn. La soirée était d'une douceur charmante; la nature se calmait au moment de s'endormir. Des bergeronnettes venaient boire dans le fleuve et s'enfuyaient dans les oseraies; je voyais au-dessus des champs de tabac passer dans d'étroits sentiers des chariots attelés de bœufs et chargés de ce tuf basaltique dont la Hollande construit ses digues. Près de moi était amarré un bateau ponté de Leutersdorf, portant à sa proue cet austère et doux mot:

Pius

. De l'autre côté du Rhin, au pied d'une longue et sombre colline, treize chevaux remorquaient lentement un autre bateau, qui les aidait de ses deux grandes voiles triangulaires enflées au vent du soir. Le pas mesuré de l'attelage, le bruit des grelots et le claquement des fouets venaient jusqu'à moi. Une ville blanche se perdait au loin dans la brume; et tout au fond, vers l'orient, à l'extrême bord de l'horizon, la pleine lune, rouge et ronde comme un œil de cyclope, apparaissait entre deux paupières de nuages au front du ciel.



Combien de temps ai-je marché ainsi, absorbé dans la rêverie de toute la nature? Je l'ignore. Mais la nuit était tout à fait tombée, la campagne était tout à fait déserte, la lune éclatante touchait presque au zénith quand je me suis, pour ainsi dire, réveillé au pied d'une éminence couronnée à son sommet d'un petit bloc obscur, autour duquel se profilaient des lignes noires imitant, les unes des potences, les autres des mâts avec leurs vergues transversales. Je suis monté jusque-là en enjambant des gerbes de grosses fèves fraîchement coupées. Ce bloc, posé sur un massif circulaire en maçonnerie, c'était un tombeau enveloppé d'un échafaudage.



Pour qui ce tombeau? Pourquoi cet échafaudage?



Dans le massif de maçonnerie était pratiquée une porte cintrée et basse grossièrement fermée par un assemblage de planches. J'y ai frappé du bout de ma canne; l'habitant endormi ne m'a pas répondu.



Alors, par une rampe douce tapissée d'un gazon épais et semée de fleurs bleues que la pleine lune semblait avoir fait ouvrir, je suis monté sur le massif circulaire et j'ai regardé le tombeau.



Un grand obélisque tronqué, posé sur un énorme dé figurant un sarcophage romain, le tout, obélisque et dé, en granit bleuâtre; autour du monument et jusqu'à son faîte, une grêle charpente traversée par une longue échelle; les quatre faces du dé crevées et ouvertes comme si l'on en avait arraché quatre bas-reliefs; çà et là, à mes pieds, sur la plate-forme circulaire, des lames de granit bleu brisées, des fragments de corniches, des débris d'entablement, voilà ce que la lune me montrait.



J'ai fait le tour du tombeau, cherchant le nom du mort. Sur les trois premières façades il n'y avait rien; sur la quatrième j'ai vu cette dédicace en lettres de cuivre qui étincelaient:

L'armée de Sambre-et-Meuse à son général en chef

; et au-dessous de ces deux lignes le clair de la lune m'a permis de lire ce nom, plutôt indiqué qu'écrit:



HOCHE

Les lettres avaient été arrachées, mais elles avaient laissé leur vague empreinte sur le granit.



Ce nom, dans ce lieu, à cette heure, vu à cette clarté, m'a causé une impression profonde et inexprimable. J'ai toujours aimé Hoche. Hoche était, comme Marceau, un de ces jeunes grands hommes ébauchés par lesquels la Providence, qui voulait que la révolution vainquît et que la France dominât, préludait à Bonaparte; essais à moitié réussis, épreuves incomplètes que le destin brisa sitôt qu'il eut une fois tiré de l'ombre le profil achevé et sévère de l'homme définitif.



C'est donc là, pensais-je, que Hoche est mort! – Et la date héroïque du 18 avril 1797 me revenait à l'esprit.



J'ignorais où j'étais. J'ai promené mon regard autour de moi. Au nord, j'avais une vaste plaine; au sud, à une portée de fusil, le Rhin; et à mes pieds, au bas du monticule qui était comme la base de ce tombeau, un village à l'entrée duquel se dressait une vieille tour carrée.



En ce moment un homme traversait un champ à quelques pas du monument; je lui ai demandé au hasard en français le nom de ce village. L'homme, – un vieux soldat peut-être, car la guerre, autant que la civilisation, a appris notre langue à toutes les nations du monde, – l'homme m'a crié: «Weiss Thurm,» puis a disparu derrière une haie.



