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ACTRICE
KEITH DIXON
Roman traduit de l’anglais
par Lamia L. Ishak
Copyright Keith Dixon 2016
Keith Dixon a fait valoir son droit en vertu de la Loi sur le droit d’auteur, dessins, modèles et brevets de 1988, comme l’auteur de cet ouvrage.
Tous droits réservés
ISBN : 9782956062424
Cet ouvrage ne pourrait en tout ou partie être reproduit, stocké dans ou intégré à un système informatique, ou transmis sous quelque forme et par quelque moyen que ce soit (électronique, mécanique, photocopie, enregistrement ou autre) sans l’autorisation écrite préalable de l’auteur.
Toute ressemblance à des personnes vivantes ou décédées est purement fortuite.
Pour tous ceux et celles qui se produisent, dans n’importe quel domaine
PREMIERE PARTIE
Fantasme ou Rêve
CHAPITRE UN
Elle n’avait jamais remarqué avant ce jour les pores énormes sur son nez et son menton. Plus il s’approchait, plus elle en était fascinée, elle dut détacher son regard pour ne pas les fixer.
- Mon chou, dit-il, je crois que tu n’as pas encore compris. Rappelle-toi, Nina est une fille sur le point de devenir une femme. Peux-tu me jouer cela ? Peux-tu devenir une femme en étant encore une jeune fille ?
- Je comprends, dit Mai.
- Vraiment, mon chou ? Nous commençons là une grande mission. Je dois voir que tu es capable d’être Nina. Tu as une responsabilité qui pèse lourd sur tes épaules et je dois être convaincu que tu ne me laisseras pas tomber.
- Je suis ici pour jouer la pièce, Pedro. Je connais la pièce. Je connais mon rôle. Est-ce qu’on peut réessayer ?
Son regard disait qu’il n’était pas impressionné. Mais sa bouche frémit brièvement en soumission, puis il haussa les épaules délibérément pour extérioriser ce qu’il ressentait. Elle se demandait si l’idée d’enseigner venait de lui.
Les autres acteurs étaient alignés sur les côtés de la salle de l’école caduque qu’ils utilisaient pour les répétitions. Certains fatigués lisaient des journaux ou envoyaient des texto. Un couple se parlait maintenant que Pedro donnait des instructions individuelles. Le premier jour et déjà une lassitude s’était installée. Encore un autre mois comme ça, pensa Mai, et il se pourrait que j’abandonne. Ne pas arriver au soir de la première. Gros titre choc : L’actrice prometteuse meurt d’ennui avant l’ouverture du spectacle. Le directeur cherche une remplaçante enthousiaste.
Petro s’était retiré sur sa chaise. Il souleva alors la queue de sa veste crème et s’assis avec l’extravagance d’un signe atterrissant sur une eau placide, les jambes écartées, les bras allongées sur le dos des chaises en plastique de chaque côté. Il lui fit un signe de tête.
Elle s’installa et reprit sa tirade, sa voix s’élevant dans la salle. La tirade était longue et pleine d’abstractions. Elle parlait de la nature, de la vie et expliquait qu’elle était l’âme du monde qui comprenait tout.
Pedro avait tourné la tête pour regarder par les fenêtres. Un ciel d’hiver tel un rideau de plomb. Des arbres nus dans le parc, des bâtonnets squelettiques s’élevant vers le haut. L’écho des voix des enfants s’élançaient encore, après dix ans de la fermeture de l’école par manque d’intérêt.
Elle arriva à une pause indiquée dans le texte et attendit une mesure avant de continuer. Elle sentit alors un changement dans sa voix – et savait que la prochaine partie serait mieux, elle savait que sa technique retrouvait enfin le sens du paragraphe.
Pedro tourna sa tête dans sa direction et leva une main pâle. C’était la main de ‘stop’ qu’elle commençait à reconnaître. Il se leva et se dirigea à nouveau vers elle, ses semelles en cuir claquant sur le parquet.
