Read the book: «Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour», page 80

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CHAPITRE II

Renouvellement des prodiges de l'Italie.—Courage personnel de l'empereur.—Mot de l'empereur à ses soldats.—Obus éclatant près de l'empereur.—Fréquence du réveil de l'empereur.—Extrême bonté de Sa Majesté envers moi.—Point de paix déshonorante.—Oubli réparé.—Je m'endors dans le fauteuil de l'empereur.—Sa Majesté s'asseyant sur son lit pour ne pas m'éveiller.—Paroles adorables de l'empereur.—Sa Majesté décidée à faire la paix.—Succès et nouvelle indécision.—L'empereur et le duc de Bassano.—Départ pour Sézanne.—Suite de triomphes.—Généraux prisonniers à la table de l'empereur.—Combat de Nangis.—Blücher sur le point d'être prisonnier.—La veille de la bataille de Méry.—L'empereur sur une botte de roseaux.—Nuée de bécassines et mot de l'empereur.—Mouvement sur Anglure.—Incendie de Méry.—Position critique des alliés.—Position critique de M. Ansart.—Un huissier guide de l'empereur.—Peur du canon.—Pont construit en une heure sous le feu de l'ennemi.—L'empereur mourant de soif et courage d'une jeune fille.—Le quartier-général de l'empereur dans la boutique d'un charron.—Prisonniers et drapeaux envoyés à Paris.—Mission délicate de M. de Saint-Aignan.—Vive colère de l'empereur.—Disgrâce de M. de Saint-Aignan et prompt oubli.—L'ennemi abandonnant Troyes par capitulation.—Décret sévère.—Les insignes et les couleurs de l'ancienne dynastie.—Conseil de guerre et peine de mort.—Exécution du chevalier de Gonault.

Jamais l'empereur ne s'était montré aussi admirable que durant cette fatale campagne de France; en luttant contre la fortune il y renouvelait les prodiges des premières guerres d'Italie quand la fortune lui souriait; l'attaque avait signalé le commencement de sa carrière; la fin en fut marquée par la plus belle défense dont les annales de la guerre puissent conserver le souvenir. On peut dire qu'à tout moment et partout Sa Majesté se montrait tout ensemble général et soldat. En toute circonstance il donna l'exemple du courage personnel, et cela au point d'alarmer tous ceux qui l'entouraient et dont l'existence était attachée à la sienne. On sait, par exemple, qu'à Montereau, l'empereur pointa lui-même des pièces d'artillerie, s'exposa gaiement aux coups de l'ennemi, et dit aux soldats que cela inquiétait et qui voulaient l'éloigner: «Laissez-moi faire, mes amis; le boulet qui doit me tuer n'est pas encore fondu.»

À Arcis, l'empereur se battit encore comme un soldat: il tira plus d'une fois son épée pour se dégager du milieu des ennemis qui l'entouraient. Un obus étant venu tomber à quelques pas de son cheval, l'animal surpris fit un saut de côté, et faillit désarçonner l'empereur, qui, la lorgnette à la main, était alors fort occupé à examiner le champ de bataille. Sa Majesté s'étant raffermie sur la selle, mit à son cheval les éperons dans le ventre, le poussa vers l'obus, et le contraignit à le flairer; au même instant la pièce éclata, et par un hasard inouï, ni l'empereur ni son cheval ne furent blessés.

En plus d'une circonstance pareille, l'empereur sembla, durant cette campagne, avoir fait l'abandon de sa vie; et cependant ce ne fut qu'à la dernière extrémité qu'il renonça à l'espérance de conserver le trône. Mais il lui en coûtait de traiter avec l'ennemi tant que celui-ci occuperait le territoire français. Sa Majesté aurait voulu purger le sol de la France de la présence des étrangers, avant d'entrer avec eux en accommodement. De là vinrent ses hésitations, ses refus de souscrire à la paix qui lui fut offerte à différentes reprises.

