Free

Intentions

Text
iOSAndroidWindows Phone
Where should the link to the app be sent?
Do not close this window until you have entered the code on your mobile device
RetryLink sent

At the request of the copyright holder, this book is not available to be downloaded as a file.

However, you can read it in our mobile apps (even offline) and online on the LitRes website

Mark as finished
Font:Smaller АаLarger Aa

Nous voici déjà bien loin du rêve antique.

Hélas! Il oublia Diotime pour courir à Caprée.

Ce tribunal où il lutta vainement «pour ne pas être nu devant les hommes» l'entendit proclamer ce qu'il avait désiré et peut-être atteint.

– Quelle interprétation, demanda le juge, pouvez-vous donner de ce vers:

 
Je suis l'Amour qui n'ose dire son nom.
 

– L'Amour dont il s'agit ici, répondit Wilde, est celui qui existe entre un homme et un jeune homme, l'amour de David et de Jonathan. C'est de cet amour que Platon fit la base de sa philosophie; c'est lui que chantent les sonnets de Shakespeare et de Michel-Ange. C'est une profonde affection spirituelle, aussi pure qu'elle est parfaite … C'est beau, c'est pur, c'est noble, c'est intellectuel, cet amour d'un homme possédant l'expérience de la vie et d'un jeune homme plein de toute la joie et de tout l'espoir de l'avenir.

Et, dans cette lutte au milieu des ténèbres, ce dut être le cri de son âme exaspérée, une gorgée d'air pur qu'il but au passage, un souvenir embaumé … puis des mots d'esprit revinrent, des traits mal décochés qui ne perçaient d'autres cœurs que le sien.

Il faut laisser tomber de lui-même dans l'oubli ce procès tristement fameux d'où Wilde sortit perdu, ruiné, en marche vers tous les deuils, au devant de la Mort qui déjà s'était levée pour lui.

Et s'il se défendit mal, au dire de quelques-uns, il faut avouer cependant qu'il fit les réponses qu'il fallait faire et, par certaines, obligea ses juges, porte-voix de la foule, à confesser la haine de qui se réclame de la Beauté.

«Si étrange que fût alors son attitude, elle ne peut être indifférente à personne. Nous avons ri de l'esthète dont René Boylesve a fait un amusant portrait dans son beau roman Le Parfum des Iles Borromées, mais on ne peut rire de l'homme qui accepta avec ce détachement le supplice, qu'il connaissait, auquel il devait être condamné. Bien qu'il n'eût pas été un grand poète, bien qu'on prît prétexte de ses mœurs pour le condamner, c'était bien tout de même l'art et l'homme de lettres que l'on condamnait en lui.»14.

«Nous ne connaissons pas, écrit Macaulay, à propos de Byron, de spectacle plus ridicule que celui du public anglais à un de ses périodiques accès de moralité. En général, enlèvements, divorces, querelles de famille passent à peu près inaperçus. Nous lisons le scandale, nous en parlons un jour et l'oublions. Mais, une fois tous les six ou sept ans, notre vertu se déchaîne. Nous ne pouvons tolérer que les lois de la religion et de la décence soient violées. Il nous faut tenir tête au vice. Il nous faut enseigner aux libertins que le peuple anglais apprécie l'importance des liens domestiques. Ainsi quelque malheureux qui n'est nullement plus dépravé que des centaines dont les fautes ont été traitées avec indulgence, se trouve choisi pour un sacrifice expiatoire … les classes supérieures le repoussent, les classes inférieures le sifflent. Il devient vraiment le souffre-douleur dont les seules angoisses doivent, croit-on, suffisamment payer toutes les transgressions de ses semblables.»

Une fois de plus, la douloureuse tradition du bouc émissaire s'était accomplie. Or ce dernier n'est pas seulement chargé des péchés de la tribu; il emporte avec lui, plus lourd que ce fardeau, tout le fardeau de la haine des pécheurs. Et celui-là le hait le plus qui a sa part la plus grande dans le faix du misérable. Il se juge d'autant plus innocent que l'abjection du condamné est plus complète. Il aiderait le bourreau s'il le pouvait. Et la joie mauvaise que crée le scandale et la chute s'augmente de ce fait que la victime est un être supérieur.

 
On voit briller au fond des prunelles haineuses
L'orgueil mystérieux de souiller la Beauté.
 

Quelle ivresse ce dut être pour tant d'esprits infirmes, au milieu du silence que les plus braves n'osaient rompre, de vociférer contre l'Art et la Pensée en les dénonçant comme complices des égarements d'un de leurs adorateurs.

