" A qui lira ": Littérature, livre et librairie en France au XVIIe siècle

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From the series: Biblio 17 #222
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L’histoire du livre est née, nous l’avons rappelé, du constat bien simple, en somme, que le livre, et l’imprimé au premier chef, n’allaient pas de soi, qu’ils devaient être replacés dans une ample interrogation d’histoire sociale et d’histoire de la culture de l’écrit. De même, l’étude du littéraire, sans du tout renoncer à lire les textes, bien au contraire, a su ne pas se laisser enfermer dans le « textualisme » et questionner la littérature comme n’allant pas de soi. La présence au monde des textes, même, interrogeait et nécessitait d’être replacée dans une chaîne d’interventions tout à la fois intellectuelles et matérielles, de « mise en texte », de « mise en livre », qui contribuaient à construire la signification et la portée de ces textes. D’où, depuis plusieurs décennies, une vaste entreprise de relativisation et de recontextualisation du livre, de la littérature et de ceux et celles qui, à l’image des imprimeurs-libraires, les ont fait exister et évoluer. Le paradoxe n’est qu’apparent : tout ce travail de relativisation, de recontextualisation, de quête de représentativité, n’a fait que renforcer et élargir l’intérêt que peuvent susciter aujourd’hui, pour la recherche, les trois termes de notre intitulé : Littérature, Livre, Librairie.

À nous à présent de capitaliser et d’avancer ensemble à partir de ces acquis de mieux en mieux partagés. Pour cela, toutefois, nous aurons à prendre garde au conditionnement et aux facilités que nous offrent aujourd’hui la recherche et la lecture de textes « dématérialisés », sur le continuum indifférencié de nos écrans : textes coupés de leurs supports d’origine et de leur identité matérielle (format, appartenance ou non à un recueil, encre, filigranes du papier, reliure, marques de provenance, annotations et traces de lecture, etc.), textes coupés de leurs corpus éditoriaux comme de leurs collections et catégorisations bibliothéconomiques – sans même évoquer ici la qualité déficiente de nombre de numérisations et surtout de leurs métadonnées… La commodité d’accès à des textes soustraits à leurs contextes et aux matérialités qui les ont vus naître et prendre sens ne doit pas nous laisser penser qu’il s’agit dès lors des « mêmes » textes, comme l’a rappelé à juste titre Roger Chartier52. Le matériau que l’on peut repérer et découvrir de nos jours commodément à distance grâce aux « re-productions » existantes, il est nécessaire de savoir aussi l’examiner et vérifier sur pièce53. Les bibliothèques doivent être à cet égard pleinement conscientes de leur responsabilité vis-à-vis de la recherche, en veillant bien sûr à la bonne conservation et au signalement pertinent, mais en préservant aussi l’accès aux exemplaires originaux d’éditions qu’elles ont numérisées ou fait numériser. Se laisser persuader de la pseudo-équivalence des textes inscrits dans leur environnement livresque d’origine et de leur version numérisée, ce serait d’une certaine façon démentir leur « mobilité54 », voire revenir insidieusement à une abstraction textualiste et à un antihistoricisme stérilisant. Ce serait en définitive tendre à défaire voire à nier les efforts et les avancées qui ont permis la confluence de nos recherches sur Littérature, livre et librairie en France au XVIIe siècle. Et il y aurait tout lieu de le regretter.

