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Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour

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Jamais prisonnier ne fut plus enchanté de son changement de domicile. Ce malheureux, qui paraissait avoir pris les armes contre son gré pour servir les ennemis de son pays, arrive au camp français se disant le plus heureux des hommes d'avoir retrouvé ses compatriotes. Il serrait la main à tous nos soldats avec une liberté qui plut à tous. On l'amena à l'empereur: il parut très-intimidé de se trouver en présence du roi des Français; c'est ainsi qu'il appelait Sa Majesté. L'empereur le questionna long-temps: il dit que le bruit du canon français lui avait fait toujours battre le cœur; qu'il n'avait craint qu'une chose: c'était d'être tué par ses compatriotes. D'après ce qu'il dit à l'empereur, il paraît que c'était un de ces hommes comme il y en a tant, qui se trouvent transportés par leur famille dans une terre étrangère sans connaître bien les causes de leur émigration. Son père avait exercé à Moscou une profession industrielle assez misérable. Il était mort, et l'avait laissé sans ressources et sans avenir. Pour avoir du pain, il s'était fait soldat. Il dit que la discipline militaire russe était une des grandes raisons qui l'avaient encouragé à déserter. Il ajouta qu'il avait de bons bras, du cœur, et qu'il servirait dans l'armée française, si son général le permettait. Sa franchise plut à l'empereur, qui désirait tirer de lui quelques renseignemens positifs sur l'état des esprits à Moscou. On sut d'après ses révélations, plus ou moins intelligibles, qu'il régnait dans cette ancienne capitale une grande fermentation. On entendait, disait-il, crier dans les rues: «Plus de Barclay! à bas le traître! le lâche! Vive Kutusof!» La classe marchande, qui avait une grande influence parce qu'elle était la plus généralement riche, se plaignait d'un système de temporisation qui laissait les choses dans l'incertitude, et compromettait l'honneur des armes russes. On ne pouvait pas pardonner à l'empereur d'investir de sa confiance un étranger, quand le vieux Kutusof, qui avait le sang et l'âme d'un Russe, avait un emploi secondaire. L'empereur Alexandre n'avait pas tenu compte de ces réclamations énergiques. À la fin, effrayé des symptômes de soulèvement qui s'étaient manifestés dans son armée, il avait cédé. Kutusof était nommé généralissime. On avait illuminé à Moscou en réjouissance de cet important événement. On parlait d'une grande bataille avec les Français; l'enthousiasme était au comble dans l'armée russe: tous les soldats avaient attaché à leurs shakos une branche d'arbre verte. Le prisonnier parlait avec effroi de Kutusof. Il disait que c'était un vieux à cheveux blancs, qui avait de grandes moustaches, des yeux à faire peur; qu'il s'en fallait de beaucoup qu'il fût vêtu comme les généraux français; qu'il avait des habits fort ordinaires, lui qui pouvait en avoir de si beaux; qu'il rugissait comme un lion quand il était en colère; qu'il ne se mettait jamais en marche sans avoir récité ses prières; qu'il se signait fréquemment à différentes heures de la journée. «Les soldats l'aiment beaucoup, ajoutait-il, parce qu'ils disent qu'il ressemble à Souwarow: je crains qu'il ne fasse beaucoup de mal aux Français.» L'empereur, content de ces renseignemens, renvoya le prisonnier, et ordonna qu'on le laissât circuler librement dans le camp. Plus tard il se battit bravement avec les nôtres.

