Read the book: «Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour», page 93

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Dans la chambre donc que j'occupais avait été logée une des dames de Joséphine quand l'empereur habita le palais de Stupinis à l'époque du couronnement d'Italie. L'empereur avait une clef qui ouvrait toutes les portes. Il entre une nuit dans la chambre de la dame en question, muni d'une lanterne sourde, s'asseoit devant la cheminée, et se met en devoir d'allumer les bougies. Hélas! la belle dame n'était pas seule. Pourquoi? Je n'en sais rien; c'est peut-être parce qu'elle avait peur des souris, dont il y avait beaucoup à Stupinis. Quoiqu'il en soit, un aide-de-camp de l'empereur se trouvait par hasard dans le lit de la dame quand Napoléon entra. L'aide-de-camp, au premier bruit de la clef dans la serrure, pensant bien que l'empereur seul pouvait venir à cette heure, s'était laissé glisser dans la ruelle, entraînant avec lui tout ce qui pouvait témoigner de sa présence. Cependant l'empereur s'était approché de la belle, qui feignait de dormir; que voit-il?… Horreseo referens!… Il voit… précisément ce vêtement que Louvet a si heureusement surnommé, à l'usage des oreilles de bonne compagnie, le vêtement nécessaire; car qui est-ce qui oserait dire une culotte? Ce n'est pas moi, assurément. Je me figure l'empereur les yeux fixés sur la fatale pièce de conviction. À cette vue, il dit d'un ton sévère, mais calme: «Il y a un homme ici! Qui que vous soyez, je vous ordonne de vous montrer.» Il n'y avait pas à tortiller; il fallut obéir, et l'empereur, reconnaissant son aide-de-camp, lui dit seulement: «Habillez-vous! L'aide-de-camp s'habilla et sortit. Je ne sais malheureusement pas ce qui se passa ensuite entre l'empereur et la belle dame; mais, selon toute probabilité, elle dut commencer par essayer de faire croire à l'empereur qu'il se trompait: je sais seulement que le lendemain, à l'heure du lever, l'aide-de-camp était dans ses petits souliers; que, cependant, il y parut, parce qu'il ne pouvait faire autrement. Il en fut quitte pour la peur, car jamais l'empereur ne lui dit un mot qui pût lui faire croire qu'il se souvenait de la scène nocturne de ma chambre de Stupinis.

L'appartement qu'occupait mon bon colonel Gruyer était contigu au mien, et nous nous entendions si facilement à travers la cloison qui nous séparait, que cela explique comment l'aventure que je viens de raconter n'a pas été perdue pour la postérité. Une voisine fut indiscrète, et il est peu probable que l'empereur, l'aide-de-camp ou même la dame en aient jamais parlé à personne. Nos appartemens étaient composés de deux chambres et ornés d'un grand nombre de portraits de papes. Gruyer un jour eut la singulière fantaisie de leur tirer aux yeux avec un pistolet, et, comme il y était très-adroit, à l'aide de deux balles il aveugla effectivement l'effigie d'une sainteté; j'essayai d'en faire autant, mais, comme j'étais moins habile, je n'atteignis pas l'œil auquel je visais; de sorte que, grâce à ma maladresse, je n'ai réellement à me reprocher que le nez d'un page. Nous fîmes cette belle équipée un jour qu'il n'y avait personne au palais. Un autre jour nous voulûmes nous éclaircir d'un doute, et pour cela nous eûmes recours à un tour pardonnable au plus à des écoliers. Nous soupçonnions depuis quelques jours que, lorsque tout le monde était endormi, un de nos voisins sortait de sa chambre pour aller… je ne vous dirai pas où, et avait grand soin de rentrer avant le jour. Pour nous en assurer, nous imaginâmes de broyer un pain de blanc d'Espagne, et de répandre cette poussière devant la porte de notre voisin après que nous le sûmes rentré chez lui. Le lendemain, à la pointe du jour, nous vîmes dans le corridor des empreintes de pieds marquées en blanc, précisément dans la direction que nous soupçonnions, et nous fîmes tout disparaître avant que personne fût levé dans le palais.

