Read the book: «Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour», page 92

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CHAPITRE V

M. Alfieri de Sostegno.—Beauté et gravité d'un maître des cérémonies.—La femme morte d'ennui.—Trève de plaisanteries et caractère honorable de M. Alfieri.—Correspondances entre Turin et Cagliari.—Belle conduite de M. de Saint-Marsan envers Napoléon.—Singulier exemple de la mémoire de l'empereur.—Mes souvenirs et les proverbes de Sancho.—Mademoiselle Raucourt à Turin.—Usage de la langue française, remontant dans quelques localités au temps de Louis XIV.—Notre statistique dramatique à Turin.—Soirée à la cour.—Mademoiselle Raucourt, Jocaste et un Œdipe improvisé.—Représentations de mademoiselle Raucourt au théâtre Carignan.—Monrose et Perrier.—Le bâton de maréchal des comédiens.—Théorie morale de mademoiselle Raucourt, sur le principal et l'accessoire.—Récompenses données par l'empereur au général Menou.—M. de Menou remplacé par César Berthier, et les deux dissipateurs.—Folies de César Berthier et mécontentement de son frère.—Huissiers battus et intervention indispensable.—Charmante famille de César Berthier.—Esprit de mademoiselle Raucourt et leçon de convenance donnée à César Berthier.—Lettre du prince de Neufchâtel au prince Borghèse.—Mort de M. Visconti et désespoir du maréchal.—Plaintes confidentielles contre l'empereur.—Vive tendresse du prince pour sa mère.—Incroyable influence de la température sur son humeur.—Soixante mille francs d'aumônes par an.—Le prince malade d'ennui.—Arrivée à Turin du prince Aldobrandini.—Singulière ambition du dentiste de la cour et les dents des deux frères.—Le Pô et l'Eridan.—Un mot sur Turin.—Mugissemens d'un taureau d'airain et croyance des bonnes femmes.—La manie des alignemens.—La part de Turin dans les projets d'embellissemens de l'empereur.—Le nouveau pont de Turin.—Murmures contre la destruction d'une église.—Entêtement d'une madone, suivi de complaisance.—Cause sérieuse de la chute de l'empire et défi porté aux savans.—Apparition de Lucien à Turin sans qu'il voie sa sœur.—Palais de plaisance des rois de Sardaigne.—La Vennerie, Montcallier et Stupinis.—La cour à Stupinis.—Courte description.—Histoire de ma chambre.—L'empereur, la belle dame et l'aide-de-camp.—Bon voisinage du colonel Gruyer.—La chasse aux yeux d'un pape.—Tour d'écolier et utilité du blanc d'Espagne.—Bonne qualité du prince Aldobrandini, lettre de l'empereur et départ.—Présentation en habit de soldat et les épaulettes de colonel.—Le roi Joseph, à Stupinis.—Le Piémont pris en grippe par Pauline.—Caprices plus violens que jamais.—Départ de Pauline pour les eaux d'Aix et la cour sans femmes.

Ce que l'esprit humain a inventé de plus grand, ce que le génie des siècles a engendré de plus sublime, ce qui atteste le plus la dignité de l'homme, l'étiquette, puisqu'il faut l'appeler par son nom, n'était pas moins scrupuleusement observée à la petite cour de Turin qu'à la cour des Tuileries. La direction de cette sauve-garde des empires était confiée à M. Alfieri de Sostegno. Qu'il était beau dans l'exercice de ses fonctions de maître des cérémonies! Il me semble le voir encore! Le voilà, revêtu d'un habit bleu de ciel tout chamarré de broderies d'argent. Le voyez-vous, le corps légèrement appuyé sur la hanche gauche, le pied droit en avant, et de sa main droite se faisant une espèce de garde-vue? Savez-vous ce que fait notre maître des cérémonies dans cette attitude? Il lorgne, car il faut que vous sachiez qu'il lorgne toujours, même à table, et surtout au dessert, pour arrêter dans sa pensée quels sont les bonbons qu'il mettra dans sa poche. Son fidèle lorgnon, attaché en sens contraire à une bague, ne le quitte jamais, et c'est à l'aide de cet instrument que M. Alfieri surveille les grandes évolutions de l'étiquette. M. Alfieri a des cheveux noirs et un peu crépus. Or ceci, sachez-le bien, est une des conquêtes du prince Borghèse, car M. Alfieri a été poudré à blanc. Qu'il me soit même permis de dire ici par anticipation que ce fut pendant que Napoléon prenait Vienne pour la seconde fois, que son beau-frère, à la suite d'habiles négociations, amena M. Alfieri à quitter la poudre, et, qui plus est, à danser le grand-père.