L'empereur fit son entrée à Gjatz avec l'escorte la plus singulière. Dans une échauffourée on avait pris quelques Cosaques. Sa Majesté, qui dans ce moment était très-avide de renseignemens de quelque part qu'ils vinssent, désira questionner ces sauvages. Elle en fit venir deux ou trois au quartier-général. Ces hommes semblent faits pour être éternellement accolés à un cheval. Rien de plus plaisant que leur marche quand ils descendent à terre. Leurs jambes, que l'habitude de presser les flancs d'un cheval rend très-écartées, ressemblent assez à des branches de tenaille. Quand ils mettent pied à terre ils ont l'air d'être sur un élément qui n'est pas le leur. L'empereur entra dans Gjatz, escorté par deux de ces barbares à cheval. Ils parurent très-flattés de cet honneur. Je remarquai, à diverses reprises, que l'empereur ne pouvait s'empêcher de rire en voyant la tournure gauche de ces cavaliers de l'Ukraine, surtout alors qu'ils se donnaient des grâces. Leurs rapports, que l'interprète de Sa Majesté eut quelque peine à comprendre, parurent confirmer tout ce que l'on avait ouï dire de Moscou. Ces barbares firent entendre à l'empereur, par leurs gestes animés, leurs mouvemens convulsifs et leur posture guerrière, que dans peu il y aurait grande bataille entre les Russes et les Français. L'empereur leur fit donner de l'eau-de-vie; ils l'avalaient comme de l'eau pure, et tendaient de nouveau leurs verres avec un sang-froid très-plaisant. Leurs chevaux étaient petits, écourtés, à longues queues. Ces animaux paraissaient très-dociles. Hélas! on a pu en voir sans sortir de Paris.

C'est un fait historique que le roi de Naples en imposait beaucoup à ces barbares. On vint annoncer un jour à l'empereur qu'ils voulaient le nommer leur hetman. L'empereur rit beaucoup de leur offre, et dit en plaisantant qu'il était prêt à appuyer cette élection d'une peuplade libre. Il est certain que le roi de Naples avait dans son extérieur quelque chose de théâtral qui fascinait les yeux de ces barbares. Il était toujours vêtu avec un grand luxe. Quand son cheval l'emportait en avant de ses colonnes, et que le vent mettait le désordre dans ses grands cheveux, quand il donnait ces grands coups de sabre qui fauchaient les hommes, alors je conçois qu'il plût singulièrement à ces peuplades guerrières, chez qui les qualités extérieures peuvent être les seules appréciées. On a dit que le roi de Naples avait, en agitant seulement son grand sabre, fait rebrousser toute une horde de ces barbares. Je ne sais pas jusqu'à quel point le fait est vrai, mais il est au moins très-possible.

Le peuple casaque croit aux sorciers. Il a cela de commun avec toutes les races encore dans l'enfance. On nous conta un trait assez plaisant sur le grand chef des Cosaques, le célèbre Platof. Poursuivi par le roi de Naples, il battait en retraite. Une balle atteignit un de ses officiers à côté de lui. L'hetman, courroucé contre son sorcier, le fit fustiger en présence de toutes les hordes, l'accusant amèrement de n'avoir pas détourné les balles par ses sortiléges. C'était à coup sûr avoir plus de foi en cet art que n'en avait le sorcier lui-même.

Le 3 septembre, de son quartier-général de Gjatz, l'empereur fit annoncer à son armée qu'elle eût à se préparer à une affaire générale. Il y avait depuis quelques jours un grand relâchement dans la police des bivouacs. Il fit redoubler la rigueur des consignes. Plusieurs détachemens qui étaient allés aux vivres avaient un peu trop prolongé leurs excursions. L'empereur chargea ses colonels de leur faire part de son mécontentement, ajoutant que ceux qui ne seraient pas de retour le lendemain ne combattraient pas. Ces paroles ne veulent pas de commentaire.

La campagne qui environnait Gjatz était très-fertile. Les champs étaient presque tous semés de seigles bons à couper. Cependant on voyait çà et là de vastes trouées que les chevaux cosaques y avaient laissées dans leur fuite. J'ai comparé depuis l'aspect de ces campagnes, au mois de novembre, avec ce qu'il était en septembre. Quelle chose horrible que la guerre! Quelques jours avant la bataille, Napoléon, accompagné de deux de ses maréchaux, alla visiter en se promenant les environs de la ville. À la veille de ce grand événement, il causait de tout avec calme. Il parlait de ce pays comme il aurait parlé d'une belle et bonne province de France. À l'entendre, les greniers de l'armée étaient tout trouvés. Il y aurait là d'excellens quartiers d'hiver. Le premier soin de l'administration qu'il établirait à Gjatz serait d'encourager l'agriculture; puis il montrait du doigt à ses maréchaux les riantes sinuosités de la rivière qui donne son nom à la ville. Il paraissait ravi de la perspective qu'il avait devant les yeux. Jamais je ne vis l'empereur livré à d'aussi douces émotions; jamais je ne vis tant de sérénité répandue sur sa figure, tant de calme dans sa conversation. Jamais aussi je ne n'eus plus grande idée de sa force d'âme.