Le 8 de février, l'empereur, à la suite d'une longue discussion avec deux ou trois de ses conseillers intimes, se coucha fort tard et dans une extrême préoccupation: il me réveilla souvent dans la nuit, se plaignit de ne pouvoir dormir; et me fit emporter et rapporter plusieurs fois son flambeau. Vers cinq heures du matin je fus appelé de nouveau; je tombais de fatigue; Sa Majesté s'en aperçut et me dit avec bonté: «Vous êtes sur les dents, mon pauvre Constant; nous faisons une rude campagne, n'est-ce pas? mais ayez encore un peu de courage; vous allez bientôt vous reposer?»—Encouragé par le ton de bienveillance de Sa Majesté, je pris la liberté de lui répondre que personne ne pouvait songer à se plaindre de la fatigue et des privations que l'on éprouvait, puisqu'elles étaient partagées par Sa Majesté; mais que pourtant le désir et l'espérance de tout le monde étaient pour la paix. «Hé bien, oui, reprit l'empereur, avec une sorte de violence concentrée, on aura la paix; on verra ce que c'est qu'une paix déshonorante!» Je gardai le silence; l'agitation et le chagrin de Sa Majesté m'affligeaient profondément, et j'aurais souhaité en ce moment que l'empereur eût une armée d'hommes de fer, comme lui. Il n'aurait fait la paix que sur la frontière de France.

Le ton de bonté et de familiarité avec lequel l'empereur me parla cette fois-là, me rappelle une autre circonstance que j'ai oublié de rapporter en son temps, et que je ne passerai point ici sous silence, la croyant de nature à faire juger des manières de Sa Majesté avec les personnes de son service, et particulièrement avec moi. Roustan a été témoin du fait, et c'est de sa bouche que j'en tiens le commencement.

Dans une des campagnes au-delà du Rhin (je ne saurais dire laquelle), j'avais passé plusieurs nuits de suite, et j'étais harassé. L'empereur étant sorti sur les onze heures du soir, resta trois ou quatre heures dehors. Je m'étais assis, pour l'attendre, dans son fauteuil, auprès de sa table de travail, comptant bien me lever et me retirer dès que je l'entendrais rentrer. Mais j'étais tellement épuisé de fatigue que le sommeil me surprit tout d'un coup, et je m'endormis d'un profond somme, la tête appuyée sur le bras, et le bras sur la table de Sa Majesté. L'empereur rentra enfin, accompagné du maréchal Berthier et suivi de Roustan. Je n'entendis rien. Le prince de Neufchâtel voulut s'approcher de moi et me pousser pour me réveiller, et me faire rendre, à Sa Majesté, son siége et sa table; mais l'empereur le retint, en disant: «Laissez dormir ce pauvre garçon; il a passé je ne sais combien de nuits blanches.» Alors comme il n'y avait point d'autre siége dans l'appartement, l'empereur s'assit sur le bord de son lit, y fit asseoir le maréchal et causa long-temps avec lui, pendant que je continuais de dormir. Mais ayant eu besoin d'une des cartes qui étaient sur sa table, et sur lesquelles mon coude était appuyé, Sa Majesté, quoiqu'elle cherchât à la tirer avec précaution, m'éveilla, et je me levai aussitôt tout confus et m'excusant de la liberté que j'avais prise bien involontairement. «Monsieur Constant, me dit alors l'empereur avec un sourire plein de bonté, je suis désespéré de vous déranger: veuillez bien m'excuser.» Tels étaient les égards de l'empereur pour ses gens. Je désire que cela puisse encore, avec ce que j'ai déjà rapporté du même genre, servir de réponse à ceux qui l'ont accusé de dureté dans son intérieur. Je reprends mon récit des événemens de 1814.

Dans la nuit du 8 au 9, l'empereur paraissant décidé à faire la paix, on passa la nuit à préparer les dépêches, et le 9, à neuf heures du matin, on les lui apporta pour les signer; mais il avait changé d'avis. À sept heures, il avait reçu des nouvelles des armées russe et prussienne. Lorsque M. le duc de Bassano entra, tenant à la main les dépêches à signer, Sa Majesté était couchée sur ses cartes et y plantait des épingles: «Ah! c'est vous, dit-elle à son ministre, il n'est plus question de cela. Voyez, me voilà en train de battre Blücher; il a pris la route de Montmirail. Je pars. Je le battrai demain, je le battrai après-demain. La face des affaires va changer, et nous verrons. Ne précipitons rien; il sera toujours assez temps de faire une paix comme celle qu'on nous propose.» Une heure après, nous étions sur la route de Sézanne.

Il y eut alors plusieurs jours de suite pendant lesquels les efforts héroïques de l'empereur et de ses braves soldats furent couronnés du plus éclatant succès. À peine arrivée à Champ-Aubert, l'armée se trouvant en présence du corps d'armée russe contre lequel elle avait déjà combattu à Brienne, tombe sur lui, sans s'arrêter pour prendre du repos, le sépare de l'armée prussienne, et fait prisonniers le général en chef et plusieurs officiers-généraux. Sa Majesté, dont la conduite vis-à-vis ses ennemis vaincus était toujours honorable et généreuse, les fit dîner à sa table et les traita avec les plus grands égards. Les ennemis sont encore battus à la Ferme des Frénaux par les maréchaux Ney et Mortier, et par le duc de Raguse, à Vaux-Champs, où Blücher fut encore sur le point d'être fait prisonnier. À Nangis, l'empereur disperse cent cinquante mille hommes commandés par le prince de Schwartzenberg, et lance à leur poursuite les maréchaux Oudinot, Kellermann, Macdonald, et les généraux Treilhard et Gérard.