Nous eûmes ici du moins le beau spectacle de quelques courages. Hugues Rebell publia dans le «Mercure de France» cette Défense d'Oscar Wilde qu'on n'a pas oubliée. Des écrivains et des artistes s'unirent pour une protestation qui fut vaine. Mais on avait compris que les huées étaient féroces parce que l'homme au pilori était un poète, non parce qu'il avait offensé les mœurs de son temps. Et, parmi tous ceux dont la voix montait plus haut que les cris et les rires, Octave Mirbeau, un des maîtres du verbe, écrivit ces paroles de colère et de charité:

«On a beaucoup parlé des paradoxes d'Oscar Wilde sur l'art, la beauté, la conscience, la vie! Paradoxes, soit! Il en est, en effet, quelques-uns qui furent excessifs, et qui franchirent, d'un pied leste, le seuil de l'Interdit. Mais qu'est-ce qu'un paradoxe, sinon, le plus souvent, la forme saisissante et supérieure, l'exaltation de l'idée? Dès qu'une idée dépasse le bas niveau de l'entendement vulgaire, dès qu'elle ne traîne plus des moignons coupés dans les marécages de la morale bourgeoise, et que, d'un vol hardi, elle atteint les hauteurs de la philosophie, de la littérature ou de l'art, nous la traitons de paradoxe, parce que nous ne pouvons la suivre en ces régions inaccessibles à la débilité de nos organes, et nous croyons l'avoir à jamais condamnée en lui infligeant ce vocable de blâme et de mépris.

Pourtant, le progrès ne se fait qu'avec le paradoxe, et c'est le bon sens – vertu des sots – qui perpétue la routine. La vérité est que nous ne pouvons supporter que quelqu'un vienne violenter notre inertie intellectuelle, notre morale toute faite, la sécurité stupide de nos conceptions moutonnières. Et, au fond, c'est là qu'est, dans l'esprit de ceux qui le jugèrent, le véritable crime d'Oscar Wilde.

… On ne lui a pas pardonné d'être l'homme de pensée et l'esprit supérieur – par conséquent dangereux – que véritablement il est.

Wilde est jeune, il a devant lui tout un avenir, il a prouvé, par des œuvres charmantes et fortes, qu'il pouvait beaucoup pour la beauté et pour l'art. N'est-ce donc point une chose abominable que, pour réprimer des actes qui ne sont point punissables en soi, on risque de tuer quelque chose de supérieur aux lois, à la morale, à tout: de la beauté! Car les lois changent, les morales se transforment; et la beauté demeure immaculée, sur les siècles qu'elle seule illumine»15.

Quant à la peine prononcée contre Wilde, celle du hard labour, aucune description ne vaut, pour témoigner de sa sévérité barbare, la réponse que fit le défenseur du poète, Sir Edward Clarke, au correspondant d'un journal parisien16.

 

Wilde la subit jusqu'au bout. Le seul adoucissement fut cette permission, accordée vers la fin, d'avoir des livres et d'écrire. Et il lut Dante tout entier, s'arrêtant à l'Enfer, plus longuement. C'était son «chez lui» désormais.

Avant que les portes de la geôle eussent été verrouillées, il écrivit, mais d'une plume trempée dans une encre sans couleur, des lettres qu'on nous a livrées plus tard et qui ne nous appartenaient pas. Ces lettres adressées à l'Ami sont déchirantes. Je les crois infiniment sincères. Ce n'est pas de la littérature, mais le cri d'un malheureux cœur qui se rattache au lambeau du seul cœur humain qu'il croit resté fidèle. On ne peut sourire de ce ton passionné, à peine au diapason des douleurs ressenties, à l'effroi de la déréliction parfaite où la lâcheté humaine l'a réduit. Qu'il évoque alors celui qu'il avait vu paré de toutes les grâces de la jeunesse et lui souriant comme un miroir limpide de son intelligence merveilleusement artiste, il n'y a là rien que de très naturel et de très simple, et cette évocation s'embellissait de toute l'horreur actuelle comme le plus faible rayon s'avive de l'opacité des ténèbres.

Je ne veux pas rechercher s'il trouva plus tard le réconfort tant désiré, le havre de paix en ce même lieu qui l'avait vu sombrer, ni si ces paroles amères que recueillit André Gide, font allusion au cas ici même évoqué: «Non, il ne me comprend pas; il ne peut plus me comprendre. Mais je le lui répète dans chaque lettre: Nous ne pouvons pas suivre la même route; vous avez la vôtre; elle est très belle; j'ai la mienne. La sienne, c'est celle d'Alcibiade; la mienne est maintenant celle de Saint-François d'Assise.»