Le 5 septembre, l'empereur monta sur les hauteurs de Borodino pour embrasser d'un seul coup d'œil la position respective des deux armées. Le temps était couvert. Bientôt tombe une de ces pluies fines et froides, telles qu'il en tombe assez ordinairement aux approches de l'automne. Cette pluie ressemble de loin à un brouillard assez dense. L'empereur essaya de se servir de ses lunettes, mais cette espèce de voile qui couvrait toute la campagne l'empêchait de voir; il s'impatienta. La pluie, qui, chassée par le vent, venait en biais, s'arrêtait sur les verres de ses lunettes; il les fit essuyer à diverses reprises, étant fort vexé de cette contrariété.

La température était froide et humide; il demanda son manteau, s'en enveloppa, et dit qu'il n'était plus possible d'y tenir, qu'il fallait retourner au quartier général; il rentra dans sa tente et se jeta sur son lit; il dormit un peu. En se réveillant, il me dit: «Constant, allez voir, je crois entendre du bruit dehors.» Je sortis et je revins, lui annonçant l'arrivée du général Caulaincourt. L'empereur sauta à bas du lit, et courut au devant du général, lui demandant avec inquiétude: «M'amenez-vous des prisonniers?» Le général lui répondit qu'on ne pouvait faire de prisonniers, parce que les soldats russes se faisaient tuer plutôt que de se rendre. L'empereur s'écria de suite: «Qu'on amène toute l'artillerie.» Il avait jugé que, tout se préparant pour faire de cette guerre une guerre d'extermination, le canon devait épargner le plus possible à ses troupes la fatigue de tirer des feux de mousquet.

Le 6, à minuit, on vint annoncer à l'empereur que les feux des Russes paraissaient n'être plus aussi multipliés, que l'on voyait la flamme s'éteindre sur plusieurs points. Quelques-uns dirent que l'on avait entendu un roulement sourd de tambours. L'armée était dans la plus grande inquiétude. L'empereur sortit effrayé de son lit. «Cela n'est pas possible,» dit-il à plusieurs reprises. Je voulus lui donner ses vêtemens pour qu'il s'habillât un peu chaudement, car la nuit était froide. Il était si pressé de s'assurer lui-même de l'exactitude du fait, qu'il ne fit que jeter son manteau sur lui et sortit précipitamment de la tente. En effet, les feux des bivouacs avaient un peu pâli. L'empereur eut des soupçons effrayans. Où s'arrêterait la guerre si les Russes rétrogradaient encore? Il rentra dans sa tente, fort agité, et se remit au lit en répétant plusieurs fois: «Enfin nous verrons demain matin.»

 

Le 7 septembre, le soleil se leva sans nuages. L'empereur s'écria: «C'est le soleil d'Austerlitz.» Ce mot de l'empereur fut redit à l'armée, et répété par elle avec enthousiasme. On battit un ban et on lut l'ordre du jour suivant:

«Soldats,

»Voilà la bataille que vous avez tant désirée! Désormais la victoire dépend de vous; elle nous est nécessaire; elle nous donnera l'abondance, de bons quartiers d'hiver et un prompt retour dans la patrie. Conduisez-vous comme à Austerlitz, à Friedland, à Witespk, à Smolensk, et que la postérité la plus reculée cite avec orgueil votre conduite dans cette journée; que l'on dise de vous: Il était à cette grande bataille sous les murs de Moscou.»