Or, maintenant, voici bien autre chose. C'était un bruit généralement répandu dans la haute société médisante de Turin, que la femme de M. Alfieri était morte d'ennui; on allait même jusqu'à dire que son mari n'avait pas été étranger à ce crime involontaire. Madame Alfieri, m'a-t-on dit, était une femme fort agréable, douée des plus aimables qualités et d'une vertu que la calomnie elle-même n'aurait osé attaquer. Elle avait succombé, assurait-on, à la suite de nombreuses conversations, dont la dernière l'avait emportée, mais cela sans qu'il s'y fût joint aucun accident étranger: pas le plus léger symptôme de maladie, pas le plus petit accès de fièvre. D'abord, ennemi, comme doit l'être tout bon chrétien, de tout ce qui peut ressembler à de la médisance, je pris un pareil bruit pour un jeu de langues féminines; cependant, ayant eu souvent l'honneur de causer avec M. Alfieri, j'ai dû demeurer convaincu que cela était, sinon vrai, au moins très-possible.

Eh! mon Dieu! n'est pas amusant qui veut; et j'ai connu tels personnages qui, pour se donner la réputation d'hommes d'esprit, n'avaient trouvé d'autre moyen que de se renfermer dans un silence absolu. Tel était à Paris, dans ma jeunesse, M. Raymond Delaistre. Au surplus, M. Alfieri était un homme essentiellement honnête et d'une rigide vertu. Opposé d'abord à la cause française par attachement, par fidélité aux anciens rois de Sardaigne, il avait même subi un assez long exil en France, et, je crois, quelque temps de détention à Dijon; mais le trésor des grâces impériales était alors inépuisable pour ceux qui n'avaient été que les ennemis de la république française. Nous savions bien que la plupart des nobles piémontais n'avaient accepté de fonctions dans le gouvernement et de places à la cour qu'après avoir pris l'assentiment du roi de Sardaigne; nous savions bien qu'il existait encore quelques correspondances entre Turin et Cagliari; il y a plus, nous savions bien ce que contenaient ces correspondances, mais le gouvernement impérial était si fort qu'il n'y avait pas lieu à autre chose qu'à fermer les yeux quand il ne s'agissait que de vains regrets et de vœux qui nous semblaient insensés. À cette occasion je regarde comme un devoir de rendre justice à M. d'Auzers, car il n'était nullement du parti de la persécution.

Parmi les Piémontais il y en eut un dont la conduite envers l'empereur fut remarquablement noble et exemplaire. Je parle ici de M. de Saint-Marsan, frère de la marquise Dubourg. M. de Saint-Marsan et M. de Balbe étaient réellement les deux hommes les plus distingués du Piémont. Lors de la réunion des états du roi de Sardaigne à la France, Bonaparte, l'homme peut-être qui se soit jamais le mieux connu en hommes, ayant su apprécier les rares qualités de M. de Saint-Marsan, le fit venir et lui proposa de s'attacher à lui. À cela, M. de Saint-Marsan ne dissimula pas au premier consul l'attachement sincère qu'il conservait à ses anciens princes, qu'il nourrissait encore des espérances pour eux; et sa conclusion fut qu'il verrait plus tard, mais qu'il n'était pas encore temps. Loin de se plaindre de cette loyale franchise de la part d'un homme de conscience et de mérite, le premier consul n'en conçut que plus d'estime pour M. de Saint-Marsan. Ses dernières paroles même, et je puis certifier ce fait, restèrent si bien gravées dans la tête de Napoléon, que lorsqu'en mil huit cent cinq l'empereur s'arrêta à Turin, avant de se faire couronner roi d'Italie, ayant distingué M. de Saint-Marsan parmi les nombreuses personnes qui s'étaient rendues au Palais, il alla droit à lui, et lui dit: «Eh bien! monsieur de Saint-Marsan, est-il temps?—Oui, Sire.» Dès lors l'empereur compta dans ses conseils un homme capable et fidèle de plus: M. de Saint-Marsan fut fait conseiller d'état et quelques années plus tard nommé à l'ambassade de Berlin, où il servit la France avec toute la loyauté que l'on peut attendre d'un homme qui ne s'est pas montré trop empressé de servir.