Et sa dernière œuvre en prose est ce «De Profundis» qui nous le montre si différent et cependant toujours le même, repris du perpétuel souci d'une attitude, rêvant qu'avec de la douleur et du repentir, il reprendra, mais sur un ton plus humble, l'hymne païen qu'on avait étouffé. On songe à ce geste du grand Talma, moribond et ne le sachant pas, prenant les peaux de son cou amaigri et s'écriant: «Voilà ce qui ne fera pas mal pour le visage du vieux Tibère.»

Ce qui donne au livre même un ton si particulier, c'est donc bien moins l'accent qui en est admirable que l'ironie, maintenant perçue, de la réponse du Destin aux résolutions hautaines dont il est empli. Il semble que la Mort se lève à chaque page pour ricaner devant le beau chanteur. Et rien ne semble plus amer que ces appels à la Nature, du poète immolé de ses propres mains aux dieux trompeurs de l'art factice.

Ce n'est pas le chant royal, la joie trépidante d'un Whitman, la douceur mollissante d'Emerson mais la mélopée d'un cœur atteint au plus secret de sa chair.

«Je tremble de plaisir quand je songe que le jour même de ma sortie de prison, le faux ébénier et le lilas fleuriront tous deux dans les jardins et que je verrai le vent remuer, beauté mouvante, l'or balancé de l'un et faire à l'autre secouer la pourpre pâle de ses plumets, à ce point que l'air tout entier sera l'Arabie pour moi …»17

C'était un convalescent, hélas! un moribond, qui se rêvait ne trouvant plus que des baumes dans toutes les plantes de la terre.

«Mais la Nature, dont les douces pluies tombent aussi bien sur les justes que sur les injustes, aura dans les rochers des fentes où je pourrai me cacher, et de secrètes vallées dans le silence desquelles je pourrai pleurer sans être inquiété. Elle étoilera la nuit avec ses astres afin que je puisse cheminer dans les ténèbres sans trébucher, et elle enverra le vent souffler sur la trace de mes pas afin que personne ne me pourchasse; elle me lavera dans ses grandes eaux et me guérira avec ses herbes amères.»18

On sait comment il mourut loin d'elle, dans le gris désolé d'une chambre hostile…

Et j'évoquerai, pour finir, un autre nom, celui d'un poète qui s'égara, lui aussi, dans cette forêt autrement obscure que celle de Dante, «parce que la voie droite était perdue.»

Ce poète est nôtre, et le bruit de sa gloire et les échos de son œuvre ont bien ce timbre auquel on reconnaît ce qui ne lassera pas les oreilles humaines, un poète dont la vie pourrait se mettre en parallèle avec la vie d'Oscar Wilde. Mais le Pauvre Lélian est d'une race d'esprits trop différente pour que des accidents pareils créent un rapprochement possible.

Verlaine est le poète de la spontanéité parfaite, le poète d'instinct, celui qui «a entendu des voix que nul autre avant lui n'avait entendues». Du vers métallique, du vers trop souvent parlé des artistes de la langue, il a fait une musique impondérable, un chant si suave et si pénétrant qu'il nous accompagne et nous hante comme un chuchotement passionné. Son âme anachronique et délicieuse s'est donnée toute entière, dans cette musique créée par elle et pour elle seule. Et nous avons oublié bien des voix orgueilleuses pour la flûte en roseau de ce faune baptisé.

Le poète anglais fut plus complexe et moins humain.

Ses erreurs ont à l'origine un besoin d'étonner. Ce qui nous arrête et nous émeut, c'est qu'elles devinrent terriblement réelles par cette impérieuse loi qui oblige certains esprits à incarner tous leurs rêves.

Quant à l'œuvre, si elle est exquise, elle n'est pas émouvante. Elle pourrait suffire à rendre célèbre plus d'un artisan des lettres, mais notre exigence à son égard vient de ce désaccord aperçu nettement entre l'homme plein d'une vie intense et l'esthète trop habile qui l'élabora.

C'est d'ailleurs ce divorce entre l'intelligence et la volonté qui fut tout le drame de la vie du poète anglais. Il serait étrange, en effet, de ne donner ce nom qu'à la fin lamentable d'une aussi brillante existence, pour cette seule raison qu'il y eut une catastrophe extérieure. Impuni et persistant en sa recherche d'excitations qu'il n'eut plus même orné du nom d'expériences – et d'autres plus terribles seraient venues que n'atteignent pas les lois humaines – peut-être serait-il tombé si bas que sa vie d'artiste eût cessé. Et c'eût été la véritable tragédie. D'aussi belles intelligences ne peuvent complètement mourir, et c'est leur châtiment. Des soubresauts les agitent qui trahissent, sous les rires menteurs, la lente agonie du poète mal assassiné, levant encore ses pauvres yeux éteints vers la Lumière …

Nous ne pouvons plus être païens, nous avons été crucifiés.