L'armée répondit par des acclamations réitérées. L'empereur, quelques heures avant la bataille, avait dicté cette proclamation. Elle fut lue le matin aux soldats. Napoléon était alors sur les hauteurs de Borodino; quand les cris d'enthousiasme de l'armée vinrent frapper son oreille, il était debout les bras croisés, le soleil lui donnait en plein dans les yeux, ainsi que le reflet des baïonnettes françaises et russes; il sourit, puis devint sérieux jusqu'à ce que l'affaire fût terminée.

Ce jour-là on apporta à Napoléon le portrait du roi de Rome; il avait besoin qu'une émotion aussi douce vînt faire diversion à ses grandes anxiétés. Il tint long-temps ce portrait sur ses genoux, le contemplant avec ravissement. Il dit que c'était la surprise la plus agréable qu'on lui eût jamais faite. Il répéta plusieurs fois à voix basse: «Ma bonne Louise! c'est une attention charmante.» Il y avait sur la figure de l'empereur une expression de bonheur qu'il est difficile de peindre. Les premières émotions furent calmes et eurent quelque chose de mélancolique. «Le cher enfant!» C'est tout ce qu'il disait.

Mais il reprit tout son orgueil de père et d'empereur, quand on eut fait venir, par son ordre, des officiers et même des soldats de la vieille garde pour qu'ils vissent le roi de Rome. Le portrait était exposé devant la tente. Rien de plus touchant et de plus grave en même temps que ces vieux soldats, qui se découvraient avec respect devant cette image où ils cherchaient à retrouver quelques-uns des grands traits de Napoléon. L'empereur eut, dans ce moment, cette joie expansive d'un père qui savait bien qu'après lui son fils n'avait pas de meilleurs amis que ses vieux compagnons de fatigue et de gloire.

À quatre heures du matin, c'est-à-dire une heure avant l'affaire, Napoléon avait éprouvé un grand épuisement dans toute sa personne; il eut un léger frisson, mais sans fièvre; il se jeta sur son lit. Toutefois, il n'était pas aussi malade que le dit M. de Ségur. Il avait depuis quelque temps un gros rhume qu'il avait un peu négligé, et qui augmenta par les fatigues continuelles de cette mémorable journée. Il s'y joignit une extinction de voix qu'il combattit par un remède tout-à-fait militaire; il but du punch fort léger, pendant la nuit qu'il passa tout entière à travailler au cabinet, mais sans pouvoir parler; cette incommodité lui dura deux jours; le 9, il était bien portant, et sa toux était presque passée.

Après la bataille, sur six cadavres il y en avait un français et cinq russes. À midi, un aide-de-camp vint dire à l'empereur que le comte Auguste de Caulaincourt, frère du duc de Vicence, avait été frappé par un boulet. L'empereur poussa un profond soupir et ne dit mot; il savait bien qu'il aurait peut-être le cœur brisé plus d'une fois dans la journée. Après la bataille il porta ses consolations au duc de Vicence de la manière la plus touchante.

Le comte Auguste de Caulaincourt était un jeune homme plein de bravoure. Il avait quitté sa jeune femme peu d'heures après son mariage, pour suivre l'armée française; il vint trouver une mort glorieuse à la bataille la Moskowa. Il avait épousé la sœur d'un des pages de l'empereur, dont il fut gouverneur pendant quelque temps. Cette charmante personne était d'une si grande jeunesse, que les parens désirèrent que la consommation du mariage n'eût lieu qu'au retour de la campagne, ainsi que cela était arrivé pour le prince Aldobrandini lors de son mariage avec mademoiselle de La Rochefoucault, avant la campagne de Wagram. Le général Auguste de Caulaincourt fut tué dans une redoute où il avait conduit les cuirassiers du général Montbrun, qui lui-même venait d'être frappé à mort d'un coup de canon, dans l'attaque de la même redoute.

L'empereur disait souvent, en parlant de quelques généraux tués à l'armée: «Un tel est heureux; il est mort au champ d'honneur, et moi je serai peut-être assez malheureux pour mourir dans mon lit.» Il avait été moins philosophe à la mort du maréchal Lannes, et je l'ai vu pleurer pendant son déjeuner; même de grosses larmes lui roulaient sur les joues et tombaient dans son assiette. Il regretta vivement Desaix, Poniatowski, Bessières, mais surtout Lannes, et après lui Duroc.