J'enfile ces souvenirs, comme ils se présentent à ma mémoire, à la bonne franquette, absolument comme Sancho enfilait ses proverbes. Sans cela, s'il m'était donné de m'astreindre à quelque régularité, j'aurais déjà dû parler de mademoiselle Raucourt à Turin, des premières réceptions chez la princesse, de l'arrivée du prince Aldobrandini, de la position de Turin, de sa délicieuse colline et surtout de notre premier séjour à Stupinis. C'est ce que je vais essayer de faire, sans répondre toutefois qu'il ne me viendra pas quelque autre idée à la traverse.

Mademoiselle Raucourt avait obtenu un privilége pour l'exploitation d'un théâtre français dans le royaume d'Italie et dans les départemens au delà des Alpes. Ses comédiens étaient divisés en deux troupes, dont l'une demeurait à poste fixe à Milan. L'autre passait environ six mois à Turin, depuis la fin du carême jusqu'à la saison d'automne. Le reste de l'année elle devenait presque nomade, et allait donner des représentations tantôt à Gênes, tantôt à Alexandrie, et quelquefois à Casal, l'une des villes du Piémont où la langue française était le plus usitée, et c'était un reste traditionnel de la possession de Casal par la France, sous le règne de Louis XIV. J'ajouterai, en passant, que je remarquai la même chose à Pignerol et dans les vallées de la Tour et de Luzerne. Au mois de septembre, la troupe de mademoiselle Raucourt qui se tenait au théâtre Carignan, où l'on a vu mon début, cédait cette salle à une troupe d'Opéra Buffa, dont la clôture avait lieu le premier jour de l'Avent; pendant l'Avent point de spectacle, et le commencement du carnaval était signalé par l'ouverture du grand Opéra, dont la dernière représentation avait lieu le mardi gras. Clôture générale des théâtres pendant le carême, et jamais de représentation le vendredi. Joignez à cela deux autres petits théâtres, où venaient des comédiens italiens et des Buffi Caricali: le théâtre d'Angennes, faisant partie de la maison du marquis d'Angennes; et le théâtre Sutera, dans la rue du Pô: vous aurez alors une idée complète de notre statistique dramatique.

Ayant donc appris l'arrivée à Turin du prince et de la princesse, mademoiselle Raucourt, qui se trouvait alors à Milan, s'empressa de venir présenter ses hommages à Leurs Altesses; et elle donna plusieurs représentions au théâtre Carignan. Je la vis d'abord à la cour, à une soirée chez la princesse, où elle déclama plusieurs passages de nos poëtes tragiques, entre autres le songe d'Athalie, avec une réelle supériorité. La princesse, dans cette même soirée, voulut entendre Jocaste dans la grande scène de la double confidence; mais il manquait un Œdipe, et Pauline me métamorphosa en roi de Thèbes. Je dirai à cette occasion que je ne m'en tirai pas mal et même bien; car il faut absolument que l'outre qui renferme notre amour-propre crève par quelque endroit; et j'ai beau faire pour être modeste, je ne puis me dissimuler que j'ai de la prétention à bien dire des vers, et surtout des vers de tragédie. Au théâtre, nous eûmes Médée, Clytemnestre, Mérope, où un gros monsieur Chaperon vociféra le rôle de Polyphonte. En général, notre troupe tragique était médiocre, surtout en l'absence de mademoiselle Raucourt; mais notre troupe comique comptait de jeunes sujets qui annonçaient un vrai talent. Je puis citer parmi ceux-ci Monrose et Perrier, qui ont actuellement obtenu le bâton de maréchal des comédiens, c'est-à-dire la dignité de sociétaire à la Comédie française.