Le prince Aldobrandini, qui ne faisait pas le prince du tout, allait ordinairement passer la soirée à Turin; et comme le prince et la princesse se retiraient de bonne heure, chacun dans leur appartement, nous nous réunissions le soir chez madame de Cavour, dame d'honneur de la princesse. Là se trouvaient réunies toutes les personnes du service, les lectrices, les aides-de-camp et moi. Le temps se passait en conversation et à raconter des histoires jusqu'au retour du prince Aldobrandini; alors on prenait du thé, des glaces, et l'on jasait encore jusqu'à minuit ou une heure du matin.

Cependant, nous venions de recevoir des dépêches de Bayonne, dans lesquelles se trouvait une lettre de l'empereur qui disait au prince de lui envoyer son frère. Son départ fut immédiatement fixé au lendemain, et alors fut entamée la question de savoir dans quel costume le prince Aldobrandini se présenterait à l'empereur. Cela paraissait regarder spécialement le chambellan directeur de la garde-robe; cependant le prince m'en parla, je ne sais par quel hasard. Je lui dis que selon moi ce qu'il y avait de mieux à faire pour son frère, c'était de se présenter en habit de simple soldat; que c'était un moyen de témoigner à l'empereur l'intention de le servir, sans faire aucune demande de grade, et que c'était une chose que Sa Majesté ne pouvait manquer d'apprécier. Ce conseil transmis au prince Aldobrandini par son frère fut adopté, et ce fut alors, ainsi que je crois l'avoir dit tout au commencement de ces souvenirs, que le prince Aldobrandini fut nommé colonel du quatrième régiment de cuirassiers.

Après le départ du prince Aldobrandini, le prince eut la visite de son beau-frère Joseph, qui venait d'être promu au trône de Naples. Son arrivée mit tout en mouvement; car un prince qui reçoit un roi, c'est presque comme un chef de bureau qui a l'honneur de donner à dîner à son chef de division. J'eus l'occasion de causer quelques momens avec Joseph, qui me parut fort simple, et ne faisant pas du tout le roi. Il ne resta qu'un jour à Stupinis, où l'on compta sur sa présence pour tempérer les caprices de la princesse qui étaient alors dans leur lune rousse. Depuis quelque temps elle avait pris le Piémont en grippe, et ne voulait plus absolument y rester. Mais les ordres de l'empereur ne lui permettaient pas de revenir en France, et sur cela même elle n'entendait plus raison. Dans ses charmantes fureurs, elle disait qu'elle était citoyenne française, qu'elle ne voulait plus être princesse, que son plus beau titre était celui de veuve du général Leclerc, qu'elle avait vingt mille livres de rentes qui ne lui venaient pas de l'empereur, qu'elle aimait mieux vivre comme une simple bourgeoise que d'être tyrannisée, que le climat de Turin lui était mortel, qu'on voulait la tuer, enfin tout ce qui peut traverser un cerveau féminin. Alors elle se disait malade, et pour prouver qu'elle l'était en effet, elle prenait médecine sur médecine. Elle en fit tant qu'il fallut bien consentir à ses désirs, et elle partit pour les eaux d'Aix en Savoie; de sorte que nous voilà maintenant avec une cour sans femmes, ce qui est bien plus tranquille, mais beaucoup moins amusant.

