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Read the book: «Discours par Maximilien Robespierre — 5 Fevrier 1791-11 Janvier 1792», page 8

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Discours sur la guerre, prononcé à la Société des Amis de la Constitution, le 2 Janvier 1792, an quatrième de la Révolution (2 janvier 1792)

Les plus grandes questions qui agitent les hommes ont souvent pour base un malentendu; il y en a, si je ne me trompe, même dans celle-ci; il suffit de le faire cesser, et tous les bons citoyens se rallieront aux principes et à la vérité.

Des deux opinions qui ont été balancées dans cette Assemblée, l'une a pour elle toutes les idées qui flattent l'imagination, toutes les espérances brillantes qui animent l'enthousiasme, et même un sentiment généreux soutenu de tous les moyens que le gouvernement le plus actif et le plus puissant peut employer pour influer sur l'opinion; l'autre n'est appuyée que sur la froide raison et sur la triste vérité. Pour plaire, il faut défendre la première; pour être utile, il faut soutenir la seconde, avec la certitude de déplaire à tous ceux qui ont le pouvoir de nuire: c'est pour celle-ci que je me déclare.

Ferons-nous la guerre, ou ferons-nous la paix? Attaquerons-nous nos ennemis, ou les attendrons-nous dans nos foyers? Je crois que cet énoncé ne présente pas la question sous tous ses rapports et dans toute son étendue. Quel parti la nation et ses représentants doivent-ils prendre, dans les circonstances où nous sommes, à l'égard de nos ennemis intérieurs et extérieurs? Voilà le véritable point de vue sous lequel on doit l'envisager, si on veut l'embrasser tout entière, et la discuter avec toute l'exactitude qu'elle exige. Ce qui importe, par-dessus tout, quel que puisse être le fruit de nos efforts, c'est d'éclairer la nation sur ses véritables intérêts et sur ceux de ses ennemis; c'est de ne pas ôter à la liberté sa dernière ressource, en donnant le change à l'esprit public dans ces circonstances critiques. Je tâcherai de remplir cet objet en répondant principalement à l'opinion de M. Brissot.

Si des traits ingénieux, si la peinture brillante et prophétique des succès d'une guerre terminée par les embrassements fraternels de tous les peuples de l'Europe, sont des raisons suffisantes pour décider une question aussi sérieuse, je conviendrai que M. Brissot l'a parfaitement résolue; mais son discours m'a paru présenter un vice, qui n'est rien dans un discours académique, et qui est de quelque importance dans la plus grande de toutes les discussions politiques; c'est qu'il a sans cesse évité le point fondamental de la question, pour élever à côté tout son système sur une base absolument ruineuse.

Certes, j'aime tout autant que M. Brissot une guerre entreprise pour étendre le règne de la liberté, et je pourrais me livrer aussi au plaisir d'en raconter d'avance toutes les merveilles. Si j'étais maître des destinées de la France, si je pouvais, à mon gré, diriger ses forces et ses ressources, j'aurais envoyé, dès longtemps, une armée en Brabant, j'aurais secouru les Liégeois et brisé les fers des Bataves; ces expéditions sont fort de mon goût. Je n'aurais point, il est vrai, déclaré la guerre à des sujets rebelles, je leur aurais ôté jusqu'à la volonté de se rassembler; je n'aurais pas permis à des ennemis plus formidables et plus près de nous de les protéger et de nous susciter au dedans des dangers plus sérieux.

Mais dans les circonstances où je trouve mon pays, je jette un regard inquiet autour de moi, et je me demande si la guerre que l'on fera sera celle que l'enthousiasme nous promet; je me demande qui la propose, comment, dans quelles circonstances, et pourquoi?

