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Read the book: «Les chasseurs de chevelures», page 19

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XXXII
UNE AMERE DECEPTION

Nous arrivames aux ruines un peu apres le coucher du soleil. Les hiboux et les loups effarouches nous cederent la place, et nous installames notre camp au milieu des murs croulants. Nos chevaux furent attaches sur les pelouses desertes, et dans les vergers depuis longtemps abandonnes, ou les fruits murs jonchaient la terre en tas epais. Les feux, bientot allumes, illuminerent de leurs reflets brillants les piliers gris; une partie de la viande fut depaquetee et cuite pour le souper. Il y avait la de l'eau en abondance. Une branche du San-Pedro coulait au pied des murs de la Mission. Il y avait, dans les jardins, des yams, du raisin, des pommes de Grenade, des coings, des melons, des poires, des peches et des pommes; nous eumes de quoi faire un excellent repas. Apres le diner, qui fut court, les sentinelles furent placees a tous les chemins qui conduisaient vers les ruines. Les hommes etaient affaiblis et fatigues par le long jeune qui avait precede cette refection, et au bout de peu de temps ils se coucherent la tete reposant sur leurs selles et s'endormirent. Ainsi se passa notre premiere nuit a la Mission de San-Pedro. Nous devions y sejourner trois jours, ou tout au moins attendre que la chair de buffalo fut sechee et bonne a empaqueter.

Ce furent des jours penibles pour moi. L'oisivete developpait les mauvais instincts de mes associes a demi sauvages. Des plaisanteries obscenes et des jurements affreux resonnaient continuellement a mes oreilles; je n'y echappais qu'en allant courir les bois avec le vieux botaniste, qui passa tout ce temps au milieu des joies vives et pures que procurent les decouvertes scientifiques. Le Maricopa etait aussi pour moi un agreable compagnon. Cet homme etrange avait fait d'excellentes etudes, et connaissait a peu pres tous les auteurs de quelque renom. Il se tenait sur une tres-grande reserve toutes les fois que j'essayais de le faire parler de lui. Seguin, pendant ces trois jours, demeura taciturne et solitaire, s'occupant tres-peu de ce qui se passait autour de lui. Il semblait devore d'impatience, et, a chaque instant, allait visiter le tasajo. Il passait des heures entieres sur les hauteurs voisines, et tenait ses regards fixes du cote de l'est. C'etait le point d'ou devaient revenir les hommes que nous avions laisses en observation au Pinon. Une azotea dominait les ruines. J'avais l'habitude de m'y rendre chaque apres-midi, quand le soleil avait perdu de son ardeur. De cette place on jouissait d'une belle vue de la vallee; mais son principal attrait pour moi residait dans l'isolement que je pouvais m'y procurer. Les chasseurs montaient rarement la; leurs propos sauvages et silencieux n'arrivaient pas a cette hauteur. J'avais coutume d'etendre ma couverture pres des parapets a demi ecroules, de m'y coucher, et de me livrer, dans cette position, a de douces pensees retrospectives, ou a des reves d'avenir plus doux encore. Un seul objet brillait dans ma memoire; un seul objet occupait mes esperances. Je n'ai pas besoin de le dire, a ceux du moins qui ont veritablement aime.