CHAPITRE VI

Manie des Français de se prendre pour termes de comparaison.—Usages piémontais.—Les dames romaines et la valeur du temps.—Singulière signification d'un mot français en Piémont.—Mœurs piémontaises.—Bizarrerie d'un jaloux.—L'empereur content de nous.—Quelques souvenirs sur la suite de Pauline.—Organisation de ma table et les capitaines de garde au palais.—Madame Hamelin, mérite et résignation.—La lettre de recommandation.—Histoire véridique du capitaine Poulet.—Son portrait, sa jeunesse et sa femme.—Bonnes manières des officiers sortis des pages et des gendarmes d'ordonnance.—Motifs de l'empereur en créant les gendarmes d'ordonnance.—Craintes et plaintes de quelques chefs de l'armée.—Licenciement des gendarmes d'ordonnance.—Le capitaine Aubriot.—Détails curieux sur le corps licencié.—Le général Montmorency, d'Albignac, et leçon de hiérarchie militaire.—Notre gouvernement un joli petit royaume.—M. Vincent de Margnolas, préfet de Turin, conseiller d'état à vingt-sept ans.—Jeu inouï de la fatalité.—Le naissance et la mort ensemble sous le même toit.—Position de nos neuf départemens.—Notre statistique préfectorale.—M. de Chabrol notre préfet modèle.—M. Bourdon de Vatry à Gênes.—Nos trois départemens maritimes.—Somnolence du préfet de Chiavari.—M. Nardau à Parme; bal le vendredi-saint et destitution immédiate.—M. Robert, préfet de Marengo.—Mot remarquable de l'empereur sur Alexandrie.—M. de la Vieuville, chambellan de l'empereur.—Convoitise d'un département et envoi dans un autre.—M. de la Vieuville, préfet de Coni.—M. Soyris et le beau idéal d'un directeur des douanes.—Auto-da-fé de marchandises anglaises.—Saisie de soixante cachemires adressés à Joséphine.—Sévérité de l'empereur.—Le quintal de tableaux de Raphaël!—Le département de la Doire, Ivrée et madame Jubé.—Promenade à Racconiggi.—Le souper impromptu et la cave de Garda.

J'aime beaucoup que l'on soit fier de son pays, que l'on tienne à ses mœurs, à ses usages; mais ce que je ne puis souffrir, c'est l'exclusion, l'esprit de dénigrement envers les usages ou les mœurs d'une autre contrée. Mes chers compatriotes, je vous le dis en vérité: ce besoin ou plutôt cette manie de trouver les choses bien ou mal, selon qu'elles se rapportent aux manières françaises ou en diffèrent, est notre défaut capital. Nous nous prenons très-volontiers pour le mètre général d'après lequel on doit tout mesurer; et, comme cela m'est arrivé à moi-même plus d'une fois, j'ai bien le droit de dire que c'est extrêmement ridicule. J'ai vu de fort bons Français trouver que la bourgeoisie de Turin était en retard de plus d'un siècle, parce qu'il lui plaît de commencer son dîner par une friture et de ne manger son potage qu'en second ou en troisième. Faites comme vous voulez, mais laissez faire aux autres comme ils veulent; voilà mon grand principe. Certes, une petite maîtresse de Paris rougirait de honte, si on la surprenait buvant un verre de liqueur sur le comptoir d'un distillateur; je l'approuve fort; mais je ne veux pas qu'elle empêche les belles dames de Turin d'entrer quelquefois chez Michel Armandi, à côté de la mairie, pour y prendre du rosoglio, parce que l'usage le leur permet. Je ne dis point que les beautés sentimentales du doux pays de France soient blâmables pour faire soupirer leurs amans pendant un temps plus ou moins long; mais je me récrie aussitôt qu'elles médisent des Romaines, parce que les dames romaines connaissent mieux la valeur du temps. Je le répète: faites comme vous voulez, mais laissez faire aux autres comme ils veulent.

Je conviens que, quand on arrive dans un pays nouveau, il y a des choses qui surprennent par l'inaccoutumance où l'on en est; mais est-ce une raison pour les blâmer? Là, souvent, un mot a une signification tout autre que celle que nous avons l'habitude de lui donner. Ainsi, par exemple, ayant un jour demandé à une fort jolie et tout innocente demoiselle de Turin des nouvelles de sa santé, jugez quelle fut ma surprise quand elle me répondit, en français, avec une naïveté égale à celle d'Agnès mettant une tarte à la crème au jeu du corbillon: «Je me porte assez bien, Monsieur; mais je suis un peu constipée.» Or besoin n'est de vous dire ce que cela signifie en bon français, et vous comprenez, par conséquent, combien mon oreille fut effarouchée en entendant une expression qui me sembla la plus incroyable confidence de garde-robe. Eh bien! j'avais tort, et vous serez obligé d'en convenir, puisque, à Turin, une constipation n'est autre chose que cette indisposition gênante que nous appelons un rhume de cerveau.