Mademoiselle Raucourt n'était point seulement une grande actrice; elle joignait à beaucoup d'esprit des manières très-distinguées, et se tenait parfaitement dans le monde. Sa morale était fort douce pour ses compagnes, cependant elle trouvait qu'il y avait un peu trop de luxe dans leur commerce de galanterie. «Je ne demande point, lui ai-je entendu dire, je ne demande point que ces dames soient des vestales; cela est trop difficile; mais je voudrais que l'on ne fît pas le principal de ce qui ne devrait être qu'un agrément, et tout au plus un accessoire.» Au surplus, mademoiselle Raucourt avait un tact exquis, et je pus en juger un jour où elle donna à César Berthier une leçon de convenance, et cela de la manière la plus délicate.

Le général Menou avait été nommé comte de l'empire, ce dont il ne se souciait guère, et grand-aigle de la Légion-d'Honneur, pour le dédommager de la perte de son gouvernement. L'empereur avait décidé en outre que, quelles que fussent ses fonctions, M. de Menou jouirait, sa vie durant, d'un traitement de trois cent mille francs; mais il ne voulut jamais lui permettre de revenir en France. Ayant résolu de former un gouvernement général des pays Toscans, l'empereur le nomma président de la junte d'organisation. Cette petite explication était nécessaire pour que César Berthier ne nous tombât pas des nues. Après le départ de M. de Menou, il fut appelé à Turin pour le remplacer dans le commandement de la vingt-septième division militaire; et je puis dire que, sous le rapport de la dissipation, il était impossible de trouver dans toute l'armée un homme plus digne de succéder au général Menou. César Berthier venait de Corfou, où il s'était signalé, comme précédemment à Naples, par les plus incroyables extravagances. Comme son frère le maréchal n'avait pas d'enfans, et que lui il avait un petit garçon de cinq à six ans, qui au reste était très-gentil, il lui avait donné une maison telle que devait être celle de l'héritier présomptif de la principauté de Neufchâtel. Par malheur, les carrossiers et les maquignons du futur monseigneur n'ayant pas été payés, César Berthier avait eu la douleur de voir ces impertinens créanciers saisir chevaux et voitures au moment où il sortait de Naples. Son frère avait souvent payé ses dettes, mais il ne voulait plus les payer à l'avenir, et il l'avait fait appeler à Turin, dans l'espoir que, se voyant écrasé par le luxe de la maison vraiment royale du prince Borghèse, il mettrait un frein à sa folle manie de briller. Mais le pli était pris, et il était bien difficile de le redresser: aussi César Berthier passa-t-il quelquefois son temps entre des huissiers le matin et des fêtes le soir. Or les huissiers n'étaient nullement de son goût, et je me rappelle que nous fûmes obligés d'intervenir dans une petite affaire où il avait traité ces noirs plumitifs comme il n'est permis de le faire que dans les comédies. Le prince avait payé douze mille francs, par égard pour le prince de Neufchâtel qu'il aimait beaucoup, et ainsi tout s'était arrangé. Au surplus, si César Berthier ne jouissait d'aucune considération personnelle, sa charmante famille était digne du plus grand intérêt. Madame Berthier était une femme presque aussi bonne que malheureuse, et outre leur fils ils avaient trois filles dont deux étaient déjà de grandes personnes. L'une des deux était extrêmement jolie, et toutes deux charmantes de manières. Un jour donc, me trouvant à dîner chez César Berthier, celui-ci tenait des propos tellement lestes, malgré la présence de ses filles, que nous en étions réellement à la gêne; mademoiselle Raucourt surtout, qui se trouvait placée entre lui et moi, et à laquelle il s'adressait. Elle affectait de ne pas répondre, et le général insistait d'autant plus: enfin de guerre lasse, mademoiselle Raucourt se retourne de son côté, et lui dit d'un ton demi-solennel, en lui montrant ses filles: «Général, quel âge ont ces demoiselles?…» César Berthier comprit, et immédiatement nous nous hâtâmes de donner un autre tour à la conversation, pour que cela eût l'air de passer inaperçu. Il faut convenir que c'était une chose assez curieuse que de voir une actrice rappeler à un père de famille le respect qu'il doit à l'innocence de ses enfans.