Je suis a ma place favorite, sur l'azotea. Il est nuit; mais on s'en douterait a peine. Une pleine lune d'automne est au zenith, et se detache sur les profondeurs bleues d'un ciel sans nuages. Dans mon pays lointain, ce serait la lune des moissons. Ici elle n'eclaire ni les moissons ni le logis du moissonneur; mais cette saison, belle dans tous les climats, n'est pas moins charmante dans ces lieux sauvages et romantiques. La Mission est assise sur un plateau des Andes septentrionales, a plusieurs milliers de pieds au-dessus du niveau de la mer. L'air est vif et sec. On reconnait son peu de densite a la nettete des objets qui frappent la vue, a l'aspect des montagnes que l'on croirait voisines, bien que leur eloignement soit considerable, a la fermete des contours qui se detachent sur le ciel. Je m'en apercois encore au peu d'elevation de la temperature, a l'ardeur de mon sang, au jeu facile de mes poumons. Ah! c'est un pays favorable pour les personnes frappees d'etisie et de langueur. Si l'on savait cela dans les contrees populeuses! L'air, degage de vapeurs, est inonde par la lumiere pale de la lune. Mon oeil se repose sur des objets curieux, sur des formes de vegetation particulieres au sol de cette contree. Leur nouveaute m'interesse. A la blanche lueur, je vois les feuilles lanceolees de l'uyucca, les grandes colonnes du pitahaya et le feuillage dentele du cactus cochineal. Des sons flottent dans l'espace; ce sont les bruits du camp, des hommes et des animaux; mais, Dieu merci! je n'entends qu'un bourdonnement lointain. Une autre voix plus agreable frappe mon oreille; c'est le chant de l'oiseau moqueur, le rossignol du monde occidental. Il pousse ses notes imitatives du sommet d'un arbre voisin, et remplit l'air d'une douce melodie. La lune plane par-dessus tout; je la suis dans sa course elevee. Elle semble presider aux pensees qui m'occupent, a mon amour! Que de fois les poetes ont chante son pouvoir sur cette douce passion! Chez eux l'imagination seule parlait: c'etait une affaire de style; mais dans tous les temps et dans tous les pays, ce fut et c'est une croyance. D'ou vient cette croyance? d'ou vient la croyance en Dieu? car ces sentiments ont la meme source. Cette foi instinctive, si generalement repandue, reposerait-elle sur une erreur? Se pourrait-il que notre esprit ne fut, apres tout, que matiere, fluide electrique? Mais, en admettant cela, pourquoi ne serait-il pas influence par la lune? Pourquoi n'aurait-il pas ses marees, son flux et son reflux aussi bien que les plaines de l'air et celles de l'Ocean?

Couche sur ma couverture et m'abreuvant des rayons de la lune, je m'abandonne a une suite de reveries sentimentales et philosophiques. J'evoque le souvenir des scenes qui ont du se passer dans les ruines qui m'environnent; les faits et les mefaits des peres capucins entoures de leurs serfs chausses de sandales. Ce retour au passe n'occupe pas longtemps mon esprit. Je traverse rapidement des ages recules, et ma pensee se reporte sur l'etre charmant que j'aime et que j'ai recemment quitte: Zoe, ma charmante Zoe! A elle je pensai longtemps. Pensait-elle a moi dans ce moment? Souffrait-elle de mon absence? Aspirait-elle apres mon retour? Ses yeux se remplissaient-ils de larmes quand elle regardait du haut de la terrasse solitaire? Mon coeur repondait: Oui! battant d'orgueil et de bonheur. Les scenes horribles que j'affrontais pour son salut devaient-elles se terminer bientot? De longs jours nous separaient encore, sans doute. J'aime les aventures; elles ont fait le charme de toute ma vie.

Mais ce qui se passait autour de moi!.. Je n'avais pas encore commis de crime; mais j'avais assiste passif a des crimes, domine par la necessite de la situation que je m'etais faite. Ne serais-je pas bientot entraine moi-meme a tremper dans quelque horrible drame du genre de ceux qui constituaient la vie habituelle des hommes dont j'etais entoure. Dans le programme que Seguin m'avait developpe, je n'avais pas compris les cruautes inutiles dont j'etais force d'etre le temoin. Il n'etait plus temps de reculer; il fallait aller en avant, et traverser encore d'autres scenes de sang et de brutalite, jusqu'a l'heure ou il me serait donne de revoir ma fiancee, et de recevoir comme prix de mes epreuves l'adorable Zoe.

