Read the book: «Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour», page 87

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En parlant de la retraite de Moscou, j'ai raconté dans mes mémoires comme quoi j'avais été assez heureux pour pouvoir offrir une place dans ma calèche au jeune prince d'Aremberg, et l'aider à continuer sa route. Je me rappelle à cette occasion une autre circonstance de la vie de ce prince, dans laquelle un de mes amis lui fut fort utile; circonstance à laquelle se rattachent d'ailleurs quelques particularités qui ne sont pas sans intérêt.

Le prince d'Aremberg, officier d'ordonnance de l'empereur, avait, comme on sait, épousé mademoiselle de Tascher, nièce de l'impératrice Joséphine. Ayant été envoyé en Espagne, il y fut pris par les Anglais, et ensuite conduit prisonnier en Angleterre. Les premiers temps de sa captivité furent extrêmement pénibles; il me dit même depuis, qu'il avait été très-malheureux jusqu'au moment où il fit la connaissance d'un de mes amis, M. Herz, commissaire des guerres, homme d'esprit, fort intelligent, parlant bien plusieurs langues, et, comme le prince, prisonnier en Angleterre. La liaison qui se forma tout d'abord entre le prince et M. Herz devint bientôt tellement intime, qu'ils ne firent plus qu'un ménage commun. Ils vécurent ainsi aussi heureux qu'on peut l'être loin de sa patrie et privé de sa liberté.

Ils vivaient de la sorte, adoucissant l'un pour l'autre les ennuis de la captivité, quand M. Herz fut échangé, ce qui fut peut-être un malheur pour lui, comme on le verra tout à l'heure. Quoi qu'il en soit, le premier fut profondément affligé de se retrouver seul. Il chargea cependant M. Herz de plusieurs lettres pour sa famille, et en même temps il envoya à sa mère sa moustache, qu'il avait fait monter dans un médaillon suspendu à une chaîne. Un jour nous vîmes arriver à Saint-Cloud madame la princesse d'Aremberg, qui avait demandé une audience particulière à l'empereur. «Mon fils, lui dit-elle, demande à Votre Majesté la permission de tâcher de se sauver d'Angleterre.—Madame, lui répondit l'empereur, vous me demandez là une chose bien délicate! Je ne fais aucune défense à votre fils, mais je ne puis donner aucune autorisation.»

Ce fut lorsque j'eus le bonheur de sauver la vie au prince d'Aremberg que j'appris de lui ces détails. Quant à mon pauvre ami Herz, sa liberté lui devint fatale par suite de ces inexplicables enchaînemens d'événemens. Ayant été envoyé par le maréchal Augereau à Stralsund pour y remplir une mission secrète, il y mourut, asphyxié par le feu d'un poêle de fonte allumé dans la chambre où il couchait. Son secrétaire et son domestique faillirent être victimes du même accident; mais plus heureux que lui, on parvint à les sauver. Le prince d'Aremberg me parla de la mort de Herz avec une vraie sensibilité, et il me fut facile de voir que tout prince qu'il était et allié à l'empereur, il avait voué une sincère amitié à son compagnon de captivité.

ANECDOTES MILITAIRES

Je réunis ici, sous le titre d'Anecdotes militaires, quelques faits qui sont venus à ma connaissance pendant que j'accompagnais l'empereur dans ses campagnes, et dont je puis garantir l'authenticité. J'aurais pu les disséminer dans le cours de mes mémoires, en les plaçant à leur époque; si je ne l'ai pas fait, ce n'est pas cette fois un oubli de ma part; j'ai pensé au contraire que ces faits gagneraient à être rapprochés les uns des autres, parce que dans tous on voit les communications directes de l'empereur avec ses soldats, et qu'on pourra ainsi se faire plus aisément une idée exacte de la manière dont Sa Majesté les traitait, de sa bonté pour eux et de leur attachement à sa personne.