I LA FABRIQUE DU LIVRE

1. USAGES DU MANUSCRIT
Le cas du Paris ridicule de Claude Le Petit, itinéraire d’un manuscrit interdit

Dimitri ALBANESE

Université Paris-Sorbonne

S’adressant dans un sonnet au « Grand Ministre » Mazarin, Claude Le Petit exprime, au moment de rentrer en France, son espoir d’atteindre à la gloire littéraire en donnant la parole à sa patrie :

Si ce Héros Romain, dont l’âme peu commune,

A pu faire ma paix avecque l’Espagnol,

Il fera bien la tienne avecque la Fortune.1

S’il est réducteur de ne lire Claude Le Petit qu’au prisme de sa figure de poète martyr, brûlé pour ses écrits à 23 ans (1662), il n’en demeure pas moins le symbole des excès de la police du livre. Jeune avocat, il s’adonne à l’écriture à corps perdu et connaît bien des difficultés pour financer son ambition. C’est sans doute une logique économique qui permet d’expliquer son empressement à publier en 1661 ses œuvres les plus sulfureuses, réunies en un recueil intitulé Le Bordel des Muses. Celui-ci contient entre autres un long poème destiné à vilipender la capitale de la monarchie française : La chronique scandaleuse ou Paris ridicule.

Le projet de Claude Le Petit apparaît plus vaste dans sa table des matières, incluant la satire de plusieurs capitales européennes dans lesquelles il aurait séjourné. Seules les 132 strophes réservées à Paris sont conservées, ainsi que 47 autres qui constituent La Castillade ou Madrid ridicule. La référence est évidente : la Rome ridicule de Saint Amant, à ce point respectée que Claude Le Petit ne s’en prend qu’à Venise lorsqu’il aborde l’Italie dans sa table des matières. Ordinairement, on considère que le destin de ce poète et celui de son œuvre sont imbriqués2, tant le scandale de son Paris ridicule se confond avec la punition qui les frappera tous deux : ils finissent ensemble dans les flammes sur la place de Grève.

Le guide du Paris ridicule nous fait justement passer par cette même place de Grève. Ce long poème se distingue des courtes pièces licencieuses, pour l’essentiel perdues, du Bordel des Muses. L’expression pornographique y est presque absente, au profit d’un registre satirique versant dans la critique politique, et soutenu par la scatologie et le blasphème. Outre cette divergence de ton, le Paris ridicule offre une trajectoire éditoriale distincte du reste du recueil, qui interroge l’efficacité de la condamnation « exemplaire » du poète et de son œuvre. Ce caprice poétique semble constituer un cas singulier de la confrontation entre police du livre et écriture libertine dans les années de reprise en main de la production imprimée par le pouvoir politique qui suivent la Fronde3. De plus, il s’agit de l’un des rares poèmes de Claude Le Petit à connaître de multiples rééditions au cours des XVIIe et XVIIIe siècles.

L’appellation de « police du livre » paraît acquérir une triple pertinence dans le cas du Paris ridicule. Si l’interaction principale affirme le pouvoir de l’État à travers l’activité de contrôle confiée à ses agents et les sanctions qui en découlent, la fortune du texte mobilise également la racine étymologique de ce terme, la politeia : la police renvoie alors à l’organisation politique, aux règles à suivre que l’on définit pour exercer sa citoyenneté. Le gouvernement de la cité rassemble à la fois ses instances autoritaires et l’organisation qu’elle adopte. Mais la capitale dépeinte par Claude Le Petit est un ramassis d’ordures – le consacrant lui-même en poète crotté – qui semblent incompatibles avec la rigueur de l’autorité policière. Plus encore, cette politeia doit représenter sa population, l’ensemble des citoyens-habitants de la ville. Or, le choix apparent des rééditions, du succès tout clandestin du Paris ridicule, marque une forme d’accueil pour cet ouvrage en dépit de sa censure par la « police » censée exprimer la volonté commune. Enfin, dans une forme d’anachronisme assumé, cette police n’est pas sans évoquer pour nous, depuis la fin du XIXe siècle, un terme d’imprimerie, un « assortiment de caractères » obéissant à des règles et visant à l’uniformisation des écrits imprimés. Or, Claude Le Petit n’aura cessé de s’opposer aux règles du dispositif de publication régi par l’imprimerie, en particulier dans ses rapports très cavaliers avec dédicataires, libraires et imprimeurs. Peut-être prenait-il là une revanche sur son défaut de célébrité, non sans créer de nouveaux obstacles à sa publication imprimée. Le double sens du verbe « policer » questionne également l’action menée à l’encontre du Paris ridicule. S’il s’agit d’établir une réglementation par la force, l’adoucissement des mœurs qui devrait en advenir est-il envisageable ? L’action violente de la condamnation peut-elle réglementer et adoucir en même temps ? Cet adoucissement n’est-il pas plus tardif et dépendant d’une « socialisation » de l’écriture libertine dont les bornes échapperaient au XVIIe siècle ?