Ces deux mots

Weiss Thurm

 signifient

tour blanche

; je me suis rappelé la

Turris Alba

 des Romains. Hoche est mort dans un lieu illustre. C'est là, à ce même endroit, qu'il y a deux mille ans César a passé le Rhin pour la première fois.

 



Que veut cet échafaudage à ce monument? Le restaure-t-on? le dégrade-t-on? Je ne sais.



J'ai escaladé le soubassement, et, en me tenant aux charpentes, par une des quatre ouvertures pratiquées dans le dé, j'ai regardé dans le tombeau. C'était une petite chambre quadrangulaire, nue, sinistre et froide. Un rayon de la lune entrant par une des crevasses y dessinait dans l'ombre une forme blanche, droite et debout contre le mur.



Je suis entré dans cette chambre par l'étroite meurtrière, en baissant la tête et en me traînant sur les genoux. Là, j'ai vu au centre du pavé un trou rond, béant, plein de ténèbres. C'est par ce trou sans doute qu'on avait autrefois descendu le cercueil dans le caveau inférieur. Une corde y pendait et s'y perdait dans la nuit. Je me suis approché. J'ai hasardé mon regard dans ce trou, dans cette ombre, dans ce caveau; j'ai cherché le cercueil; je n'ai rien vu.



A peine ai-je distingué le vague contour d'une sorte d'alcôve funèbre, taillée dans la voûte, qui se dessinait dans la pénombre.



Je suis resté là longtemps, l'œil et l'esprit vainement plongés dans ce double mystère de la mort et de la nuit. Une sorte d'haleine glacée sortait du trou du caveau comme d'une bouche ouverte.



Je ne pourrais dire ce qui se passait en moi. Cette tombe si brusquement rencontrée, ce grand nom inattendu, cette chambre lugubre, ce caveau habité ou vide, cet échafaudage que j'entrevoyais par la brèche du monument, cette solitude et cette lune enveloppant ce sépulcre, toutes ces idées se présentaient à la fois à ma pensée et la remplissaient d'ombres. Une profonde pitié me serrait le cœur. Voilà donc ce que deviennent les morts illustres exilés ou oubliés chez l'étranger! Ce trophée funèbre élevé par toute une armée est à la merci du passant. Le général français dort loin de son pays dans un champ de fèves, et des maçons prussiens font ce que bon leur semble à son tombeau.



Il me semblait entendre sortir de cet amas de pierres une voix qui disait:

Il faut que la France reprenne le Rhin

.



Une demi-heure après, j'étais sur la route d'Andernach, dont je ne m'étais éloigné que de cinq quarts de lieue.



Je ne comprends rien aux «touristes.» Ceci est un endroit admirable. Je viens de parcourir le pays, qui est superbe. Du haut des collines la vue embrasse un cirque de géants, du Siebengebürge aux crêtes d'Ehrenbreistein. Ici, il n'y a pas une pierre des édifices qui ne soit un souvenir, pas un détail de paysage qui ne soit une grâce. Les habitants ont ce visage affectueux et bon qui réjouit l'étranger. L'auberge (l'

Hôtel-de-l'Empereur

) est excellente entre les meilleures d'Allemagne. Andernach est une ville charmante; eh bien, Andernach est une ville déserte, personne n'y vient. – On va où est la cohue, à Coblenz, à Bade, à Mannheim; on ne vient pas où est l'histoire, où est la nature, où est la poésie, à Andernach.



Je suis retourné une seconde fois à l'église. L'ornementation byzantine des clochers est d'une richesse rare et d'un goût à la fois sauvage et exquis. Le portail méridional a des chapiteaux étranges et une grosse nervure-archivolte profondément fouillée. Le tympan à angle obtus porte une peinture byzantine du Crucifiement encore parfaitement visible et distincte. Sur la façade, à côté de la porte-ogive, un bas-relief peint, qui est de la renaissance, représente Jésus à genoux, les bras effarés, dans l'attitude de l'épouvante. Autour de lui tourbillonnent et se mêlent, comme dans un songe affreux, toutes les choses terribles dont va se composer sa passion, le manteau dérisoire, le sceptre de roseau, la couronne à fleurons épineux, les verges, les tenailles, le marteau, les clous, l'échelle, la lance, l'éponge de fiel, le profil sinistre du mauvais larron, le masque livide de Judas, la bourse au cou; enfin, devant les yeux du divin maître, la croix, et entre les bras de la croix, comme la suprême torture, comme la douleur la plus poignante entre toutes les douleurs, une petite colonne au haut de laquelle se dresse le coq qui chante, c'est-à-dire l'ingratitude et l'abandon d'un ami. Ce dernier détail est admirablement beau. Il y a là toute la grande théorie de la souffrance morale, pire que la souffrance physique. L'ombre gigantesque des deux gros clochers se répand sur cette sombre élégie. Autour du bas-relief, le sculpteur a gravé une légende que j'ai copiée: (sic)




O vos omnes qui transitis per viam, attendite et videte si est dolor similis sicut dolor meus. 1538.