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* * * Pendant l'automne de 1804, entre la fondation de l'empire et le couronnement de l'empereur, Sa Majesté fit plusieurs voyages au camp de Boulogne, d'où l'on croyait que partirait bientôt l'expédition contre l'Angleterre. Dans une de ses fréquentes tournées l'empereur s'arrêta un jour vers l'extrémité du camp de gauche près d'un canonnier garde-côte, causa avec lui, lui adressa plusieurs questions, entre autres celle-ci: «—Qu'est-ce qu'on pense ici de l'empereur.—Ce sacré tondu nous tient constamment en haleine quand il arrive; chaque fois qu'il est ici nous n'avons pas un seul instant de repos; on dirait qu'il est enragé contre ces chiens d'Anglais qui nous battent toujours, ce qui n'est guère honorant pour nous.

«Vous tenez donc beaucoup à la gloire?» lui dit l'empereur. Alors le canonnier garde-côte le regardant fixement: «Un peu que j'y tiens!… En douteriez vous?—Non, je n'en doute pas; mais… à l'argent, y tenez-vous aussi?—Ah çà, voyons, voulez-vous m'insulter, questionneux? Je ne connais d'autre intérêt que celui de l'état.—Non, non, mon brave, je ne prétends pas vous insulter, mais je parierais qu'une pièce de vingt francs ne vous ferait pas de peine pour boire un coup à ma santé.» Cela disant, l'empereur avait fait le geste de tirer de sa poche un napoléon, qu'il présentait au canonnier, quand celui-ci se mit à crier assez fort pour être entendu du poste voisin, qui n'était pas très-éloigné; il fit même le mouvement de se précipiter sur l'empereur, qu'il prenait pour un espion, et il allait le saisir à la gorge, lorsque l'empereur, ouvrant précipitamment sa redingote grise, se fit reconnaître. Qu'on juge de l'étonnement du canonnier! Il se prosterna aux pieds de l'empereur, confus de son erreur; mais celui-ci avançant sa main vers lui: «Relève-toi, mon brave, lui dit-il; tu as fait ton devoir; mais tu ne tiendras pas ta parole, j'en suis certain; tu accepteras bien cette pièce pour boire à la santé du sacré tondu, n'est-ce pas?» L'empereur se mit alors à poursuivre sa ronde comme si de rien n'eût été.

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* * * Tout le monde reconnaît aujourd'hui que jamais peut-être aucun homme n'a été doué au même degré que l'empereur de l'art de parler aux soldats; il appréciait beaucoup cette qualité dans les autres, mais ce n'était pas des phrases qu'il fallait pour lui plaire; aussi disait-il qu'un chef-d'œuvre en ce genre était la très-courte harangue du général Vandamme aux soldats qu'il commandait le jour de la bataille d'Austerlitz. Dès que le jour commença à poindre, le général Vandamme dit aux troupes: «Mes braves! voilà les Russes!… On tire son coup de fusil; on met le chien au repos; on couvre le bassinet; on croise la baïonnette; on prend tout; et… en avant.» Je me rappelle que l'empereur parlait un jour de cette allocution devant le maréchal Berthier, qui en riait: «Voilà comme vous êtes, lui dit-il; eh bien, tous vos avocats de Paris n'auraient pas si bien dit: le soldat comprend cela, et voilà comment on gagne des batailles!»