La veille de la bataille de Méry, l'empereur parcourut tous les environs de cette petite ville, et son œil observateur s'arrêta sur une immense étendue de marais, au milieu desquels est le village de Bagneux, et à peu de distance le bourg d'Anglure, où passe l'Aube. Après la rapide excursion qu'il fit sur le terrain mouvant de ces marais dangereux, il mit pied à terre, et s'assit sur une botte de roseaux; là, le dos appuyé contre la hutte d'un chasseur de nuit, il déroula sa carte de campagne; après l'avoir examinée quelques instans, il remonta à cheval et repartit au galop.

En ce moment une nuée de sarcelles et de bécassines s'étant envolée devant Sa Majesté, elle s'écria en riant: «Allez, allez, mes belles; faites place à un autre gibier.» Sa Majesté disait à tous ceux qui l'entouraient: «Pour cette fois nous les tenons!»

L'empereur galopait vers Anglure, pour voir si la butte de Baudement, qui est près de ce bourg, était occupée par l'artillerie, lorsque le bruit du canon qui se faisait entendre du côté de Méry, l'obligea de rétrograder. Il retourna donc à Méry, et s'adressant aux officiers qui le suivaient: «Au galop, Messieurs, nos ennemis sont pressés, il ne faut pas les faire attendre.» Une demi-heure après il était sur le champ de bataille.

Les flammes de l'incendie de Méry rabattaient d'énormes tourbillons de fumée sur les colonnes russes et prussiennes, et masquaient en partie les manœuvres de l'armée française. Dans ce moment tout annonçait la réussite du plan que l'empereur avait conçu le matin dans les marais de Bagneux; tout allait bien: Sa Majesté voyait la défaite des alliés et la France sauvée, tandis qu'à Anglure tout était dans la désolation. La population de plusieurs villages frémissait en voyant les ennemis s'approcher, et pas une pièce de canon n'était là pour leur couper la retraite, pas un soldat pour les empêcher de passer la rivière.

La position des alliés était tellement critique que toute l'armée française les croyait perdus; ils s'enfonçaient avec toute leur artillerie dans les marais, et criblés par la mitraille de nos canons, ils y seraient restés. Tout à coup on les vit faire un nouvel effort, se ranger en ordre de bataille, et se disposer à passer l'Aube. L'empereur, qui ne pouvait plus les poursuivre sans exposer son armée à s'enfoncer aussi dans les marais, arrêta l'impétuosité de ses soldats, croyant que la butte de Baudement était couverte d'artillerie pour foudroyer l'ennemi. N'entendant pas un seul coup de fusil de ce côté, il se rendit en toute hâte à Sézanne, pour faire avancer des troupes; mais celles qu'il croyait y trouver avaient été dirigées sur Fère-Champenoise.

Dans cet intervalle, un nommé Ansart, propriétaire à Anglure, était monté à cheval, et avait couru à toute bride à Sézanne, pour avertir le maréchal, qui s'y trouvait, que l'ennemi, poursuivi par l'empereur, allait passer l'Aube. Arrivé près du duc, et voyant que le corps d'armée qu'il commandait ne prenait pas le chemin d'Anglure, il s'empressa de parler. Mais comme apparemment on n'avait point reçu d'ordres de l'empereur, on ne l'écouta pas, on le traita d'espion, et ce ne fut pas sans peine que ce brave homme échappa à la fusillade.

Tandis que cette scène se passait, Sa Majesté était déjà à Sézanne; entourée de plusieurs habitans de cette ville, elle demandait quelqu'un pour la guider jusqu'à Fère-Champenoise: un huissier se présenta. Aussitôt l'empereur partit escorté des officiers supérieurs qui l'avaient accompagné à Sézanne, et sortit de la ville; il dit à son guide: «Passez devant moi, monsieur, et prenez le chemin le plus court.» Arrivée à peu de distance du champ de bataille de Fère-Champenoise, Sa Majesté vit que chaque détonation de l'artillerie faisait baisser la tête au pauvre huissier. «Vous avez peur, monsieur, lui dit l'empereur.—Non, sire.—En ce cas, pourquoi baissez-vous ainsi la tête?—C'est que je n'ai pas l'habitude d'entendre, comme Votre Majesté, tout ce tintamarre.—Il faut se faire à tout, ne craignez rien, allez toujours.» Mais le guide, plus mort que vif, retenait son cheval et tremblait de tous ses membres. «Allons, allons, je vois que vous avez réellement peur, passez derrière moi.» Il obéit, tourna bride, et galopa jusqu'à Sézanne en se promettant bien de ne plus jamais servir de guide à l'empereur en pareille occasion.