- Oui, dit-il. Oui. Je vois ce que tu fais. Tu joues avec ta voix. Tu y ajoutes de l’importance, un certain… courage. Mais écoute-moi, cela ne marchera pas. Je connais les astuces. Et si je connais les astuces, c’est que les autres les connaissent également. On ne doit utiliser aucune astuce, ici. Tu comprends ?
Mai sentait ses joues viraient au rouge. Il semblait que rien n’arriverait à rendre cet homme heureux. Elle n’osait pas regarder les autres acteurs au cas où ils la regardaient. Elle préféra plutôt baisser les yeux et attendre qu’il dise quelque chose. N’importe quoi.
Le silence s’étendit jusqu’à ce qu’elle le regarda finalement, empêchant la colère d’être divulguée par son regard. Il souriait cette fois-ci, en dévoilant ses dents aussi carrées que des pierres tombales et jaunies par le tabac. Il pensait avoir remporté une victoire.
- Tu es une fille intelligente mais tu ne m’auras pas. J’ai fait ça maintes fois. Tu… Tu es une fille de la télévision. Tu ne sais pas ce que c’est des répétitions. Tu as du talent, mais tu crois que les répétitions consiste à se trouver au bon endroit et de savoir où se trouve la caméra pour que tu l’ignores.
- Ce n’est pas une raison pour m’agresser, Pedro. Parle-moi comme un être humain et je ferais ce que tu veux.
Ses petits yeux s’arrondirent telles des billes.
- Il ne s’agit pas de ce que je veux, Mai. Il s’agit de ce nous voulons atteindre, ici, ensemble. J’ai des idées et toi aussi… probablement. Alors, que peut-on faire ensemble ? Dis-moi.
Quelques acteurs avaient entendu le ton de la conversation et leurs visages s’étaient tournés dans leur direction. Elle sentit leur attention comme une chaleur sur son visage.
Mai avait supporté de nombreux directeurs en travaillant sur Amberside Terrace, son émission télévisée de longue durée. Elle avait appris qu’on ne discutait pas avec un directeur. Le mieux à faire était de ne pas les offenser. Ils passeront à autre chose et vous serez toujours là, plus usée et un peu plus cynique, mais vous rentrerez toujours chez vous avec un bulletin de salaire. Et, elle se rappela qu’elle était là pour apprendre, après tout.
Elle dit d’une voix calme :
- Je dois réfléchir à ce que tu dis. Reprenons au début de la scène pour que je réussisse à me mettre dedans, bien la jouer.
- Ça, c’est la réponse d’une fille raisonnable. D’accord. Reprenons !
Il se tourna vers la troupe, maintenant attentive : Nous commençons à la première scène. Jeremy, est-ce que tu peux venir ici, s’il-te-plaît ?
Mai regarda les autres acteurs, son visage complètement effacé.
A la pause-déjeuner, Lucy s’était assise à côté d’elle avec un sac de sandwichs. Elle les sortit et les posa sur une serviette qu’elle avait soigneusement dépliée sur ses genoux. Elle était de quelques années plus âgée que Mai, jolie blonde avec un teint mat qu’elle perdrait sûrement avant le soir de première. Elle avait l’air d’une personne poursuivie pour un meurtre qu’elle n’avait pas commis – un air grave, si calme, en conflit avec le monde.
- C’est toujours comme ça au début, dit-elle à Mai sans la regarder. Perfectionner sa réputation. N’y fais pas attention.
Mai éplucha son orange, remit la peau dans sa boîte-déjeuner, toujours fastidieuse, sûrement dû aux gènes de sa mère.
- Je suis habituée aux hommes qui agissent comme des connards. Il ne voulait pas écouter.
- Il le fera. Il t’a vu à la télé. On t’a tous vu.
- Ce n’est pas la même chose, non ? Dix secondes d’émotions une fois par mois. Le reste du temps, c’est atteindre ses objectifs et réciter des lignes. Il n’avait pas aussi tort que ça.