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* * * Lorsque après la première campagne de Vienne, si heureusement terminée par la paix de Presbourg, l'empereur fut de retour à Paris, il lui parvint beaucoup de plaintes contre les exactions de quelques généraux, et notamment contre le général Vandamme. On lui mandait, entre autres griefs, que dans la petite ville de Lantza ce général se faisait allouer cinq cents florins par jour, c'est-à-dire onze cent vingt-cinq francs seulement pour les frais journaliers de table. Ce fut à cette occasion que l'empereur dit de lui: «Pillard comme un enragé, mais brave comme César.» Cependant l'empereur, indigné de pareilles exigences, et voulant y mettre un terme, manda le général à Paris pour le réprimander. Celui-ci, quand il fut en présence de l'empereur, prit la parole sans que Sa Majesté ait eu le temps de la lui adresser, et lui dit: «Sire, je sais pourquoi je suis mandé près de vous; mais comme vous connaissez mon dévouement et ma bravoure, je pense que vous excuserez quelques petites altercations sur des préséances de table, détails trop petits, d'ailleurs, pour occuper Votre Majesté.» L'empereur sourit de la précaution oratoire du général Vandamme et se contenta de lui dire: «Allons! allons! n'en parlons plus; mais soyez plus circonspect à l'avenir.»

Le général Vandamme, heureux d'en être quitte pour une admonition aussi douce, retourna à Lantza pour y reprendre son commandement. Il fut en effet plus circonspect que par le passé, mais il trouva et saisit l'occasion de se venger sur la ville de la circonspection forcée que lui avait imposée l'empereur. En arrivant il trouva dans les environs un grand nombre de recrues venues de France en son absence. Il imagina alors de les faire tous entrer en ville, alléguant que cela lui était indispensable pour leur faire faire l'exercice sous ses yeux, ce qui coûta énormément à cette place, qui aurait bien voulu reprendre ses plaintes, et s'être tenue au régime de cinq cents florins par jour.

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* * * L'empereur ne figure point dans l'anecdote qui suit; je la rapporterai toutefois comme propre à faire connaître les mœurs et l'astuce de nos soldats en campagne.

Pendant l'année 1806, une partie de nos troupes ayant leurs cantonnemens en Bavière, un soldat du quatrième régiment de ligne, nommé Varengo, se trouvait logé à Indersdorff chez un menuisier. Varengo voulait contraindre son hôte à lui payer deux florins, ou quatre livre dix sous par jour pour ses menus plaisirs. L'exiger, il n'en avait pas le droit. Pour parvenir à lui faire une douceur de cette condition, il se met à faire dans la maison un sabbat continuel. Le pauvre menuisier, n'y pouvant plus tenir, résolut de se plaindre, mais il crut prudent de ne pas porter ses plaintes aux officiers de la compagnie où servait Varengo; il savait, par sa propre expérience ou tout au moins par celle de ses voisins, que ces messieurs n'étaient guère accessibles aux plaintes de ce genre. Son parti est donc pris de s'adresser au général qui commandait, et le voilà en route pour Augsbourg, chef-lieu de l'arrondissement.

Arrivé au bureau de la place, il est accueilli par le général, et se met en devoir de lui soumettre ses griefs. Malheureusement pour lui le général ne savait pas mot de la langue allemande; il fit donc venir son interprète, dit au menuisier de s'expliquer, et demanda ensuite de quoi il se plaignait. Or, le secrétaire interprète du général était un fourrier attaché à sa personne depuis la paix de Presbourg, et qui se trouva, comme par un fait exprès, être le cousin germain de Varengo, contre lequel la plainte était portée. Sans se déferrer, à peine le fourrier eut-il vu le nom de son cousin, qu'il donna un sens tout contraire à la traduction du rapport qu'il fit pour le général, l'assurant que ce paysan, quoique fort à son aise, contrevenait à l'ordre du jour, au point de se refuser à donner de la viande fraîche au brave soldat logé chez lui, et que c'était là le motif du bruit dont il se plaignait, n'alléguant pas d'autres motifs pour demander son changement. Le général courroucé donna l'ordre à son secrétaire de prescrire, sous des peines sévères, au paysan de donner de la viande fraîche à son commensal. L'ordre fut expédié, mais au lieu d'en référer à la décision du général, le secrétaire interprète y écrivit tout au long, que le menuisier paierait deux florins par jour à Varengo. Le pauvre diable, lisant cela en allemand, ne put retenir un mouvement d'humeur, ce que voyant le général, et croyant qu'il y avait de la résistance de la part du paysan, le mit à la porte en le menaçant de sa cravache. Ainsi, grâce à son cousin l'interprète, Varengo reçut régulièrement deux florins par jour, ce qui le mit à même d'être un des plus jolis soldats de sa compagnie.