Devant cette sévère façade, à quelques pas de cette double lamentation de Job et de Jésus, de charmants petits enfants, gais et roses, s'ébattaient sur une pelouse verte et faisaient brouter, avec de grands cris, un pauvre lapin tout ensemble apprivoisé et effarouché. Personne autre

ne passait par le chemin

.



Il y a une seconde belle église dans Andernach. Celle-ci est gothique. C'est une nef du quatorzième siècle, aujourd'hui transformée en écurie de caserne et gardée par des cavaliers prussiens, le sabre au poing. Par la porte entr'ouverte on aperçoit une longue file de croupes de chevaux qui se perd dans l'ombre des chapelles. Au-dessus du portail on lit:

Sancta Maria, ora pro nobis.

 Ce sont à présent les chevaux qui disent cela.



J'aurais voulu monter dans la curieuse tour que je vois de ma croisée, et qui est, selon toute apparence, l'ancienne vedette de la ville; mais l'escalier en est rompu et les voûtes en sont effondrées. Il m'a fallu y renoncer. Du reste, la magnifique masure a tant de fleurs, de si charmantes fleurs, des fleurs disposées avec tant de goût et entretenues avec tant de soin à toutes les fenêtres, qu'on la croirait habitée. Elle est habitée en effet, habitée par la plus coquette et la plus farouche à la fois des habitantes, par cette douce fée invisible qui se loge dans toutes les ruines, qui les prend pour elle et pour elle seule, qui en défonce tous les étages, tous les plafonds, tous les escaliers, afin que le pas de l'homme n'y trouble pas les nids des oiseaux, et qui met à toutes les croisées et devant toutes les portes des pots de fleurs qu'elle sait faire, en fée qu'elle est, avec toute vieille pierre creusée par la pluie ou ébréchée par le temps.



LETTRE XIV

LE RHIN


Diverses déclarations d'amour à différentes choses de la création. – L'auteur cite Boileau. – Groupe de tous les fleuves. – Histoire. – Les volcans. – Les Celtes. – Les Romains. – Les colonies romaines. – Quelles ruines il y avait sur le Rhin il y a douze cents ans. – Charlemagne. – Fin du Rhin historique. – Commencement du Rhin fabuleux. – Mythologie gothique. – Fourmillement des légendes. – Le hideux et le charmant mêlés sous mille formes dans une lueur fantastique. – Dénombrement des figures chimériques. – Les fables pâlissent; le jour se fait; l'histoire reparaît. – Ce que font quatre hommes assis sur une pierre. – Rhens. – Triple naissance de trois grandes choses presque au même lieu et au même moment. – Le Rhin religieux et militaire. – Les princes ecclésiastiques composés des mêmes éléments que le pape. – Qui se développe empiète. – Les comtes palatins protestent par le moyen des comtesses palatines. – Etablissements des ordres de chevalerie. – Naissances des villes marchandes. – Brigands gigantesques du Rhin. – Les Burgraves. – Ce que font pendant ce temps-là les choses invisibles. – Jean Huss. – Doucin. – Un fait naît à Nuremberg. – Un autre fait naît à Strasbourg. – La face du monde va changer. – Hymne au Rhin. – Ce que le Rhin était pour Homère, – pour Virgile, – pour Shakspeare. – Ce qu'il est pour nous. – A qui il est. – Souvenirs historiques. – Pépin le Bref. – L'empire de Charlemagne comparé à l'empire de Napoléon. – Explication de la façon dont s'est disloqué, de siècle en siècle et lambeau par lambeau, l'empire de Charlemagne. – Comment Napoléon disposa le Rhin dans la partie qu'il jouait. – Récapitulation. – Les quatre phases du Rhin. – Le Rhin symbolique. – A quel grand fait il ressemble.




Saint-Goar, 17 août.