C'est là, c'est dans notre situation toute extraordinaire que réside toute la question. Vous en avez sans cesse détourné vos regards; mais j'ai prouvé, ce qui était clair pour tout le monde, que la proposition de la guerre actuelle était le résultat d'un projet formé dès longtemps par les ennemis intérieurs de notre liberté; je vous en ai montré le but; je vous ai indiqué les moyens d'exécution; d'autres vous ont prouvé qu'elle n'était qu'un piège visible: un orateur, membre de l'Assemblée constituante, vous a dit, à cet égard, des vérités de fait très importantes; il n'est personne qui n'ait aperçu ce piège, en songeant que c'était après avoir constamment protégé les émigrations et les émigrants rebelles, qu'on proposait de déclarer la guerre à leurs protecteurs, en même temps qu'on défendait encore les ennemis du dedans, confédérés avec eux. Vous êtes convenu vous-même que la guerre plaisait aux émigrés, qu'elle plaisait au ministère, aux intrigants de la cour, à celte faction nombreuse, dont les chefs, trop connus, dirigent, depuis longtemps, toutes les démarches du pouvoir exécutif; toutes les trompettes de l'aristocratie et du gouvernement en donnent à la fois le signal: enfin, quiconque pourrait croire que la conduite de la cour, depuis le commencement de cette révolution, n'a pas toujours été en opposition avec les principes de l'égalité et le respect pour les droits du peuple serait regardé comme un insensé, s'il était de bonne foi; quiconque pourrait dire que la cour propose une mesure aussi décisive que la guerre, sans la rapporter à son plan, ne donnerait pas une idée plus avantageuse de son jugement: or, pouvez-vous dire qu'il soit indifférent au bien de l'Etat, que l'entreprise de la guerre soit dirigée par l'amour de la liberté ou par l'esprit du despotisme, par la fidélité ou par la perfidie? Cependant qu'avez-vous répondu à tous ces faits décisifs? Qu'avez-vous dit pour dissiper tant de justes soupçons? Votre réponse à ce principe fondamental de toute cette discussion fait juger tout votre système.

La défiance, avez-vous dit dans votre premier discours, la défiance est un étal affreux: elle empêche les deux pouvoirs d'agir de concert; elle empêche le peuple de croire aux démonstrations du pouvoir exécutif, attiédit son attachement, relâche sa soumission.

La défiance est un état affreux! Est-ce là le langage d'un homme libre qui croit que la liberté ne peut être achetée à trop haut prix? Elle empêche les deux pouvoirs d'agir de concert! Est-ce encore vous qui parlez ici? Quoi! c'est la défiance du peuple qui empêche le pouvoir exécutif de marcher; et ce n'est pas sa volonté propre? Quoi! c'est le peuple qui doit croire aveuglément aux démonstrations du pouvoir exécutif; et ce n'est plus le pouvoir exécutif qui doit mériter la confiance du peuple, non par des démonstrations, mais par des faits? La défiance attiédit son attachement! Et à qui donc le peuple doit-il de l'attachement? est-ce à un homme? est-ce à l'ouvrage de ses mains, ou bien à la patrie, à la liberté? Elle relâche sa soumission! A la loi, sans doute. En a-t-il manqué jusqu'ici? Qui a le plus de reproches à se faire à cet égard, ou de lui, ou de ses oppresseurs? Si ce texte a excité ma surprise, elle n'a pas diminué, je l'avoue, quand j'ai entendu le commentaire par lequel vous l'avez développé dans votre dernier discours.

