Read only on LitRes

The book cannot be downloaded as a file, but can be read in our app or online on the website.

Read the book: «L'île mystérieuse», page 39

Font:

CHAPITRE X

Des convicts, des dangers qui menaçaient Granite-House, des ruines dont le plateau était couvert, il ne fut plus question. L’état d’Harbert dominait tout. Le transport lui avait-il été funeste, en provoquant quelque lésion intérieure? Le reporter ne pouvait le dire, mais ses compagnons et lui étaient désespérés.

Le chariot fut amené au coude de la rivière. Là, quelques branches, disposées en forme de civière, reçurent les matelas sur lesquels reposait Harbert évanoui. Dix minutes après, Cyrus Smith, Gédéon Spilett et Pencroff étaient au pied de la muraille, laissant à Nab le soin de reconduire le chariot sur le plateau de Grande-vue.

L’ascenseur fut mis en mouvement, et bientôt Harbert était étendu sur sa couchette de Granite-House.

Les soins qui lui furent prodigués le ramenèrent à la vie. Il sourit un instant en se retrouvant dans sa chambre, mais il put à peine murmurer quelques paroles, tant sa faiblesse était grande.

Gédéon Spilett visita ses plaies. Il craignait qu’elles ne se fussent rouvertes, étant imparfaitement cicatrisées… il n’en était rien.

D’où venait donc cette prostration? Pourquoi l’état d’Harbert avait-il empiré?

Le jeune garçon fut pris alors d’une sorte de sommeil fiévreux, et le reporter et Pencroff demeurèrent près de son lit.

Pendant ce temps, Cyrus Smith mettait Nab au courant de ce qui s’était passé au corral, et Nab racontait à son maître les événements dont le plateau venait d’être le théâtre.

C’était seulement pendant la nuit précédente que les convicts s’étaient montrés sur la lisière de la forêt, aux approches du creek glycérine. Nab, qui veillait près de la basse-cour, n’avait pas hésité à faire feu sur l’un de ces pirates, qui se disposait à traverser le cours d’eau; mais, dans cette nuit assez obscure, il n’avait pu savoir si ce misérable avait été atteint. En tout cas, cela n’avait pas suffi pour écarter la bande, et Nab n’eut que le temps de remonter à Granite-House, où il se trouva, du moins, en sûreté.

Mais que faire alors? Comment empêcher les dévastations dont les convicts menaçaient le plateau? Nab avait-il un moyen de prévenir son maître? Et d’ailleurs, dans quelle situation se trouvaient eux-mêmes les hôtes du corral?

Cyrus Smith et ses compagnons étaient partis depuis le 11 novembre, et l’on était au 29. Il y avait donc dix-neuf jours que Nab n’avait eu d’autres nouvelles que celles que Top lui avait apportées, nouvelles désastreuses: Ayrton disparu, Harbert grièvement blessé, l’ingénieur, le reporter, le marin, pour ainsi dire, emprisonnés dans le corral! Que faire? se demandait le pauvre Nab. Pour lui personnellement, il n’avait rien à craindre, car les convicts ne pouvaient l’atteindre dans Granite-House.

Mais les constructions, les plantations, tous ces aménagements à la merci des pirates! Ne convenait-il pas de laisser Cyrus Smith juge de ce qu’il aurait à faire et de le prévenir, au moins, du danger qui le menaçait?

Nab eut alors la pensée d’employer Jup et de lui confier un billet. Il connaissait l’extrême intelligence de l’orang, qui avait été souvent mise à l’épreuve. Jup comprenait ce mot de corral, qui avait été souvent prononcé devant lui, et l’on se rappelle même que bien souvent il y avait conduit le chariot en compagnie de Pencroff. Le jour n’avait pas encore paru. L’agile orang saurait bien passer inaperçu dans ces bois, dont les convicts, d’ailleurs, devraient le croire un des habitants naturels.

Nab n’hésita pas. Il écrivit le billet, il l’attacha au cou de Jup, il amena le singe à la porte de Granite-House, de laquelle il laissa dérouler une longue corde jusqu’à terre; puis, à plusieurs reprises, il répéta ces mots:

«Jup! Jup! Corral! Corral!»