Vous savez, je vous l'ai dit souvent, j'aime les fleuves. Les fleuves charrient les idées aussi bien que les marchandises. Tout a son rôle magnifique dans la création. Les fleuves, comme d'immenses clairons, chantent à l'océan la beauté de la terre, la culture des champs, la splendeur des villes et la gloire des hommes.



Et, je vous l'ai dit aussi, entre tous les fleuves, j'aime le Rhin. La première fois que j'ai vu le Rhin, c'était il y a un an, à Kehl, en passant le pont de bateaux. La nuit tombait, la voiture allait au pas. Je me souviens que j'éprouvai alors un certain respect en traversant le vieux fleuve. J'avais envie de le voir depuis longtemps. Ce n'est jamais sans émotion que j'entre en communication, j'ai presque dit en communion, avec ces grandes choses de la nature qui sont aussi de grandes choses dans l'histoire. Ajoutez à cela que les objets les plus disparates me présentent, je ne sais pourquoi, des affinités et des harmonies étranges. Vous souvenez-vous, mon ami, du Rhône à la Valserine? – nous l'avons vu ensemble en 1825, dans ce doux voyage de Suisse qui est un des souvenirs lumineux de ma vie. Nous avions alors vingt ans! – Vous rappelez-vous avec quel cri de rage, avec quel rugissement féroce le Rhône se précipitait dans le gouffre, pendant que le frêle pont de bois tremblait sous nos pieds? Eh bien, depuis ce temps-là, le Rhône éveillait dans mon esprit l'idée du tigre, le Rhin y éveillait l'idée du lion.



Ce soir-là, quand je vis le Rhin pour la première fois, cette idée ne se dérangea pas. Je contemplai longtemps ce fier et noble fleuve, violent, mais sans fureur, sauvage, mais majestueux. Il était enflé et magnifique au moment où je le traversais. Il essuyait aux bateaux du pont sa crinière fauve, sa

barbe limoneuse

, comme dit Boileau. Ses deux rives se perdaient dans le crépuscule. Son bruit était un rugissement puissant et paisible. Je lui trouvais quelque chose de la grande mer.



Oui, mon ami, c'est un noble fleuve, féodal, républicain, impérial, digne d'être à la fois français et allemand. Il y a toute l'histoire de l'Europe, considérée sous ses deux grands aspects, dans ce fleuve des guerriers et des penseurs, dans cette vague superbe qui fait bondir la France, dans ce murmure profond qui fait rêver l'Allemagne.



Le Rhin réunit tout. Le Rhin est rapide comme le Rhône, large comme la Loire, encaissé comme la Meuse, tortueux comme la Seine, limpide et vert comme la Somme, historique comme le Tibre, royal comme le Danube, mystérieux comme le Nil, pailleté d'or comme un fleuve d'Amérique, couvert de fables et de fantômes comme un fleuve d'Asie.



Avant que l'histoire écrivît, avant que l'homme existât peut-être, où est le Rhin aujourd'hui fumait et flamboyait une double chaîne de volcans qui se sont éteints en laissant sur le sol deux tas de laves et de basaltes disposés parallèlement comme deux longues murailles. A la même époque, les cristallisations gigantesques qui sont les montagnes primitives s'achevaient, les alluvions énormes qui sont les montagnes secondaires se desséchaient, l'effrayant monceau que nous appelons aujourd'hui les Alpes se refroidissait lentement, les neiges s'y accumulaient; deux grands écoulements de ces neiges se répandirent sur la terre: l'un, l'écoulement du versant septentrional, traversa les plaines, rencontra la double tranchée des volcans éteints et s'en alla par là à l'Océan; l'autre, l'écoulement du versant occidental, tomba de montagne en montagne, côtoya cet autre bloc de volcans expirés que nous nommons l'Ardèche, et se perdit dans la Méditerranée. Le premier de ces écoulements, c'est le Rhin; le second, c'est le Rhône.



Les premiers hommes que l'histoire voit poindre sur les bords du Rhin, c'est cette grande famille de peuples à demi sauvages qui s'appelaient