Cependant, vers cette époque, César Berthier venait de recevoir un assez rude échec dans ses rêves de future principauté pour son fils. Le prince de Neufchâtel venait d'épouser une princesse de Bavière, et gare aux héritiers directs. Le pauvre maréchal! Je me rappellerai toujours quelle lettre douloureuse il écrivit au prince Borghèse à la mort de M. Visconti, qui eut lieu six semaines environ après son mariage. «Mon cher prince, lui disait-il, vous savez combien de fois l'empereur m'a pressé d'engager madame Visconti à faire divorce avec son mari et de l'épouser. Mais le divorce a toujours répugné à mes principes d'éducation. J'attendais tout du temps. Aujourd'hui madame Visconti est libre, et je pourrais être le plus heureux des hommes. Mais l'empereur m'a forcé à un mariage qui m'empêche d'épouser la seule femme que je puisse jamais aimer. Ah! mon cher prince! tout ce que l'empereur a fait pour moi, tout ce qu'il pourra faire encore, ne sera jamais capable de compenser le malheur éternel auquel il m'a condamné.» Toute la lettre de Berthier était sur ce ton, et bien que je cite de mémoire, je puis répondre de la parfaite exactitude du fragment que l'on vient de lire. Il est bien sûr que Berthier rappelait au prince que l'empereur lui avait souvent conseillé le divorce de madame Visconti, et le prince me dit qu'effectivement Berthier le lui avait dit plusieurs fois. Berthier parlait aussi de son frère, de tous les désagrémens que lui causait sa conduite et de la ferme résolution où il était de ne plus rien faire pour lui.

Dès le jour de notre arrivée à Turin, le prince avait écrit à Rome, à sa mère et à son frère. Je ferai remarquer ici, comme une chose parfaitement honorable pour le prince, que la vénération qu'il avait pour sa mère était un véritable culte. Elle était née princesse Salviati. Son fils avait pour elle une tendresse que rien ne peut égaler, et quand il la perdit, il fut dans une profonde affliction qui dura beaucoup plus long-temps que ne semblait le comporter la frivolité de son caractère; elle lui écrivait des lettres adorables, et chaque fois qu'il en arrivait une au prince, le moment aurait été bien choisi pour les solliciteurs qui auraient eu quelque chose à lui demander, car cela le mettait toujours dans des dispositions bienveillantes. Au surplus, je n'ai jamais connu un homme dont le caractère fût soumis, à l'égal de celui du prince Borghèse, à l'influence de la température: le ciel était-il pur, l'air rare, le soleil brillant? il était gai, allègre, bien dispos, très-obligeant; mais le temps était-il couvert, brumeux? le vent soufflait-il de l'ouest? il devenait morose, et il n'y avait rien de bon à en espérer. Quelquefois il convenait lui-même de cette fâcheuse influence, et me disait qu'elle était tellement puissante, tellement active sur lui, qu'il lui était impossible d'en triompher. Il importait donc beaucoup avec lui de consulter le baromètre. Le prince était essentiellement bon, mais égoïste et avare, si ce n'est envers les pauvres, pour lesquels il avait fixé dans son budget de dépenses une somme annuelle de soixante mille francs, sans que la gazette de Turin s'extasiât tous les matins sur l'inépuisable bonté du meilleur des princes. Cette propension à la charité était en même temps un hommage à sa mère, dont la bienfaisance était proverbiale à Rome. Mais, par une de ces contradictions si communes chez les hommes et surtout chez les princes, tout en faisant donner aux pauvres, il avait la plus invincible répugnance à donner quoi que ce fût lui-même.

