" A qui lira ": Littérature, livre et librairie en France au XVIIe siècle

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ANNEXE

Tableau récapitulatif des éditions des œuvres de Claude Le Petit du XVIIe siècle à nos jours


Titre Lieu Date Format Manuscrit
La Chronique scandaleuse ou Paris ridicule de C. Le Petit A Cologne, chez Pierre de la Place 1668 In-12, 47 p. BnF : Y² 2838
La Chronique scandaleuse ou Paris ridicule de C. Le Petit A Cologne, chez Pierre de da (sic) Place Probable contrefaçon réalisée à Bruxelles par Philippe Vleugart 1668 In-12, 47 p. [Indication ex meis par F. Lachèvre]
La Chronique scandaleuse ou Paris ridicule de C. Le Petit A Cologne, chez Pierre de la Place. Autre contrefaçon, probablement réalisée à Bruxelles par François Foppens 1668 In-12, 50 p. x
Paris ridicule par Petit Ou Il y a cent vint-six dixains, C’est-à-dire 1260 vers. Pièce Satyrique Sans lieu 1672 In-12, 70 p. [Indication ex meis par F. Lachèvre ainsi que British Museum]
Le Tableau de la vie et du gouvernement de messieurs les Cardinaux Richelieu et Mazarin et de M. Colbert, representé en diverses Satyres & Poësies ingénieuses […] A Cologne, chez Pierre Marteau 1693 In-8°, 432 p. X
Rome, Paris et Madrid ridicules, avec des remarques historiques et un recueil de poésies choisies par Mr. de B*** A Paris, chez Pierre le Grand 1713 In-12, 224 p. BnF : 8° Ye 1220
Paris ridicule et burlesque au dix-septième siècle, par Claude Le Petit, Berthod, Scarron, François Colletet, Boileau etc. Nouvelle édition revue et corrigée avec des notes par P. L. Jacob, bibliophile Paris, Adolphe Delahays 1859 In-16, 370 p. X
Les Œuvres libertines de Claude Le Petit, Parisien brûlé le 1er septembre 1662, précédées d’une notice biographique par Frédéric Lachèvre Paris, Honoré Champion 1918 x X

Les manuscrits de Bussy-Rabutin : pratique aristocratique, usages familiaux

Yohann DEGUIN

Université Rennes 2

Un aristocrate du XVIIe siècle peut-il être auteur ? Bussy-Rabutin, dont les œuvres écrites sont pourtant nombreuses1, répondrait que non. Bouhours lui écrit en effet que « c’est grand’pitié […] que d’être auteur de profession, on a plus d’affaire que n’en a M. Colbert, et à peine peut-on trouver le temps d’écrire à ses meilleurs amis2 ». La réponse de son correspondant apporte les éléments d’une définition de l’auteur : « Je comprends bien l’embarras des gens qui font imprimer, et ceux qui m’ont délivré de ces peines ont eu plus de bonté qu’on ne sauroit dire3. » L’auteur de profession est donc celui qui fait imprimer : il préside à la diffusion de ses textes. Bussy-Rabutin a certes beaucoup écrit, beaucoup copié, beaucoup corrigé, critiqué, mais jamais il n’a fait imprimer lui-même ses textes. L’Histoire amoureuse des Gaules, son œuvre la plus célèbre, est un hapax au sein de l’œuvre de Bussy-Rabutin : imprimé de son vivant, bien que Bussy ait toujours nié tout rôle dans cette diffusion, c’est le seul de ses écrits dont on ne trouve aucune trace autographe4. Cette dichotomie entre les textes personnels ou familiaux – Mémoires, lettres, discours à ses enfants – et ce roman illustre la double détente de sa pratique auctoriale. D’une part, on peut observer une stratégie d’écriture et de lecture contrôlée ; de l’autre, une propagation qui révèle une perte totale de contrôle sur l’objet écrit, parce qu’il est imprimé, puis copié par des tiers en raison de sa nature scandaleuse5. Cette tension entre deux modes de diffusion de l’écrit, et le discours de Bussy-Rabutin à ce sujet, suggèrent chez lui la présence d’une posture d’auteur et d’une conscience de la destination des textes. On a ironiquement glosé sur la relative confidentialité de Bussy-Rabutin, comparée au succès de sa cousine de Sévigné. L’épistolière aurait atteint la postérité sans la programmer ; le mémorialiste y aurait échoué, alors qu’il l’espérait. On peut pourtant se demander dans quelle mesure cette postérité a pu être effectivement programmée, eu égard à ses réflexions sur le statut d’auteur, et à sa pratique du texte manuscrit.