Ma reverie fut interrompue. J'entendis des voix et des pas; on s'approchait de la place ou j'etais couche. J'apercus deux hommes engages dans une conversation animee. Ils ne me voyaient pas, cache que j'etais derriere quelques fragments de parapet brise, et dans l'ombre. Quand ils furent plus pres, je reconnus le patois de mon serviteur canadien, et l'on ne pouvait pas se tromper a celui de son compagnon. C'etait l'accent de Barney, sans aucun doute. Ces dignes garcons, ainsi que je l'ai deja dit, s'etaient lies comme deux larrons en foire, et ne se quittaient plus. Quelques actes de complaisance avaient attache le fantassin a son associe, plus fin et plus experimente; – ce dernier avait pris l'autre sous son patronage et sous sa protection.

Je fus contrarie de ce derangement, mais la curiosite me fit rester immobile et silencieux. Barney parlait au moment ou je commencai a les entendre.

– En verite, monsieur Gaoude, je ne donnerais pas cette nuit delicieuse pour tout l'or du monde. J'avais remarque le petit bocal deja: mais que le diable m'etrangle si j'avais cru que c'etait autre chose que de l'eau claire. Voyez-vous ca! Aurait-on pense que ce vieux loustic d'Allemand en apporterait un plein bocal et garderait comme ca tout pour lui! Vous etes bien sur que c'en est?

– Oui! oui! c'est de la bonne liqueur, de l'aguardiente.

– Agouardenty, vous dites?

– Oui, vraiment, monsieur Barney. Je l'ai flairee plus d'une fois. Ca sent tres-fort; c'est fort, c'est bon!

– Mais pourquoi ne l'avez-vous pas pris vous-meme? Vous saviez bien ou le docteur fourrait ca, et vous auriez pu l'attraper bien plus facilement que moi.

– Pourquoi, Barney?

– Parce que, mon ami, je ne veux pas me mettre mal avec M. le docteur, il pourrait me soupconner.

– Je ne vois pas clairement la chose. Il peut vous soupconner dans tous les cas. Eh bien alors?

– Oh! alors, n'importe! je jurerai mes grands dieux que ce n'est pas moi.

J'aurai la conscience tranquille.

– Par le ciel! nous pouvons prendre la liqueur a present. Voulez-vous, monsieur Gaoude; pour moi je ne demande pas mieux: c'est dit, n'est-ce pas?

– Oui, tres-bien!

– Pour lors, a present ou jamais; c'est le bon moment. Le vieux bonhomme est sorti; je l'ai vu partir moi-meme. La place est bonne ici pour boire. Venez et montrez-moi ou il la cache; et, par saint Patrick, je suis votre homme pour l'attraper!

– Tres-bien; allons! monsieur Barney, allons!

Quelque obscure que cette conversation puisse paraitre, je la compris parfaitement. Le naturaliste avait apporte parmi ses bagages un petit bocal d'aguardiente, de l'alcool de Mezcal, dans le but de conserver quelques echantillons rares de la famille des serpents ou des lezards, s'il avait la chance d'en rencontrer. Je compris donc qu'il ne s'agissait de rien moins que d'un complot ayant pour but de s'emparer de ce bocal et de vider son contenu.

Mon premier mouvement fut de me lever pour mettre obstacle a leur dessein, et, de plus, administrer un savon salutaire a mon voyageur ainsi qu'a son compagnon a cheveux rouges; mais, apres un moment de reflexion, je pensai qu'il valait mieux s'y prendre d'une autre facon et les laisser se punir eux-memes.

Je me rappelais que, quelques jours avant notre arrivee a l'Ojo de Vaca, le docteur avait pris un serpent du genre des viperes, deux ou trois sortes de lezards, et une hideuse bete baptisee par les chasseurs du nom de grenouille a cornes. Il les avait plonges dans l'alcool pour les conserver. Je l'avais vu faire, et ni mon Francais ni l'Irlandais ne se doutaient de cela. Je resolus donc de les laisser boire une bonne gorgee de l'infusion avant d'intervenir. Je n'attendis pas longtemps. Au bout de peu d'instants, ils remonterent, et Barney etait charge du precieux bocal. Ils s'assirent tout pres de l'endroit ou j'etais couche, puis, debouchant le flacon, ils remplirent leurs tasses d'etain et commencerent a gouter. On n'aurait pas trouve ailleurs une paire de gaillards plus alteres; et d'une seule gorgee, chacun d'eux eut vide sa tasse jusqu'au fond.