Le prince était atteint de la plus fatale de toutes les maladies, de l'ennui. Il s'ennuyait, parce qu'il avait un insurmontable dégoût pour toute occupation sérieuse; quand il n'était pas à cheval, en voiture, à table, au bal ou au spectacle, il fallait qu'il fût couché; jamais je ne lui ai vu prendre un livre, et de tous les journaux que nous recevions, le seul qu'il lût habituellement était le journal des modes. Il aurait aimé à avoir une société particulière, à vivre bourgeoisement, mais sa position ne le lui permettrait pas. Combien de fois ne regretta-t-il pas cette première société qu'il avait eue à Paris chez le concierge de l'hôtel d'Oigny! Et combien de fois aussi, lorsque je lui disais ce que je comptais faire le soir, ne me dit-il pas: «Ah! vous êtes heureux, vous; vous allez chez madame Dubourg; vous allez rire, vous amuser… Et moi!… Allons, il faut que je fasse mon métier de prince: je vais m'ennuyer.»

Son frère, ayant su son arrivée à Turin, quitta Rome et s'empressa de venir le rejoindre. Ce fut pour le prince un moment de vive satisfaction, car les deux frères étaient parfaitement unis et s'aimaient beaucoup tous les deux. Le prince Aldobrandini n'était pas très-riche, et le prince Borghèse l'était immensément; mais celui-ci avait soin que son frère tînt un état convenable à sa position. Le prince Aldobrandini était fort bon, très-gai, sans aucune espèce de morgue, très-simple dans ses manières, enfin ce que l'on appelle dans le monde un excellent garçon. Quant à son éducation, elle avait été malheureusement pareille à celle de son frère aîné. Sa présence donna du mouvement à la cour, et fut cause d'une anecdote qui me parut trop plaisante pour que je ne la rapporte pas ici. Le dentiste de la cour, dont j'ai oublié le nom, vint un matin chez moi pour voir si j'avais besoin de ses services, et je lui dis que je n'en avais nul besoin, ce qui était heureusement vrai. Comme il ne s'en allait pas, je vis qu'il avait quelque démangeaison de causer avec moi, et comme j'étais de loisir, je lui adressai sur Turin quelques-unes de ces questions oiseuses qui équivalent à un interrogatoire en règle sur la pluie et le beau temps. Après quelques propos échangés: «Monsieur, me dit-il, le prince Aldobrandini est un prince bien aimable.—Sans aucun doute. Est-ce que vous l'avez-vu?—J'ai eu cet honneur; je sors de chez lui… Ah! quel dommage que ce ne soit pas lui qui soit le gouverneur général!…—Comment?… que dites-vous là?… Est-ce que le prince Camille…?—Ah! Monsieur, je ne dis pas… Le prince Camille est aussi, sans doute, un prince bien aimable… Mais…—Comment, mais?—Tenez, je vais vous dire. Son altesse impériale a des dents magnifiques; elle ne me fait jamais appeler; mes fonctions sont nulles; bref, je ne suis rien. Au lieu que si c'était le prince Aldobrandini!… D'après l'état de ses dents, que je viens d'examiner, j'ai lieu de penser qu'on me manderait souvent; je serais quelque chose. Il est bien permis de songer un peu à soi.» Je fus, je l'avoue, fort égayé de la noble ambition de notre arracheur de dents.