À Turin, la bourgeoisie se voit peu entre elle; chacun vit beaucoup chez soi et en famille, l'hiver en ville et l'été dans de charmantes habitations que l'on nomme des Vignes, disséminées sur toute la colline au milieu des bois et des jardins. Les banquiers de Turin n'étalent aucun luxe; ils font leurs affaires dans des bureaux beaucoup moins élégans que l'antichambre d'un courtier de Paris, n'ont ni morgue ni brillans équipages, et reçoivent fort poliment les étrangers que leurs correspondans leur adressent; c'est bien bourgeois, mais aussi, pendant plusieurs années, n'ai-je pas vu une seule banqueroute un peu importante à Turin. La plupart des hommes se font donner le titre d'avocat, du moins il en était ainsi à l'époque dont je parle, et la société, proprement dite, se composait presque exclusivement, de l'ancienne noblesse piémontaise et des Français, encore s'en trouvait-il très-peu parmi nous qui fussent admis dans l'intimité des maisons, hormis les jours de bal et de réception d'apparat. Ici je raconterai un fait assez bizarre, et qui est cependant d'une parfaite exactitude; il prouve, ce me semble, quelle singulière influence peut avoir la vanité du rang même sur la jalousie. Un des plus nobles et des plus riches seigneurs du Piémont avait une femme fort agréable et très-aimable, mais coquette au par-dessus. La coquetterie n'est bien souvent que l'antichambre de la galanterie, et il en advint ainsi pour la noble dame. Tant que ses amans ne furent que des jeunes gens sans trop de conséquence, le mari ferma les yeux, et se contenta de se divertir de son côté, ce dont, peut-être, il avait le premier donné l'exemple. Mais un homme, qui lui était au moins égal en nom et en qualité, s'étant mis sur les rangs, la chose prit une toute autre couleur à ses yeux. Il alla trouver le nouveau venu, et lui proposa de se battre s'il remettait les pieds chez sa femme; des amis intervinrent et le duel n'eut pas lieu. Quant à la susceptibilité du seigneur piémontais, l'explique qui voudra ou qui pourra; pour moi je ne m'en charge pas. Je prends soin, comme l'on voit, de taire les noms; car mon intention n'est pas de faire une chronique scandaleuse. Ah! si je le voulais!… Rassurez-vous; il n'en sera rien. Cependant il faudra bien que je vous dise quelques mots de Mariette; mais pas encore: attendez. Quant à la jolie madame Jubé, femme du préfet d'Ivrée, je ne sais pas encore si je vous en parlerai; cela dépendra d'un caprice.