– Un drole de gout, ne trouvez-vous pas? dit Barney apres avoir detache la tasse de ses levres.

– Oui, c'est vrai, monsieur.

– Que pensez-vous que ce soit?

– Je ne sais quoi. Ca sent le… dame le… dame!..

– Le poisson, vous voulez dire?

– Oui, ca sent comme le poisson: un drole de bouquet, fichtre!

– Je suppose que les Mexicains mettent quelque chose la dedans pour donner du gout a l'aguardiente. C'est diablement fort tout de meme. Ca ne vaut pas grand'chose et on n'en ferait pas grand cas, si on avait a sa portee de la bonne liqueur d'Irlande. Oh! mere de Moise! c'est la une fameuse boisson!

Et l'Irlandais secouait la tete, ajoutant ainsi a l'emphase de son admiration pour le whisky de son pays.

– Mais, monsieur Gaoude, continua-t-il, le whisky est le whisky, sans aucun doute; mais, si nous ne pouvons avoir de la brioche, ce n'est pas une raison pour dedaigner le pain; ainsi donc, je vous en demanderai encore un coup.

Le gaillard tendit sa tasse pour qu'on la remplit de nouveau.

Gode pencha le flacon, et versa une partie de son contenu dans les deux tasses.

Mon Dieu! qu'est-ce qu'il y a dans ma tasse? s'ecria-t-il apres avoir bu une gorgee.

– Qu'est-ce que c'est? laissez voir. Ca! sur mon ame, on dirait d'une bete.

– Sacr-r-r… c'est une vilaine bete du Texas, c'est une grenouille! C'est donc ca que ca empoisonnait le poisson. Oh! o-ouach!

– Oh! sainte Mere! il y en a une autre dans la mienne! Par le diable! c'est un scorpion; un lezard! Houch! ouach! ouach!

– Vou-achr! ha-a-ach! Mon Dieu! ouachr! ach! Sacr…! oachr! ach! o-oa-a – achr!

– Sacre tonnerre! Ho-ach! Le vieux satane docteur! A-ouach!

– Ack! ackr! Vierge sainte! ha! ho! hohachr! Poison! Poison!

Et les deux ivrognes marcherent avec agitation sur l'azotea, se debarrassant l'estomac, crachant tant qu'ils pouvaient, remplis de terreur, et pensant qu'ils devaient etre empoisonnes. Je m'etais releve et riais comme un fou. Mes eclats de rire et les exclamations des deux victimes attirerent une foule de chasseurs sur la terrasse, et quand ils eurent vu de quoi il s'agissait, les ruines retentirent du fracas de leurs moqueries sauvages. Le docteur, qui etait arrive avec les autres, goutait peu la plaisanterie. Cependant, apres une courte recherche, il retrouva ses lezards et les remit dans le bocal, qui contenait encore assez d'alcool pour les recouvrir. Il pouvait etre tranquille sur l'avenir: son flacon etait a l'abri des tentatives des chasseurs les plus alteres.

XXXIII
LA VILLE FANTOME

Le matin du quatrieme jour, les hommes que nous avions laisses en observation rejoignirent, et nous apprimes d'eux que les Navajoes avaient pris la route du sud. Les Indiens, revenus a la source, le second jour apres notre depart, avaient suivi la direction indiquee par les fleches. C'etait la bande de Dacoma; en tout, a peu pres, trois cents guerriers. Nous n'avions rien de mieux a faire que de plier bagage le plus promptement possible et de poursuivre notre marche vers le nord. Une heure apres, nous etions en selle et suivions la rive rocheuse du San-Pedro. Une longue journee de marche nous conduisit aux bords desoles du Gila; et nous campames, pour la nuit, pres du fleuve, au milieu des ruines celebres qui marquent la seconde halte des Azteques lors de leur migration.