Vous nous avez appris qu'il fallait bannir la défiance, parce qu'il y avait eu un changement dans le ministère. Quoi! c'est vous, qui avez de la philosophie et de l'expérience; c'est vous, que j'ai entendu vingt fois dire, sur la politique et sur l'esprit immortel des cours, tout ce que pense là-dessus tout homme qui a la faculté de penser; c'est vous qui prétendez que le ministère doit changer avec un ministre! C'est à moi qu'il appartient de m'expliquer librement sur les ministres: 1° parce que je ne crains pas d'être soupçonné de spéculer sur leur changement, ni pour moi, ni pour mes amis; 2° parce que je ne désire pas de les voir remplacer par d'autres, convaincu que ceux qui aspirent à leurs places ne vaudraient pas mieux. Ce ne sont point les ministres que j'attaque; ce sont leurs principes et leurs actes. Qu'ils se convertissent, s'ils le peuvent, et je combattrai leurs détracteurs. J'ai le droit, par conséquent, d'examiner les bases sur lesquelles repose la garantie que vous leur prêtez. Vous blâmez le ministre Montmorin qui a cédé sa place, pour attirer la confiance sur le ministre Lessart qui s'est chargé de son rôle! A Dieu ne plaise que je perde des moments précieux à instituer un parallèle entre ces deux illustres défenseurs des droits du peuple! Vous avez expédié deux certificats de patriotisme à deux autres ministres, par la raison qu'ils avaient été tirés de la classe des plébéiens; et moi, je le dis franchement, la présomption la plus raisonnable, à mon avis, est que, dans les circonstances où nous sommes, des plébéiens n'auraient point été appelés au ministère, s'ils n'avaient été jugés dignes d'être nobles. Je m'étonne que la confiance d'un représentant du peuple porte sur un ministre que le peuple de la capitale a craint de voir arriver à une place municipale; je m'étonne de vous voir recommander à la bienveillance publique le ministre de la justice, qui a paralysé la cour provisoire d'Orléans, en se dispensant de lui envoyer les principales procédures; le ministre qui a calomnié grossièrement, à la face de l'Assemblée nationale, les sociétés patriotiques de l'Etat, pour provoquer leur destruction; le ministre qui, récemment encore, vient de demander à l'Assemblée actuelle la suspension de l'établissement des nouveaux tribunaux criminels, sous le prétexte que la nation n'était pas mûre pour les jurés, sous le prétexte (qui le croirait!) que l'hiver est une saison trop rude pour réaliser cette institution, déclarée partie essentielle de notre Constitution par l'acte constitutionnel, réclamée par les principes éternels de la justice, et par la tyrannie insupportable du système barbare qui pèse encore sur le patriotisme et sur l'humanité; ce ministre, oppresseur du peuple avignonnais, entouré de tous les intrigants que vous avez vous-même dénoncés dans vos écrits, et ennemi déclaré de tous les patriotes invariablement attachés à la cause publique. Vous avez encore pris sous votre sauvegarde le ministre actuel de la guerre. Ah! de grâce, épargnez-nous la peine de discuter la conduite, les relations et le personnel de tant d'individus, lorsqu'il ne doit être question que des principes et de la patrie. Ce n'est pas assez d'entreprendre l'apologie des ministres, vous voulez encore les isoler des vues et de la société de ceux qui sont notoirement leurs conseils et leurs coopérateurs.

Personne ne doute aujourd'hui qu'il existe une ligue puissante et dangereuse contre l'égalité et contre les principes de notre liberté: on sait que la coalition qui porta des mains sacrilèges sur les bases de la Constitution s'occupe avec activité des moyens d'achever son ouvrage; qu'elle domine à la cour, qu'elle gouverne les ministres: vous êtes convenu qu'elle avait le projet d'étendre encore la puissance ministérielle, et d'aristocratiser la représentation nationale; vous nous avez priés de croire que les ministres et la cour n'avaient rien de commun avec elle; vous avez démenti, à cet égard, les assertions positives de plusieurs orateurs et l'opinion générale; vous vous êtes contentés d'alléguer que des intrigants ne pouvaient porter aucune atteinte à la liberté. Ignorez-vous que ce sont les intrigants qui font le malheur des peuples? Ignorez-vous que des intrigants, secondés par la force et par les trésors du gouvernement, ne sont pas à négliger? que vous-même vous vous êtes fait une loi jadis de poursuivre avec chaleur une partie de ceux dont il est ici question? Ignorez-vous que depuis le départ du roi, dont le mystère commence à s'éclaircir, ils ont eu le pouvoir de faire rétrograder la révolution, et de commettre impunément les plus coupables attentats contre la liberté? D'où vous vient donc tout à coup tant d'indulgence ou de sécurité?