Lucy s’immobilisa, un sandwich à mi-chemin de sa bouche. Elle fronça les sourcils, puis se tourna vers Mai.
- Ne le laisse pas t’entendre dire ça. Ne montre aucune faiblesse ou il l’utilisera pour nous abattre.
- Que veux-tu dire ?
- Il t’utilisera comme un exemple, se disputera avec toi au sujet de ta performance pour se mettre en colère, puis s’en prendre à nous. Je l’ai déjà vécu.
- Et si je veux de l’aide ?
- Demande à l’un de nous. J’ai déjà travaillé avec lui. Jeremy et Linda aussi. On sait ce qu’il veut.
- Si c’est un bâtard, pourquoi tu travailles à nouveau avec lui ?
Lucy mâcha et avala :
- A cause des critiques, idiote. Ses acteurs reçoivent toujours de bonnes critiques. On se bat avec lui comme des chats, mais on obtient tous de bonnes critiques.
Mai réfléchissait en regardant droit devant elle.
- Je peux vivre avec ça. Je dois le faire.
- C’est un risque pour toi.
- Tu peux le dire. La première fois sur une scène réelle depuis l’école.
- Tu as été courageuse de laisser tomber ton travail à la télévision. J’aurais donné mon sein gauche pour ça.
- Tu peux t’en passer, mais pas moi.
Lucy sourit.
- C’est pratique parfois. Avec les bites que tu rencontres dans ce métier !
Les deux acteurs les plus âgés se levèrent au bout de la salle et sortirent pour fumer. L’un d’eux se retourna et mima lui tirer dessus avec le pouce. Elle ne savait pas s’il était ironiquement favorable ou s’il voulait dire qu’elle allait se faire virer.
Un ancien acteur trouvé étranglé par l’attache de soutien-gorge d’une actrice prometteuse. Ça pourrait arriver…
Lucy dévissa le bouchon de sa bouteille de smoothie.
- Pourquoi tu fais ça ? demanda-t-elle.
- Déjeuner ?
- Non, imbécile. Jouer une vieille pièce pour un théâtre sur le point de fermer ses portes. Avec un directeur coincé dans les années soixante.
- À t’entendre, ça donne vraiment envie.
- Eh bien, exactement. Je veux dire, je suis contente et tout et je suis sûre qu’on aura un grand public parce que tu es dedans. Mais tu dois l’admettre que c’est une régression par rapport au prime-time télévisé.
Mai en avait souvent parlé avec Eric et sa mère, qui tous deux voyaient que ça ne valait pas le coup de prendre des risques.
- Je voulais m’améliorer. Je m’ennuyais. Souvent on ouvre grands les yeux et on se dit, ‘Tu ne penses pas… ! ou, ‘Je ne te crois pas !’
- Je dis simplement que c’est une voie difficile à prendre. Ils seront prêts avec des couteaux. Tu sais comment est la presse !
- Je peux tenir un combat, dit Mai. De toute façon, ils ont toujours été de mon côté depuis deux ans. Ils ne vont pas se retourner contre moi aussi vite.
Lucy vissa le bouchon de sa bouteille vide et, étrangement, la lança violemment vers Jeremy, qui leva son épaule pour se protéger et lui sourit.
- J’espère que ton agent est bon à corriger les critiques, dit-elle.
- Je continue à penser qu’il est bon pour quelque chose.
Comme elle l’avait prévu, l’après-midi ne s’était pas mieux déroulée. Pedro passa la scène d’ouverture pour que les autres acteurs aient une chance de faire quelque chose. Ils avaient besoin de l’opportunité de se la péter, après tout. Mais, vers la fin de la journée, il renvoya tout le monde à l’exception de Mai et de Jeremy. Il les réunit, les fit s’asseoir sur des chaises parallèles comme un conseiller de mariage, et se mit à parler d’une voix à la fois onctueuse et condescendante. Il exposa lentement son point de vue sur la relation entre les deux personnages, donnant à chacun une histoire qui n’était pas précisée dans la pièce et, Mai pensa, qu’il les avait inventées pour servir ses propres objectifs.