On constate, en effet, à l’étude de quelques autographes de Bussy-Rabutin, un jeu de composition et de recomposition des textes. Bussy-Rabutin se refuse à fixer l’œuvre dans l’imprimé6, parce qu’elle doit être plastique, en fonction des destinataires qu’on lui attribue, en fonction aussi d’un processus d’élection aristocratique.

Après un sommaire état des lieux des manuscrits autographes de Bussy-Rabutin parvenus jusqu’à nous, on analysera les stratégies de destination qu’il revendique et le discours qu’il tient sur le manuscrit comme objet. On envisagera ensuite, chez lui, le manuscrit comme un texte dont la (re)copie tend à le rapprocher de l’imprimé par le passage vers une forme plus lisible, tout en lui conservant une grande plasticité, et vers des déclinaisons qui font le pari du morceau choisi offert au public, qui sont autant d’embryons de textes programmant une postérité.

État des lieux

Qui entreprend d’éditer les textes de Bussy-Rabutin est un chanceux : les manuscrits autographes de la plupart de ses œuvres sont connus et bien conservés. On a ainsi pu, ces dernières années, apprécier diverses éditions inédites, notamment de ses discours à ses enfants et de ses chansons. Seuls ses Mémoires et sa correspondance sont réputés en partie perdus. On ne dispose pour l’heure que de l’édition qu’en donna Ludovic Lalanne en 1854, sur des manuscrits disparus et des éditions encore antérieures.

Ainsi, des dix tomes que composent les Mémoires, trois, intitulés Suitte des Mémoires du comte de Bussy-Rabutin, sont conservés au département des manuscrits (Richelieu) de la Bibliothèque nationale de France, sous les cotes 10334-10335-10336 : il s’agit des tomes VIII, IX et X. Reliés de maroquin rouge, ces in-quarto sont abondamment annotés et raturés, soit de la main même de Bussy-Rabutin, soit de celle de Bouhours, qui fut chargé de la première édition de ce texte par l’une des filles du mémorialiste, Louise-Françoise de Coligny. En 2008, Mireille Gérard « pens[ait] d’ailleurs que le manuscrit de l’Institut (no 700), qui porte le même titre, [serait] sans doute le sixième volume de ces Mémoires qui mêlent récits et lettres1 ». Duchêne, lui, l’identifie comme une source « de qualité inférieure. [Une copie] établie à l’intention du Roi comme Bussy l’a expliqué à sa cousine en 1680. […] C’est en effet un abrégé, dans lequel Bussy a corrigé et choisi ce qui pourrait lui attirer la bienveillance du Roi ; les lettres s’en trouvent comme recomposées2 ». Ce manuscrit, qui est certes une copie autographe, ne comporte pas de tomaison. Il n’est ni annoté, ni raturé. Le texte débute « au commencement de l’année 1673 » et s’achève sur une lettre du 7 octobre 1676. Le huitième tome conservé au département des manuscrits de la bibliothèque Richelieu débute, lui, « au commencement de l’année 16773 ». Tout porte ainsi à croire qu’abrégé ou non le volume conservé à la bibliothèque de l’Institut correspond au septième tome des Mémoires, c’est-à-dire à un volume réputé perdu. Il nous semble s’agir ou bien d’un volume d’apparat, ou effectivement d’une partie des textes envoyés à Louis XIV, comme le suggère Duchêne. La concentration des événements des années 1673 à 1676 ne permet cependant pas d’envisager, comme il le suggérait, que cet unique volume soit un simple abrégé des Mémoires : l’intitulé, Suitte des Mémoires du comte de Bussy-Rabutin, autant que la construction de l’ensemble, similaire à celle des autographes du département des manuscrits de la bibliothèque Richelieu, laisse penser que nous avons affaire à une série complète de textes, ou à l’extraction, parmi tous les volumes rédigés par Bussy-Rabutin, d’un septième, à l’intention du roi. En tout cas, ce manuscrit ne saurait constituer une « source de qualité inférieure », malgré l’absence de son double original.