Ne vous alarmez pas, nous a dit le même orateur, si cette faction veut la guerre; ne vous alarmez pas si, comme elle, la cour et les ministres veulent la guerre; si les papiers, que le ministère soudoie, prêchent la guerre: les ministres, à la vérité, se joindront toujours aux modérés contre les patriotes, mais ils se joindront aux patriotes et aux modérés contre les émigrants. Quelle rassurante et lumineuse théorie! Les ministres, vous en convenez, sont les ennemis des patriotes; les modérés, pour lesquels ils se déclarent, veulent rendre notre constitution aristocratique; et vous voulez que nous adoptions leurs projets? Les ministres soudoient, et c'est vous qui le dites, des papiers dont l'emploi est d'éteindre l'esprit public, d'effacer les principes de la liberté, de vanter les plus dangereux de ses ennemis, de calomnier tous les bons citoyens, et vous voulez que je me fie aux vues et aux principes des ministres?

Vous croyez que les agents du pouvoir exécutif sont plus disposés à adopter les maximes de l'égalité, et à défendre les droits du peuple dans toute leur pureté, qu'à transiger avec les membres de la dynastie, avec les amis de la cour, aux dépens du peuple et des patriotes, qu'ils appellent hautement des factieux? Mais les aristocrates de toutes les nuances demandent la guerre; mais tous les échos de l'aristocratie répètent aussi le cri de guerre: il ne faut pas non plus se défier, sans doute, de leurs intentions. Pour moi, j'admire votre bonheur et ne l'envie pas. Vous étiez destiné à défendre la liberté sans défiance, sans déplaire à ses ennemis, sans vous trouver en opposition ni avec la cour, ni avec les ministres, ni avec les modérés. Comme les routes du patriotisme sont devenues pour vous faciles et riantes!

Pour moi, j'ai trouvé que plus on avançait dans cette carrière, plus on rencontrait d'obstacles et d'ennemis, plus on se trouvait abandonné de ceux avec qui on y était entré; et j'avoue que si je m'y voyais environné des courtisans, des aristocrates, des modérés, je serais au moins tenté de me croire en assez mauvaise compagnie.

Ou je me trompe, ou la faiblesse des motifs par lesquels vous avez voulu nous rassurer sur les intentions de ceux qui nous poussent à la guerre est la preuve la plus frappante qui puisse les démontrer. Loin d'aborder le véritable état de la question, vous l'avez toujours fui. Tout ce que vous avez dit est donc hors de la question. Votre opinion n'est fondée que sur des hypothèses vagues et étrangères.

Que nous importent, par exemple, vos longues et pompeuses dissertations sur la guerre américaine? Qu'y a-t-il de commun entre la guerre ouverte qu'un peuple fait à ses tyrans, et un système d'intrigue conduit par le gouvernement même contre la liberté naissante? Si les Américains avaient triomphé de la tyrannie anglaise en combattant sous les drapeaux de l'Angleterre et sous les ordres de ses généraux contre ses propres alliés, l'exemple des Américains serait bon à citer: on pourrait même y joindre celui des Hollandais et des Suisses, s'ils s'étaient reposés sur le duc d'Albe et sur les princes d'Autriche et de Bourgogne du soin de venger leurs outrages et d'assurer leur liberté. Que nous importent encore les victoires rapides que vous remportez à la tribune sur le despotisme et sur l'aristocratie de l'univers? Comme si la nature des choses se pliait si facilement à l'imagination d'un orateur! Est-ce le peuple ou le génie de la liberté qui dirigera le plan qu'on nous propose? C'est la cour, ce sont ses officiers, ce sont ses ministres. Vous oubliez toujours que cette donnée change toutes les combinaisons.