L’animal comprit, saisit la corde, se laissa glisser rapidement jusqu’à la grève et disparut dans l’ombre, sans que l’attention des convicts eût été aucunement éveillée.

«Tu as bien fait, Nab, répondit Cyrus Smith, mais, en ne nous prévenant pas, peut-être aurais-tu mieux fait encore!»

Et, en parlant ainsi, Cyrus Smith songeait à Harbert, dont le transport semblait avoir si gravement compromis la convalescence.

Nab acheva son récit. Les convicts ne s’étaient point montrés sur la grève. Ne connaissant pas le nombre des habitants de l’île, ils pouvaient supposer que Granite-House était défendu par une troupe importante. Ils devaient se rappeler que, pendant l’attaque du brick, de nombreux coups de feu les avaient accueillis, tant des roches inférieures que des roches supérieures, et, sans doute, ils ne voulurent pas s’exposer. Mais le plateau de Grande-vue leur était ouvert et n’était point enfilé par les feux de Granite-House. Ils s’y livrèrent donc à leur instinct de déprédation, saccageant, brûlant, faisant le mal pour le mal, et ils ne se retirèrent qu’une demi-heure avant l’arrivée des colons, qu’ils devaient croire encore confinés au corral.

Nab s’était précipité hors de sa retraite. Il était remonté sur le plateau, au risque d’y recevoir quelque balle, il avait essayé d’éteindre l’incendie qui consumait les bâtiments de la basse-cour, et il avait lutté, mais inutilement, contre le feu, jusqu’au moment où le chariot parut sur la lisière du bois.

Tels avaient été ces graves événements. La présence des convicts constituait une menace permanente pour les colons de l’île Lincoln, jusque-là si heureux, et qui pouvaient s’attendre à de plus grands malheurs encore!

Gédéon Spilett demeura à Granite-House près d’Harbert et de Pencroff, tandis que Cyrus Smith, accompagné de Nab, allait juger par lui-même de l’étendue du désastre.

Il était heureux que les convicts ne se fussent pas avancés jusqu’au pied de Granite-House. Les ateliers des cheminées n’auraient pas échappé à la dévastation. Mais, après tout, ce mal eût été peut-être plus facilement réparable que les ruines accumulées sur le plateau de Grande-vue!

Cyrus Smith et Nab se dirigèrent vers la Mercy et en remontèrent la rive gauche, sans rencontrer aucune trace du passage des convicts. De l’autre côté de la rivière, dans l’épaisseur du bois, ils n’aperçurent non plus aucun indice suspect.

D’ailleurs, voici ce qu’on pouvait admettre, suivant toute probabilité: ou les convicts connaissaient le retour des colons à Granite-House, car ils avaient pu les voir passer sur la route du corral; ou, après la dévastation du plateau, ils s’étaient enfoncés dans le bois de jacamar, en suivant le cours de la Mercy, et ils ignoraient ce retour.

Dans le premier cas, ils avaient dû retourner vers le corral, maintenant sans défenseurs, et qui renfermait des ressources précieuses pour eux.

Dans le second, ils avaient dû regagner leur campement, et attendre là quelque occasion de recommencer l’attaque.

Il y aurait donc lieu de les prévenir; mais toute entreprise destinée à en débarrasser l’île était encore subordonnée à la situation d’Harbert. En effet, Cyrus Smith n’aurait pas trop de toutes ses forces, et personne ne pouvait, en ce moment, quitter Granite-House.

L’ingénieur et Nab arrivèrent sur le plateau. C’était une désolation. Les champs avaient été piétinés. Les épis de la moisson, qui allait être faite, gisaient sur le sol. Les autres plantations n’avaient pas moins souffert. Le potager était bouleversé.

Heureusement, Granite-House possédait une réserve de graines qui permettait de réparer ces dommages.