En écoutant les idées de Pedro, Mai se demandait si elle s’était trompée. Elle était allée directement de l’école à un rôle télévisé. Elle avait appris le métier sans formation réelle, aucune technique. Des conseils des directeurs et des membres anciens du casting, ainsi que plusieurs cours sur place. Et bien sûr sa mère. Geraldine Rose. Un jour célèbre, différents premiers rôles dans quelques films britanniques avant que son mari, le père de Mai, ne tombe raide mort au neuvième trou, trou coudé au par cinq. Elle a dû arrêter pour élever Mai et son frère aîné, Jake. Elle n’avait pas à démissionner, en fait… mais elle voulait le faire. Elle n’arrivait pas à supporter la proximité d’autres personnes, d’autres acteurs. Toute cette commisération et cette pitié.
Mai ne pensait pas sérieusement au métier d’acteur jusqu’au jour où elle remporta le rôle principal dans la version scolaire de ‘A Streetcar Named Desire’ – jouant le rôle Blanche Dubois à l’âge de dix-sept ans. Puis elle performa au National Student Drama Festival à Scarborough où des agents l’avaient repérée et s’étaient battu pour elle jusqu’au jour où elle opta pour Eric, que sa mère connaissait depuis sa jeunesse. Ensuite deux ans dans Amberside Tarrace, à stagner.
La plupart de ce que Pedro lui disait semblait être des idioties, mais elle n’en était pas sûre. On lui avait dit qu’elle avait toujours l’air confiant, mais que malgré son air de certitude une chose lui manquait peut-être.
Elle recentra son attention dans la pièce, pendant que Pedro disait quelque chose à Jeremy sur le processus créatif. Le personnage de Jeremy était un jeune dramaturge qui avait écrit la pièce dans laquelle le personnage de Mai, une fille de la campagne sans expérience, avait le premier rôle. Pedro parlait avec la ferveur d’un évangéliste, comme si lui aussi avait été un jour un jeune dramaturge ayant entreprenant une vie théâtrale. Peut-être que c’était vrai.
- Alors, mes choux, essayons encore une fois. N’oubliez rien de ce que je vous ai dit. La jeunesse, l’innocence, le désir de montrer au monde qu’une nouvelle forme artistique est née ce soir, sur cette scène.
Mai et Jeremy déplacèrent leurs chaises pour qu’ils soient face à face, puis jouèrent le début de la scène.
Cela dura trente secondes.
- Arrêtez !
Ils se retournèrent pour voir la main de Petro en l’air comme un agent de la circulation.
- Je suis désolé. Je n’en peux plus. Rentrez chez vous et réfléchissez sérieusement à ce que vous avez fait aujourd’hui. Peut-être qu’on aura de meilleures idées demain.
Il pencha son poids vers l’avant à partir de la taille comme s’il allait vomir sur le sol. Puis avec un soupir, il posa ses deux mains sur ses genoux et se poussa pour se relever en se retournant et s’éloignant sans un mot de plus.
Lorsqu’il quitta la pièce, Jeremy dit :
- Branleur !
Mai ramassa ses affaires.
- Il a encore du chemin à faire avant d’atteindre le niveau de branleur. Il est encore au stade de connard.
- Ah, tu as plus d’expérience que moi !
- Je suis une fille. Je suis plus attentive aux distinctions sociales.
Il sourit.
- Comment tu te sens à faire de la scène ? Le trac ?
- Un peu. Je serais idiote si je n’avais pas peur de le faire.
- D’après ce que j’ai vu jusqu’ici, tu seras génial.
Elle sourit en silence. Un air vaillant était indispensable dans cette situation. Mais elle se demandait déjà si elle n’avait commis la plus grande erreur de sa courte et heureuse vie.