Depuis le départ de la princesse, nous avions pris une assiette plus posée; tout marchait bien, et nous avions le bonheur de voir que l'empereur était satisfait. C'était alors le but commun des efforts de tous ceux qui se trouvaient entraînés dans la sphère d'activité de son gouvernement. Le prince passait en revue les troupes de la garnison, ou celles qui traversaient Turin pour se rendre à leur destination. Ces jours-là étaient les jours de fête de Gruyer, qui était si heureux quand il commandait la parade. J'avais perdu, par le départ de la princesse, la société de M. de Clermont-Tonnerre et de M. de Montbreton, que je regrettais beaucoup; mais je m'étais casé; j'avais distribué l'emploi de mon temps; enfin j'avais, comme on dit, pris des habitudes. Au lieu d'avoir à ma table la jolie mademoiselle Millo, mademoiselle de Quincy, Blangini et sa sœur, qui était venue rejoindre la princesse à Turin, et une excellente femme, madame Hamelin, qui n'était pas traitée avec tous les égards qu'elle méritait, j'avais les capitaines et les officiers de garde au palais; et si cela était moins amusant, au moins en trouvai-je parmi ces messieurs qui étaient fort bons à connaître. Mais avant d'aller plus avant, il faut que je dise quelques mots sur madame Hamelin. Veuve d'un officier de marine, sans fortune, n'étant plus jeune, mais encore assez pour que l'on vît qu'elle avait dû être très-belle, madame Hamelin, par amour pour ses enfans, jeunes encore et qui venaient d'entrer dans la carrière de leur père, avait eu la résignation, d'accepter les fonctions de femme de charge chez la princesse. Vertueuse comme elle l'était, obligée de voir des choses dont je ne veux pas me souvenir, madame Hamelin avait à souffrir horriblement, et je l'ai vue bien souvent pleurer sur son sort; mais elle pensait à ses fils, et son courage revenait. J'imaginai, pour lui donner quelque consolation, de les faire recommander par le prince au ministre de la marine; et certes, si jamais lettre a été pressante, ce fut la lettre du prince à M. Decrès. Je n'en avais rien dit à madame Hamelin, et je ne saurais peindre la joie que j'eus le bonheur de lui causer en lui remettant la lettre. Il y a vingt-deux ans de cela; j'ai à peine revu madame Hamelin pendant nos séjours à Paris. Je ne sais ce qu'elle est devenue depuis seize ans: mais, si l'on oublie facilement des maîtresses, on n'oublie pas de même une femme que tout honnête homme aurait souhaité d'avoir pour amie.

Je reviens maintenant à mes officiers, et pour vous mettre en joie je commencerai par vous parler de M. Poulet.

M. Poulet était un capitaine d'infanterie de je ne sais plus quel régiment. M. Poulet était très-maigre, très-grand, très-rouge de figure, très-blanc de cheveux, comptant cinquante ans d'âge, trente de service et vingt ans de grade de capitaine. Il était, comme Napoléon, le fils de ses œuvres; mais n'ayant été élevé ni à Brienne, ni à l'École Militaire, ni probablement ailleurs, il avait un langage tout particulier; si bien qu'un jour, voulant préciser l'époque d'un de ses plus beaux faits d'armes qu'il venait de me raconter, il me dit: «C'est quand les austérités recommença avec les Quinze-reliques.» Vous ne comprenez peut-être pas très-bien?… Eh bien! moi, qui m'étais déjà familiarisé avec l'idiome de M. Poulet, je compris tout de suite qu'il voulait me dire: «C'est quand les hostilités recommencèrent avec les Autrichiens.»

Il faut vous dire que dans ce temps-là je ne buvais presque que de l'eau; mais je versais très-volontiers rasade à M. Poulet, et quand son verre était plein, il aurait fallu qu'une mouche fût bien adroite pour trouver le temps de s'y noyer. Si, à jeun, M. Poulet était un héros, il devenait après boire extrêmement sentimental, et ne me laissait rien ignorer des égaremens de sa jeunesse. À peine eut-il endossé l'uniforme qu'il regarda comme un devoir de ne point laisser s'éteindre en lui la dynastie des Poulet, qu'un boulet de canon pouvait écraser dans l'œuf. Il y travailla de concert avec une jeune vivandière qui, me disait-il, lui repassait toujours quelque chose à boire. M. Poulet devint père, et comme c'était un honnête homme, il fit légitimer devant l'autel une union commencée à la buvette et consommée sur le lit de camp. Après son mariage, madame Poulet continua son commerce ambulant, suivant toujours M. Poulet à l'armée, où, M. Poulet me l'a avoué, il donna plus d'un atout à la boutique de sa femme. Mais voilà que M. Poulet devint sous-lieutenant. Dès lors il comprit que l'honneur de l'épaulette exigeait le sacrifice du sacré-chien-tout-pur et du riquiqui. Malheureusement madame Poulet, en changeant d'état, ne put changer de manières, et son mari les trouvait trop communes pour oser la produire. Il ne m'a pas caché que son mariage de soldat l'avait plus d'une fois gêné depuis qu'il était capitaine. Il aurait souhaité que sa femme eût un meilleur ton; que, par exemple, elle jurât moins souvent: mais je dois à la vérité de dire que M. Poulet n'en aimait pas moins sa femme; je suis du moins, autorisé à le croire d'après l'éloge qu'il m'en fit un jour dans un accès de sensibilité conjugale: «Le croiriez-vous? me disait-il, le croiriez-vous? Voilà vingt-huit ans qu'elle est ma femme: eh bien! il n'y a rien de si rare que j'aie été obligé de lever la main.» À cet éloge M. Poulet ajoutait que sa femme était de la première force dans l'art de faire de la soupe aux choux et au lard fumé. Du reste, je n'ai jamais eu l'honneur de voir madame Poulet.