Quant au moulin et aux bâtiments de la basse-cour, à l’étable des onaggas, le feu avait tout détruit. Quelques animaux effarés rôdaient à travers le plateau. Les volatiles, qui s’étaient réfugiés pendant l’incendie sur les eaux du lac, revenaient déjà à leur emplacement habituel et barbotaient sur les rives. Là, tout serait à refaire.

La figure de Cyrus Smith, plus pâle que d’ordinaire, dénotait une colère intérieure qu’il ne dominait pas sans peine, mais il ne prononça pas une parole.

Une dernière fois il regarda ses champs dévastés, la fumée qui s’élevait encore des ruines, puis il revint à Granite-House.

Les jours qui suivirent furent les plus tristes que les colons eussent jusqu’alors passés dans l’île! La faiblesse d’Harbert s’accroissait visiblement. Il semblait qu’une maladie plus grave, conséquence du profond trouble physiologique qu’il avait subi, menaçât de se déclarer, et Gédéon Spilett pressentait une telle aggravation dans son état, qu’il serait impuissant à la combattre! En effet, Harbert demeurait dans une sorte d’assoupissement presque continu, et quelques symptômes de délire commencèrent à se manifester. Des tisanes rafraîchissantes, voilà les seuls remèdes qui fussent à la disposition des colons. La fièvre n’était pas encore très forte, mais bientôt elle parut vouloir s’établir par accès réguliers.

Gédéon Spilett le reconnut le 6 décembre. Le pauvre enfant, dont les doigts, le nez, les oreilles devinrent extrêmement pâles, fut d’abord pris de frissons légers, d’horripilations, de tremblements.

Son pouls était petit et irrégulier, sa peau sèche, sa soif intense. À cette période succéda bientôt une période de chaleur; le visage s’anima, la peau rougit, le pouls s’accéléra; puis une sueur abondante se manifesta, à la suite de laquelle la fièvre parut diminuer. L’accès avait duré cinq heures environ.

Gédéon Spilett n’avait pas quitté Harbert, qui était pris maintenant d’une fièvre intermittente, ce n’était que trop certain, et cette fièvre, il fallait à tout prix la couper avant qu’elle devînt plus grave.

«Et pour la couper, dit Gédéon Spilett à Cyrus Smith, il faut un fébrifuge.

– Un fébrifuge!… répondit l’ingénieur. Nous n’avons ni quinquina, ni sulfate de quinine!

– Non, dit Gédéon Spilett, mais il y a des saules sur le bord du lac, et l’écorce de saule peut quelquefois remplacer la quinine.

– Essayons donc sans perdre un instant!» répondit Cyrus Smith.

L’écorce de saule, en effet, a été justement considérée comme un succédané du quinquina, aussi bien que le marronnier de l’Inde, la feuille de houx, la serpentaire, etc. Il fallait évidemment essayer de cette substance, bien qu’elle ne valût pas le quinquina, et l’employer à l’état naturel, puisque les moyens manquaient pour en extraire l’alcaloïde, c’est-à-dire la salicine.

Cyrus Smith alla lui-même couper sur le tronc d’une espèce de saule noir quelques morceaux d’écorce; il les rapporta à Granite-House, il les réduisit en poudre, et cette poudre fut administrée le soir même à Harbert.

La nuit se passa sans incidents graves. Harbert eut quelque délire, mais la fièvre ne reparut pas dans la nuit, et elle ne revint pas davantage le jour suivant.

Pencroff reprit quelque espoir. Gédéon Spilett ne disait rien. Il pouvait se faire que les intermittences ne fussent pas quotidiennes, que la fièvre fût tierce, en un mot, et qu’elle revînt le lendemain. Aussi, ce lendemain, l’attendit-on avec la plus vive anxiété.

On pouvait remarquer, en outre, que, pendant la période apyrexique, Harbert demeurait comme brisé, ayant la tête lourde et facile aux étourdissements. Autre symptôme qui effraya au dernier point le reporter: le foie d’Harbert commençait à se congestionner, et bientôt un délire plus intense démontra que son cerveau se prenait aussi.

Gédéon Spilett fut atterré devant cette nouvelle complication. Il emmena l’ingénieur à part.

«C’est une fièvre pernicieuse! lui dit-il.