CHAPITRE DEUX
Elle changea pour le DLR à Canary Wharf et s’était réfugiée devant, près du conducteur. Pas vraiment un conducteur, pensa-t-elle, mais plutôt un joueur. Regarder par l’immense fenêtre qui ressemblait à un écran plasma de soixante pouces et tourner le bouton dans un sens pour faire avancer le train, le tourner dans le sens inverse pour ralentir, puis appuyer sur quelque chose pour ouvrir et fermer les portes. On doit sûrement leur payer un supplément pour les empêcher de s’enfuir par la porte en dévalant la plateforme, anéantis par l’ennui. Une actrice prometteuse dans une opération de sauvetage héroïque de train. Sauve la vie de 54 passagers, trop occupés à lire ‘La fille au tatouage d’écureuil’ pour remarquer que le train était sans conducteur…
Elle louait un appartement dans une maison géorgienne à Greenwich, à cinq minutes de la gare. La maison était à vendre dans l’une des agences immobilières locales très sympa pour un million de livres, la propriétaire ayant conclu que la vie dans le sud de la France offrait plus d’avantages que le sud de Londres pour piéger un mari riche. Par conséquent, la maison suivait lentement la loi de l’entropie et sombrait dans un état de dégradation médiocre – porte d’entrée rayée, fenêtres sales, gouttières cassées, radiateurs sifflants comme des fantassins gazés. La Volvo familiale de Billie était déjà garée à l’un des emplacements à l’avant, tellement longue qu’elle était rentrée tout juste dans l’emplacement de stationnement, tel un adulte serré dans un lit d’enfant.
Dès qu’elle ouvrit la porte de l’appartement et y entra, les chiens s’étaient immédiatement jetés sur elle, sautant et poussant ses jambes en reniflant. Bille sortit de la cuisine une tasse dans les mains.
- J’ai l’impression d’être un mari rentrant du front. Je devrais demander si mon thé est prêt.
- Je pensais attendre que tu rentres. De faire le point et tout.
Billie était une femme dans la trentaine aux cheveux roux ondulés et un visage franc. Elle portait une laine polaire épaisse bleu-foncé et un jean : vêtement d’extérieur. Elle sortait les chiens de Mai depuis qu’elle les avait eu, il y a presque un an, mais elle était maintenant la plus proche amie de Mai, toutes les autres ayant mis les voiles lorsqu’elles avaient fini le lycée. Parfois, elle se demandait si ce n’était pas étrange de n’avoir besoin de personne d’autre, mais c’était un point qu’elle avait découvert en sa personne depuis l’âge de quatorze ans. Elle avait assez d’amis au travail pour que ça lui manque à la maison.
Elle retira son manteau et frotta les flancs des deux chiens qui faisaient des huit autour de ses jambes, remuant leurs queues en l’air.
- Désolée, je suis en retard. J’ai eu des cours complémentaires.
- Comment c’était ? Ta première journée.
Mai haussa les épaules. Elle n’a jamais aimé parler de travail. Cela donnait l’air prétentieux, même à s’entendre parler.
- Le directeur est un trou du cul, mais à part ça, tout le monde est sympa. Il fait froid dehors. Evite de geler à mort.
- Vêtements de professionnels pour une promeneuse moderne de chiens. Je ne risque pas.
- Tu en auras pour combien de temps ?
- Je serai de retour dans une heure et demie, à moins que tu veuilles que je reste plus longtemps.
- Je serai peut-être dans le bain.
Billie alla chercher les laisses des chiens et les attacha. C’était le seul moment où ils restaient immobiles, du moins jusqu’à ce que les attaches soient fermées. Puis ils redevenaient fous, s’enroulaient autour des jambes de Billie comme du mazout jusqu’à ce qu’elle leur dise d’arrêter et qu’elle se dirige vers la porte.
Quand Billie sortit, Mai alla au frigo et se trouva une moitié des lasagnes qu’elle avait préparées la veille. Elle les mit aux micro-ondes pendant quelques minutes, puis s’assit sur le canapé devant la télévision et mit les infos de dix-neuf heures. Des politiciens interviewés sur un plateau bleu vif. Puis un reportage filmé sur le Mexique. Tournée sportive. Le monde est triste et banal.