Charles Grolleau.

Le Déclin du Mensonge

Personnages: Cyrille et Vivian.

Décor: La bibliothèque d'une maison de campagne dans le comté de Nottingham.

DIALOGUE

Cyrille, entrant par la porte ouverte sur la terrasse. – Mon cher Vivian, ne vous cloîtrez donc pas tout le jour dans la bibliothèque. Voici un après-midi d'un charme parfait. L'air est exquis. Une brume est sur les bois comme la fleur pourprée sur les prunes. Allons nous coucher sur l'herbe, fumer des cigarettes et jouir de la Nature.

Vivian. – Jouir de la Nature! Ce m'est une joie de vous dire que j'ai complètement perdu cette faculté. On nous enseigne que l'Art nous fait aimer la Nature plus que nous ne l'aimions auparavant; qu'il nous révèle ses secrets et qu'après une patiente étude de Corot et de Constable nous découvrons en elle ce qui avait échappé à notre observation. Mon expérience personnelle est que plus nous étudions l'Art, moins nous nous soucions de la Nature. Ce que l'Art nous révèle en réalité c'est le manque de plan de la Nature, ses crudités curieuses, son extraordinaire monotonie, son état d'inachèvement absolu. La Nature a de bonnes intentions, sans doute, mais Aristote l'a dit autrefois, elle ne peut les réaliser. Quand je regarde un paysage, je ne puis me défendre d'en voir tous les défauts. Il est heureux pour nous, toutefois, que la Nature soit si imparfaite, car, autrement, nous n'aurions pas d'art. L'art est notre protestation ardente, notre vaillant effort pour enseigner à la Nature sa vraie place. Quant à l'infinie variété de la Nature, c'est un simple mythe. On ne saurait la trouver dans la Nature elle-même, mais dans l'imagination, la fantaisie ou la cécité cultivée de l'homme qui la regarde.

Cyrille. – Eh bien! vous ne regarderez pas le paysage. Vous vous étendrez sur l'herbe pour fumer et causer.

Vivian. – Mais la Nature est si dépourvue de confort. L'herbe est dure, humide, elle est pleine d'aspérités et d'affreux insectes noirs. Voyons! le plus humble ouvrier de Morris peut vous faire un siège plus confortable que ne le saurait faire toute la Nature. Elle pâlit devant les meubles de «la rue qui prit son nom à Oxford» ainsi que le phrasa de façon si laide le poète que vous aimez tant. Je ne me plains pas. Si la Nature eût été confortable, l'humanité n'aurait jamais inventé l'architecture et je préfère les maisons au plein air. Dans une maison, nous avons tous la sensation des proportions exactes. Tout nous est subordonné, tout est façonné pour notre usage et notre plaisir. L'égotisme même, si nécessaire au sens exact de la dignité humaine, est entièrement le résultat de la vie d'intérieur. Au dehors on devient abstrait et impersonnel. Notre individualité nous abandonne absolument. Et puis la Nature est si indifférente, si dédaigneuse.

Chaque fois que je me promène ici dans le parc, je sens toujours que je ne lui suis rien de plus que le bétail qui broute sur le talus ou la bardane qui fleurit dans le fossé. La Nature hait l'Esprit, rien n'est plus évident. Penser est la chose la plus malsaine qui soit au monde et l'on en meurt tout autant que d'une autre maladie. Heureusement, en Angleterre du moins, la pensée n'est pas contagieuse. Notre physique splendide en tant que peuple est entièrement dû à notre stupidité nationale. J'espère que nous serons capables de conserver ce grand rempart historique pendant de longues années à venir, mais j'ai peur que nous ne commencions à trop nous raffiner; même celui qui est incapable de s'instruire s'est mis à enseigner. Voilà le point où en est venu notre enthousiasme pour l'éducation. En attendant, vous feriez mieux de retourner à votre fastidieuse et confortable Nature et me laisser corriger mes épreuves.

 

Cyrille. – Vous avez écrit un article! Cela ne semble pas très logique après ce que vous venez de dire.

Vivian. – Qui a besoin d'être logique? Le lourdaud et le doctrinaire, ces gens ennuyeux qui mènent leurs principes jusqu'à la fin amère de l'action, jusqu'à la reductio ad absurdum de la pratique. Pas moi. Comme Emerson, j'inscris le mot «caprice» sur la porte de ma bibliothèque. Au reste, mon article est réellement un avertissement salutaire et de valeur. Si l'on y prend garde, il pourra se produire une nouvelle Renaissance de l'Art.

Cyrille. – Quel en est le sujet?

Vivian. – Je pense l'intituler: Le Déclin du Mensonge; protestation.