– Une fièvre pernicieuse! s’écria Cyrus Smith. Vous vous trompez, Spilett. Une fièvre pernicieuse ne se déclare pas spontanément. Il faut en avoir eu le germe!…

– Je ne me trompe pas, répondit le reporter. Harbert aura sans doute contracté ce germe dans les marais de l’île, et cela suffit. Il a déjà éprouvé un premier accès. Si un second accès survient, et si nous ne parvenons pas à empêcher le troisième… il est perdu!…

– Mais cette écorce de saule?…

– Elle est insuffisante, répondit le reporter, et un troisième accès de fièvre pernicieuse qu’on ne coupe pas au moyen de la quinine est toujours mortel!»

Heureusement, Pencroff n’avait rien entendu de cette conversation. Il fût devenu fou.

On comprend dans quelles inquiétudes furent l’ingénieur et le reporter pendant cette journée du 7 novembre et pendant la nuit qui la suivit.

Vers le milieu de la journée, le second accès se produisit. La crise fut terrible. Harbert se sentait perdu! Il tendait ses bras vers Cyrus Smith, vers Spilett, vers Pencroff! Il ne voulait pas mourir!… cette scène fut déchirante. Il fallut éloigner Pencroff.

L’accès dura cinq heures. Il était évident qu’Harbert n’en supporterait pas un troisième.

La nuit fut affreuse. Dans son délire, Harbert disait des choses qui fendaient le cœur de ses compagnons! Il divaguait, il luttait contre les convicts, il appelait Ayrton! Il suppliait cet être mystérieux, ce protecteur, disparu maintenant, et dont l’image l’obsédait… Puis il retombait dans une prostration profonde qui l’anéantissait tout entier… Plusieurs fois, Gédéon Spilett crut que le pauvre garçon était mort!

La journée du lendemain, 8 décembre, ne fut qu’une succession de faiblesses. Les mains amaigries d’Harbert se crispaient à ses draps. On lui avait administré de nouvelles doses d’écorce pilée, mais le reporter n’en attendait plus aucun résultat.

«Si avant demain matin nous ne lui avons pas donné un fébrifuge plus énergique, dit le reporter, Harbert sera mort!»

La nuit arriva, – la dernière nuit sans doute de cet enfant courageux, bon, intelligent, si supérieur à son âge, et que tous aimaient comme leur fils! Le seul remède qui existât contre cette terrible fièvre pernicieuse, le seul spécifique qui pût la vaincre, ne se trouvait pas dans l’île Lincoln!

Pendant cette nuit du 8 au 9 décembre, Harbert fut repris d’un délire plus intense. Son foie était horriblement congestionné, son cerveau attaqué, et déjà il était impossible qu’il reconnût personne.

Vivrait-il jusqu’au lendemain, jusqu’à ce troisième accès qui devait immanquablement l’emporter? Ce n’était plus probable. Ses forces étaient épuisées, et, dans l’intervalle des crises, il était comme inanimé.

Vers trois heures du matin, Harbert poussa un cri effrayant. Il sembla se tordre dans une suprême convulsion. Nab, qui était près de lui, épouvanté, se précipita dans la chambre voisine, où veillaient ses compagnons!

Top, en ce moment, aboya d’une façon étrange…

Tous rentrèrent aussitôt et parvinrent à maintenir l’enfant mourant, qui voulait se jeter hors de son lit, pendant que Gédéon Spilett, lui prenant le bras, sentait son pouls remonter peu à peu…

Il était cinq heures du matin. Les rayons du soleil levant commençaient à se glisser dans les chambres de Granite-House. Une belle journée s’annonçait, et cette journée allait être la dernière du pauvre Harbert!… un rayon se glissa jusqu’à la table qui était placée près du lit.

Soudain, Pencroff, poussant un cri, montra un objet placé sur cette table… c’était une petite boîte oblongue, dont le couvercle portait ces mots: sulfate de quinine.