Ses lasagnes finies, elle sortit son iPad de son sac pour vérifier ses emails. Emails habituels de fans, des offres de vacances, des blagues envoyées par sa mère, qui avait l’air de penser que personne d’autre n’allait sur Facebook et qu’elle devait reposter tout ce qui s’y trouvait.
Son téléphone bourdonna. Elle alla le chercher de la poche de son manteau. Son ami Stefan : Tu sors ce soir t’amuser ? Tous à Dereks.
Elle répondit par un message écrit : Peut-être. Je ne boirai pas. Quelle heure ?
Un instant après, une réponse : 9. Ne sois pas barbante.
Elle répondit : C’est mon nouveau prénom. A plus tard.
En posant son téléphone, son attention fut attirée par la télévision. Un journaliste debout à l’extérieur des bureaux à vitres de Daily Paper, une presse à scandales qui avait été lancée il y a quelques mois, financée par un oligarque russe à la recherche d’un endroit intéressant pour accommoder sa richesse. L’attention de Mai fut attirée par le journaliste mentionnant le nom de ‘Deannah’. C’était le nom de l’héroïne du dernier livre que Mai avait lu, une fantaisie de jeune adulte dans laquelle une fille issue d’un milieu ordinaire avait découvert qu’elle avait le pouvoir de voyager dans un autre monde, où elle était connue comme la fille difficile d’un roi tout-puissant mais malade.
Elle augmenta le volume.
‘Dans un numéro, que nombreux pensent que c’est la dernière tentative désespérée de son propriétaire russe pour attirer plus de lecteurs, le Daily Paper est entré en collaboration avec un studio de cinéma britannique pour trouver la prochaine grande vedette de cinéma. Le journal doit organiser un sondage quotidien auprès de ses lecteurs, leur demandant de nommer une actrice pour jouer Deannah dans le film Deannah’s Quest, le best-seller de l’auteur solitaire, Beatrice M. Kirwan. La gagnante du scrutin aura la garantie du rôle de Deannah et un contrat pour trois films d’une valeur de plus de cinq millions de livres. Les commentateurs de l’industrie cinématographique ont rapidement condamné ce coup de pub, comme ils l’appellent, disant qu’un rôle aussi important devrait avoir une vraie audition. Le Daily Paper déclare qu’ils attendent avec impatience de soutenir la nouvelle étoile brillante dans ses premiers pas vers le succès. Aucun commentaire de la part du studio en question.’
Les informations retournèrent au studio et Mai éteint la télévision. Elle ressentit des crampes étranges à l’estomac. Elle savait que ce n’était pas les lasagnes de la vieille, mais une envie irrésistible du rôle de Deannah.
Elle se leva et alla dans la salle de bain pour se faire couler un bain. Elle ajouta quelques gouttes de ylang-ylang destinées à apaiser, puis se déshabilla et se glissa dans les eaux tourbillonnantes, l’odeur douce-amère s’élevant autour d’elle.
Elle connaissait Deannah : la conviction qu’elle n’était pas celle que tout le monde pensait qu’elle était ; le sentiment d’être une princesse que personne ne comprenait ; la capacité de passer facilement d’un monde réel à un monde fantastique… tous ces traits étaient ceux qu’elle avait reconnus et compris. Elle n’aura aucun problème à jouer ce rôle. Si son rôle de Steffi dans Amberside Terrace était un réalisme morose, celui de Deannah crépitait avec son moi enterré – la fille drôle, intelligente, vivace que très peu de gens jusqu’alors n’avaient pas eu l’occasion de voir.
Mon Dieu, comme elle voulait ce rôle !