Cyrille. – Le mensonge! J'aurais cru que nos politiciens en entretenaient l'habitude.

Vivian. – Je vous assure que non. Ils ne s'élèvent jamais au-dessus du niveau du fait dénaturé, et condescendent jusqu'à prouver, discuter, argumenter. Comme cela diffère du caractère du vrai menteur avec ses dires francs et sans peur, sa superbe irresponsabilité, son dédain naturel et sain de preuve d'aucune sorte! Après tout, qu'est-ce qu'un beau mensonge? Simplement celui qui porte sa preuve en lui-même. Si un homme est assez pauvre d'imagination pour apporter des preuves à l'appui d'un mensonge, il ferait aussi bien de dire sans biaiser la vérité. Non, les politiciens ne mentent pas. Peut-être pourrait-on dire quelque chose en faveur du barreau. Ses membres ont ramassé le manteau du Sophiste. Leurs ardeurs feintes et leur rhétorique irréelle sont délicieuses. Ils peuvent de la pire des causes faire la meilleure comme s'ils étaient frais émoulus des écoles Léontines et connus pour avoir arraché à des jurés hargneux un acquittement triomphal de leurs clients, même quand ceux-ci, ce qui souvent arrive, étaient d'une claire et indiscutable innocence. Mais le prosaïque les fait tourner court et ils n'ont pas honte d'en appeler à des précédents. En dépit de leurs efforts, la vérité doit jaillir. Les journaux eux-mêmes ont dégénéré. On peut leur accorder une absolue confiance. Cela se sent quand on parcourt leurs colonnes. C'est toujours ce qu'on ne peut lire qui arrive. J'ai peur que l'on ne puisse dire grand chose en faveur de l'homme de loi ou du journaliste. D'ailleurs, ce pour quoi je plaide c'est le Mensonge en art. Vous lirai-je ce que j'ai écrit? Cela vous ferait beaucoup de bien.

Cyrille. – Oui, certainement, si vous me donnez une cigarette. Merci. Dites-moi? A quel magazine destinez-vous ces pages?

Vivian. – A la «Revue rétrospective». Je crois vous avoir dit que les élus l'avaient ressuscitée.

Cyrille. – Qu'entendez-vous par «les élus»?

Vivian. – Oh! les Hédonistes Fatigués, naturellement. C'est un club auquel j'appartiens. Nous sommes censés avoir, dans nos réunions, des roses fanées à la boutonnière et professer pour Domitien une sorte de culte. J'ai peur que vous ne soyez pas éligible. Vous êtes trop amoureux des plaisirs simples.

Cyrille. – Je serais blackboulé pour ma vitalité bruyante, je suppose!

Vivian. – Probablement. En outre, vous êtes un peu trop âgé. Nous n'admettons aucune personne de l'âge ordinaire.

Cyrille. – J'imagine alors que vous devez vous ennuyer mutuellement de façon peu commune.

Vivian. – Evidemment. C'est une des raisons d'être du club. Maintenant, si vous me promettez de ne pas m'interrompre trop souvent, je vous lirai mon article.

Cyrille. – Me voici tout oreilles.

Vivian, lisant d'une voix claire et musicale. – «Le Déclin du Mensonge. Protestation. – Une des principales causes du caractère curieusement banal de presque toute la littérature de notre époque est de toute évidence le déclin du Mensonge considéré comme art, comme science et comme plaisir social. Les anciens historiens nous donnaient des fictions délicieuses sous la forme de faits; le romancier moderne nous présente des faits stupides sous couleur de fiction. Le Livre-Bleu devient rapidement son idéal, aussi bien pour la méthode que pour la manière. Il a son fastidieux document humain, son misérable petit coin de la création qu'il fouille avec son microscope. On le trouve à la Bibliothèque Nationale ou au British Museum, piochant son sujet avec impudence. Il n'a pas même le courage des idées des autres, mais insiste pour aller, en toute chose, directement à la vie et, finalement, entre les encyclopédies et son expérience personnelle, il échoue misérablement, ayant dessiné des types d'après le cercle familial ou la blanchisseuse hebdomadaire, et acquis un lot important d'informations utiles dont il ne peut jamais se libérer parfaitement, même en ses moments les plus méditatifs.