Croyez-vous que le dessein de la cour soit d'ébranler le trône de Léopold et ceux de tous les rois, qui, dans leurs réponses à ses messages, lui témoignent un attachement exclusif, elle qui ne cesse de vous prêcher le respect pour les gouvernements étrangers, elle qui a troublé par ses menées la révolution de Brabant, elle qui vient de désigner à la nation, comme le sauveur de la patrie, comme le héros de la liberté, le général qui, dans l'Assemblée constituante, s'était déclaré hautement contre la cause des Brabançons? Cette réflexion me fait naître une autre idée; elle me rappelle un fait qui prouve peut-être à quels pièges les représentants du peuple sont exposés. Peut-être est-il étonnant que dans le temps où on parlait de guerre contre des princes allemands, pour dissiper des émigrants français, on se soit hâté de rassurer, par un décret, le chef du corps germanique, contre la crainte de voir se rassembler sur nos frontières les Brabançons, qui viennent chercher un asile parmi nous. Ce qu'il y a de certain, c'est que les plus zélés patriotes de la contrée française où ils se sont retirés ne paraissent pas en avoir une idée aussi défavorable que celle qu'on en a voulu répandre, et qu'ils ne sont pas sur cette affaire du même avis que le directoire du département du Nord. Pour moi, je crains, je l'avoue, que le patriotisme des représentants n'ait été trompé sur les faits. Je le dis sans crainte que l'on me soupçonne de vouloir décréditer leur sagesse; je me serais même épargné cette dernière réflexion, inutile pour mon propre compte, si je ne désirais, depuis quelque temps, de trouver l'occasion de dissiper les préventions que des malentendus ont pu faire naître, et qui pourraient relâcher les liens qui doivent unir tous les amis de la liberté. On dit que l'on cherche à se prévaloir de certaines observations dictées sans doute par l'amour du bien public, et qui, d'ailleurs, sont personnelles à leur auteur, pour éloigner de cette société des députés patriotes, et mettre l'amour-propre des représentants du peuple en opposition avec leur civisme. Je crois le succès de cette entreprise impossible; je crois, de plus, que nul membre de cette société n'a eu l'intention d'abaisser les législateurs actuels par un parallèle injuste entre la première et la seconde Assemblée. Pour moi, je déclare hautement que, loin d'attacher mon intérêt personnel à celui de l'Assemblée constituante, je la regarde comme une puissance qui n'est plus, et pour laquelle le jugement sévère de la postérité doit déjà commencer. Je déclare que personne n'a plus de respect que moi pour le caractère des représentants du peuple en général; que personne n'a plus d'estime et d'attachement pour les députés patriotes qui sont membres de cette société. Je suis même convaincu que c'est aux fautes de la première Assemblée qu'il faut imputer la plupart de celles que la législature actuelle pourrait commettre. Le fait même que je viens de citer en est peut-être un exemple. Je croirai aussi remplir un devoir de fraternité, autant que de civisme, en expliquant librement mon opinion sur toutes les questions qui intéressent la patrie et ses représentants; je pense même qu'ils ne doivent pas rejeter l'hommage des réflexions que me dicte le pur zèle du bien public, et dans lesquelles l'expérience de trois années de révolution me donne peut-être le droit de mettre quelque confiance.

Il résulte de ce que j'ai dit plus haut, qu'il pourrait arriver que l'intention de ceux qui demandent et qui conduiraient la guerre ne fût pas de la rendre fatale aux ennemis de notre révolution et aux amis du pouvoir absolu des rois: n'importe, vous vous chargez vous-mêmes de la conquête de l'Allemagne, d'abord; vous promenez notre armée triomphante chez tous les peuples voisins; vous établissez partout des municipalités, des directoires, des assemblées nationales, et vous vous écriez vous-mêmes que cette pensée est sublime, comme si le destin des empires se réglait par des figures de rhétorique. Nos généraux, conduits par vous, ne sont plus que les missionnaires de la Constitution; notre camp, qu'une école de droit public; les satellites des monarques étrangers, loin de mettre aucun obstacle à l'exécution de ce projet, volent au-devant de nous, non pour nous repousser, mais pour nous écouter.