CHAPITRE XI

Gédéon Spilett prit la boîte, il l’ouvrit. Elle contenait environ deux cents grains d’une poudre blanche dont il porta quelques particules à ses lèvres. L’extrême amertume de cette substance ne pouvait le tromper. C’était bien le précieux alcaloïde du quinquina, l’anti-périodique par excellence.

Il fallait sans hésiter administrer cette poudre à Harbert. Comment elle se trouvait là, on le discuterait plus tard.

«Du café», demanda Gédéon Spilett.

Quelques instants après, Nab apportait une tasse de l’infusion tiède. Gédéon Spilett y jeta environ dix-huit grains de la quinine, et on parvint à faire boire cette mixture à Harbert.

Il était temps encore, car le troisième accès de la fièvre pernicieuse ne s’était pas manifesté!

Et, qu’il soit permis d’ajouter, il ne devait pas revenir!

D’ailleurs, il faut le dire aussi, tous avaient repris espoir. L’influence mystérieuse s’était de nouveau exercée, et dans un moment suprême, quand on désespérait d’elle!… Au bout de quelques heures, Harbert reposait plus paisiblement. Les colons purent causer alors de cet incident. L’intervention de l’inconnu était plus évidente que jamais. Mais comment avait-il pu pénétrer pendant la nuit jusque dans Granite-House?

C’était absolument inexplicable, et, en vérité, la façon dont procédait le «génie de l’île» était non moins étrange que le génie lui-même.

Durant cette journée, et de trois heures en trois heures environ, le sulfate de quinine fut administré à Harbert.

Harbert, dès le lendemain, éprouvait une certaine amélioration. Certes, il n’était pas guéri, et les fièvres intermittentes sont sujettes à de fréquentes et dangereuses récidives, mais les soins ne lui manquèrent pas. Et puis, le spécifique était là, et non loin, sans doute, celui qu’il l’avait apporté! Enfin, un immense espoir revint au cœur de tous.

Cet espoir ne fut pas trompé. Dix jours après, le 20 décembre, Harbert entrait en convalescence. Il était faible encore, et une diète sévère lui avait été imposée, mais aucun accès n’était revenu. Et puis, le docile enfant se soumettait si volontiers à toutes les prescriptions qu’on lui imposait! Il avait tant envie de guérir!

Pencroff était comme un homme qu’on a retiré du fond d’un abîme. Il avait des crises de joie qui tenaient du délire. Après que le moment du troisième accès eut été passé, il avait serré le reporter dans ses bras à l’étouffer. Depuis lors, il ne l’appela plus que le docteur Spilett.

Restait à découvrir le vrai docteur.

«On le découvrira!» répétait le marin.

Et certes, cet homme, quel qu’il fût, devait s’attendre à quelque rude embrassade du digne Pencroff!

Le mois de décembre se termina, et avec lui cette année 1867, pendant laquelle les colons de l’île Lincoln venaient d’être si durement éprouvés. Ils entrèrent dans l’année 1868 avec un temps magnifique, une chaleur superbe, une température tropicale, que la brise de mer venait heureusement rafraîchir.

Harbert renaissait, et de son lit, placé près d’une des fenêtres de Granite-House, il humait cet air salubre, chargé d’émanations salines, qui lui rendait la santé. Il commençait à manger, et dieu sait quels bons petits plats, légers et savoureux, lui préparait Nab!

«C’était à donner envie d’avoir été mourant!» disait Pencroff.

Pendant toute cette période, les convicts ne s’étaient pas montrés une seule fois aux environs de Granite-House. D’Ayrton, point de nouvelles, et, si l’ingénieur et Harbert conservaient encore quelque espoir de le retrouver, leurs compagnons ne mettaient plus en doute que le malheureux n’eût succombé. Toutefois, ces incertitudes ne pouvaient durer, et, dès que le jeune garçon serait valide, l’expédition, dont le résultat devait être si important, serait entreprise. Mais il fallait attendre un mois peut-être, car ce ne serait pas trop de toutes les forces de la colonie pour avoir raison des convicts.

Du reste, Harbert allait de mieux en mieux. La congestion du foie avait disparu, et les blessures pouvaient être considérées comme cicatrisées définitivement.