 

L’Histoire généalogique de la maison de Rabutin n’a pas été rééditée depuis 18664. On a pu en dénombrer deux manuscrits autographes, l’un conservé au département des manuscrits de la bibliothèque Richelieu, sous la cote Rothschild 3149 (Fig. 1) ; un autre à la bibliothèque de l’Arsenal, sous la cote Ms 4159 (Fig. 2). Ce dernier semble l’autographe original, quand l’autre est vraisemblablement une copie autographe destinée à être envoyée à la duchesse de Holstein, correspondante et cousine de Bussy-Rabutin5.

Enfin, le Discours du comte de Bussy à sa famille sur le bon usage des prospérités est conservé au département des manuscrits de la bibliothèque Richelieu sous la cote NAF 4208 ; le Discours du comte de Bussy à sa famille sur le bon usage des adversités est, lui, conservé à la bibliothèque Mazarine, sous la cote 2188.

Aristocratie et circulation

Si Bussy-Rabutin parle en fait assez peu de la distinction à faire entre imprimé et manuscrit et ne commente pas de front sa propre pratique de l’écrit, quelques réflexions tirées de sa correspondance en révèlent une conception aristocratique :

Vous me demandez mon sentiment sur votre livre de la Comparaison de Cicéron et de Démosthène, je vous déclare qu’il m’a charmé. […] Tout ce qui m’en déplaît, c’est qu’il soit imprimé : je voudrais que les seules personnes capables d’en connoître les beautés l’eussent en manuscrit ; car enfin, quand je songe que cent mille sottes gens peuvent le lire sans savoir ce qu’il vaut, cela me donne du chagrin.1

La distinction entre le manuscrit et l’imprimé apparaît ici nettement. Le manuscrit est un objet aristocratique, qu’on présente à des élus, opposés aux « sottes gens ». Il circonscrit en outre la possibilité d’avoir accès au texte. Le texte manuscrit, pour Bussy-Rabutin, mobilise une communauté choisie. C’est en cela que Bussy-Rabutin se trouve à la jonction entre le statut d’auteur « de profession » et le statut d’amateur. Son rapport à l’écrit participe tout entier d’un ethos aristocratique : la mise à distance d’une écriture qui serait donnée au public permet de motiver la constitution d’une société mobile, virtuelle, fédérée par le texte et le rapport privilégié que la trace manuscrite peut nouer. En effet, ce qu’a l’impression de néfaste, c’est qu’elle atteint « mille […] gens » : elle dépasse tout exercice de sociabilité contrôlée, policée, qui correspondrait à un idéal d’honnête homme2. L’imprimé est une perte de contrôle sur le texte. Or, pour Bussy-Rabutin, exilé dix-sept ans dans ses terres bourguignonnes, le texte est l’unique medium qui le relie encore à la société mondaine, savante ou aristocratique : c’est pourquoi le contrôle de la circulation de ses textes lui est fondamental. Il crée, par la correspondance certes, mais aussi par une politique d’envoi et de renvoi de ses œuvres, une communauté dont il se fait le centre. En témoignent notamment la question des manuscrits de son Histoire généalogique et ceux de ses Mémoires.

Bussy-Rabutin parle pour la première fois de son Histoire généalogique de la maison de Rabutin à Sévigné en 16703. L’autographe conservé au département des manuscrits de la bibliothèque Richelieu est pour nous d’un intérêt tout particulier, parce qu’il s’inscrit dans une tentative d’assurance de la solidarité familiale par le texte. Il semble s’agir d’un manuscrit d’apparat réalisé pour servir de don aristocratique entre membres d’une même maison4. La reliure porte les armes de Bussy-Rabutin, et celles de Holstein (Fig. 3)5. L’exemplaire de l’Arsenal, lui, porte sur les plats les armes de Louise-Françoise de Coligny, fille de Bussy, et celles des Rabutin, selon le témoignage de son éditeur du XIXe siècle6. On peut dès lors juger que cet exemplaire est celui qui est demeuré dans la famille du Bussy-Rabutin, puisqu’il a été transmis à sa descendante.