La question qui retiendra toutefois notre attention, pour nous limiter au cas du Paris ridicule, est la suivante : comment la trajectoire éditoriale de cette satire transcende-t-elle son sujet, la peinture d’une capitale régie par l’esprit de répression ? Dans une certaine mesure, cet esprit répressif, récurrent dans le long poème, trouve une réalisation concrète dans l’existence de Claude Le Petit à travers son instruction judiciaire. Mais le véritable renversement des pratiques de sanction advient avec la célébrité dont le livre jouit du fait de sa condamnation et de son interdiction.

L’instruction judiciaire : marquer les bornes de l’interdit

En effet, cette audace obscène et blasphématoire ne reste pas impunie. Comme rattrapés par les pouvoirs politiques et judiciaires critiqués par sa plume, Le Petit et son œuvre passent sur le bûcher. Les agents de cette instruction judiciaire, le lieutenant civil d’Aubray et le chancelier Séguier se félicitent de cette prise dans un échange de lettres. Le contrôle du livre s’est illustré à toutes les étapes : de la saisie du texte à sa destruction, dans des conditions qui demeurent méconnues.

La condamnation de l’œuvre

Avant d’en venir au Paris ridicule, notons que la première contribution de Claude Le Petit à la publication imprimée laisse entrevoir des antécédents transgressifs. Ses seules fréquentations libertines assurées1, celles de Michel Millot et de Jean L’Ange, donnent lieu à un madrigal précédant le texte de L’École des filles – dont la virtuosité dans le maniement du mot obscène « foutre » se retrouvera dans le « Sonnet foutatif » du Bordel des Muses. Or, cette parution de 1655 est frappée par une censure similaire à celle qui visera directement Claude Le Petit en 1662. Parmi les contributeurs à L’École des filles, il sera le seul à ne pas être inquiété. Même François Chauveau, impliqué pour les gravures de cette édition2, est convoqué par la justice. Si aucune charge n’est retenue contre le graveur, l’auteur, Michel Millot, bien au contraire, est condamné par contumace au bûcher. Cette première apparition en littérature de Claude Le Petit se solde donc par une dérobade qui lui a fait néanmoins prendre conscience des menaces de la police du livre. La difficulté à comprendre l’intrépidité du jeune poète a frappé les critiques et historiens de la littérature, comme s’il avait oublié le bûcher où un mannequin à l’effigie de Millot fut brûlé3. Or, il semble plus probable que des considérations économiques l’aient conduit, bien que conscient du danger, à s’exposer à un semblable châtiment.

 

L’audace inconsidérée que l’on prête à Claude Le Petit, couplée à cette « première expérience » du bûcher, a favorisé une lecture a posteriori de la trajectoire du poète4. Pourtant, ses allusions au bûcher ne limitent pas celui-ci au châtiment des auteurs et des livres : il semble concentrer la puissance et l’horreur de toute condamnation. Deux allusions majeures à des bûchers sont tirées de faits divers. L’un n’a jamais eu lieu, bien qu’il soit évoqué par Claude Le Petit dans le numéro de septembre 1657 de La Muse de la cour : il concerne deux voleurs de Notre-Dame ; l’autre, c’est celui de Jacques Chausson, condamné pour rapt et viol, célébré5 par le poète dans une « Epitaphe de Chausson » qui a été conservée parmi les pièces du Bordel des Muses. Paradoxalement, l’auteur porte un regard différent sur les condamnés ; si Chausson est un « malheureux », les voleurs attirent les foudres du poète : « Pour eux, c’est trop peu que la corde, / Il les faut jeter dans le feu, / Et je trouve encor que c’est peu6 ». Cela suffit peut-être à suggérer une fascination morbide plutôt que les indices prophétiques de son propre bûcher – davantage un motif poétique qu’un élément biographique –, sans toutefois minimiser les craintes et la gravité de la menace qu’il cristallise mais que le rire ou l’excès cherchent à déjouer.