Pendant ce mois de janvier, d’importants travaux furent faits au plateau de Grande-vue; mais ils consistèrent uniquement à sauver ce qui pouvait l’être des récoltes dévastées, soit en blé, soit en légumes. Les graines et les plants furent recueillis, de manière à fournir une nouvelle moisson pour la demi-saison prochaine.

Quant à relever les bâtiments de la basse-cour, le moulin, les écuries, Cyrus Smith préféra attendre.

Tandis que ses compagnons et lui seraient à la poursuite des convicts, ceux-ci pourraient bien rendre une nouvelle visite au plateau, et il ne fallait pas leur donner sujet de reprendre leur métier de pillards et d’incendiaires. Quand on aurait purgé l’île de ces malfaiteurs, on verrait à réédifier.

Le jeune convalescent avait commencé à se lever dans la seconde quinzaine du mois de janvier, d’abord une heure par jour, puis deux, puis trois. Les forces lui revenaient à vue d’œil, tant sa constitution était vigoureuse. Il avait dix-huit ans alors. Il était grand et promettait de devenir un homme de noble et belle prestance.

À partir de ce moment, sa convalescence, tout en exigeant encore quelques soins, – et le docteur Spilett se montrait fort sévère, – marcha régulièrement.

Vers la fin du mois, Harbert parcourait déjà le plateau de Grande-vue et les grèves. Quelques bains de mer qu’il prit en compagnie de Pencroff et de Nab lui firent le plus grand bien. Cyrus Smith crut pouvoir d’ores et déjà indiquer le jour du départ, qui fut fixé au 15 février prochain. Les nuits, très claires à cette époque de l’année, seraient propices aux recherches qu’il s’agissait de faire sur toute l’île.

Les préparatifs exigés par cette exploration furent don commencés, et ils devaient être importants, car les colons s’étaient jurés de ne point rentrer à Granite-House avant que leur double but eût été atteint: d’une part, détruire les convicts et retrouver Ayrton, s’il vivait encore; de l’autre, découvrir celui qui présidait si efficacement aux destinées de la colonie. De l’île Lincoln, les colons connaissaient à fond toute la côte orientale depuis le cap griffe jusqu’aux caps mandibules, les vastes marais des tadornes, les environs du lac Grant, les bois de jacamar compris entre la route du corral et la Mercy, les cours de la Mercy et du creek rouge, et enfin les contreforts du mont Franklin, entre lesquels avait été établi le corral.

Ils avaient exploré, mais d’une manière imparfaite seulement, le vaste littoral de la baie Washington depuis le cap griffe jusqu’au promontoire du reptile, la lisière forestière et marécageuse de la côte ouest, et ces interminables dunes qui finissaient à la gueule entr’ouverte du golfe du requin.

Mais ils n’avaient reconnu en aucune façon les larges portions boisées qui couvraient la presqu’île serpentine, toute la droite de la Mercy, la rive gauche de la rivière de la chute, et l’enchevêtrement de ces contreforts et de ces contre-vallées qui supportaient les trois quarts de la base du mont Franklin à l’ouest, au nord et à l’est, là où tant de retraites profondes existaient sans doute. Par conséquent, plusieurs milliers d’acres de l’île avaient encore échappé à leurs investigations.

Il fut donc décidé que l’expédition se porterait à travers le Far-West, de manière à englober toute la partie située sur la droite de la Mercy.

Peut-être eût-il mieux valu se diriger d’abord sur le corral, où l’on devait craindre que les convicts ne se fussent de nouveau réfugiés, soit pour le piller, soit pour s’y installer. Mais, ou la dévastation du corral était un fait accompli maintenant, et il était trop tard pour l’empêcher, ou les convicts avaient eu intérêt à s’y retrancher, et il serait toujours temps d’aller les relancer dans leur retraite.

Donc, après discussion, le premier plan fut maintenu, et les colons résolurent de gagner à travers bois le promontoire du reptile. Ils chemineraient à la hache et jetteraient ainsi le premier tracé d’une route qui mettrait en communication Granite-House et l’extrémité de la presqu’île, sur une longueur de seize à dix-sept milles.