Il est fâcheux que la vérité et le bon sens démentent ces magnifiques prédictions; il est dans la nature des choses que la marche de la raison soit lentement progressive. Le gouvernement le plus vicieux trouve un puissant appui dans les préjugés, dans les habitudes, dans l'éducation des peuples. Le despotisme même déprave l'esprit des hommes jusqu'à s'en faire adorer, et jusqu'à rendre la liberté suspecte et effrayante au premier abord. La plus extravagante idée qui puisse naître dans la tète d'un politique est de croire qu'il suffise à un peuple d'entrer à main armée chez un peuple étranger, pour lui faire adopter ses lois et sa constitution. Personne n'aime les missionnaires armés; et le premier conseil que donnent la nature et la prudence, c'est de les repousser comme des ennemis. J'ai dit qu'une telle invasion pourrait réveiller l'idée de l'embrasement du Palatinat et des dernières guerres, plus facilement qu'elle ne ferait germer des idées constitutionnelles, parce que la masse du peuple, dans ces contrées, connaît mieux ces faits que notre Constitution. Les récits des hommes éclairés qui les connaissent démentent tout ce qu'on nous raconte de l'ardeur avec laquelle elles soupirent après notre Constitution et nos armées. Avant que les effets de notre révolution se fassent sentir chez les nations étrangères, il faut qu'elle soit consolidée. Vouloir leur donner la liberté avant de l'avoir nous-mêmes conquise, c'est assurer à la fois notre servitude et celle du monde entier; c'est se former des choses une idée exagérée et absurde, de penser que, dès le moment où un peuple se donne une Constitution, tous les autres répondent au même instant à ce signal. L'exemple de l'Amérique, que vous avez cité, aurait-il suffi pour briser nos fers, si le temps et le concours des plus heureuses circonstances n'avaient amené insensiblement cette révolution? La déclaration des droits n'est point la lumière du soleil qui éclaire au même instant tous les hommes; ce n'est point la foudre qui frappe en même temps tous les trônes. Il est plus facile de l'écrire sur le papier ou de la graver sur l'airain, que de rétablir dans le coeur des hommes ses sacrés caractères effacés par l'ignorance, par les passions et par le despotisme. Que dis-je? N'est-elle pas tous les jours méconnue, foulée aux pieds, ignorée même parmi vous qui l'avez promulguée? L'égalité des droits est-elle ailleurs que dans les principes de notre charte constitutionnelle? Le despotisme, l'aristocratie ressuscitée sous des formes nouvelles, ne relève-t-elle pas sa tête hideuse? N'opprime-t-elle pas encore la faiblesse, la vertu, l'innocence, au nom des lois et de la liberté même? La Constitution, que l'on dit fille de la Déclaration des Droits, ressemble-t-elle si fort à sa mère? Que dis-je? Cette vierge, jadis rayonnante d'une beauté céleste, est-elle encore semblable à elle-même? N'est-elle pas sortie meurtrie et souillée des mains impures de cette coalition qui trouble et tyrannise aujourd'hui la France, et à qui il ne manque, pour consommer ses funestes projets, que l'adoption des mesures perfides que je combats en ce moment? Comment donc pouvez-vous croire qu'elle opérera, dans le moment même que nos ennemis intérieurs auront marqué pour la guerre, les prodiges qu'elle n'a pu encore opérer parmi nous?

Je suis loin de prétendre que notre révolution n'influera pas dans la suite sur le sort du globe, plus tôt même que les apparences actuelles ne semblent l'annoncer. A. Dieu ne plaise que je renonce à une si douce espérance! Mais je dis que ce ne sera pas aujourd'hui; je dis que cela n'est pas du moins prouvé, et que, dans le doute, il ne faut pas hasarder notre liberté; je dis que, dans tous les temps, pour exécuter une telle entreprise avec succès, il faudrait le vouloir, et que le gouvernement qui en serait chargé, que ses principaux agents ne le veulent pas, et qu'ils l'ont hautement déclaré.