Pour l’exemplaire de la bibliothèque Richelieu, la notice du catalogue des Manuscrits7 indique que :

Comme l’a fait observer le rédacteur du Catalogue de manuscrits publié par la librairie Techener en 1862 (n° 155), la duchesse de Holstein, n’appartenant pas à la branche de Chantal, ne pouvant porter que les armes de Holstein accompagnées des armes simples de Rabutin : cinq points d’or équipollés à quatre de gueules. On est donc fondé à croire que le volume a été relié pour Bussy lui-même, qui n’y aura joint les armes de Holstein que par vanité.8

Cette appréciation est réductrice. D’une part, il semble que Bussy-Rabutin, et son entreprise généalogique en est la preuve, n’a pas besoin de rehausser son prestige en associant ses armes à celles de Holstein ; d’autre part, si l’on considère sa correspondance avec la duchesse de Holstein, on constate qu’un exemplaire lui est aussi dédié, et qu’il ne lui a vraisemblablement jamais été délivré9, ce qui pourrait expliquer sa présence dans les collections françaises, et permettre d’identifier ce manuscrit comme celui que Bussy-Rabutin destinait à sa parente par alliance. Ce que dit la reliure d’une stratégie de diffusion fondée sur l’élection d’une famille, sur les honneurs rendus d’une branche à l’autre de la maison par-delà les frontières, doit être rapporté à l’importance revendiquée du caractère autographe de la copie :

Je l’ai toute écrite de ma main, et pour cela, il m’a fallu beaucoup plus de temps que si je l’avais fait copier par des écrivains ; mais cela marque plus l’envie que j’ai eue de vous plaire. Je ne vous en dirai rien davantage, car il y a une lettre pour vous à la tête de la branche que vous avez honorée de votre alliance.10

Le commentaire s’intéresse à la pratique de la copie autographe, ici présentée comme le gage d’une affection particulière, rapport inscrit dans l’acte physique de la copie, qui institue une dialectique entre l’encre et le sang. La lettre, insérée dans les deux manuscrits, dont fait état Bussy-Rabutin se situe au commencement de l’histoire de la branche qu’a intégrée la duchesse de Holstein ; le texte d’ensemble, lui, débute sur une lettre à Sévigné. Si la généalogie offerte à la duchesse de Holstein peut permettre de l’intégrer à la communauté familiale, celle offerte à Sévigné sert à maintenir des liens d’amitié et à réactiver la relation familiale des deux épistoliers, l’une étant, du reste, reconnue comme chef de famille par l’autre. Cette composition particulière implique des lectures programmées en fonction du destinataire choisi : l’œuvre a un double commencement, selon qu’on est Sévigné, selon qu’on est Holstein, à partir de deux points déterminés du texte. La présence des deux lettres dans chacun des manuscrits suggère aussi la mise en évidence d’un lien indirect entre la duchesse de Holstein et la marquise de Sévigné, toutes deux appartenant à une même communauté dont l’élément central et moteur est le comte de Bussy-Rabutin, cousin des deux et garant, par sa pratique du manuscrit fait à l’attention de la parentèle, de la solidarité familiale.

L’association de la pratique du manuscrit à la matière familiale n’est pas innocente. Certes, des effets de personnalisation à l’œuvre – une écriture réalisée soi-même pour l’autre – servent le rapport interpersonnel, mais le manuscrit s’accorde tout particulièrement à des usages familiaux du texte, notamment par sa plasticité.

Plasticité et familiarité

« Ce qui arriva aux manuscrits à l’époque où l’on pouvait désormais en avoir des copies grâce à l’artifice de l’imprimerie fut que, loin de disparaître, ils se spécialisèrent dans la satisfaction de pratiques ou de fonctions déterminées que l’imprimerie ne remplissait pas de façon adéquate. Nous nous trouverions, alors, devant un exemple d’accomodatio, de plasticité circonstancielle, d’industrieuse capacité d’adaptation aux usages culturels qu’il fallait couvrir », pour reprendre les analyses de Fernando Bouza1.