On peut difficilement évaluer l'étendue des dommages causés à la littérature par ce faux idéal de notre époque. Les gens parlent sur un ton détaché d'un «menteur né», comme ils parlent d'un «poète né». Mais, dans les deux cas, ils ont tort. Le mensonge et la poésie sont des arts – des arts, Platon l'a vu, qui ne sont pas sans rapports mutuels – et ils réclament l'étude la plus attentive, la dévotion la plus désintéressée. Ils possèdent en effet leur technique, tout comme les arts, plus matériels, de la peinture et de la sculpture ont leurs secrets subtils de forme et de couleur, leurs tours de main, leurs méthodes réfléchies. Comme on connaît le poète à sa belle musique, ainsi l'on reconnaît le menteur à ses riches articulations rythmiques, et dans aucun cas l'inspiration fortuite du moment ne saurait suffire. La pratique ici comme ailleurs doit précéder la perfection. Mais, de nos jours, tandis que la mode d'écrire des vers est devenue beaucoup trop commune et devrait si possible être découragée, la mode de mentir est presque tombée en discrédit. Plus d'un jeune homme débute dans la vie avec un don naturel d'imagination qui, nourri par un entourage sympathique et de même esprit, pourrait devenir quelque chose de vraiment grand et de vraiment merveilleux. Mais en général, ce jeune homme n'arrive à rien. Ou bien il tombe en des habitudes nonchalantes d'exactitude…

Cyrille. – Cher ami!

Vivian. – Ne me coupez pas mes phrases. «…ou bien il tombe en des habitudes nonchalantes d'exactitude, ou se met à fréquenter les gens âgés et bien informés. Deux choses qui sont également fatales à son imagination, – elles le seraient à celle de n'importe qui – et, en très peu de temps, il manifeste une faculté morbide et malsaine de dire la vérité, commence à vérifier toutes les assertions faites en sa présence, n'hésite pas à contredire les gens qui sont beaucoup plus jeunes que lui et souvent finit par écrire des romans si pareils à la vie que personne ne peut croire à leur probabilité. Ceci n'est pas un cas isolé, mais simplement un exemple pris parmi beaucoup d'autres, et si l'on ne peut faire quelque chose pour réfréner ou au moins modifier notre culte monstrueux du fait, l'Art deviendra stérile et la Beauté disparaîtra de la terre.

Ce vice moderne – je ne lui connais réellement pas d'autre nom – a gâté M. Robert Louis Stevenson lui-même, ce maître délicieux de la prose fantastique et délicate. C'est en vérité, dépouiller une histoire de sa réalité que d'essayer de la faire trop vraie et la Flèche Noire est sans art au point de ne contenir aucun anachronisme dont put se vanter son auteur, tandis que la transformation du Dr Jekyll ressemble dangereusement à un cas tiré de The Lancet. Quant à M. Rider Haggard, qui possède réellement ou posséda jadis les façons d'un menteur parfaitement magnifique, il a maintenant une telle peur d'être soupçonné de génie que lorsqu'il nous conte quelque chose de merveilleux, il se croit obligé d'inventer une réminiscence personnelle, et de la mettre en note comme une sorte de confirmation poltronne. Et nos autres romanciers ne valent guère mieux. M. Henry James écrit la fiction comme s'il remplissait un devoir pénible et gaspille sur des sujets médiocres et d'imperceptibles «points de vue» son style soigné et littéraire, ses phrases heureuses, sa preste et caustique satire. M. Hall Caine, il est vrai, vise au grandiose, mais il écrit dans le ton le plus aigu de sa voix. Et cela est si perçant qu'on n'entend rien de ce qu'il dit.

M. James Payn est un adepte de l'art de cacher ce qui ne vaut pas d'être découvert. Il pourchasse l'évidence avec l'enthousiasme d'un détective à la vue courte. A mesure qu'on tourne les pages, sa façon de tenir en haleine devient presque insupportable. Les chevaux du phaéton de M. William Black ne s'élèvent pas vers le soleil. Ils se contentent d'épouvanter le ciel du soir, avec de violents effets de chromos. En les voyant s'approcher, les paysans se réfugient dans le patois. Mrs. Oliphant babille plaisamment sur les vicaires, les parties de lawn-tennis, les domestiques et autres sujets fastidieux. M. Marion Crawford s'est immolé sur l'autel de la couleur locale. Il ressemble à cette dame qui, dans une comédie de langue française, parle sans répit du «beau ciel d'Italie». En outre, il est tombé dans la mauvaise habitude de formuler de plates moralités. Il nous apprend sans relâche qu'être bon c'est être bon et qu'être méchant c'est être mauvais. Parfois il est presque édifiant. Robert Elsmere est, bien entendu, un chef-d'œuvre, un chef-d'œuvre du genre ennuyeux, la seule forme de littérature que les Anglais paraissent goûter pleinement. Un jeune rêveur de nos amis nous disait que cela lui rappelait cette sorte de conversation qui s'engage au thé d'une sérieuse famille Non-conformiste et nous pouvons l'en croire. En vérité, ce n'est qu'en Angleterre qu'un tel livre pouvait voir le jour. L'Angleterre est le refuge des idées perdues. Quant à cette grande école de romanciers et qui s'accroît chaque jour, pour lesquels le soleil se lève toujours dans l'East End, la seule chose que l'on en peut dire est qu'ils trouvent la vie crue et la laissent non cuite.