Le Paris ridicule n’est qu’une pièce du recueil intitulé Le Bordel des Muses lorsque l’œuvre est saisie par la justice. Aucune autre piste que la délation ne semble vraisemblable7, c’est d’ailleurs la tendance dominante dans des affaires similaires comme le souligne Anne Sauvy8. En effet, l’imprimerie utilisée est celle de Rebuffé, usurpée par ses fils, qui sont mis en cause, tandis que l’entreprise elle-même ne l’est pas9.

Pour la première fois, c’est uniquement le texte qui justifie la sanction10 prise par les autorités juridiques, en l’occurrence le lieutenant civil d’Aubray et le chancelier Séguier. Un extrait de l’arrêt de la Cour du 31 août 1662 confirme qu’aucune cause « aggravante » n’appuie le choix du châtiment :

ledit Le Petit accusé d’avoir fait le libelle intitulé Le Bordel des Muses ou les neuf pucelles putains, plusieurs feuilles écrites de sa main faites contre l’honneur de Dieu et de ses saints […] a été déclaré dûment atteint et convaincu du crime de lèse-majesté divine et humaine pour avoir composé, écrit et fait imprimer les écrits impies, détestables et abominables contre l’honneur de Dieu et de ses saints pour réparation de quoi ledit Le Petit serait […] brûlé vif avec son procès et les cendres jetées au vent.11

Les mœurs du poète, ni même le meurtre du frère Augustin commis quelques années auparavant, ne sont invoqués par la justice. Or, les suppliciés au bûcher de la période ont tous pour point commun un « crime sexuel » : Jacques Chausson en 1661, Antoine Mazouer et Emery Ange Dugaton en 1666 brûlés pour sodomie, ou encore l’instituteur Vigeon convaincu de zoophilie en 1649.

L’échec de la condamnation de Théophile de Viau au début du siècle, puis de Michel Millot, quelques années auparavant, a peut-être précipité cette décision. On remarque d’ailleurs que d’Aubray hâte la procédure :

Cependant, comme le public a besoin d’exemple, et que de différer le jugement de Petit était chose inutile, le procès a été vu ce matin sur lequel est intervenue la sentence ci-jointe que j’ai cru devoir envoyer.12

Mais il faut surtout noter l’empressement du lieutenant civil à faire un exemple parmi les écrivains. L’efficacité de la censure est ainsi envisagée lorsqu’il précise : « Je crois que cette punition contiendra la licence effrénée des impies et la témérité des imprimeurs. » Comme l’analyse J. DeJean, la censure choisit la force pour suppléer à son inefficacité13.

À la différence de Théophile de Viau, Claude Le Petit n’a pas de protecteurs influents pour le tirer d’affaire et sa condamnation, rapide, se déroule presque à l’abri des regards14. Mais la première décision de justice est bien exprimée en des termes similaires pour les deux auteurs15 et semble confirmer le surnom dont Claude Le Petit s’était affublé : Théophile le Jeune – autrement dit Théophile sans soutien et sans notoriété.

Paris, capitale de la répression ?