A l'exception du botaniste, du chef Coco, de moi et peut-etre de Seguin, pas un de la bande ne semblait s'inquieter de ses interessantes antiquites. Les traces de l'ours gris, que l'on voyait sur la terre molle, occupaient bien plus les chasseurs que les poteries brisees et leurs peintures hieroglyphiques. Deux de ces animaux furent decouverts pres du camp, et un terrible combat s'ensuivit, dans lequel un des Mexicains faillit perdre la vie, et n'echappa qu'apres avoir eu la tete et le cou en partie depouilles. Les ours furent tues et servirent a notre souper. Le jour suivant, nous remontames le Gila jusqu'a l'embouchure de San Carlos, ou nous fimes halte pour la nuit. Le San-Carlos vient du nord, et Seguin avait resolu de remonter le cours de cette riviere pendant une centaine de milles, et, ensuite, de traverser a l'est vers le pays des Navajoes. Quand il eut fait connaitre sa decision, un esprit de revolte se manifesta parmi les hommes, et des murmures de mecontentement gronderent de tous cotes. Peu d'instants apres, cependant, plusieurs etant descendus et s'etant avances dans l'eau, a quelque distance du bord, ramasserent quelques grains d'or dans le lit de la riviere. On apercut aussi, parmi les rochers, comme indice du precieux metal, la quixa, que les Mexicains designent sous le nom de mere de l'or. Il y avait des mineurs dans la troupe, qui connaissaient tres-bien cela, et cette decouverte sembla les satisfaire. On ne parla plus davantage de gagner le Prieto. Peut-etre le San-Carlos se trouverait-il aussi riche. Cette riviere avait, comme l'autre, la reputation d'etre aurifere. En tout cas, l'expedition, en se dirigeant vers l'est, devait traverser le Prieto dans la partie elevee de son cours, et cette perspective eut pour effet d'apaiser les mutins, du moins pour l'instant. Une autre consideration encore contribuait a les calmer: le caractere de Seguin. Il n'y avait pas un individu de la bande qui se souciat de le contrarier en la moindre des choses. Tous le connaissaient trop bien pour cela; et ces hommes, qui faisaient generalement bon marche de leur vie quand ils se croyaient dans le droit consacre par la loi de la montagne, savaient bien que retarder l'expedition dans le but de chercher de l'or n'etait ni conforme a leur contrat avec lui, ni d'accord avec ses desirs. Plus d'un dans la troupe, d'ailleurs, etait vivement attire vers les villes des Navajoes par des motifs semblables a ceux qui animaient Seguin. Enfin, dernier argument qui n'echappait pas a la majorite: la bande de Dacoma devait se mettre a notre poursuite aussitot qu'elle aurait rejoint les Apaches. Nous n'avions donc pas de temps a perdre a la recherche de l'or, et le plus simple chasseur de scalps comprenait bien cela. Au point du jour, nous etions de nouveau en route, et nous suivions la rive du San-Carlos. Nous avions penetre dans le grand desert qui s'etend au nord depuis le Gila jusqu'aux sources du Colorado. Nous y etions entres sans guide, car pas un de la troupe n'avait jamais traverse ces regions inconnues. Rube lui-meme ne connaissait nullement cette partie du pays. Nous n'avions pas de boussole, mais nous pouvions nous en passer. Presque tous nous etions capables d'indiquer la direction du nord sans nous tromper d'un degre, et nous savions reconnaitre l'heure exacte, a 10 minutes pres, soit de nuit, soit de jour, a la simple inspection du firmament. Avec un ciel clair, avec les indications des arbres et des rochers, nous n'avions besoin ni de boussole ni de chronometre. Une vie passee sous la voute etoilee, dans ces prairies elevees et dans ces gorges de montagnes, ou rarement un toit leur derobait la vue de l'azur des cieux, avait fait de tous ces rodeurs insouciants autant d'astronomes. Leur education, sous ce rapport, etait accomplie, et elle reposait sur une experience acquise a travers bien des perils. Leur connaissance de ces sortes de choses me paraissait tout a fait instinctive. Nous avions encore un guide aussi sur que l'aiguille aimantee; nous traversions les regions de la plante polaire, et a chaque pas la direction des feuilles de cette plante nous indiquait notre meridien. Notre route en etait semee, et nos chevaux les ecrasaient en marchant.