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* * * L'empereur n'aimait pas les duels: souvent il fermait les yeux pour ne point voir; mais quand il ne pouvait pas faire autrement que d'avoir vu, il laissait éclater tout son mécontentement. Je me rappelle, à ce sujet, deux ou trois circonstances dont je vais essayer de retracer le souvenir.

Peu de temps après la fondation de l'empire eut lieu un duel qui fit beaucoup de bruit dans Paris, à cause de la qualité des deux adversaires. L'empereur venait d'autoriser la formation du premier régiment étranger qu'il voulut bien admettre au service de France, le régiment d'Aremberg; malgré la dénomination de ce corps, la plupart des officiers qui y furent admis étaient des Français; c'était une porte ouverte, sans bruit, à quelques jeunes gens riches et distingués qui, en achetant des compagnies, quoique avec l'autorisation du ministre de la guerre, pouvaient ainsi franchir plus rapidement les premiers grades. Parmi les officiers d'Aremberg se trouvaient M. Charles de Sainte-Croix, qui sortait du ministère des affaires étrangères, et un jeune homme charmant que j'ai vu plus d'une fois à la Malmaison, M. de Mariolles, et qui était assez proche parent de l'impératrice Joséphine. Il paraît que le même grade leur avait été promis à tous les deux, et ils résolurent de se le disputer les armes à la main. M. de Mariolles succomba; il mourut sur la place, et sa mort jeta dans la consternation les dames du salon de la Malmaison. La famille se réunit pour porter plainte à l'empereur, qui était courroucé, qui parlait d'envoyer M. de Sainte-Croix au Temple et de le faire juger. Celui-ci s'était prudemment caché pendant le premier éclat de cette aventure, et la police, que l'on mita ses trousses, aurait eu beaucoup de peine à le trouver, car il était particulièrement protégé par M. Fouché, rentré depuis peu au ministère; et qui était fort lié avec madame de Sainte-Croix la mère. Tout s'exhala donc en menaces de la part de Sa Majesté, M. Fouché lui ayant fait observer que, par une rigueur inusitée, les malveillans ne manqueraient pas de dire qu'il exerçait moins un acte de souveraineté qu'un acte de vengeance personnelle, la victime ayant eu l'honneur de lui être alliée.

L'affaire en resta là, et ici j'admire comme quoi un souvenir en amène un autre, car je me rappelle que, par la suite, l'empereur aima beaucoup M. de Sainte Croix, qui eut dans l'armée un avancement aussi brillant que rapide, puisque, entré au service à vingt-deux ans, il n'en avait que vingt-huit lorsqu'il fut tué en Espagne étant déjà général de division. J'ai vu plusieurs fois le général Sainte-Croix au quartier général de l'empereur. Il me semble le voir encore, petit, mince, d'une charmante figure, ayant à peine de la barbe; on l'aurait pris pour une jeune femme plutôt que pour un brave guerrier comme il l'était; enfin ses traits étaient si doux, ses joues si roses, ses cheveux blonds si naturellement bouclés, que quand l'empereur était de bonne humeur, il ne l'appelait jamais autrement que mademoiselle de Sainte-Croix!

Une autre circonstance que je ne saurais non plus oublier est celle qui se rapporte au duel qui eut lieu à Burgos, en 1808, entre le général Franceschi, aide-de-camp du roi Joseph, et le colonel Filangieri, colonel de sa garde, et tous deux écuyers de Sa Majesté. L'objet de la querelle était à peu près le même qu'entre MM. de Mariolles et de Sainte-Croix, puisque tous deux se disputaient la place de premier écuyer du roi Joseph, prétendant tous les deux qu'elle leur avait été promise.