«En France, bien que rien d'aussi délibérément ennuyeux que Robert Elsmere n'ait paru, les choses n'en vont guère mieux. M. Guy de Maupassant, avec sa pénétrante et mordante ironie et son style éclatant et solide, dépouille la vie des pauvres haillons qui la couvrent encore et nous montre des plaies hideuses et des sanies. Il écrit de sombres petites tragédies où tout le monde est ridicule, des comédies amères qui glacent le rire et font pleurer. M. Zola, fidèle au principe hautain qu'il formula dans un de ses pronunciamentos littéraires: «L'homme de génie n'a jamais d'esprit» est résolu à montrer que s'il n'a pas de génie, il peut au moins être stupide. Et comme il y réussit! Il ne manque pas de puissance. Parfois, dans son œuvre, comme dans Germinal, il y a quelque chose d'épique. Mais cette œuvre est d'un bout à l'autre mauvaise, et cela non pas au point de vue moral mais au point de vue de l'art. Considérée par rapport à une intrigue quelconque, elle est bien ce qu'elle doit être. L'auteur est d'une véracité parfaite et décrit les choses telles qu'elles arrivent. Que peut désirer de plus un moraliste? Nous n'avons aucune sympathie pour l'indignation morale de notre temps contre M. Zola. C'est tout simplement l'indignation de Tartuffe démasqué. Mais, au point de vue de l'art, que dire en faveur de l'auteur de l'Assommoir, de Nana et de Pot-Bouille! Rien. M. Ruskin décrivit un jour les personnages des romans de George Eliot comme pareils aux minables clients d'un omnibus de Pentonville, mais les personnages de M. Zola sont pires. Ils ont de tristes vices et des vertus encore plus tristes. L'histoire de leur vie est absolument sans intérêt. Qui se souvient de ce qui leur arrive? Nous demandons à la littérature la distinction, le charme, la beauté et le pouvoir imaginatif. Nous n'avons nul besoin d'être horripilés et écœurés par le récit des faits et gestes des basses classes.

M. Daudet est mieux. Il a de l'esprit, une touche légère et un style amusant. Mais il vient de se suicider littérairement. Personne ne peut plus s'intéresser à Delobelle et à son «Il faut lutter pour l'art», à Valmajour et à son éternel refrain sur le rossignol, au poète de Jack et à ses «mots cruels», depuis que Vingt ans de ma vie littéraire nous ont appris que ces personnages furent pris directement dans la vie. Ils nous semblent avoir subitement perdu toute leur vitalité, les quelques qualités qu'ils ont pu posséder. Les seules personnes réelles sont celles qui n'existèrent jamais et si un romancier est assez méprisable pour demander à la vie ses personnages, il doit au moins prétendre qu'ils furent créés par lui et non s'en glorifier comme de copies. La justification d'un personnage de roman n'est pas que les autres personnes sont ce qu'elles sont, mais que l'auteur est ce qu'il est. Autrement, le roman n'est plus une œuvre d'art.

Quant à M. Paul Bourget, le maître du roman psychologique, il commet cette erreur de s'imaginer que les hommes et les femmes de la vie moderne peuvent être analysés sans fin en d'innombrables séries de chapitres. En somme, ce qui intéresse chez les gens de bonne compagnie – et M. Bourget s'échappe rarement du faubourg Saint-Germain, si ce n'est pour venir à Londres – c'est le masque que porte chacun d'eux, non la réalité qui s'abrite sous ce masque. C'est une confession humiliante, mais nous sommes tous pétris de même. Il y a dans Falstaff quelque chose d'Hamlet, dans Hamlet beaucoup de Falstaff. Le gros chevalier a ses heures de mélancolie et le jeune prince ses moments de grossier humour. Ce n'est que par des accessoires que nous différons les uns des autres: les vêtements, le genre, le ton de la voix, les opinions religieuses, la physionomie, les tics familiers et le reste. Plus on analyse les gens, plus les raisons de les analyser disparaissent. Tôt ou tard on en vient à cette terrible chose universelle qu'on nomme l'humaine nature.