Tout le temps que dura la bataille de la Moskowa, l'empereur eut des attaques de dysurie. On l'avait plusieurs fois menacé de cette maladie s'il ne prenait pas plus de précautions. Il souffrait beaucoup; il se plaignait peu, et quand il lui échappait quelque exclamation étouffée, c'est qu'il ressentait des douleurs bien aiguës. Or, rien ne fait plus de mal que d'entendre se plaindre ceux qui n'en ont pas l'habitude; car alors on a l'idée de la douleur dans toute son intensité, puisqu'elle est plus forte que l'homme fort. À Austerlitz, l'empereur avait dit: «Ordener est usé; on n'a qu'un temps pour la guerre; j'y serai bon encore six ans, après quoi moi-même je devrai m'arrêter.»

L'empereur parcourut le champ de bataille. C'était un spectacle horrible: presque tous les morts était couverts de blessures; ce qui prouvait avec quel acharnement on s'était battu. Dans ce moment il faisait un fort mauvais temps; il pleuvait; le vent était très-violent. De pauvres blessés, que l'on n'avait pas encore transportés aux ambulances, se levaient à demi de terre afin qu'on pût les remarquer et leur donner des secours. Il y en eut qui crièrent vive l'empereur! malgré leurs souffrances et leur épuisement. Tous ceux de nos soldats qui avaient été frappés des balles russes laissaient voir sur leurs cadavres des blessures larges comme de larges trous, car les balles russes étaient beaucoup plus volumineuses que les nôtres. Nous vîmes un porte-drapeau qui s'était enveloppé de son drapeau comme d'un linceul. Il paraissait donner signe de vie; mais il expira dans la secousse qu'on lui donna en le relevant. L'empereur marchait, et ne disait rien. Plusieurs fois, quand il passa devant les plus mutilés, il mit sa main sur ses yeux pour ne point les voir. Ce calme dura peu: il y avait une place du champ de bataille où des Français et des Russes étaient tombés pêle-mêle; presque tous n'étaient que blessés plus ou moins grièvement. Quand l'empereur entendit leurs cris, je le vis s'emporter, crier après ceux qui étaient chargés d'enlever les blessés, s'irritant du peu de promptitude qu'ils mettaient à faire leur service. Il était difficile que les chevaux ne foulassent point quelques-uns des cadavres là où il y en avait tant. Un blessé fut atteint par le sabot d'un des chevaux de la suite de l'empereur: ce malheureux poussa un cri déchirant; l'empereur se retourna vivement, demandant avec colère quel était le maladroit qui avait blessé cet homme. On lui dit, croyant le calmer, que cet homme n'était qu'un Russe. «Russe ou Français, répliqua-t-il, je veux qu'on emporte tout.»

De pauvres jeunes gens; qui étaient venus faire leur première campagne en Russie, frappés à mort, perdaient courage et pleuraient comme des enfans en appelant leur mère. Cet horrible tableau me restera éternellement gravé dans la mémoire.

L'empereur réitéra avec instance ses ordres pour le transport des blessés, tourna bride en silence, et revint au quartier-général le soir. Je passai la nuit près de lui. Il eut le sommeil très-agité, ou plutôt il ne dormit pas. Il répétait plusieurs fois, en s'agitant brusquement sur son oreiller: «Ce pauvre Caulaincourt! Quelle journée! quelle journée!»