Il n'y avait pas cinq minutes que nous étions entrés dans le palais de Burgos, quand l'empereur fut informé de ce duel, qui venait d'avoir lieu près des murs du palais même, et seulement quelques heures auparavant. L'empereur apprit en même temps que le général Franceschi avait été tué, et qu'à cause de leur inégalité de grade, afin de ne point compromettre la hiérarchie militaire, ils s'étaient battus en habit d'écuyer. L'empereur fut frappé de ce que la première nouvelle qu'il apprenait était une mauvaise nouvelle, et avec ses idées de fatalité, cela pouvait avoir sur lui une influence réelle. Il donna ordre de faire chercher sur-le-champ le colonel Filangieri et de le lui amener. Il vint quelques instans après. Je ne le vis pas, étant dans une pièce à côté, mais l'empereur lui parla d'une voix si ferme, d'un ton tellement incisif, que j'entendis distinctement tout ce que lui dit Sa Majesté. «Des duels! des duels! toujours des duels! s'écria l'empereur; je n'en veux point!… je dois punir!… vous savez que je les abhorre!…—Sire, faites-moi juger si vous le voulez, mais écoutez moi.—Que pouvez-vous me dire, tête de Vésuve? Je vous ai déjà pardonné votre affaire avec Saint-Simon82!… il n'en sera plus de même!… D'ailleurs, je ne le puis! au moment d'entrer en campagne, quand tout le monde devrait être uni!… Cela est d'un effet déplorable!» Ici l'empereur garda un moment de silence, puis il reprit, quoique d'un ton de voix un peu moins courroucé: «Oui!… vous avez une tête de Vésuve. Voyez, la belle équipée!… j'arrive, et du sang dans mon palais!» Après une nouvelle pause et avec un peu plus de calme: «Voyez ce que vous avez fait!… Joseph a besoin de bons officiers, et voilà que vous lui en arrachez deux d'un seul coup, Franceschi que vous avez tué, et vous, qui ne pouvez plus rester à son service. «Ici l'empereur se tut encore quelques secondes, ensuite il ajouta: «Allons, sortez, partez!… Rendez-vous prisonnier à la citadelle de Turin!… Vous y attendrez mes ordres!… Ou bien, faites-vous réclamer par Murat; il sait ce que c'est; il y a aussi du Vésuve dans sa tête; il vous accueillera bien… Allons, partez tout de suite.»

Le colonel Filangieri ne se fit pas prier, je pense, pour hâter l'exécution de l'ordre que lui donnait l'empereur, et je n'ai pas su la suite de cette aventure; ce que je sais c'est que cet événement causa à Sa Majesté une vive émotion, car le soir, pendant que je la déshabillais, elle répéta plusieurs fois: «Des duels! c'est une indignité! c'est du courage de cannibales.» Si, au surplus, l'empereur se radoucit en cette occasion, c'est qu'il aimait beaucoup le jeune Filangieri, d'abord à cause de son père, que l'empereur estimait particulièrement, ensuite parce que, élevé par lui et à ses frais au Prytanée français, il le regardait comme un de ses enfans d'adoption, surtout parce qu'il avait su que M. Filangieri, filleul de la reine de Naples, avait refusé un régiment que celle-ci lui avait fait offrir alors qu'il n'était encore que simple lieutenant dans la garde des consuls, et enfin parce qu'il n'avait consenti à redevenir Napolitain que lorsqu'un prince français fut appelé au trône de Naples.

Ce qui me reste à dire actuellement au sujet des duels sous l'empire, et de la part que l'empereur y prit à ma connaissance, ressemblera un peu à la petite pièce que l'on représente après une tragédie. J'ai en effet à raconter comment il advint que l'empereur joua lui-même le rôle de conciliateur entre deux sous-officiers qui s'étaient épris de la même beauté.