Pendant plusieurs jours nous avancames vers le nord a travers un pays de montagnes etranges, dont les sommets, de formes fantastiques et bizarrement groupes, s'elevaient jusqu'au ciel. La, nous apercevions des formes hemispheriques comme des domes d'eglise; ici, des tours gothiques se dressaient devant nous; ailleurs, c'etaient des aiguilles gigantesques dont la pointe semblait percer la voute bleue. Des rochers, semblables a des colonnes, en supportaient d'autres poses horizontalement; d'immenses voutes taillees dans le roc semblaient des ruines antediluviennes, des temples de druides d'une race de geants! Ces formes si singulieres etaient encore rehaussees par les plus brillantes couleurs. Les roches stratifiees etalaient tour a tour le rouge, le blanc, le vert, le jaune et les tons etaient aussi vifs que s'ils eussent ete tout fraichement tires de la palette d'un peintre. Aucune fumee ne les avait ternis depuis qu'ils avaient emerge de leurs couches souterraines. Aucun nuage ne voilait la nettete de leurs contours. Ce n'etait point un pays de nuages, et tout le temps que nous le traversames, nous n'apercumes pas une tache au ciel; rien au-dessus de nous que l'ether bleu et sans limites. Je me rappelai les observations de Seguin. Il y avait quelque chose d'imposant dans la vue de ces eblouissantes montagnes; quelque chose de vivant qui nous empechait de remarquer l'aspect desole de tout ce qui nous entourait. Par moment, nous ne pouvions nous empecher de croire que nous nous trouvions dans un pays tres-peuple, tres-riche et tres-avance, si on en jugeait par la grandeur de son architecture. En realite, nous traversions la partie la plus sauvage du globe, une terre qu'aucun pied humain n'avait jamais foulee, sinon le pied chausse du mocassin: la region de l'Apache-Loup et du miserable Vamparico.

Nous suivions les bords de la riviere; ca et la, pendant nos haltes, nous cherchions de l'or. Nous n'en trouvions que de tres-petites quantites, et les chasseurs commencaient a parler tout haut du Prieto. La, pretendaient-ils, l'or se trouvait en lingots. Quatre jours apres avoir quitte le Gila, nous arrivames a un endroit ou le San-Carlos se frayait un canon a travers une haute sierra. Nous y fimes halte pour la nuit. Le lendemain matin, nous decouvrimes qu'il nous serait impossible de suivre plus longtemps le cours de la riviere sans escalader la montagne. Seguin annonca son intention de la quitter et de se diriger vers l'est. Les chasseurs accueillirent cette declaration par de joyeux hourras. La vision de l'or brillait de nouveau a leurs yeux. Nous attendimes au bord du San-Carlos, que la grande chaleur du jour fut passee, afin que nos chevaux pussent se rafraichir a discretion. Puis, nous remettant en selle, nous coupames a travers la plaine. Nous avions l'intention de voyager toute la nuit, ou du moins jusqu'a ce que nous trouvassions de l'eau, car une halte sans eau ne pouvait nous procurer aucun repos. Avant que nous eussions marche longtemps, nous nous trouvames en face d'une terrible jornada, un de ces deserts redoutes, sans herbe, sans arbre, sans eau. Devant nous, s'etendait du nord au sud une rangee inferieure de montagnes, puis au-dessus une autre chaine plus elevee et couronnee de sommets neigeux. On voyait facilement que ces deux chaines etaient distinctes, et la plus eloignee devait etre d'une prodigieuse elevation. Cela nous etait revele par les neiges eternelles dont ses pics etaient couverts. Une riviere, peut-etre celle-la meme que nous cherchions, devait necessairement se trouver au pied des montagnes neigeuses. Mais la distance etait immense. Si nous ne trouvions pas un cours d'eau en avant des premieres montagnes, nous etions grandement exposes a perir de soif. Telle etait notre perspective. Nous marchions sur un sol aride, a travers des plaines de lave et de roches aigues qui blessaient les pieds de nos chevaux: et, parfois, les coupaient. Il n'y avait autour de nous d'autre vegetation que l'artemise au vert maladif, et le feuillage fetide de la creosote. Aucun Etre vivant ne se montrait, a l'exception du hideux lezard, du serpent a sonnettes et des grillons du desert, qui rampaient sur le sol dur, par myriades, et que nos chevaux ecrasaient sous leurs pieds. "De l'eau!" tel etait le cri qui commencait a etre profere dans toutes les langues. —Water! criait le trappeur suffoquant. – De l'eau! criait le Canadien. —Agua! agua! criait le Mexicain.