Enfin, voulez-vous un contre-poison sûr à toutes les illusions que l'on vous présente? Réfléchissez seulement sur la marche naturelle des révolutions. Dans des Etats constitués, comme presque tous les pays de l'Europe, il y a trois puissances: le monarque, les aristocrates et le peuple, ou plutôt le peuple est nul. S'il arrive une révolution dans ce pays, elle ne peut être que graduelle; elle commence par les nobles, par le clergé, par les riches, et le peuple les soutient lorsque son intérêt s'accorde avec le leur pour résister à la puissance dominante, qui est celle du monarque. C'est ainsi que parmi vous ce sont les parlements, les nobles, le clergé, les riches, qui ont donné le branle à la révolution; ensuite le peuple a paru. Ils s'en sont repentis, ou du moins ils ont voulu arrêter la révolution, lorsqu'ils ont vu que le peuple pouvait recouvrer sa souveraineté; mais ce sont eux qui l'ont commencée; et, sans leur résistance et leurs faux calculs, la nation serait encore sous le joug du despotisme. D'après cette vérité historique et morale, vous pouvez juger à quel point vous devez compter sur les nations de l'Europe en général; car, chez elles, loin de donner le signal de l'insurrection, les aristocrates, avertis par notre exemple même, tout aussi ennemis du peuple et de l'égalité que les nôtres, se sont ligués comme eux avec le gouvernement, pour retenir le peuple dans l'ignorance et dans les fers, et pour échapper à la déclaration des droits. Ne nous objectez pas les mouvements qui s'annoncent dans quelques parties des Etats de Léopold, et particulièrement dans le Brabant; car ces mouvements sont absolument indépendants de notre révolution et de nos principes actuels. La révolution du Brabant avait commencé avant la nôtre; elle fut arrêtée par les intrigues de la cour de Vienne, secondées par les agents de celle de France; elle est près de reprendre son cours aujourd'hui, mais par l'influence, par le pouvoir, par les richesses des aristocrates, et surtout du clergé qui l'avait commencée, il y a un siècle, entre les Pays-Bas autrichiens et nous, comme il y a un siècle entre le peuple des frontières de vos provinces du Nord et celui de la capitale. Votre organisation civile du clergé et l'ensemble de votre Constitution proposés brusquement aux Brabançons suffiraient pour raffermir la puissance de Léopold; ce peuple est condamné par l'empire de la superstition et de l'habitude à passer par l'aristocratie pour arriver à la liberté.

Comment peut-on, sur des calculs aussi incertains que ceux-là, compromettre les destinées de la France et de tous les peuples?

Je ne connais rien d'aussi léger que l'opinion de M. Brissot à cet égard, si ce n'est l'effervescence philanthropique de M. Anacharsis Cloots. Je réfuterai en passant, et par un seul mot, le discours étincelant de M. Anacharsis Cloots; je me contenterai de lui citer un trait de ce sage de la Grèce, de ce philosophe voyageur dont il a emprunté le nom. C'est, je crois, cet Anacharsis grec qui se moquait d'un astronome qui, en considérant le ciel avec trop d'attention, était tombé dans une fosse qu'il n'avait point aperçue sur la terre. Eh bien! l'Anacharsis moderne, en voyant dans le soleil des taches pareilles à celles de notre Constitution* [*Discours prononcé par M. Cloots à la Société des Amis de la Constitution. (Note de Robespierre.).], en voyant descendre du ciel l'ange de la liberté pour se mettre à la tète de nos légions, et exterminer, par leurs bras, tous les tyrans de l'univers, n'a pas vu sous ses pieds un précipice où l'on veut entraîner le peuple français. Puisque l'orateur du genre humain pense que la destinée de l'univers est liée à celle de la France, qu'il défende avec plus de réflexion les intérêts de ses clients, ou qu'il craigne que le genre humain ne lui retire sa procuration.

Laissez donc, laissez toutes ces trompeuses déclamations, ne nous présentez pas l'image touchante du bonheur, pour nous entraîner dans des maux réels; donnez-nous moins de descriptions agréables, et de plus sages conseils.