L'armée française occupait Vienne. C'était quelque temps après la bataille d'Austerlitz. Deux sous-officiers appartenant au quarante-sixième et au cinquantième régiment de ligne, ayant eu une dispute et déterminés à se battre en duel, avaient choisi pour le lieu de leur combat un terrain situé à l'extrémité d'une plaine qui avoisinait le palais de Schœnbrunn, lieu de la résidence de l'empereur. Nos deux champions avaient déjà dégainé et faisaient échange de coups de briquets, qu'heureusement ils avaient parés l'un et l'autre, quand l'empereur vint à passer tout près d'eux, accompagné de quelques généraux. Qu'on juge, s'il est possible, de leur stupéfaction à la vue de l'empereur! Les armes leur tombèrent pour ainsi dire des mains.

L'empereur s'informa du sujet de la querelle, et il apprit qu'une femme qui leur accordait ses faveurs à tous les deux en était le motif, chacun des deux voulant posséder sa conquête sans partage. Ces deux champions se trouvèrent par hasard être connus de l'un des généraux qui accompagnaient Sa Majesté, qui apprit ainsi que c'étaient deux braves de Marengo et d'Austerlitz, appartenant à tels et tels régimens, que même ils avaient déjà été portés pour avoir la croix; alors l'empereur les harangua de la sorte: «Mes enfans, la femme est capricieuse… la fortune l'est aussi, et puisque vous êtes des braves de Marengo et d'Austerlitz, il est inutile de faire de nouvelles preuves. Retournez à vos corps, et soyez amis dorénavant comme de bons chevaliers.» Plus n'eurent ces deux soldats l'envie de se battre, et ils virent bientôt que leur auguste conciliateur ne les avait pas oubliés, car ils ne tardèrent pas à recevoir le brevet de la légion-d'honneur.

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* * * Au commencement de la campagne de Tilsitt, l'empereur étant à Berlin, il prit un jour fantaisie à Sa Majesté d'aller faire une excursion à pied du côté où nos soldats se livraient, dans les guinguettes, au plaisir de la danse. Il vit un maréchal-des-logis des chasseurs à cheval de sa garde, se promenant avec une grosse et rotonde allemande, et s'amusa à écouter les propos galans que le maréchal-des-logis adressait à sa belle. «Amusons-nous, mon chou, disait celui-ci; c'est le tondu qui paye les violons avec les kriches de votre souverain; allons notre train; vive la joie! et en avant…—Pas si vite, dit l'empereur en s'approchant de lui; certes, il faut toujours aller en avant; mais ici attendez que je sonne la charge.» Le maréchal-des-logis se retourne et reconnaît l'empereur; alors, sans se déconcerter, il porte la main à son schakos, et lui dit: «C'est peine inutile, Votre Majesté n'a pas besoin de sonner pour faire du bruit.» Cette repartie fit sourire l'empereur, et valut, peu de temps après, l'épaulette au sous-officier, qui l'aurait peut-être attendue encore long-temps, sans la fantaisie de Sa Majesté. Au surplus, si le hasard contribuait ainsi à faire donner des récompenses, ce n'était jamais qu'après s'être assuré que ceux auxquels on les accordait en étaient dignes.