Turin passe avec raison pour une des plus jolies villes de l'Europe, et en est probablement la plus régulière. Mais, la main sur la conscience, il faut convenir que cette régularité même a quelque chose de monotone et par conséquent de triste. C'est une ville d'une forme à peu près ovale, située à l'extrémité de la plaine qui descend de Rivoli, par une pente douce, jusqu'aux bords du Pô. Du Pô!… Au seul nom de ce fleuve, je ne saurais contenir ma mauvaise humeur contre les modernes qui ont baptisé d'une manière si ignoble ce superbe Eridan que Virgile avait couronné roi des fleuves. Tous les dictionnaires de géographie vous diront d'ailleurs, avec cette douce fierté que donne l'érudition, que Turin se nommait Augusta Taurinorum, du nom d'Auguste, et à cause des magnifiques taureaux qui, dès l'antiquité, creusaient les sillons de ses campagnes. La ville de Turin en avait conservé un taureau pour armoiries, et quand les Français y arrivèrent, un taureau d'airain s'élevait sur le sommet d'une haute tour située dans la grande rue de Suze. Malheureusement la tour s'avançait un peu sur la rue; elle devint donc victime de la rage des alignemens, et le taureau antique fut confiné dans quelque cave souterraine de la mairie. Or ne plaisantez point sur ce taureau; tout d'airain qu'il était, il mugissait presque aussi bien qu'un de ses pareils en chair et en os. Comme le prince Borghèse, il avait une profonde antipathie pour le vent; quand le vent soufflait avec violence, il mugissait de toutes ses forces. Alors les bonnes femmes de Turin se signaient, et disaient que le taureau était en colère contre la tempête. Bien est-il vrai que des philosophes ont prétendu que ce mugissement, s'il a existé, provenait du son produit par le vent lui-même qui s'engouffrait avec violence dans le taureau qui était creux, et le faisait ainsi retentir. J'en demande bien pardon aux philosophes, mais ici je suis tout-à-fait du parti des bonnes femmes: le taureau était en colère.

Nous ne fûmes point coupables de la suppression du taureau; ce crime se rapporte, je crois, au gouvernement du général Jourdan; mais nous en commîmes un qui fit bien autrement crier les bonnes femmes. Turin avait sa part dans les immenses projets de l'empereur pour l'embellissement des principales villes de l'empire. Déjà les anciennes fortifications de la ville n'existaient plus; aux remparts avaient succédé des boulevards plantés en promenades et qui commençaient dans l'été à dessiner autour de Turin un cercle de verdure; mais il restait encore à former une esplanade unie et régulière sur le terrain qui sépare la ville de la rive gauche du Pô; un abord plus vaste était en effet indispensable au devant du pont magnifique que l'on allait substituer au vieux pont tout démantelé qui conduisait à la colline, à la Vigne-de-la-Reine et à l'embouquement de la route de Montcallier et d'Alexandrie. Quelques vieilles maisons étaient encore debout sur cet emplacement; mais de là ne venaient pas les difficultés: il y avait une église, et dans cette église une madone en grande vénération, une madone qui passait pour avoir plus de caractère que madone de pierre ou de marbre en ait jamais eu. On commençait à murmurer dans le peuple sur l'impiété des Français, qui ne respectaient point le temple de la sainte femme; et les églises ne désemplissaient pas, sans doute pour attirer sur nous les bénédictions d'en haut. Enfin le peuple se rassura quand la croyance se fut répandue que la madone était parfaitement décidée à ne point descendre de sa niche, et qu'elle écraserait le premier téméraire qui oserait porter sur elle une main sacrilége. Cependant la madone changea d'avis; par une belle nuit elle se laissa enlever sans former la moindre opposition, et les bonnes femmes demeurèrent dûment convaincues que cela nous porterait malheur. Eh bien! que diriez-vous si, à moi, aujourd'hui, il me plaisait d'assurer que l'enlèvement de la madone de la porte du Pô a été la cause évidente de la chute de l'empire, bien qu'elle n'ait eu lieu que six ans après? Messieurs les membres de l'Académie des Sciences, comment feriez-vous pour me prouver le contraire? Diriez-vous que je n'ai pas le sens commun?… C'est possible, mais ce n'est pas une preuve.