L’une des pratiques à laquelle on peut aisément associer le constat de F. Bouza est l’écriture familiale, qui se tient en équilibre entre identité individuelle et identité collective. Les manuscrits de Bussy-Rabutin révèlent qu’il n’écrit pas des îlots indépendants, mais un ensemble continu qui constitue un système d’écriture familiale :

Si j’avois du mérite et des bonnes qualitez, je perdrois l’honneur d’un éloge en parlant moy môme de moy. Il est vray que mes Mémoires peindront assez mon cœur et mon esprit, et mes portraits feront voir comment étoit faitte ma personne.2

On voit ici à quel point les écrits de Bussy-Rabutin renvoient les uns aux autres. Ils sont écrits dans les mêmes conditions, pour les mêmes motifs :

Pendant que j’étais dans la Bastille, je me mis dans la tête d’écrire mes campagnes ; il y a trois ans que je trouvai ce travail assez beau pour m’obliger à l’étendre davantage et faire ce qu’on appelle des Mémoires. […] Comme il y a un an que cela est achevé, il m’a pris fantaisie d’écrire la vie de mon père, dont j’ai vu la fin et dont j’ai appris le commencement par ses papiers. J’en suis venu à bout, et de celle de mon grand-père, de sorte que je remonte présentement jusqu’à mon aïeul, c’est-à-dire par la droite ligne, car pour les collatéraux, je ne les nommerai qu’en passant. Ce sera donc une Histoire généalogique de notre maison, qui sera aussi exacte, moins flatteuse et plus agréablement écrite que si les gens du métier l’avaient faite.3

L’Histoire généalogique, en dépit de son apparente autonomie, appelle à un renvoi vers les Mémoires et les portraits. On voit ici comment un texte vient s’insérer dans l’autre. De la même façon que l’on peut se reporter aux Mémoires pour combler une lacune calculée de la généalogie, L’Histoire amoureuse des Gaules trouve un écho important dans les devises du château de Bussy. Chaque œuvre de Bussy-Rabutin est soutenue par une invitation à se servir des autres œuvres pour la compléter. En outre, Bussy-Rabutin laisse des blancs dans ses manuscrits. Ainsi, le manuscrit de LHistoire généalogique conservé à la bibliothèque de l’Arsenal a été parfois complété par l’auteur lui-même, là où celui du fonds Rothschild demeure incomplet. La notice généalogique concernant Amé de Rabutin, fils du comte, présente ainsi sa situation en 1684 dans l’exemplaire de l’Arsenal, quand l’exemplaire du département des manuscrits de la bibliothèque Richelieu s’arrête en 16834. Le manuscrit destiné à circuler dans la famille – celui de l’Arsenal, l’autre étant, on l’a vu, un manuscrit d’apparat pour la duchesse de Holstein – invite les successeurs du généalogiste à poursuivre son entreprise. De la sorte, à l’instar d’un livre de raison, la généalogie devient une œuvre à potentiel collectif5.

La forme manuscrite favorise cette plasticité : c’est uniquement sous la caution manuscrite que le texte rejette une forme unique et peut appeler à être amendé au fur et à mesure des générations, sans neutraliser la fonction de solidarité familiale induite par la pratique de l’écriture de la main propre. On peut ainsi se permettre de reposer la question des lourdes modifications souvent apportées par les héritiers. Les discours de Bussy ont largement été corrigés par sa fille et par le père Bouhours ; il y a fort à penser que les manuscrits de Bussy-Rabutin sont conçus pour supporter ces passages de main en main et ces modifications.

On se trouve en présence d’une même modalité d’écriture, qu’on pourrait qualifier d’auto-familiale. L’Histoire généalogique se présente en annexe des Mémoires ; eux-mêmes sont redoublés par le Discours à ses enfants sur le bon usage des adversités, où Bussy-Rabutin écrit un abrégé de sa vie, intégrée à une lignée d’« illustres malheureux ». Tous ces textes participent d’un même mouvement d’écriture, sont considérés de la même manière par leur auteur, et jouissent d’une même stratégie de destination : ils sont adressés aux enfants ou à la famille proche, ils sont sujets de la correspondance, l’intègrent parfois – c’est le cas des Mémoires – ou y sont joints. Il y a un véritable continuum entre les œuvres de Bussy-Rabutin : tout est contenu dans tout. L’écriture manuscrite, qui consacre le processus d’élection aristocratique du texte et de ses lecteurs, sert alors pleinement de liant et apporte à l’ensemble une homogénéité manifeste. Cette homogénéité est largement favorisée par la plasticité qu’autorise la pratique manuscrite. La copie comme les modifications du texte – qui ne sont jamais tant des corrections que des enrichissements – permettent d’infléchir le texte en fonction de ses destinataires et de ses usages, entre lecture à plaisir ou volonté de transmission de la mémoire familiale.