Au sein de son œuvre, le poète laisse planer l’ombre du châtiment et participe à l’élaboration des bornes de l’interdit, contredisant amplement la représentation d’un auteur inconscient du danger. Le sujet même de Paris ridicule fait appel aux instances de répression sans mentionner directement la police du livre. Des lieux sont déclinés comme « La Chapelle du Louvre », « Les Tuileries », « Le Palais Mazarin », « Le Parlement de Paris », « La Grève », « La Bastille », « Le Gibet de Montfaucon » qui sont autant d’incarnations topographiques de la persécution que le poète raille, non sans témoigner de son inquiétude réelle. Ces lieux, souvent personnifiés, « Auguste et grave Parlement », ne manquent pas d’inspirer des mises en garde par le poète : « Si l’on nous trouvait sur le fait / L’on jetterait sur ce portrait / De très dangereuses œillades ». À la satire corrosive de l’auteur qui menace chaque étape de la déambulation dans Paris, la plupart des espaces semblent répondre par une mise en garde plus menaçante encore.

Certaines allusions sont moins évidentes que ne le sont « La Grève » ou « Le Parlement de Paris » ; c’est le cas de la strophe 40 consacrée à « La Croix du Tiroir ». Son caractère énigmatique, du fait de son rythme haché et de ses sous-entendus, est d’autant plus intéressant qu’il fait converger cette fois le bûcher et les « livres » :

Muse, c’est ce qu’il me faut dire ;

Autrement je crie aux voisins,

Et nous ne serons pas cousins

À la fin de cette satire

Brûle comme magiciens

Plutôt tes livres et les miens…

Ah ! ma mémoire s’est refaite ;

Savez-vous pourquoi c’est, badauds ?

C’est qu’ici la reine Gilette

Fut tirée par quatre chevaux.16

Arrivé, dans la fiction poétique, sur la place de la Croix du Tiroir, le poète rappelle le supplice de Brunehaut, femme de Sigebert Ier. Toutefois il ne parvient à cette réminiscence qu’au terme d’une digression qui convoque l’imaginaire des autodafés. Faut-il y voir une référence au martyre de plusieurs protestants, en 153517, date bien lointaine, ou plus simplement à l’emploi de cette place pour des exécutions capitales jusqu’en 1698 ? Dans tous les cas, la menace du bûcher sur son œuvre – « Brûle […] tes livres et les miens… » – surgit pour suspendre sa parole.

Le danger répressif ne se matérialise pas seulement par des lieux mais s’incarne aussi bien dans des figures, à commencer par celle du Roi. La strophe 11 qui lui est consacrée atteste l’existence d’un appareil de répression affecté à la création littéraire :

Les monarques ont les mains longues,

Ils nous attrapent sans courir,

Et n’aiment pas à discourir

Avec un peseur de diphtongues […]

Derrière les « mains longues » du souverain, c’est sans doute la police du livre, à travers le régime des privilèges et les instances juridiques, qui est suggérée, à l’encontre du poète évoqué par la périphrase du quatrième vers. Les derniers vers de la strophe, « S’il prend les gens comme les villes, / Nous serions bientôt pris d’assaut », insistent sur le péril encouru, renchérissant sur l’inutilité de toute défense argumentée – « Et n’aiment pas à discourir ».

Outre Paris ridicule, la crainte de la sanction affleure régulièrement dans Madrid ridicule, bien que ce soient davantage des individus, et non des édifices, qui figurent la condamnation. Une strophe met en scène la Sainte Inquisition :

Oui, ce sont ces cruelles gens

Qui font brûler tant d’innocents…

Mais il vaut mieux nous taire ou changer de langage :

Quiconque serait assez sot

Pour pincer ces gens davantage

Pourrait bien sentir le fagot.

L’apparition convoque le motif du bûcher mais incite surtout à adopter une langue appropriée, qui exclut toute familiarité et tout blasphème. Si la menace se fonde sur la pratique orale de la langue, pour consonner avec la fiction itinérante du poète, on peut sans doute transposer cette auto-censure à l’écriture et compter, parmi les innocents injustement condamnés, les hérétiques comme les auteurs.