Celtes

, et que Rome appela

Gaulois

;

qui ipsorum lingua

 Celtæ,

nostra vero

 Galli

vocantur

, dit César. Les Rauraques s'établirent plus près de la source, les Argentoraques et les Moguntiens plus près de l'embouchure. Puis, quand l'heure fut venue, Rome apparut: César passa le Rhin; Drusus édifia ses cinquante citadelles; le consul Munatius Plancus commença une ville sur la croupe septentrionale du Jura; Martius-Vipsanius Agrippa bâtit un fort devant le dégorgement du Mein, puis il établit une colonie vis-à-vis de Tuitium: le sénateur Antoine fonda sous Néron un municipe près de la mer batave; et tout le Rhin fut sous la main de Rome. Quand la vingt-deuxième légion, qui avait campé sous les oliviers mêmes où agonisa Jésus-Christ, revint du siége de Jérusalem, Titus l'envoya sur le Rhin. La légion romaine continua l'œuvre de Martius Agrippa; une ville semblait nécessaire aux conquérants pour lier le Mélibocus au Taunus; et Moguntiacum, ébauchée par Martius, fut construite par la légion, puis agrandie ensuite par Trajan et embellie par Adrien. – Chose frappante et qu'il faut noter en passant! – Cette vingt-deuxième légion avait amené avec elle Crescentius, qui le premier porta la parole du Christ dans le Rhingau et y fonda la religion nouvelle. Dieu voulait que ces mêmes hommes aveugles qui avaient renversé la dernière pierre du temple sur le Jourdain, en reposassent la première pierre sur le Rhin. – Après Trajan et Adrien, vint Julien, qui dressa une forteresse sur le confluent du Rhin et de la Moselle; après Julien, Valentinien, qui érigea des châteaux sur les deux volcans éteints que nous nommons le Lowemberg et le Stromberg; et ainsi se trouva nouée et consolidée en peu de siècles, comme une chaîne rivée sur le fleuve, cette longue et robuste ligne de colonies romaines, Vinicella, Altavilla, Lorca, Trajani castrum, Versalia, Mola Romanorum, Turris Alba, Victoria, Rodobriga, Antoniacum, Sentiacum, Rigodulum, Rigomagum, Tulpetum, Broïlum, qui part de la Cornu Romanorum au lac de Constance, descend le Rhin en s'appuyant sur Augusta, qui est Bâle; sur Argentina, qui est Strasbourg; sur Moguntiacum, qui est Mayence; sur Confluentia, qui est Coblenz; sur Colonia Agrippina, qui est Cologne; et va se rattacher, près de l'Océan, à Trajectum-ad-Mosam, qui est Maëstricht, et à Trajectum-ad-Rhenum, qui est Utrecht.

 



Dès lors le Rhin fut romain. Il ne fut plus que le fleuve arrosant la province helvétique ultérieure, la première et la seconde Germanie, la première Belgique et la province batave. Le Gaulois chevelu du Nord, que venait voir par curiosité au troisième siècle le Gaulois à toge de Milan et le Gaulois à braies de Lyon, le Gaulois chevelu fut dompté. Les châteaux romains de la rive gauche tinrent en respect la rive droite, et le légionnaire vêtu de drap de Trèves, armé d'une pertuisane de Tongres, n'eut plus qu'à surveiller du haut des rochers le vieux chariot de guerre des Germains, massive tour roulante, aux roues armées de faux, au timon hérissé de piques, traînée par des bœufs, crénelée pour dix archers, qui se hasardait quelquefois de l'autre côté du Rhin jusque sous la baliste des forteresses de Drusus.



Cet effrayant passage des hommes du nord aux régions du midi qui se renouvelle fatalement à de certaines époques climatériques de la vie des nations et qu'on appelle l'Invasion des Barbares, vint submerger Rome quand fut arrivé l'instant où Rome devait se transformer. La barrière granitique et militaire des citadelles du Rhin fut écrasée par ce débordement, et il y eut un moment vers le sixième siècle où les crêtes du Rhin furent couronnées de ruines romaines comme elles le sont aujourd'hui de ruines féodales.



Charlemagne restaura ces décombres, refit ces forteresses, les opposa aux vieilles hordes germaines renaissantes sous d'autres noms, aux Boëmans, aux Abodrites, aux Welebates, aux Sarabes; bâtit à Mayence, où fut enterrée sa femme Fastrada, un pont à piles de pierre dont on voit encore, dit-on, les ruines sous l'eau; releva l'aqueduc de Bonn; répara les voies romaines de Victoria, aujourd'hui Neuwied; de Bacchiara, aujourd'hui Bacharach; de Vinicella, aujourd'hui Winkel; et de Thronus-Bacchi, aujourd'hui Trarbach; et se construisit à lui-même, des débris d'un bain de Julien, un palais, le Saal, à Nieder-Ingelheim. Mais, malgré tout son génie et toute sa volonté, Charlemagne ne fit que galvaniser des ossements. La vieille Rome était morte. La physionomie du Rhin était changée.