A moins de vingt milles du San-Carlos, nos gourdes etaient aussi seches que le rocher. La poussiere de la plaine et la chaleur de l'atmosphere avaient provoque chez nous une soif intense, et nous avions tout epuise. Nous etions partis assez tard l'apres-midi. Au soleil couchant, les montagnes en face de nous semblaient toujours etre a la meme distance. Nous voyageames toute la nuit, et, quand le soleil se leva, nous en etions encore tres-eloignes. Cette illusion se produit toujours dans l'atmosphere transparente de ces regions elevees. Les hommes machonnaient tout en causant. Ils tenaient dans leur bouche de petites balles, ou des cailloux d'obsidienne, qu'ils mordaient avec des efforts desesperes. Quand nous atteignimes les premieres montagnes, le soleil etait deja haut sur l'horizon. A notre grande consternation, nous n'y trouvames pas une goutte d'eau! La chaine presentait un front de roches seches, tellement serrees et steriles, que les buissons de creosote eux-memes ne trouvaient pas de quoi s'y nourrir. Ces roches etaient aussi depourvues de vegetation que le jour ou elles etaient sorties de la terre a l'etat de lave. Des detachements se repandirent dans toutes les directions et grimperent dans les ravins; mais apres avoir perdu beaucoup de temps en recherches infructueuses, nous renoncames, desesperes. Il y avait un passage qui paraissait traverser la chaine. Nous y entrames et marchames en avant, silencieux et agites de sinistres pensees. Peu apres nous debuchions de l'autre cote, et une scene d'un singulier caractere frappait nos yeux. Devant nous une plaine entouree de tous cotes par de hautes montagnes; a l'extremite opposee, les monts neigeux prenaient naissance, et montraient leurs enormes rochers s'elevant verticalement a plus de mille pieds de hauteur. Les roches noires apparaissaient amoncelees les unes sur les autres, jusqu'a la limite des neiges immaculees dont les sommets etaient recouverts. Mais ce qui causait notre principal etonnement, c'etait la surface de la plaine. Elle etait aussi couverte d'un manteau d'une eclatante blancheur; cependant la place plus elevee que nous occupions etait parfaitement nue, et nous y ressentions vivement la chaleur du soleil. Ce que nous voyions dans la vallee ne pouvait donc pas etre de la neige.