La marque de la censure, une fortune littéraire

Paris ridicule semble répondre à l’hypothèse posée par Saint-Amant au moment de clore sa Rome ridicule :

Qu’on me deffende, on me lira

Par cœur un chacun me sçaura,

Si le Conclave me censure.1

Devant les multiples rééditions du poème de Claude Le Petit, devenu de ce fait un ouvrage à part entière, la censure semble manquer son premier objectif : l’oblitération du texte. Compte tenu de la confusion qui entoure la conservation du texte, en dépit du bûcher, il est nécessaire d’éclairer le rapport du poète avec les normes éditoriales.

Préambule : entre désinvolture et exigence éditoriale

Sans préjuger d’un lien entre la destinée de Paris ridicule et les relations de Claude Le Petit avec le monde de l’édition, sa liberté d’action en la matière mérite d’être mentionnée. En jouant avec les conventions éditoriales, l’auteur s’en remet avant tout au jugement de son public. Il tourne en dérision les précautions, nombreuses, qu’il convenait de respecter dans les espaces liminaires d’un ouvrage. Néanmoins, il ne faut pas être dupe de cette attitude : Claude Le Petit avait obtenu le privilège indispensable à l’impression légale de ses écrits en prose – L’Heure du Berger et L’École de l’Intérêt et l’Université d’Amour. La désinvolture dont il fait preuve à l’égard de ses imprimeurs ou des convenances est en partie feinte puisqu’il investit avec force ces espaces réservés.

Les textes liminaires de ces œuvres en prose lui servent de prétexte. Son refus d’avoir un dédicataire pour L’École de l’Intérêt et l’Université d’Amour provient sans doute de la difficulté à en trouver un. Qu’importe, en renversant artificieusement l’ordre hiérarchique il affirme son désir libertaire :

Sixain pour servir de dédicace ou de tout ce qu’il plaira au lecteur

On m’avait conseillé de bâtir une épître

À quelque grand seigneur de magnifique titre ;

Mais j’ai ri du conseil, et je n’en ai fait rien.

Dieu m’a fait naître libre, et je veux toujours l’être ;

Je considère plus ma liberté qu’un maître,

Juge, sage lecteur, si j’ai fait mal, ou bien.2

Derrière la forfanterie de l’auteur, l’appel au lecteur, conventionnel, cherche à attirer sa sympathie. Mais, sous le pronom « on », ce sont bien les règles éditoriales qui sont mises en cause pour faire triompher un « je » omniprésent qui se revendique maître de soi. Ces (manquements aux) manières prennent un tour plus potache encore au début de L’Heure du Berger, Claude Le Petit s’invitant à deux reprises parmi les poèmes liminaires de ses amis. Estimant avec humour qu’ils ne sauraient mieux que lui faire la promotion de son livre, il se glorifie dans une strophe « À moi-même sur mon livre de L’Heure du Berger », puis dans un sonnet « À moi-même encore, en dépit des critiques sur mon Heure du Berger3 ».

 

Quoiqu’éloignées du Paris ridicule, ces considérations éditoriales témoignent d’un affranchissement des conventions que l’on retrouve dans les vestiges de son ouvrage interdit. Mais peut-être que pour Claude Le Petit la poésie doit être conservée secrètement, à l’image des vers du personnage anagrammatique de Pilette, dans L’Heure du Berger, enfermés dans un coffre et extirpés par le narrateur.

Rééditions du Paris ridicule

Le long poème consacré à la satire de Paris est le seul poème de Claude Le Petit à connaître des rééditions dès le XVIIe siècle. Si ce succès peut sembler paradoxal au vu de l’interdiction, il n’est pourtant pas si étonnant que le texte le plus sulfureux soit celui qui attise le plus les convoitises des imprimeurs et qui pique le plus la curiosité des lecteurs. En effet, les sanctions juridiques suscitent un vif attrait pour les textes incriminés4, dont Paris ridicule est un exemple parmi d’autres. Néanmoins ce poème est moins obscène – au sens pornographique – que ne le sont les rares poésies licencieuses encore conservées du Bordel des Muses, telles les stances « Sur mon bordel des muses » ou le sonnet « Aux Précieuses ». C’est le caractère blasphématoire, plus concentré dans les strophes satiriques sur la capitale, visant la famille royale, les ordres religieux et la Sainte Vierge5, qui devient le plus attractif.