Déjà, comme je l'ai indiqué plus haut, sous la domination romaine, un germe inaperçu avait été déposé dans le Rhingau. Le christianisme, cet aigle divin qui commençait à déployer ses ailes, avait pondu dans ces rochers son œuf qui contenait un monde. A l'exemple de Crescentius, qui, dès l'an 70, évangélisait le Taunus, saint Apollinaire avait visité Rigomagum; saint Goar avait prêché à Bacchiara; saint Martin, évêque de Tours, avait catéchisé Confluentia; saint Materne, avant d'aller à Tongres, avait habité Cologne; saint Eucharius s'était bâti un ermitage dans les bois près de Trèves, et, dans les mêmes forêts, saint Gézélin, debout pendant trois ans sur une colonne, avait lutté corps à corps avec une statue de Diane qu'il avait fini par faire crouler, pour ainsi dire, en la regardant. A Trèves même beaucoup de chrétiens obscurs étaient morts de la mort des martyrs dans la cour du palais des préfets de la Gaule, et l'on avait jeté leur cendre au vent; mais cette cendre était une semence.



La graine était dans le sillon; mais, tant que dura le passage des Barbares, rien ne leva.



Bien au contraire, il se fit un écroulement profond où la civilisation sembla tomber; la chaîne des traditions certaines se rompit; l'histoire parut s'effacer; les hommes et les événements de cette sombre époque traversèrent le Rhin comme des ombres, jetant à peine au fleuve un reflet fantastique, évanoui aussitôt qu'aperçu.



De là, pour le Rhin, après une période historique, une période merveilleuse.



L'imagination de l'homme, pas plus que la nature, n'accepte le vide. Où se tait le bruit humain la nature fait jaser les nids d'oiseaux, chuchoter les feuilles d'arbres et murmurer les mille voix de la solitude. Où cesse la certitude historique l'imagination fait vivre l'ombre, le rêve et l'apparence. Les fables végètent, croissent, s'entremêlent et fleurissent dans les lacunes de l'histoire écroulée, comme les aubépines et les gentianes dans les crevasses d'un palais en ruine.



La civilisation est comme le soleil, elle a ses nuits et ses jours, ses plénitudes et ses éclipses; elle disparaît et reparaît.



Dès qu'une aube de civilisation renaissante commença à poindre sur le Taunus, il y eut sur les bords du Rhin un adorable gazouillement de légendes et de fabliaux; dans toutes les parties éclairées par ce rayon lointain, mille figures surnaturelles et charmantes resplendirent tout à coup, tandis que dans les parties sombres les formes hideuses et d'effrayants fantômes s'agitaient. Alors, pendant que se bâtissaient, avec de belles basaltes neuves, à côté des décombres romains, aujourd'hui effacés, les châteaux saxons et gothiques, aujourd'hui démantelés, toute une population d'êtres imaginaires, en communication directe avec les belles filles et les beaux chevaliers, se répandit dans le Rhingau: les oréades, qui prirent les bois; les ondins, qui prirent les eaux; les gnomes, qui prirent le dedans de la terre; l'esprit des rochers; le frappeur; le chasseur noir, traversant les halliers monté sur un grand cerf à seize andouillers; la pucelle du marais noir; les six pucelles du marais rouge; Wodan, le dieu à dix mains; les douze hommes noirs; l'étourneau qui proposait des énigmes; le corbeau qui croassait sa chanson; la pie qui racontait l'histoire de sa grand'mère; les marmousets du Zeitelmoos; Everard le Barbu, qui conseillait les princes égarés à la chasse; Sigefroi le Cornu, qui assommait les dragons dans les antres. Le diable posa sa pierre à Teufelstein et son échelle à Teufelsleiter; il osa même aller prêcher publiquement à Gernsbach près de la forêt Noire; mais heureusement Dieu dressa de l'autre côté du fleuve, en face de la Chaire-du-Diable, la Chaire-de-l'Ange. Pendant que les Sept-Montagnes, ce vaste cratère éteint, se remplissaient de monstres, d'hydres et de spectres gigantesques, à l'autre extrémité de la chaîne, à l'entrée du Rhingau, l'âpre vent de la Wisper apportait jusqu'à Bingen des nuées de vieilles fées petites comme des sauterelles. La mythologie se greffa dans ces vallées sur la légende des saints et y produisit des résultats étranges, bizarres fleurs de l'imagination humaine. Le Drachenfels eut, sous d'autres noms, sa Tarasque et sa Sainte-Marthe; la double fable d'Echo et d'H