 

Cette idée du plaisir du texte nous invite par ailleurs à penser la plasticité du manuscrit comme le moyen de le mettre au profit de morceaux choisis. Dans la perspective d’une sociabilité littéraire soutenue par l’écriture familiale, la sélection de textes au sein du manuscrit et la pratique de la copie, permettent pleinement d’envisager une pratique d’écriture anthologique. De la même manière que la lecture de la généalogie peut débuter à des endroits variés du texte, les Mémoires peuvent subir des coupes et être lus, à l’instar des longs romans ou des recueils de nouvelles, au gré d’une sélection d’épisodes :

Vous devriez m’envoyer quelques morceaux de vos mémoires. Je sais des gens qui en ont vu quelque chose, qui ne vous aiment pas tant que je fais, quoiqu’ils aient plus de mérite.

Je vous prie seulement de m’envoyer quelque endroit de vos mémoires touchant la guerre, comme par exemple la campagne de Mardick.6

Cette pratique est très courante dans les correspondances du XVIIe siècle. Elle est très représentée chez Bussy-Rabutin et Sévigné, qui s’envoient toutes sortes de pièces. L’académicien y endosse son rôle de critique, et la marquise celui de médiatrice entre l’exilé et le monde. Dans le cadre des Mémoires comme dans celui de l’Histoire généalogique, il s’agit à la fois d’offrir des morceaux choisis à Sévigné, mais également de programmer une réception plus large à la cour. L’exemplaire des Mémoires conservé à la Bibliothèque de l’Institut, vraisemblablement destiné à Louis XIV, participe aussi d’une sélection d’épisodes et de lettres. Cette pratique nous permet d’envisager le texte dans ses dispositions à être fragmenté. L’œuvre de Bussy-Rabutin constitue un ensemble, certes, mais un ensemble que la pratique manuscrite permet de démonter et de remonter sans cesse au gré des copies et des envois. Le manuscrit est le gage de la vivacité de l’œuvre. Sans aller jusqu’à considérer que l’imprimé fixe irrémédiablement l’œuvre, il faut noter qu’il réduit considérablement sa capacité à s’adapter à une pluralité de publics sous une pluralité de formes. Le texte perd sa noblesse quand il est imprimé.

Il n’y a pas, en définitive, chez Bussy-Rabutin, de prise en considération de l’œuvre finie en soi. Les manuscrits ne sont pas un avant-texte, et ne sont pas non plus le texte lui-même. L’œuvre est un chantier perpétuel, parce qu’elle est susceptible, même fixée par les copies, de modifications perpétuelles, conditionnées par une volonté de se servir de l’œuvre comme du creuset d’une solidarité familiale et d’une sociabilité mondaine. L’œuvre au long cours – Mémoires, généalogie, roman – est à envisager comme œuvres fragmentables. Le manuscrit est le gage de cette fragmentation potentielle, et vient offrir un contrepoids aux différents procédés qui servent la cohérence de l’ensemble des textes rédigés par Bussy-Rabutin. L’œuvre familiale, dans ses systèmes d’échos, dans ses effets de répartition, est à la fois un discours familial à grande échelle et un ensemble de morceaux choisis pour le plaisir des individus. Strictement située entre individualité et collectivité, cette forme d’écriture met en évidence une posture d’auteur ambiguë, entre dilettantisme revendiqué et contrôle quasi-professionnel d’une production littéraire. L’œuvre de Bussy-Rabutin soulève dès lors un grand nombre de questions quant à la pratique du manuscrit. La donnée familiale, nourrie de l’assurance d’une solidarité du sang réactivée par une considération aristocratique de l’encre, nous a semblé une hypothèse viable pour résoudre, chez Bussy-Rabutin, le paradoxe de l’écrivant qui se piquait de ne pas être écrivain.