Tous mes officiers ne ressemblaient pas à M. Poulet: parmi eux se trouvaient des hommes très-bien élevés, notamment ceux qui sortaient des pages de l'empereur, des écoles de Fontainebleau et de Saint-Cyr, et particulièrement des gendarmes d'ordonnance. Dans le cas où vous auriez oublié ce que c'était que les gendarmes d'ordonnance, je vous demanderai la permission de vous le rappeler. Dès avant la campagne de Tilsitt, l'empereur avait déjà résolu dans sa pensée de rapprocher de son trône les débris de l'ancienne aristocratie, et les gendarmes d'ordonnance étaient, selon toute probabilité, destinés à devenir une partie privilégiée de la garde; on le croyait du moins, et beaucoup de jeunes gens riches et appartenant à de bonnes familles s'enrôlèrent volontairement et s'équipèrent à leurs frais, ayant chacun un domestique à eux pour panser leurs chevaux. Ceci, comme on peut le croire, donna de la jalousie à quelques chefs sortis des rangs plébéiens, qui crurent même lire les intentions futures de l'empereur dans le choix du vieux général Montmorency-Laval pour colonel des gendarmes d'ordonnance. Le premier échec qui leur fut porté dès que l'armée commença ses opérations en Prusse, fut le retrait de leurs domestiques, d'où il résulta que ce corps, composé d'hommes braves, mais habitués aux douceurs de la vie, fut assez mal tenu; autre chose est de marcher droit à l'ennemi ou d'être le palefrenier de son cheval quand on n'en a pas l'habitude. Ceux que la création des gendarmes d'ordonnance avait le plus offusqués revinrent plusieurs fois à la charge auprès de Napoléon; ils finirent par l'emporter, et ce corps fut licencié après la campagne. Tous ceux qui en avaient fait partie furent nommés officiers dans des régimens de cavalerie, et plusieurs même méritèrent un avancement rapide. C'est par suite de cette dissémination des gendarmes d'ordonnance que quelques-uns furent envoyés à Turin dans le 7e régiment de cuirassiers, dont le dépôt faisait partie de notre garnison. Le major Berlioz, qui en avait le commandement, était, je me le rappelle, un bon et excellent homme. Parmi les officiers sortis des gendarmes d'ordonnance, il en était un avec lequel je me liai très-étroitement. Il se nommait Aubriot. Il approchait de la quarantaine, ayant servi dans sa jeunesse et ensuite à l'armée de Condé; mais il était revenu de toutes les rêveries de l'émigration. Nous nous trouvâmes, comme l'on dit, en pays de connaissance, parce que j'avais connu à Paris plusieurs de ses anciens camarades dont il me parlait, et notamment d'Albignac, qui devint en très-peu de temps général au service de Jérôme, et ensuite ministre de la guerre du royaume de Westphalie. C'était un homme extrêmement capable et doué d'un caractère très-gai. Aubriot m'en raconta un trait où je le reconnus tout entier.