À la bataille de Méry, l'empereur fit jeter, sous le feu même de l'ennemi, un petit pont sur une rivière qui coule près de la ville. Ce pont fut construit en une heure avec des échelles attachées ensemble et soutenues par des pièces de bois; mais cela ne suffisait pas; il fallait, pour qu'il pût être praticable, qu'on posât des planches dessus; et l'on n'en trouvait point, car les personnes qui auraient pu en procurer, n'osaient s'approcher du terrain mitraillé que l'empereur occupait en ce moment. Impatient, et même en colère de ne pouvoir plancheyer le pont, Sa Majesté fit décrocher les volets de plusieurs grandes maisons bâties à peu de distance de la rivière, puis les fit poser et clouer sous ses yeux. Pendant ce travail, une soif ardente le tourmentait, et il allait puiser de l'eau dans sa main pour l'étancher, lorsqu'une jeune fille, qui avait méprisé le danger pour pouvoir s'approcher de l'empereur, courut à la maison voisine, et lui apporta un verre d'eau et de vin qu'il but avec avidité.

Étonné de voir cette jeune fille dans un endroit si périlleux, l'empereur lui dit en souriant: «Vous feriez un brave militaire, mademoiselle. Voulez-vous prendre les épaulettes? vous serez un de mes aides-de-camp.» La jeune fille rougit, fit à l'empereur une révérence, et allait s'éloigner, lorsqu'il lui tendit sa main qu'elle baisa. «Plus tard, ajouta Sa Majesté, venez à Paris, et rappelez-moi le service que vous m'avez rendu aujourd'hui; vous serez contente de ma reconnaissance.» La jeune personne remercia l'empereur, et se retira toute fière des paroles qu'il lui avait adressées.

Le jour de la bataille de Nangis, un officier autrichien était venu dans la soirée au quartier-général, et avait eu une longue conférence secrète avec Sa Majesté. Quarante-huit heures après, à la suite du combat de Méry, parut un nouvel envoyé du prince de Schwartzenberg avec une réponse de l'empereur d'Autriche, à la lettre confidentielle que Sa Majesté avait écrite deux jours auparavant à son beau-père. Nous avions quitté Méry, qui était en feu, et dans le petit hameau de Châtres, où l'on avait établi le quartier-général, il ne s'était trouvé d'abri pour Sa Majesté que dans la boutique d'un charron. C'était là que l'empereur avait passé la nuit, travaillant, ou étendu tout habillé sur son lit, sans dormir. Ce fut aussi là qu'il reçut l'envoyé autrichien, qui était M. le prince de Lichtenstein. Le prince resta long-temps en tête à tête avec Sa Majesté. Il ne transpira rien de leur conversation; mais personne ne doutait qu'il n'eût été question de la paix. Après le départ du prince, l'empereur était d'une gaieté extraordinaire et qui gagna tous ceux qui entouraient Sa Majesté. Notre armée avait fait sur l'ennemi des milliers de prisonniers; Paris venait de recevoir les drapeaux russes et prussiens pris à Nangis et à Montereau: l'empereur avait vu fuir devant lui les souverains étrangers qui eurent pendant quelque temps la crainte de ne pouvoir regagner la frontière. Tant de succès avaient rendu à Sa Majesté toute sa confiance dans sa fortune. Mais cette confiance n'était malheureusement qu'une dangereuse illusion.

Le prince de Lichtenstein avait à peine quitté le grand quartier-général, lorsque je vis arriver M. de Saint-Aignan, beau-frère de M. le duc de Vicence, et écuyer de l'empereur. M. de Saint-Aignan se rendait, je crois, auprès de son beau-frère, qui était au congrès de Châtillon, ou du moins qui y avait été; car les conférences de ce congrès étaient suspendues depuis quelques jours. Il paraît qu'avant de quitter Paris, M. de Saint-Aignan avait eu une entrevue avec M. le duc de Rovigo et un autre ministre, et que ceux-ci l'avaient chargé d'un message verbal auprès de l'empereur. La mission était délicate et difficile; il aurait bien voulu que ces messieurs missent par écrit les représentations qu'ils le chargeaient de porter à Sa Majesté; mais ils s'y étaient refusés, et en serviteur fidèle, M. de Saint-Aignan s'était dévoué à son devoir, et disposé à dire toute la vérité, quelque danger qu'il y eût pour lui à le faire.