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* * * À Eylau, les vivres manquaient. Depuis huit jours les provisions de pain étaient épuisées, et le soldat se nourrissait comme il le pouvait. La veille de la première attaque, l'empereur, qui voulait tout voir par lui-même, alla faire une ronde de bivouac en bivouac. Arrivé à un de ces bivouacs, où tous les hommes étaient endormis, il aperçoit des pommes de terre au feu; il lui prit fantaisie d'en manger, et se mit en devoir de la tirer du feu avec la pointe de son épée. À l'instant un soldat s'éveille et dit à celui qui usurpait une part de son souper: «Dis donc! tu n'es pas gêné, toi, de manger nos pommes de terre.—Mon camarade! j'ai tellement faim, que tu dois bien me le pardonner.—Allons, passe pour une, deux, si cela t'est nécessaire; mais disparais…» Alors, comme l'empereur ne se hâtait pas de disparaître, le soldat insista plus vivement, et bientôt une discussion très-chaude s'éleva entre l'empereur et lui; la discussion dégénérait en lutte, et déjà le soldat commençait à taper quand l'empereur jugea qu'il était temps de se faire reconnaître. Rien ne saurait peindre la confusion du soldat. Il venait de frapper l'empereur!… Il s'était jeté aux pieds de Sa Majesté, où il implorait sa grâce: elle ne se fit pas long-temps attendre. «C'est moi qui ai tort, lui dit l'empereur; j'ai été entêté; je ne t'en veux pas; relève-toi, et sois tranquille pour le présent et pour l'avenir.» L'empereur, ayant fait prendre des informations sur ce soldat, apprit que c'était un bon sujet, qui ne manquait pas d'instruction. À la promotion suivante il fut fait sous-lieutenant. Or, je défie qui que ce soit de peindre l'effet que produisaient de pareils faits dans l'armée; ils devenaient le continuel entretien des soldats, les stimulaient d'une manière incroyable, et il jouissait d'une véritable considération dans sa compagnie, celui dont on pouvait dire: «L'empereur lui a parlé.»

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* * * À la bataille d'Esling, le brave général Daleim, commandant une division du quatrième corps, se trouvait, pendant le plus fort de l'action, sur un point criblé par l'artillerie ennemie. L'empereur, passant près de lui, lui dit: «Il fait chaud de ton côté!—Eh bien, sire, permettez-moi d'éteindre le feu.—Va.» Ce seul mot suffit: en un clin d'œil, la terrible batterie fut enlevée. Le soir, l'empereur, apercevant le général Daleim, s'approcha de lui, et lui dit: «Il paraît que tu n'as fait que siffler dessus!» Sa Majesté faisait ainsi allusion à une habitude du général Daleim, qui en effet sifflait presque toujours.

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* * * Parmi les braves officiers-généraux dont l'empereur était entouré, quelques-uns n'étaient pas extrêmement lettrés, mais ils se recommandaient par d'autres qualités; quelques-uns même étaient célèbres pour d'autres causes que leur mérite militaire: ainsi le général Junot et le général Fournier passaient pour les plus habiles tireurs au pistolet; le général Lasellette était connu par sa passion pour la musique, qu'il poussait au point d'avoir toujours un piano dans un de ses fourgons. Ce général ne buvait jamais que de l'eau, mais en revanche, il n'en était pas de même du général Bisson. Qui n'en a entendu parler comme du plus intrépide buveur de toute l'armée! Un jour l'empereur, l'ayant rencontré à Berlin, lui dit: «Eh bien, Bisson, bois-tu toujours bien?—Comme çà, sire, çà ne passe plus les vingt-cinq bouteilles.» C'était, en effet, un grand amendement chez lui, car il avait plus d'une fois atteint la quarantaine, et toujours sans se griser. Au surplus, ce n'était pas un vice chez le général Bisson, mais un besoin impérieux. L'empereur le savait, et comme il l'aimait beaucoup, il lui faisait une pension de douze mille francs sur sa cassette, et lui donnait en outre de fréquentes gratifications.