L'uniformite de la vallee, les montagnes chaotiques, dont elle etait environnee, m'impressionnaient vivement par leur aspect froid et desole. Il semblait que tout fut mort autour de nous et que la nature fut enveloppee dans son linceul. Mes compagnons paraissaient eprouver la meme sensation que moi, et tout le monde se taisait. Nous descendimes la pente du defile qui conduisait dans cette singuliere vallee. En vain nos yeux interrogeaient l'espace: aucune apparence d'eau devant nous. Mais nous n'avions pas le choix: il fallait traverser. A l'extremite la plus eloignee, au pied des montagnes neigeuses, nous crumes distinguer une ligne noire, comme celle d'une rangee d'arbres, et nous nous dirigeames vers ce point. En arrivant sur la plaine nous trouvames le sol couvert d'une couche epaisse de soude, blanche comme de la neige. Il y en avait assez la pour satisfaire aux besoins de toute la race humaine; mais, depuis sa formation nulle main ne s'etait encore baissee pour la ramasser. Trois ou quatre massifs de rocher se trouvaient sur notre route, pres de l'endroit ou le defile debouchait dans la vallee. Pendant que nous les contournions, nos yeux tomberent sur une large ouverture pratiquee dans les montagnes qui etaient en face de nous. A travers cette ouverture, les rayons du soleil brillaient et coupaient en echarpe le paysage d'une trainee de lumiere jaune. Dans cette lumiere, se jouaient par myriades les legers cristaux de la soude souleve par la brise. Pendant que nous descendions, je remarquai que les objets prenaient autour de nous un aspect tout different de celui qu'ils nous avaient presente d'en haut. Comme par enchantement, la blanche surface disparaissait et faisait place a des champs de verdure au milieu desquels s'elancaient de grands arbres couverts d'un epais et vert feuillage.

– Des cotonniers! s'ecria un chasseur en regardant les bosquets encore eloignes.

– Ce sont d'enormes sapins, pardieu! s'ecria un autre.

– Il y a de l'eau la, camarades, bien sur! fit remarquer un troisieme.

– Oui, messieurs! il est impossible que de pareilles tiges croissent sur une prairie seche. Regardez! Hilloa!

– De par tous les diables, voila une maison la-bas!

– Une maison! une, deux, trois!.. Mais c'est tout une ville, ou bien il n'y a pas un seul mur. Tenez! Jim, regardez la-bas! Wagh!

Je marchais devant avec Seguin; le reste de la bande atteignait la bouche du defile derriere nous. J'avais ete absorbe pendant quelques instants dans la contemplation de la blanche efflorescence qui couvrait le sol et je pretais l'oreille au craquement de ces incrustations sous le sabot de mon cheval. Ces exclamations me firent lever les yeux. Sous l'impression de ce que je vis, je tirai les deux renes d'une seule secousse. Seguin avait fait comme moi, et toute la troupe s'etait arretee en meme temps. Nous venions justement de tourner une des masses qui nous empechaient de voir la grande ouverture qui se trouvait alors precisement en face de nous; et, pres de sa base, du cote du sud, on voyait s'elever les murs et les edifices d'une cite; d'une vaste cite, si l'on en jugeait par la distance et par l'aspect colossal de son architecture. Les colonnes des temples, les grandes portes, les fenetres, les balcons, les parapets, les escaliers tournants nous apparaissaient distinctement. Un grand nombre de tours s'elevaient tres-haut au-dessus des toits; au milieu, un grand edifice ressemblant a un temple et couronne d'un dome massif, dominait toutes les autres constructions. Je considerais cette apparition soudaine avec un sentiment d'incredulite. C'etait un songe, une chimere, un mirage peut-etre… Non, cependant le mirage ne presente pas un tableau aussi net. Il y avait la des toits, des cheminees, des murs, des fenetres. Il y avait des maisons fortifiees avec leurs creneaux reguliers et leurs embrasures. Tout cela etait reel: c'etait une ville. Etait-ce donc la la Cibolo des peres espagnols? Etait-ce la ville aux portes d'or et aux tours polies? Apres tout, l'histoire racontee par les pretres voyageurs ne pouvait-elle pas etre vraie? Qui donc avait demontre que ce fut une fable! Qui avait jamais penetre dans ces regions ou les recits des pretres placaient la ville doree de Cibolo? Je vis que Seguin etait, autant que moi, surpris et embarrasse. Il ne connaissait rien de ce pays. Il avait vu souvent des mirages, mais pas un seul qui ressemblat a ce que nous avions sous les yeux.