14Hugues Rebell.
15Viendra-t-il un jour où les actes des hommes ne seront plus jugés au nom d'une religion et d'une morale, mais uniquement au point de vue de leur importance sociale? où les mêmes délits accomplis par un homme d'esprit, de génie ou seulement un homme élégant et spirituel et par un rustre ne seront pas également condamnés? Hélas! loin de croire au progrès, j'imagine que nous sommes bien inférieurs à nos ancêtres en tolérance et surtout que l'idée d'égalité, la ruine du sentiment de hiérarchie compromet l'existence des meilleurs. On réprouve au surplus non le crime mais tout ce qui s'écarte des mœurs communes. Tel accusé de ne pas «être semblable aux autres» inspire de l'aversion, de l'horreur à ceux qui s'inclinent respectueusement devant quelque heureux escroc, et la police qui laisse s'accomplir si aisément dans nos grandes villes vols et assassinats vient en force arrêter ou dévaliser le libraire qui tient dans son arrière-boutique quelques images où les gestes de l'amour sont librement représentés. Ces persécutions mesquines feraient sourire si chacun, pour une raison ou pour une autre, n'y était pas exposé. Les hommes sont d'autant moins libres aujourd'hui qu'ils sont soumis à plus de préjugés. De féroces geôliers sont en eux pour les accabler, pour les anéantir. Ils ne croient plus en Dieu, mais ils croient à une science vaine qui, sans deviner seulement la diversité des êtres, a établi un type unique d'homme sain, d'homme vertueux qui n'a jamais existé que dans l'imagination des niais; ils ne pratiquent plus aucune religion mais les sentences d'une justice humaine et trop souvent vénale les frappent davantage qu'autrefois l'excommunication d'un Pape. Hugues Rebell.
16«Mon opinion est qu'Oscar Wilde fera toute sa peine. Il a subi la condamnation la plus sévère qui put lui être infligée. Vous n'avez point idée de l'extrême sévérité de cette peine. Le hard labour, dont la traduction littérale en français est: travail dur, comprend un régime implacable dans son absorbante régularité et ses exigences. Oscar Wilde, dont les cheveux, les longs cheveux d'esthète, ont été coupés ras, est vêtu d'un costume de toile à voile marqué d'une flèche, ce qu'on appelle un broad arrow, signe distinctif des convicts. Sa cellule, très étroite, a pour tout meuble un lit ou pour mieux dire une planche reposant sur quatre pieds et sur laquelle on a placé une couverture. Il n'y a pas de matelas et l'oreiller est en bois. A quelques pas de là, un escabeau. Oscar Wilde est soumis à trois sortes de travaux. D'abord, dans sa chambre il doit procéder, pendant un certain nombre d'heures, assis sur son escabeau, à la réduction en tous petits morceaux, d'énormes cordes goudronnées, de ces cordes dont on se sert pour amarrer les navires. Il fait ce travail à l'aide d'un clou et de ses ongles. Travail pénible, atroce, fait pour déchirer, abîmer irrémédiablement les mains. Puis on le conduit dans une cour où il déplace un certain nombre de boulets de canon, les transportant un à un d'un endroit à un autre et les plaçant en des tas symétriques. Le travail n'est pas plutôt achevé qu'il est détruit par Wilde lui-même et le prisonnier est obligé de reporter les boulets à l'endroit primitif, un à un. Enfin il est soumis à la peine du tread mill, la plus dure de toutes. Figurez-vous une immense roue à l'intérieur de laquelle se trouvent des marches circulaires. Oscar Wilde, placé sur une des marches, fait mouvoir aussitôt la roue à l'aide de ses pieds. Les marches se succèdent ainsi sous ses pieds dans une évolution rapide et régulière. Ses jambes sont soumises par là à un mouvement précipité qui devient une fatigue énervante, affolante au bout de quelques minutes. Mais il doit maîtriser cette fatigue, cet énervement, cette souffrance, et continuer à jouer des jambes, sous peine d'être renversé par l'action même de la roue, enlevé et projeté. Cet exercice fantastique dure un quart d'heure. On donne à Wilde cinq minutes de repos, puis l'exercice recommence. Il est toujours seul et ne peut parler à son geôlier qu'à certains moments. Toute correspondance lui est interdite et toute lecture, sauf celle d'une bible et d'un livre de prières placé à la tête de la planche qui lui sert de lit. On pense que ses parents ne seront admis à le voir qu'à la fin de l'année. Comme nourriture, on lui sert de la viande et du pain noir. Il ne boit que de l'eau, naturellement. Les repas sont à heure fixe, car il est de toute importance qu'il suive un régime régulier pour accomplir les travaux si durs auxquels il est soumis tous les jours. …Beaucoup de convicts, dans le cas d'Oscar Wilde, ont dit, en sortant de prison, qu'ils eussent préféré dix ans de servitude pénale à ces deux années de hard labour. La souffrance morale égale la souffrance physique. Je vous le répète, c'est la peine la plus sévère dont notre loi dispose.»
17De Profundis, Londres 1905 (trad. C. G.).
18De Profundis, trad. H. – D. Davray, p. 141.