Il y avait au plus une quinzaine de jours que nous étions à Turin quand le prince fut informé que Lucien avait quitté Rome et se dirigeait sur le Piémont pour voir sa sœur. La princesse comprit facilement qu'une pareille entrevue serait de nature à déplaire beaucoup à l'empereur, et comme le courrier porteur de cette nouvelle ne précédait Lucien que de peu de temps, on se détermina à aller s'établir à Stupinis, où il était déjà arrêté que la cour irait passer quelque temps, mais seulement un peu plus tard. Lucien vint en effet; mais sur les observations qui lui furent faites par la personne chargée de le recevoir, il rebroussa chemin après avoir dîné au palais, et sa courte apparition fut tenue si secrète que très-peu de personnes en eurent connaissance.

J'avais déjà dirigé quelques-unes de mes promenades du côté de Stupinis, qui est à Turin ce que Saint-Cloud est à Paris. C'est un élégant pavillon qui s'élève en dôme surmonté d'un cerf de bronze doré. Cet attribut annonçait que Stupinis n'était qu'un rendez-vous de chasse; en effet les rois de Sardaigne étaient dans l'habitude d'y ouvrir ponctuellement les chasses chaque année et d'y célébrer la saint Hubert; mais ils ne l'habitaient pas. Leurs palais de plaisance étaient la Vennerie et Montcallier. La Vennerie, à une lieue et demie à peu près de Turin, était un palais immense, à en juger par ses débris. Effectivement la Vennerie avait été abattue et son parc dévasté en partie, lors de la révolution du Piémont. Il restait cependant quelques fragmens de bâtimens, par exemple un petit appartement au rez-de-chaussée, boisé en vieux laque de Chine; les écuries étaient intactes, et elles devraient servir de modèle aux architectes chargés de faire de pareilles constructions de luxe. Il y en a une entre autres destinée à contenir cent chevaux. C'est un bâtiment long et voûté, sans étage supérieur; les chevaux sont rangés des deux côtés, et la voie du milieu est assez spacieuse pour qu'une voiture y passe commodément; en outre, on y a ménagé un courant d'eau qui coule sans cesse. Quant au palais de Montcallier, il est situé à l'extrémité de la colline, à une grande lieue de Turin, sur la route d'Alexandrie. On en avait fait un hôpital militaire. De ce point, la vue est admirable et s'étend sur l'immense plaine du Piémont sillonnée par le Pô, les deux Doires et quelques torrens. Parmi ces torrens, il en est un, le Sangon, qu'il faut traverser pour aller à Stupinis. Pendant l'été ce n'est rien; il n'y a alors qu'un suintement d'eau, tout juste ce qu'il en faut pour tenir des grenouilles en joie; mais à la fonte des neiges, ou après un violent orage, c'est tout autre chose; les communications entre Turin et Stupinis deviennent impossibles.

Le palais de Stupinis est assez régulièrement bâti. Le dôme dont j'ai parlé est d'une grande élégance. Au rez-de-chaussée de ce dôme sont douze grandes cheminées, où les chasseurs se séchaient quand ils avaient été surpris par la pluie; et dans l'intervalle des cheminées douze grandes portes, dont six sont vitrées, et donnent, trois sur le perron de la cour, trois sur le perron du jardin; les autres conduisent à autant d'appartemens et à un escalier par lequel on monte au milieu du dôme, à une galerie pratiquée à l'endroit où la coupole commence à s'arrondir: et de cette galerie on communique avec les appartemens du premier étage. Il y a en outre, à gauche en arrivant, un assez long bâtiment dont l'extrémité forme angle droit avec la façade du palais. Le premier étage de ce bâtiment est traversé par un corridor, aux deux côtés duquel règne une suite de fort jolis appartemens; c'est là que nous fûmes logés, et j'eus en partage l'appartement même qui avait été témoin d'une scène nocturne fort singulière, mais que je rapporterai très-succinctement parce que je suppose qu'on la connaît déjà.