Vous pouvez même vous dispenser d'entrer dans de si longs détails, sur les ressources, sur les intérêts, sur les passions des princes et des gouvernements actuels de l'Europe. Vous m'avez reproché de ne les avoir pas assez longuement discutés. Non. Je n'en ferai rien encore, 1° parce que ce n'est point sur de pareilles conjectures, toujours incertaines de leur nature, que je veux asseoir le salut de la patrie; 2° parce que celui qui va jusqu'à dire que toutes les puissances de l'Europe ne pourraient pas, de concert avec nos ennemis intérieurs, entretenir une armée pour favoriser le système d'intrigue dont j'ai parlé, avance une proposition qui ne mérite pas d'être réfutée; 3° enfin, parce que ce n'est point là le noeud de la question. Car je soutiens et je prouverai que, soit que la cour et la coalition qui la dirige fassent une guerre sérieuse, soit qu'elles s'en tiennent aux préparatifs et aux menaces, elles auront toujours avancé le succès de leurs véritables projets.

Epargnez-vous donc au moins toutes les contradictions que votre système présente à chaque instant: ne nous dites pas tantôt qu'il ne s'agit que d'aller donner la chasse à 20 ou 30 lieues aux chevaliers de Coblentz, et de revenir triomphants, tantôt qu'il ne s'agit de rien moins que de briser les fers des nations. Ne nous dites pas tantôt que tous les princes de l'Europe demeureront spectateurs indifférents do nos démêlés avec les émigrés et de nos incursions sur le territoire germanique, tantôt que nous renverserons le gouvernement de tous ces princes.

Mais j'adopte votre hypothèse favorite, et j'en tire un raisonnement auquel je défie tous les partisans de votre système de répondre d'une manière satisfaisante. Je leur propose ce dilemme: ou bien nous pouvons craindre l'intervention des puissances étrangères, et alors tous vos calculs sont en défaut, ou bien les puissances étrangères ne se mêleront en aucune manière de votre expédition; dans ce dernier cas, la France n'a donc d'autre ennemi à craindre que cette poignée d'aristocrates émigrés auxquels elle faisait à peine attention il y a quelque temps: or, prétendez-vous que cette puissance doive nous alarmer? et, si elle était redoutable, ne serait-ce pas évidemment par l'appui gue lui prêteraient nos ennemis intérieurs pour lesquels vous n'avez nulle défiance? Tout vous prouve donc que cette guerre ridicule est une intrigue de la cour et des factions qui nous déchirent; leur déclarer la guerre sur la foi de la cour, violer le territoire étranger, qu'est-ce autre chose que seconder leurs vues? Traiter comme une puissance rivale des criminels qu'il suffit de flétrir, de juger, de punir par contumace; nommer pour les combattre des maréchaux de France extraordinaires contre les lois, affecter d'étaler aux yeux de l'univers Lafayette tout entier, qu'est-ce autre chose que leur donner une illustration, une importance qu'ils désirent, et qui convient aux ennemis du dedans qui les favorisent? La cour et les factieux ont sans doute des raisons d'adopter ce plan: quelles peuvent être les noires? L'honneur du nom Français, dites-vous. Juste ciel! La nation française déshonorée par cette tourbe de fugitifs aussi ridicules qu'impuissants, qu'elle peut dépouiller de leurs biens, et marquer, aux yeux de l'univers du sceau du crime et de la trahison! Ah! la honte consiste à être trompé par les artifices grossiers des ennemis de notre liberté. La magnanimité, la sagesse, la liberté, le bonheur, la vertu, voilà notre honneur. Celui que vous voulez ressusciter est l'ami, le soutien du despotisme; c'est l'honneur des héros de l'aristocratie, de tous les tyrans, c'est l'honneur du crime, c'est un être bizarre que je croirais né de je ne sais quelle union monstrueuse du vice et de la vertu, mais qui s'est rangé du parti du premier pour égorger sa mère; il est proscrit de la terre de la liberté; laissez cet honneur, ou reléguez-le au delà du Rhin; qu'il aille chercher un asile dans le coeur ou dans la tête des princes et des chevaliers de Coblentz.