Au moment où il arriva dans la boutique du charron de Châtres, l'empereur, comme on vient de le voir, se laissait aller aux plus brillantes espérances. Cette circonstance était fâcheuse pour M. de Saint-Aignan qui n'était point porteur de nouvelles agréables. Il venait, comme on l'a su depuis, annoncer à Sa Majesté qu'elle ne pouvait pas compter sur l'esprit de la capitale; que l'on y murmurait sur la durée de la guerre, et qu'on aurait voulu que l'empereur saisît la première occasion de faire la paix. On a même dit que le mot de désaffection était sorti, durant cette conférence secrète, de la bouche sincère et véridique de M. de Saint-Aignan. Je ne sais si cela est vrai, car la porte était bien fermée, et M. de Saint-Aignan parlait à voix basse. Ce qu'il y a de certain, c'est que ses rapports et sa franchise excitèrent au plus haut point la colère de Sa Majesté, qui, en le congédiant avec une dureté que certainement il n'avait pas méritée, éleva la voix de manière à être entendu du dehors. M. de Saint-Aignan s'étant retiré, Sa Majesté m'appela pour mon service; je la trouvai encore pâle et agitée de colère. Quelques heures après cette scène, l'empereur ayant fait demander son cheval, M. de Saint-Aignan, qui avait repris son service d'écuyer, s'approcha pour tenir l'étrier de Sa Majesté; mais dès que l'empereur l'aperçut, il lui lança un regard courroucé, et lui fit signe de s'éloigner, en s'écriant d'une voix forte: «Mesgrigny!» c'était le nom de M. le baron de Mesgrigny, autre écuyer de Sa Majesté. Pour se conformer à la volonté de l'empereur, M. de Mesgrigny prit le service de M. de Saint-Aignan, qui se retira sur le derrière de l'armée, en attendant que l'orage fût passé. Au bout de quelques jours sa disgrâce cessa, et tous ceux qui le connaissaient s'en réjouirent: M. le baron de Saint-Aignan se faisait aimer de tout le monde par son affabilité et sa loyauté.

De Châtres, l'ennemi marcha sur Troyes. L'ennemi, qui occupait cette ville, sembla d'abord disposé à s'y défendre mais il la céda bientôt, et en sortit à la suite d'une capitulation. Durant le peu de temps que les alliés avaient passé à Troyes, les royalistes avaient affiché publiquement leur haine contre l'empereur, et leur dévouement aux puissances étrangères, qui ne venaient, disaient-ils, que pour rétablir les Bourbons sur le trône. Ils avaient eux-mêmes l'imprudence d'arborer le drapeau blanc et la cocarde blanche. Les troupes étrangères les avaient protégés, tout en se montrant exigeantes et dures à l'égard de ceux des habitans dont l'opinion était directement contraire.

Malheureusement pour les royalistes, ils n'étaient qu'en très-faible minorité, et la faveur dont ils étaient l'objet de la part des Prussiens et des Russes, faisait que la population écrasée par ceux-ci, haïssait les protégés à l'égal des protecteurs. Déjà, avant l'entrée de l'empereur à Troyes, il lui était tombé dans les mains des proclamations royalistes adressées à des officiers de sa maison ou de l'armée. Il n'en avait point témoigné de colère; mais il avait engagé les personnes qui avaient reçu ou qui recevaient des pièces de ce genre, à les détruire et à n'en dire mot à qui que ce fût. Arrivée à Troyes, Sa Majesté rendit un décret portant la peine de mort contre les Français au service des ennemis, et contre ceux qui porteraient les signes et les décorations de l'ancienne dynastie. Un malheureux émigré, traduit levant un conseil de guerre, fut convaincu d'avoir porté la croix de Saint-Louis et la cocarde blanche, durant le séjour des alliés à Troyes, et d'avoir fourni aux généraux étrangers tous les renseignemens qu'il avait été en son pouvoir de donner. Le conseil prononça la peine de mort; car les faits étaient positifs et la loi ne l'était pas moins. Victime de son dévouement prématuré à une cause qui était encore loin de paraître nationale, surtout dans les départemens occupés par les armées étrangères, le chevalier Gonault fut exécuté militairement.