CHAPITRE IV

Itinéraire de France en Russie.—Magnificence de la cour de Dresde.—Conversation de l'empereur avec Berthier.—La guerre faite à la seule Angleterre.—Bruit général sur le rétablissement de la Pologne.—Questions familières de l'empereur.—Passage du Niémen.—Arrivée et séjour à Wilna.—Enthousiasme des Polonais.—Singulier rapprochement de date.—Députation de la Pologne.—Réponse de l'empereur aux députés.—Engagemens pris avec l'Autriche.—Espérances déçues.—M. de Balachoff à Wilna, espoir de la paix.—Premiers pas de l'empereur sur le territoire de la vieille Russie.—Retraite continuelle des Russes.—Orage épouvantable.—Immense désir d'une bataille.—Abandon du camp de Drissa.—Départ d'Alexandre et de Constantin.—Privations de l'armée et premiers découragemens.—La paix en perspective après une bataille.—Dédain affecté de l'empereur pour ses ennemis.—Gouvernement établi à Wilna.—Nouvelles retraites des armées russes.—Paroles de l'empereur au roi de Naples.—Projet annoncé et non effectué.—La campagne de trois ans, et prompte marche en avant.—Fatigue causée à l'empereur par une chaleur excessive.—Audiences en déshabillé.—L'incertitude insupportable à l'empereur.—Oppositions inutiles du duc de Vicence, du comte de Lobau et du grand maréchal.—Départ de Witepsk et arrivée à Smolensk.—Édifices remarquables.—Les bords de la Moskowa.

Ainsi que je l'ai annoncé précédemment, je tâcherai de réunir dans ce chapitre quelques souvenirs relatifs à des choses personnelles à l'empereur, dans les différens séjours que nous fîmes entre la frontière de France et les frontières de l'empire russe. Il résulterait, hélas! un bien grand contraste de la comparaison que l'on ferait entre notre route pour aller à Moscou et notre route pour en revenir. Il faut avoir vu Napoléon à Dresde, environné d'une cour de princes et de rois, pour se faire une idée du plus haut point que peuvent atteindre les grandeurs humaines. Là, plus encore que partout ailleurs, l'empereur se montra affable envers tout le monde; tout lui souriait, et aucun de ceux qui jouissaient comme nous du spectacle de sa gloire ne pouvait seulement concevoir la pensée de voir bientôt la fortune lui être pour la première fois infidèle; et quelle infidélité!

Je me rappelle, entre autres particularités de notre séjour à Dresde, un mot que j'entendis un jour l'empereur dire au maréchal Berthier, qu'il avait fait appeler de très-bonne heure auprès de lui. Quand le maréchal arriva, l'empereur n'était pas encore levé. Je reçus l'ordre de le faire entrer sur-le-champ, de sorte que tout en habillant l'empereur j'entendis, entre Napoléon et son major-général, une conversation dont je voudrais bien me rappeler les détails; mais au moins suis-je assuré de rapporter fidèlement une pensée qui me frappa. L'empereur dit en propre termes: «Je n'en veux nullement à Alexandre; ce n'est point à la Russie que je fais la guerre, pas plus à elle qu'à l'Espagne; je n'ai qu'une ennemie, c'est l'Angleterre; c'est elle que je veux atteindre en Russie; je la poursuivrai partout.» Pendant ce temps le maréchal rongeait ses ongles, selon sa constante habitude. Ce jour-là il y eut une revue magnifique, à laquelle assistèrent tous les princes de la confédération, qui entouraient leur chef comme de grands vassaux de sa couronne.

Quand les différens corps d'armée, échelonnés de l'autre côté de l'Elbe, se furent avancés sur les confins de la Pologne, nous quittâmes Dresde, pour trouver partout le même enthousiasme éclatant où arrivait l'empereur. Nous étions par contre-coup choyés dans toutes les résidences où nous nous arrêtions, tant on s'efforçait de fêter Sa Majesté jusque dans les personnes qui avaient l'honneur de la servir.

À cette époque c'était un bruit généralement répandu dans toute l'armée et parmi toutes les personnes de la maison de l'empereur que son intention était de rétablir le royaume de Pologne. Bien qu'étranger comme je l'étais et comme je devais l'être à tout ce qui avait rapport aux affaires, je n'entendais pas moins que tout autre l'expression d'une opinion qui était celle de tout le monde et dont tout le monde parlait. Quelquefois l'empereur ne dédaignait pas de me faire rendre compte de ce que j'avais entendu dire, et alors il souriait, car il aurait fallu trahir la vérité pour lui rapporter des choses qui auraient pu lui être désagréables; il était alors, le terme n'est pas trop fort, l'objet des bénédictions des populations polonaises.