Elle se séchait les cheveux lorsque Billie revint avec les chiens. Ils envahirent la pièce, se pourchassant puis entrant en courant dans la chambre d’amis, où se trouvaient leurs jouets. Billie alla dans la cuisine et leur prépara à manger. Les chiens déboulèrent en courant dès qu’ils entendirent leurs bols se poser sur le sol en carrelage. Quelques instants plus tard, Billie sortit avec une tasse de café en hochant la tête vers la cuisine.
- Tu n’as pas à cuisiner quand tu rentres. Je pourrais te préparer quelque chose. J’ai des compétences.
- Est-ce que tu me dis que mon expertise en micro-ondes n’est pas assez bonne ? Tu dois savoir que j’ai fait ces lasagnes avec mes propres ongles cassés.
Billie s’était assise au bout du canapé et regardait Mai s’essuyer vigoureusement les cheveux. Elle semblait toujours s’intéresser à la toilette de Mai, comme si elle apprenait des secrets professionnels. Pour sa personne, elle avait l’air de faire le minimum – jeans, un genre de haut dénudé et des grosses bottes étaient l’alpha et l’oméga de sa garde-robe. Elle se lavait et séchait les cheveux en dix secondes et les laissait retrouver leur propre style.
Mai avait déterré son exemplaire de Deannah’s Quest. Il était posé sur le canapé à côté de Billie, ouvert au beau milieu.
Billie ramassa le livre, regarda le texte de présentation au dos et dit :
- Tu en as entendu parler, alors ? Je me demandais si tu serais intéressée.
Mai ne se sentait pas disposée à avoir un ton trop engagée.
- Ça pourrait être intéressant. J’ai lu le livre.
- Tu serais cinglée de ne pas le faire. Il est fait pour toi.
- Pourquoi tu dis ça ?
- Tu as l’âge idéal. Tu corresponds à la description. Tu as de grandes chances par rapport toutes les autres, tu ne crois pas ?
- Je n’y ai pas réfléchi.
Billie souleva les sourcils :
- Ma mère avait l’habitude de me dire ‘Tu n’as qu’une seule chance pour une bonne carrière. Après ça, tu pourrais aussi bien réorganiser les mots ‘chance et pot’ dans une seule phrase. De toute évidence, je suis toujours en train de le faire, mais toi, tu es déjà en haut. Tu n’aimerais pas que je te parle encore de Dennis, n’est-ce pas ?
Son ex-petit ami avait refusé de se vendre sur le marché comme le nouveau James Morrison et finalement Billie l’y avait poussé. Le choix de carrière était une chose à laquelle elle avait récemment commencé à se reconsidérer comme étant experte.
- Je dois parler à Eric, dit Mai.
- Ma chérie, il est ton agent. Il fera ce que tu lui demandes de faire. C’est comme ça que ça marche, non ?
Mai ne dit rien et alla dans sa chambre. Elle enfila un jean et un chemisier ample, se brossa les cheveux en arrière et s’appliqua un maquillage léger qu’elle portait lorsqu’elle ne travaillait pas.
Billie était toujours sur le canapé à caresser la tête de l’un des chiens. Mai ne savait pas lequel. Il avait la tête posée sur la cuisse de Billie, la regardant d’une façon bizarrement adorable.
- De tout manière, je ne suis pas sûre de vouloir participer à une compétition, dit Mai. Ce sera comme une téléréalité, sans la classe.
- Qu’est-ce qui t’inquiète ?
- Qui te dit que je suis inquiète ?
- Je sais que tu le veux, mais tu ne montres aucun enthousiasme.
Mai récupéra son manteau léger de sa garde-robe et trouva son sac Hermès.
- Pour être parfaitement honnête, je ne sais pas si j’aurai le temps. Je serai coincée aux répétitions pour les quatre prochaines semaines et puis Tornado va sortir – il y aura les premières et tout ce qui s’en suit.
Tornado était un film qu’elle avait fini de filmer il y a près d’un an, tout en jouant dans Amberside Terrace, et elle a dû attendre aussi longtemps pour que le CGI et la bande sonore soient terminées. La première de la pièce y avait été habilement liée pour coïncider avec la première du film – les producteurs espérant se faire de l’argent sur la rumeur que le film générerait.