Parmi les officiers qui n'étaient pas très-lettrés, il est permis de citer le général Gros, et la manière même dont il fut élevé au grade de général le prouve que de reste; mais c'était un brave à toute épreuve, homme superbe, et d'une beauté mâle. La plume seule lui était très-peu familière; à peine s'il savait s'en servir pour signer son nom, et il ne passait pas pour être beaucoup plus fort sur la lecture que sur l'écriture. Étant colonel de la garde, il se trouvait un jour seul aux Tuileries dans un salon, où il attendait que l'empereur fût visible. Là, il se complaisait devant une glace à rajuster son col, à rehausser sa cravate, et l'admiration que lui causait sa propre figure l'entraîna à se parler tout haut à lui-même, ou plutôt à son image répétée dans la glace. Ah! se disait-il, si tu connaissais les bachébachiques (les mathématiques), un homme comme toi… Avec un cœur de soldat comme le tien… Ah!… l'empereur te ferait général!—Tu l'es,» lui dit l'empereur en lui frappant sur l'épaule. Sa Majesté était entrée dans le salon sans être entendue, et s'était plue à écouter l'allocution que le Colonel Gros s'adressait à lui-même. Telle fut sa promotion au grade de général, et qui plus est de général dans la garde.

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* * * Me voici maintenant au bout de mon chapelet en fait d'anecdotes militaires. Je viens de parler de la promotion d'un général; je terminerai par l'histoire d'un tambour, mais d'un tambour renommé dans toute l'armée, d'un farceur de première force, enfin du fameux Rata, que le général Gros, comme on va le voir, aimait beaucoup.

L'armée marchait sur Lintz, pendant la campagne de 1809. Rata, tambour de grenadiers au quatrième régiment de ligne, et bouffon très-renommé, ayant appris que la garde allait passer, et qu'elle était commandée par le général Gros, voulut voir cet officier, qui avait été son chef de bataillon, et avec lequel il s'était autrefois permis toutes sortes de familiarités. Rata cire donc sa moustache, se pare de son mieux, et va saluer le général, en le haranguant ainsi: «Eh! vous voilà, sacré nom de D…, général; comment vous portez-vous, f…?—Très-bien, Rata; et toi?—Toujours bien, f…; mais, sacré nom de D…, pas si bien que vous, à ce qu'il me paraît. Depuis que vous le portez beau, vous ne pensez plus au pauvre Rata, car s'il ne venait pas vous voir, vous ne penseriez seulement pas à lui envoyer quelques sous pour acheter du tabac.» En disant: vous le portez beau, Rata s'était rapidement emparé du chapeau du général Gros, et l'avait mis sur sa tête à la place du sien. En ce moment même l'empereur vient à passer, et voit un tambour coiffé du chapeau d'un général de sa garde. À peine s'il en croit ses yeux; il pousse son cheval, et demande ce que c'est. Le général Gros lui dit alors en riant, et avec le franc-parler dont il s'était fait l'habitude, même avec l'empereur: «C'est un brave soldat de mon ancien bataillon, habitué à faire des niches pour amuser ses camarades; c'est un brave, Sire, oh! mais, là, un homme solide, et je le recommande à Votre Majesté. D'ailleurs, Sire, il peut à lui seul faire plus que tout un parc d'artillerie. Allons, Rata, en batterie, et point de quartier.» L'empereur écoutait et regardait, presque stupéfait de ce qui se passait sous ses yeux, lorsque Rata, sans être intimidé par la présence de l'empereur, se mit en devoir d'exécuter l'ordre du général: alors, enfonçant un doigt dans sa bouche, il fait un vacarme tel qu'on eût cru entendre d'abord siffler et ensuite éclater un obus. L'imitation était si parfaite, que l'empereur ne put s'empêcher d'en rire; et se tournant vers le général Gros: «Allons, lui dit-il, prends cet homme-là dès ce soir dans ta garde, et rappelle-le à mon souvenir à la prochaine occasion.» Peu de temps après, Rata eut la croix, que n'eurent peut-être pas ceux qui lancèrent le plus de véritables obus à l'ennemi: tant il entre de bizarrerie dans la destinée des hommes!

82.M. Filangieri avait effectivement eu précédemment à Paris un duel avec M. de Saint-Simon, que l'on avait d'abord cru tué, mais qui finit par revenir de la blessure très-dangereuse qu'il avait reçue.