 

Le 23 de juin nous étions sur les bords du Niémen, de ce fleuve devenu déjà si fameux par l'entrevue des deux empereurs, dans des circonstances bien différentes de celles où ils se trouvaient l'un à l'égard de l'autre. L'opération du passage de l'armée commença le soir, et dura près de quarante-huit heures, pendant lesquelles l'empereur fut presque constamment à cheval, tant il savait que sa présence activait les travaux. Ensuite nous continuâmes notre route sur Wilna, capitale du grand duché de Lithuanie. Nous arrivâmes devant cette ville occupée par les Russes le 27, et l'on peut dire que ce fut là, là seulement, que commencèrent les opérations militaires, car jusque là l'empereur avait voyagé comme il l'aurait pu faire dans les départemens de l'intérieur de la France. Les Russes attaqués furent battus et se retirèrent, de sorte que deux jours après nous étions à Wilna, ville assez considérable et qui me parut devoir contenir près de trente mille habitans. J'y fus frappé de l'incroyable quantité de couvens et d'églises qui y sont construits. À Wilna l'empereur fut extrêmement satisfait de la démarche que firent auprès de lui cinq ou six cents étudians qui demandèrent à être enrégimentés, et je n'ai pas besoin de dire que ces sortes de sollicitations manquaient rarement d'être bien accueillies par Sa Majesté.

Nous restâmes assez long-temps à Wilna; l'empereur y suivait le mouvement de ses armées, et s'occupait aussi de l'organisation du grand-duché de Lithuanie, dont cette ville est, comme l'on sait, la capitale. Comme l'empereur était très-souvent à cheval, j'avais assez de loisirs pour bien prendre connaissance de la ville et de ses environs. Les Lithuaniens étaient dans un enthousiasme impossible à décrire, et quoique j'aie vu célébrer dans ma vie bien des fêtes, je ne saurais oublier l'élan de toute une population lorsqu'on célébra la grande fête nationale de la régénération de la Pologne, fête qui se trouva, par une bizarrerie du hasard, ou par un calcul de l'empereur, fixée précisément au 14 de juillet. Les Polonais étaient encore incertains sur le sort définitif que l'empereur réservait à leur patrie, mais un avenir tout d'espérance brillait à leurs yeux. Il n'en fut plus de même lorsque l'empereur eut reçu la députation de la confédération polonaise établie à Varsovie. Cette députation nombreuse, ayant à sa tête un comte palatin, demandait le rétablissement intégral de l'ancien royaume de Pologne. Voici quelle fut la réponse de l'empereur:

«Messieurs les députés de la confédération de Pologne, j'ai entendu avec intérêt ce que vous venez de me dire.

»Polonais, je penserais et j'agirais comme vous: j'aurais voté comme vous dans l'assemblée de Varsovie; l'amour de la patrie est la première vertu de l'homme civilisé.

»Dans ma position, j'ai bien des intérêts à concilier, et bien des devoirs à remplir. Si j'eusse régné lors du premier, du second et du troisième partage de la Pologne, j'aurais armé tout mon peuple pour vous soutenir. Aussitôt que la victoire m'a permis de restituer vos anciennes lois à votre capitale et à une partie de vos provinces, je l'ai fait avec empressement, sans toutefois prolonger une guerre qui eût fait couler le sang de mes sujets.

»J'aime votre nation. Depuis seize ans j'ai vu vos soldats à mes côtés, sur les champs d'Italie comme sur ceux d'Espagne.

»J'applaudis à tout ce que vous avez fait; j'autorise les efforts que vous voulez faire; tout ce qui dépendra de moi pour seconder vos résolutions, je le ferai.

»Si vos efforts sont unanimes, vous pouvez concevoir l'espoir de réduire vos ennemis à reconnaître vos droits. Mais dans ces contrées si éloignées et si étendues, c'est surtout sur l'unanimité des efforts de la population qui les couvre que vous devez fonder vos espérances de succès.