Si l’œuvre de Claude Le Petit ne tombe pas dans l’oubli, la censure oblige les imprimeurs à agir clandestinement. Les enjeux économiques sont probables dans les nombreuses éditions du Paris ridicule. La curiosité a fonctionné comme une publicité occulte et a rassemblé à coup sûr un cercle de lecteurs. Pour le seul XVIIe siècle, on compte trois éditions en 1668, puis une en 1672 et en 1693 (voir le tableau récapitulatif en annexe). Ces rééditions sont imprimées hors de France, sous de fausses adresses, telle la célèbre « À Cologne, chez Pierre Marteau » pour l’édition de 1693. Une première étape dans l’évolution de ces éditions est l’intégration de Paris ridicule dans un plus grand ensemble : Le Tableau de la vie et du gouvernement de messieurs les Cardinaux Richelieu et Mazarin et de M. Colbert, représenté en diverses Satyres & Poësies ingénieuses pour celle de 1693, comprenant aussi des œuvres d’autres auteurs. La seconde étape que l’on peut identifier consiste à affirmer une impression française, comme c’est le cas à partir de l’édition de 1713 : Rome, Paris et Madrid ridicules, avec des remarques historiques et un recueil de poésies choisies par Mr. De B***, A Paris, chez Pierre le Grand. Si l’on suit F. Lachèvre, cette adresse est celle d’un « libraire imaginaire » et l’on ignore si le volume fut édité à Paris, en province ou en Hollande6. Paris ridicule n’apparaîtra plus que dans des recueils jusqu’à la compilation des œuvres de Claude Le Petit par F. Lachèvre en 1918.

La censure semble avoir pour autre effet le changement du titre de l’œuvre. Plutôt que de reprendre le titre incriminé du Bordel des Muses, les imprimeurs se garantissent un semblant de protection en intitulant ces rééditions Paris ridicule. Il ne faudrait pas négliger l’éventuel gain économique qu’il y avait à ne produire qu’une partie du recueil, moins coûteux qu’un volume entier et plus facile à diffuser sous le manteau. Sans négliger l’hypothèse que certaines pièces n’étaient déjà plus accessibles, il semble peu probable que les imprimeurs d’alors n’aient pas eu connaissance de celles qui nous sont parvenues. L’intitulé peut varier, en intégrant des précisions : Paris ridicule par Petit où il y a 126 dizains (1672, sans lieu), ou pour éveiller un goût nouveau, comme c’est le cas du titre de l’édition de 1713, rapprochant l’œuvre de Claude Le Petit de celle de Saint-Amant.

Dans les rééditions du XVIIe et du XVIIIe siècles, l’altération du texte ne paraît pas directement liée à la censure7. Ce sont davantage les aléas des variantes et de l’application des copistes – peut-être en partie dues aux entreprises clandestines – qui déforment le texte. Au vu de certaines évolutions, on pourrait émettre l’hypothèse d’un adoucissement des vers les plus virulents. Ainsi, dans les strophes 121 et 122 dédiées aux jésuites, une atténuation des attaques semble se fait jour :

Mais que ses héritiers8 sont rogues !

D’où vient qu’étant si triomphants,

Ils sont devenus pédagogues,

Et fouetteurs de petits enfants ?

C’est ce que tout le monde explique

Selon son animosité :

L’un dit que c’est par vanité,

L’autre que c’est par politique ;

Pour moi qui suis sans passion,

Je juge de cette action

Avecque plus de prud’homie,

Et soutiens plus probablement

Que c’est par pure sodomie,

Et ce n’est pas sans fondement.