Quand les gendarmes d'ordonnance furent arrivés en Prusse, d'Albignac, qui était pour ainsi dire à tu et à toi avec leur colonel le général Montmorency, s'approcha un jour de lui, et lui demanda directement quelque chose dont il avait besoin pour son équipement. Là-dessus, M. de Montmorency le prenant au grand sérieux: «Mon cher d'Albignac, lui dit-il, à Paris, chez madame de Luynes, quand nous jouons au creps, nous causons familièrement, comme de bons amis, comme des camarades; mais ici n'est pas la même chose; il faut que je vous dise ce que c'est que la hiérarchie militaire. Vous avez besoin d'une bride, d'une souventrière; c'est très-bien: mais vous me demandez cela à moi, et cela n'est pas dans l'ordre. Il faut vous adresser à votre maréchal-des-logis; il fera son rapport au lieutenant, qui le transmettra au capitaine; le capitaine en réferrera au chef d'escadron, qui viendra ensuite prendre mes ordres, puisque je suis votre général en chef. Entendez-vous bien cela?—Oui, général.» Quelque temps après, d'Albignac ayant été blessé à Iéna, M. de Montmorency alla le voir et lui demanda comment il se trouvait. Quoiqu'il souffrît beaucoup, d'Albignac trouva plaisant de faire voir à M. de Montmorency combien il était pénétré de ses hauts enseignemens sur la hiérarchie militaire; aussi, au lieu de répondre à sa question, il lui dit: «Général, donnez vos ordres au chef d'escadron; il les transmettra au capitaine, qui en fera part au lieutenant, qui m'enverra mon maréchal-des-logis.» M. de Montmorency ne put s'empêcher de rire de la gaieté que d'Albignac conservait au milieu de ses souffrances, et cette anecdote divertit beaucoup les gendarmes d'ordonnance.

Savez-vous que notre gouvernement des départemens au delà des Alpes aurait fait un fort joli petit royaume? D'abord nous avions notre grand quartier-général à Turin, dans le département du Pô, où à notre arrivée nous trouvâmes pour préfet M. Vincent de Margnolas, fort jeune encore, puisqu'il n'avait que vingt-sept ans. C'était un homme fort remarquable par la variété de ses connaissances et la solidité de son caractère. Il était de Lyon et possédait une fortune considérable. Son mariage avec une demoiselle d'une des premières familles de Turin, mademoiselle de Perron, mariage qui eut lieu six semaines environ après notre arrivée à Turin, fut tout-à-fait du goût de l'empereur, qui aurait voulu voir se multiplier les alliances entre Français et Piémontais. Peu de temps après, l'empereur lui en témoigna sa satisfaction en le nommant conseiller-d'état. Je puis, par exemple, certifier une chose; c'est que cette faveur, dont M. Vincent était parfaitement digne, n'avait été nullement sollicitée par lui. Je dînais chez lui précisément le jour où, pendant que nous étions à table, au palais Carignan devenu l'hôtel de la préfecture, on lui apporta le Moniteur, qui contenait sa nomination en même temps que celle de M. de Molé aux mêmes fonctions. J'ai vu la surprise de M. Vincent, qui ne pouvait en croire ses yeux. Cette élévation à un rang qui était alors si ambitionné et que l'on n'obtenait que quand on en était vraiment digne, rendit vacante la préfecture de Turin, et nous apprîmes avec satisfaction le choix que fit ensuite l'empereur de M. Alexandre de Lameth pour remplacer M. Vincent.

Il est pour de certains hommes une fatalité qui démonte la raison humaine et qui donnerait envie de prendre au sérieux les ingénieuses rêveries de M. Azaïs sur les compensations. Une belle fortune, une belle femme, une belle position, vingt-sept ans, tels étaient les avantages accumulés sur la tête de M. Vincent. Sa femme devient grosse; dix mois se passent, et M. Vincent est atteint d'une cruelle maladie; rien ne peut arrêter les progrès du mal: il meurt au moment même où à tant de bienfaits la providence en ajoutait un autre si doux. Dans le même temps la mort et la vie apparaissent sous le même toit, et madame Vincent devint veuve au moment même où elle donnait naissance à un fils. Mais laissons ces tristes souvenirs, et continuons à faire une espèce d'inventaire succinct du personnel et du matériel de notre gouvernement, dans lequel nous ferons prochainement une courte excursion.

