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Des inégalités

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From the series: Big Ideas #16
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L’ATRIUM DE LA TOUR TRUMP À NEW YORK, QUI ABRITE UN CENTRE COMMERCIAL DE LUXE. LA PRODUCTION ET LA CONSOMMATION DE PRODUITS DE LUXE SONT-ELLES UN MOYEN EFFICACE DE RÉPONDRE AUX BESOINS ET D’APPORTER DU BONHEUR ?

EST-CE QUE QUICONQUE A BESOIN D’ÊTRE MILLIARDAIRE ?

De nombreuses familles peinent à chauffer leur foyer et à payer leur loyer, pendant que d’autres s’envolent vers des îles tropicales pour y passer leurs vacances. De ce fait, utilisons-nous efficacement notre production économique actuelle ? Compte tenu des ressources dont nous disposons, est-ce le meilleur moyen de répondre aux besoins humains et d’apporter du bonheur ?

Il s’agit en réalité d’une vieille controverse dans le domaine économique, mais qui a été plutôt mise au placard. L’économie moderne trouve l’une de ses sources dans l’utilitarisme, théorie élaborée notamment par Jeremy Bentham et John Stuart Mill, des économistes-philosophes du XIXe siècle. Ils ont proposé que la politique économique et sociale vise simplement à apporter le maximum de bonheur cumulé ou « utile ». C’était une idée radicale. La politique ne devait pas être jugée sur la base de principes moraux ou de sa contribution à la réalisation d’une transformation à long terme, mais simplement à l’aune de sa capacité à maximiser le bonheur d’une population. En ce sens, l’économie moderne reste fondamentalement utilitaire.

“ Par exemple, nous ne pouvons pas accroître indéfiniment notre bonheur en achetant de la nourriture, car la quantité que nous pouvons ingérer est limitée.

Dans la tradition d’Adam Smith, les utilitaristes croyaient que le bonheur maximal de la population pouvait être atteint via la recherche individuelle de la maximisation de son propre bonheur sur le marché. Ils n’étaient opposés ni au marché ni au capitalisme. Toutefois, comme la plupart des économistes classiques, ils croyaient aussi à une diminution des rendements. Par exemple, nous ne pouvons pas accroître indéfiniment notre bonheur en achetant de la nourriture, car la quantité que nous pouvons ingérer est limitée. Si l’on dépense 110 euros au lieu de 100 euros pour une bouteille de vin, il est peu probable que l’accroissement de l’utilité soit le même que si l’on dépense 10 euros pour un repas permettant de nous rassasier.


ANGEL PEREZ FERNANDEZ ET SA FEMME MARIA REGINE ONT PERDU LEUR EMPLOI QUAND LA BULLE IMMOBILIÈRE ESPAGNOLE A ÉCLATÉ DURANT LA CRISE FINANCIÈRE MONDIALE DE 2007-2008.

Mais ce raisonnement a amené les utilitaristes à une conclusion quelque peu gênante. À mesure que les recettes de la consommation diminuent, la répartition des revenus à parts égales devrait se traduire par plus de bonheur. Il semble préférable de faire en sorte que dix familles puissent manger plutôt qu’une personne puisse satisfaire son penchant pour les vins onéreux. Le fait de favoriser de rares chanceux dans la répartition des revenus semble être un moyen extrêmement inefficace d’utiliser la production économique pour répondre aux besoins et apporter du bonheur.

Sans surprise, ces conclusions gênantes ont été sous le feu des critiques, également dirigées contre le libéralisme.

Le libéralisme classique a vu le jour sur fond de révolution en Angleterre, en Amérique et en France. En opposition avec l’ancien régime féodal, il déclarait que « tous les hommes sont nés égaux ». Mais au milieu du XIXe siècle, l’Angleterre – alors le cœur industriel d’un empire mondial – a vu monter une nouvelle philosophie anti-égalitariste. Inspirés par la théorie de la sélection naturelle de Darwin, les eugénistes ont proposé que l’objectif des politiques publiques ne soit pas le plus grand bonheur pour le plus grand nombre maintenant, mais une meilleure société humaine à l’avenir, constituée d’êtres biologiquement supérieurs.

“ La croyance libérale en l’égalité des êtres humains a été largement supplantée par l’idée populaire selon laquelle les différences en matière de réussite économique en fonction des races, des classes et des sexes des individus s’expliquaient en grande partie par des différences biologiques innées sur le plan des capacités.


INFLUENCÉS PAR DARWIN, LES ÉCONOMISTES ONT SUGGÉRÉ QUE LES RICHES POURRAIENT L’ÊTRE EN RAISON D’UNE PLUS GRANDE CAPACITÉ AU BONHEUR, CE QUI LES INCITERAIT À TRAVAILLER PLUS DUR.

Il ne s’agissait pas du point de vue d’excentriques en marge du discours public. La croyance libérale en l’égalité des êtres humains a été largement supplantée par l’idée populaire selon laquelle les différences en matière de réussite économique en fonction des races, des classes et des sexes des individus s’expliquaient en grande partie par des différences biologiques innées sur le plan des capacités. Certains pouvaient faire la charité aux pauvres chez eux ou dans les colonies, mais jugeaient souvent que c’était peine perdue avec des personnes considérées comme naturellement dépensières et indolentes.

Les êtres humains étant de plus en plus considérés comme nés inégaux, de nombreux économistes se demandaient si les individus avaient la même capacité au bonheur. Et si les 10 euros supplémentaires dépensés pour un vin onéreux procuraient autant de bonheur au palais raffiné de l’amateur de vin que 10 euros de nourriture bon marché aux personnes affamées ? Représentant de l’école néoclassique, F. Y. Edgeworth est l’un des principaux instigateurs de la théorie moderne de l’utilité. C’était aussi un eugéniste convaincu. Que faire, disait-il, si la capacité au bonheur d’un individu est faible ? Alors l’utilité de la consommation pourrait ne pas compenser la désutilité du travail, ce qui expliquerait sa paresse et sa pauvreté. Il suggérait que les riches sont riches parce qu’ils ont une plus grande capacité au bonheur, trouvent la consommation plus gratifiante et travaillent donc plus dur et sont, en termes darwiniens, « plus forts »[9].

“ Les économistes se sont rendu compte que la difficulté c’est qu’on ne peut mesurer objectivement le bonheur d’un autre individu ni sa capacité au bonheur.

Qui avait raison ? Les économistes se sont rendu compte que la difficulté c’est qu’on ne peut mesurer objectivement le bonheur d’un autre individu ni sa capacité au bonheur. Les économistes ont donc changé d’approche, abandonnant presque complètement l’idée d’une mesure « cardinale » de l’utilité pour se tourner vers une mesure « ordinale », c’est-à-dire indiquant un ordre de priorité. Abandonnant l’idée de la somme du bonheur, les économistes considèrent depuis lors l’optimum de Pareto comme un idéal. Une situation d’optimalité « au sens de Pareto » est un état économique dans lequel il n’est plus possible d’améliorer la situation d’un individu sans dégrader celle d’un autre au moins[10].