Au terme blasphématoire de « sodomie » employé dans la version de 1668, succède le syntagme « pure solemnie9 » dans un autre exemplaire signalé par F. Lachèvre10, daté de la même année, puis s’y substitue l’énigmatique formulation « Qu’il l’est pour le certain M…11 » dans l’édition de 1672, se changeant enfin, certainement dans la continuité de l’édition précédente, en « Que c’est pour certain Me en Mie12 » (1693). L’accusation de sodomie s’affaiblit pour céder la place au reproche adressé aux jésuites de n’être maîtres en rien, c’est-à-dire d’être inutiles. Pourtant, en suivant en parallèle l’évolution de la périphrase désignant les jésuites, à la fin de la strophe 121, cette logique d’adoucissement laisse à désirer. « Fouetteurs d’enfants » dans l’édition originale de 1668, ils sont « fouteurs de petits enfants » dans la contrefaçon de 1668 et enfin « amoureux de petits enfants » dans la version de 1693. De la sorte, l’accusation de pédophilie demeure, déplacée un peu en amont.

Un manuscrit « à faire passer sous le manteau »

L’examen plus ample de ces variantes paraît nécessaire pour construire, peu à peu, des interprétations solides sur ces mutations. L’acquisition récente13 d’une copie manuscrite du Paris ridicule, non encore datée, pourrait bien participer à ce dessein. Cet in quarto de 94 pages cousues, sans reliure, aux fils apparents et de pauvre qualité, nous permet d’illustrer l’hypothèse d’une transmission « sous le manteau » de cet ouvrage. En outre, au regard des premières variantes consignées et du format, cet exemplaire ne semble correspondre à aucune des rééditions connues.

Elle est loin d’être complète : plusieurs des premières strophes sont retranchées à cette version, faisant disparaître le prologue du poète s’adressant à sa muse. Ce choix réduit en partie le nombre de pages et hâte la confrontation avec les lieux publics – on commence immédiatement par « Le Louvre ». C’est sans doute cette orientation qui explique également l’ajout massif de titres pour chaque strophe14, ce qui ajoute à la précision du trajet et accentue l’effet de promenade. Si l’argus l’authentifie bien comme datant du XVIIe siècle, ce manuscrit invite dans tous les cas à poursuivre l’enquête sur les inédits du jeune poète et nous montre comment la fortune littéraire d’une œuvre bannie se renouvelle dans le champ de la recherche.

La police du livre ayant pour fonction d’établir l’infraction et de la juger, son rôle fut rempli – et de manière radicale – dans la saisie du Bordel des Muses. Elle ne semble cependant pas empêcher la fortune littéraire du Paris ridicule de Claude Le Petit, appelé à se fondre dans la masse des satires portant sur une capitale – telles celles de François Berthod, de Maynard, ou Le Tracas de Paris par François Colletet. Loin d’entériner la suppression d’une œuvre, la censure, en créant une émulation, en fait paradoxalement la publicité. Toutefois, les formes et les lieux de production se déplacent. L’imprimé voit peut-être de moins en moins d’œuvres libertines (au point que certains historiens de la littérature ont affirmé qu’elles disparaissaient pour faire place au fameux « tournant dévot » du dernier tiers du siècle). Mais, en fait, la littérature de cet ordre explose sous la forme d’une poésie satirique/satyrique de circonstance tournée vers la critique des mœurs des puissants qui, circulant de manière manuscrite, représente une masse considérable encore peu explorée15. À cela s’ajoute le marché considérable de la galanterie « noire » qu’emblématise la publication imprimée de l’Histoire amoureuse des Gaules (1665) et autres France Galante (1688), aux frontières de la France. Satire, satyre, écriture de l’obscène deviennent les outils privilégiés de la critique politique. À sa manière, et notamment par ses rééditions, l’œuvre de Le Petit en a ouvert la voie.