Le département du Pô s'étendait au nord jusqu'au Mont-Cénis, et touchait par ce point au département du Mont-Blanc, dont la Maurienne et la Savoie faisaient partie. Nos autres chefs-lieux étaient Gênes, dont le nom était commun à la ville et au département et dont M. Bourdon de Vatry était alors le préfet; Gênes était en même temps le chef-lieu de la 27e division militaire. Au nord de Gênes le département de Montenotte, contigu à la France par le département des Alpes maritimes, ayant pour chef-lieu Savone, où résidait M. de Chabrol, notre préfet-modèle; au midi de Gênes, le département des Apennins, dont la capitale était Chiavari, où somnolait sur son siége préfectoral M. Rolland de Villarceaux, très-éveillé pour les affaires, mais qui s'endormait toujours quand il était assis. Ces trois départemens composaient notre littoral, et vous pouvez juger par là que nous aurions été une fort jolie petite puissance maritime si Dieu et la flotte anglaise l'eussent voulu. Les états réunis de Parme et de Plaisance marquaient les limites de notre gouvernement du côté de la Toscane, et formaient le département du Taro, dont il n'est pas besoin de vous dire que Parme était le chef-lieu. Quant au nom du préfet, il m'échappe en ce moment; mais je me rappelle un fait qui me fera peut-être pardonner cette inadvertance de mémoire. Vous verrez comment l'empereur voulait que l'on respectât les croyances religieuses. M. Nardau, spécialement protégé par Joseph Bonaparte, avait été le premier préfet envoyé à Parme lors de la réunion de cette ville à la France. Il était arrivé dans sa résidence vers la fin du carême. Là, encore très-imbu des principes républicains qu'il avait professés, et parfaitement exempt de préjugés, M. Nardau se présenta à ses administrés avec un costume de fantaisie, mais qui sentait son républicain d'une lieue; enfin c'était à peu de choses près, m'a-t-on dit, l'habit semi-romain des membres de l'ancien conseil des cinq-cents. Ce ne fut pas tout: notre préfet, sachant que l'appât du plaisir est souvent un excellent moyen de gouvernement, résolut de donner un bal à l'élite des beautés parmesanes; mais pas une n'y vint, et en voici la raison: dans un pays dévot comme l'est Parme, M. Nardau avait adroitement choisi le vendredi saint pour mettre son monde en danse, et il en fut pour ses préparatifs, ses violons, ses glaces et ses rafraîchissemens. Si, d'ailleurs, personne ne vint au bal, il y eut des gens qui écrivirent à l'empereur. Lettre décachetée et lue, rapide départ d'un courrier, destitution immédiate du préfet, tout cela fut l'affaire d'un instant; car, je ne sais pas si vous vous en seriez douté, quand l'empereur s'y mettait, il ne badinait pas.

Arrivons maintenant au département de Marengo, qui formait en quelque sorte le cœur de notre gouvernement. Je vous y ferai faire plus tard connaissance avec le général Despinois; maintenant il me suffira de vous dire que dans Alexandrie nous avions pour préfet un excellent homme, un très-bon administrateur, M. Robert, ancien général de brigade, et qui servait bien de sa plume après avoir bien servi de son épée. Ici vous admirerez peut-être une étincelle de ce tact impérial qui fit choix d'un ancien guerrier pour présider à l'administration d'un département qui devait son nom à la victoire, et dont le chef-lieu, disait l'empereur, devait un jour n'être habité que par des vivandières et des soldats. Nous perdîmes bientôt M. Robert, qu'une maladie enleva à ses administrés, et qui fut remplacé par M. de Cossé-Brissac. Vous connaissez déjà M. Arborio, notre préfet de la Stura, et la ville noire de Coni, puisque c'est par là que nous avons fait notre entrée; vous savez aussi que la mort nous l'enleva promptement: mais je ne serai pas fâché de vous dire l'espèce de désappointement qu'éprouva son successeur en venant s'ensevelir dans une vallée des Alpes.