Le chariot était en parfait état. Les onaggas, bien reposés, pourraient fournir une longue traite.

Vivres, effets de campement, cuisine portative, ustensiles divers furent chargés sur le chariot, ainsi que les armes et les munitions choisies avec soin dans l’arsenal maintenant si complet de Granite-House. Mais il ne fallait pas oublier que les convicts couraient peut-être les bois, et que, au milieu de ces épaisses forêts, un coup de fusil était vite tiré et reçu. De là, nécessité pour la petite troupe des colons de rester compacte et de ne se diviser sous aucun prétexte.

Il fut également décidé que personne ne resterait à Granite-House. Top et Jup, eux-mêmes, devaient faire partie de l’expédition. L’inaccessible demeure pouvait se garder toute seule.

Le 14 février, veille du départ, était un dimanche.

Il fut consacré tout entier au repos et sanctifié par les actions de grâces, que les colons adressèrent au créateur. Harbert, entièrement guéri, mais un peu faible encore, aurait une place réservée sur le chariot.

Le lendemain, au point du jour, Cyrus Smith prit les mesures nécessaires pour mettre Granite-House à l’abri de toute invasion. Les échelles qui servaient autrefois à l’ascension furent apportées aux cheminées et profondément enterrées dans le sable, de manière qu’elles pussent servir au retour, car le tambour de l’ascenseur fut démonté, et il ne resta plus rien de l’appareil. Pencroff resta le dernier dans Granite-House pour achever cette besogne, et il en redescendit au moyen d’une corde dont le double était maintenu en bas, et qui, une fois ramenée au sol, ne laissa plus subsister aucune communication entre le palier supérieur et la grève.

Le temps était magnifique.

«Une chaude journée qui se prépare! dit joyeusement le reporter.

– Bah! Docteur Spilett, répondit Pencroff, nous cheminerons à l’abri des arbres et nous n’apercevrons même pas le soleil!

– En route!» dit l’ingénieur.

Le chariot attendait sur le rivage, devant les cheminées. Le reporter avait exigé qu’Harbert y prît place, au moins pendant les premières heures du voyage, et le jeune garçon dut se soumettre aux prescriptions de son médecin.

Nab se mit en tête des onaggas. Cyrus Smith, le reporter et le marin prirent les devants. Top gambadait d’un air joyeux. Harbert avait offert une place à Jup dans son véhicule, et Jup avait accepté sans façon. Le moment du départ était arrivé, et la petite troupe se mit en marche.

Le chariot tourna d’abord l’angle de l’embouchure, puis, après avoir remonté pendant un mille la rive gauche de la Mercy, il traversa le pont au bout duquel s’amorçait la route de port-ballon, et, là, les explorateurs, laissant cette route sur leur gauche, commencèrent à s’enfoncer sous le couvert de ces immenses bois qui formaient la région du Far-West.

Pendant les deux premiers milles, les arbres, largement espacés, permirent au chariot de circuler librement; de temps en temps il fallait trancher quelques lianes et des forêts de broussailles, mais aucun obstacle sérieux n’arrêta la marche des colons.

L’épaisse ramure des arbres entretenait une ombre fraîche sur le sol. Déodars, douglas, casuarinas, banksias, gommiers, dragonniers et autres essences déjà reconnues, se succédaient au delà des limites du regard. Le monde des oiseaux habituels à l’île s’y retrouvait au complet, tétras, jacamars, faisans, loris et toute la famille babillarde des kakatoès, perruches et perroquets. Agoutis, kangourous, cabiais filaient entre les herbes, et tout cela rappelait aux colons les premières excursions qu’ils avaient faites à leur arrivée sur l’île.

«Toutefois, fit observer Cyrus Smith, je remarque que ces animaux, quadrupèdes et volatiles, sont plus craintifs qu’autrefois. Ces bois ont donc été récemment parcourus par les convicts, dont nous devons retrouver certainement des traces.»