Billie haussa les épaules, mais Mai ne savait pas si c’était de la déception : elle regardait par la fenêtre les toits sombres de Greenwich comme s’ils s’étaient animés d’intérêt.
- Dis ce que tu penses, Billie. Ne me ménage pas comme si j’allais mordre.
- Je pense que tu le regretteras plus tard si le film est un succès. Ils disent qu’il y a déjà un directeur tape-à-l’œil qui a signé.
- Ça ne veut rien dire. Les producteurs pourraient dire que Spielberg et Lucas ont manifesté leur intérêt, sans que pour autant ils ne se retrouvent assis derrière la caméra au moment du tournage.
Billie détourna à nouveau son regard, sa passion pour la critique, même indirecte, s’avérant être trop nuisible. Elle n’avait aucune implication réelle dans le monde du spectacle et n’aimait pas lorsque Mai – ou quelqu’un d’autre – lui faisait comprendre que ses pensées ou idées étaient surtout celles d’une amatrice.
Mai n’aimait pas la vexer.
- Je vais y réfléchir, dit-elle. Je viens juste de l’apprendre.
- Je sais que tu seras géniale, dit Billie en souriant.
- Je dois d’abord me battre pour réussir d’abord cette maudite pièce. Le directeur me déteste déjà et n’arrête pas de parler du ‘contrat social’ que Chekhov essaie de créer avec son public. J’essaie juste de comprendre le personnage.
- Ma chérie, fais ce que tu as à faire – vise le sentiment humain. Peu importe le contrat social, tous ces russes victoriens, ils sont des êtres humains, non ?
- Je te le dirai plus tard, lorsque j’aurai des signes.
Le taxi la déposa juste devant la porte du club, le chauffeur la regardant en douce de temps en temps tout en étant poli, lui disant merci lorsqu’elle lui donna un pourboire.
Le club était abrité discrètement dans un entrepôt rénové non loin de Canary Wharf, son unique avantage de marketing étant un petit portique marron en forme de coquille au-dessus de la porte. Derek, en personne, était derrière le bar dans sa veste blanche habituelle et sa chemise noire, donnant des instructions à un nouveau membre du personnel sur la façon de mixer l’un de ses perfides cocktails. Le taux de renouvellement du personnel du club était élevé, en grande partie parce que Derek était un tyran derrière les portes fermées, malgré qu’il joue le lèche-bottes avec la clientèle. Il leva les yeux, fit un grand sourire à Mai et lui fit un signe de tête vers la pièce du fond.
Bien qu’il y avait une cave en bas avec un DJ, la pièce du fond était l’endroit où se réunissaient la plupart des gens que Mai connaissait. C’était plus calme, d’une part, et plus facile à échanger des potins. La pièce était subtilement éclairée telle la chambre noire d’un photographe, rendant relativement facile à éviter des personnes simplement en leur donnant du dos et en prétendant ignorer leur présence. Lorsqu’elle traversa la porte, des dizaines d’yeux brillants se tournèrent vers elle dans l’ombre, telle une horde de lions ayant repéré une gazelle.
Stefan la remarqua immédiatement, son visage s’illuminant sous ses cheveux blonds coupés courts. Il la rejoint, lui saisit le bras et la dirigea vers une table vide, de sa manière solidaire et comique exagérée. Il portait un T-shirt gris serré de Pineapple Studio et des chinos noirs, la peau légèrement luisante, comme s’il venait de faire des exercices. Ils s’assirent sur les chaises en cuir que Derek avait sauvées d’un club en faillite d’un gentleman.
Stefan se pencha avec attention.
- Maintenant, jeune fille, dis-moi tout. Comment s’est passé ton premier jour ?
- Suis-je obligée de te le dire ?
- Tu ne vas pas me refuser la chance de rumeurs, n’est-ce pas ? Y a-t-il une personne dont je devrais être au courant ?