»Je vous ai tenu le même langage lors de ma première apparition en Pologne; je dois ajouter ici que j'ai garanti à l'empereur d'Autriche l'intégrité de ses états, et que je ne saurais autoriser aucune manœuvre ni aucun mouvement qui tendrait à le troubler dans la paisible possession de ce qui lui reste des provinces polonaises. Que la Lithuanie, la Samogitie, Witepsk, Polotsk, Mohilow, la Wolhynie, l'Ukraine, la Podolie, soient animées du même esprit que j'ai vu dans la grande Pologne, et la providence couronnera par le succès la sainteté de votre cause; elle récompensera ce dévouement à votre patrie qui vous a rendus si intéressans, et vous a acquis tant de droits à mon estime et à ma protection, sur laquelle vous devez compter dans toutes les circonstances.»

J'ai cru devoir rapporter ici la réponse entière de l'empereur aux députés de la confédération polonaise, ayant été témoin de l'effet qu'elle produisit à Wilna. Quelques Polonais avec lesquels je m'étais lié m'en parlèrent avec douleur; mais leur consternation n'était pas expansive, et l'air n'en retentissait pas moins de cris de vive l'Empereur! chaque fois que Sa Majesté se montrait en public, c'est-à-dire presque tous les jours.

Pendant notre séjour à Wilna, on conçut quelques espérances de voir la conclusion d'une nouvelle paix, un envoyé de l'empereur Alexandre étant venu auprès de l'empereur Napoléon; mais ces espérances furent de courte durée, et j'ai su depuis que l'officier russe M. Balachoff, craignant, comme presque tous ceux de sa nation, un rapprochement entre les deux empereurs, avait rempli son message de manière à irriter l'orgueil de Sa Majesté, qui le renvoya après l'avoir mal accueilli. Tout souriait à l'Empereur: il était alors à la tête de l'armée la plus nombreuse et la plus formidable qu'il eût encore commandée. M. Balachoff partit donc, et tout fut disposé pour l'exécution des projets de l'empereur. Sa Majesté, au moment de pénétrer sur le territoire russe, n'eut plus sa sérénité ordinaire, ou du moins j'eus l'occasion de remarquer qu'elle était plus silencieuse que de coutume, aux heures où j'avais l'honneur de l'approcher. Cependant dès que son parti fut pris, dès qu'il eut fait passer ses troupes de l'autre côté de la Vilia, rivière sur laquelle est située Wilna, l'empereur prit possession de la terre de Russie avec une ardeur enthousiaste et que l'on pourrait appeler de jeune homme. Un des piqueurs qui l'accompagnaient me raconta que l'empereur lança son cheval en avant, et le fit courir de toute sa vitesse à près d'une lieue devant lui dans les bois, étant sans escorte, et malgré les gros de cosaques disséminés dans ces bois qui s'élèvent le long de la rive droite de la Vilia.

J'ai vu plus d'une fois l'empereur s'impatienter de ce qu'il ne trouvait point d'ennemis à combattre; en effet, les Russes avaient abandonné Wilna, où nous étions entrés sans résistance, et encore, en quittant cette ville, les rapports des éclaireurs annonçaient l'absence des troupes ennemies, à l'exception de ces cosaques dont j'ai parlé tout à l'heure. Je me rappelle qu'un jour nous crûmes tous entendre le bruit lointain du canon, et l'empereur en frémit presque de joie; mais nous sûmes bientôt à quoi nous en tenir; ce bruit était celui du tonnerre, et tout à coup l'orage le plus épouvantable que j'aie vu de ma vie éclata sur toute l'armée. La terre, dans un espace de plus de quarante lieues, fut tellement couverte d'eau que l'on ne pouvait plus distinguer les chemins, et cet orage, aussi meurtrier que l'aurait pu être un combat, nous coûta un grand nombre d'hommes, plusieurs milliers de chevaux et une partie de l'immense matériel de l'expédition.