Et, en effet, en maint endroit, on put reconnaître le passage plus ou moins récent d’une troupe d’hommes: ici, des brisées faites aux arbres, peut-être dans le but de jalonner le chemin; là, des cendres d’un foyer éteint, et des empreintes de pas que certaines portions glaiseuses du sol avaient conservées. Mais, en somme, rien qui parût appartenir à un campement définitif.

L’ingénieur avait recommandé à ses compagnons de s’abstenir de chasser. Les détonations des armes à feu auraient pu donner l’éveil aux convicts, qui rôdaient peut-être dans la forêt. D’ailleurs, les chasseurs auraient nécessairement été entraînés à quelque distance du chariot, et il était sévèrement interdit de marcher isolément.

Dans la seconde partie de la journée, à six milles environ de Granite-House, la circulation devint assez difficile. Afin de passer certains fourrés, il fallut abattre des arbres et faire un chemin. Avant de s’y engager, Cyrus Smith avait soin d’envoyer dans ces épais taillis Top et Jup, qui accomplissaient consciencieusement leur mandat, et quand le chien et l’orang revenaient sans avoir rien signalé, c’est qu’il n’y avait rien à craindre, ni de la part des convicts, ni de la part des fauves, – deux sortes d’individus du règne animal que leurs féroces instincts mettaient au même niveau.

Le soir de cette première journée, les colons campèrent à neuf milles environ de Granite-House, sur le bord d’un petit affluent de la Mercy, dont ils ignoraient l’existence, et qui devait se rattacher au système hydrographique auquel ce sol devait son étonnante fertilité.

On soupa copieusement, car l’appétit des colons était fortement aiguisé, et les mesures furent prises pour que la nuit se passât sans encombre. Si l’ingénieur n’avait eu affaire qu’à des animaux féroces, jaguars ou autres, il eût simplement allumé des feux autour de son campement, ce qui eût suffi à le défendre; mais les convicts, eux, eussent été plutôt attirés qu’arrêtés par ces flammes, et mieux valait dans ce cas s’entourer de profondes ténèbres.

La surveillance fut, d’ailleurs, sévèrement organisée. Deux des colons durent veiller ensemble, et, de deux heures en deux heures, il était convenu qu’ils seraient relevés par leurs camarades. Or, comme, malgré ses réclamations, Harbert fut dispensé de garde, Pencroff et Gédéon Spilett, d’une part, l’ingénieur et Nab, de l’autre, montèrent la garde à tour de rôle aux approches du campement.

Du reste, il y eut à peine quelques heures de nuit.

L’obscurité était due plutôt à l’épaisseur des ramures qu’à la disparition du soleil. Le silence fut à peine troublé par de rauques hurlements de jaguars et des ricanements de singes, qui semblaient agacer particulièrement maître Jup.

La nuit se passa sans incident, et le lendemain, 16 février, la marche, plutôt lente que pénible, fut reprise à travers la forêt.

Ce jour-là, on ne put franchir que six milles, car à chaque instant il fallait se frayer une route à la hache. Véritables «setlers», les colons épargnaient les grands et beaux arbres, dont l’abatage, d’ailleurs, leur eût coûté d’énormes fatigues, et ils sacrifiaient les petits; mais il en résultait que la route prenait une direction peu rectiligne et s’allongeait de nombreux détours.

Pendant cette journée, Harbert découvrit des essences nouvelles, dont la présence n’avait pas encore été signalée dans l’île, telles que des fougères arborescentes, avec palmes retombantes, qui semblaient s’épancher comme les eaux d’une vasque, des caroubiers, dont les onaggas broutèrent avec avidité les longues gousses et qui fournirent des pulpes sucrées d’un goût excellent. Là, les colons retrouvèrent aussi de magnifiques kauris, disposés par groupes, et dont les troncs cylindriques, couronnés d’un cône de verdure, s’élevaient à une hauteur de deux cents pieds. C’étaient bien là ces arbres-rois de la Nouvelle-Zélande, aussi célèbres que les cèdres du Liban.

Age restriction:
12+
Release date on Litres:
30 August 2016
Volume:
760 p. 1 illustration
Copyright holder:
Public Domain

People read this with this book

Other books by the author