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Persuasion

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Persuasion
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Persuasion
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Is reading Geraldine McEwan
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CHAPITRE XIX

Tandis que l'amiral parlait de Wenvorth, celui-ci était déjà en route. Anna l'aperçut la première fois qu'elle sortit. Elle était avec sa sœur, M. Elliot et Mme Clay; on traversait la rue Nelson, il commençait à pleuvoir. Les dames entrèrent dans un magasin, tandis que M. Elliot s'avançait vers lady Dalrymph, dont la voiture stationnait à quelques pas de là, et lui demandait de prendre ces dames.

Mais la calèche ne contenait que quatre places, et miss Carteret était avec sa mère.

Une place appartenait de droit à miss Elliot l'aînée; mais il y eut un débat de politesse entre Mme Clay et Anna, pour la seconde place.

Anna se souciait peu de la pluie et préférait marcher; Mme Clay ne la craignait pas non plus, et était d'ailleurs solidement chaussée. Mais miss Elliot affirma que Mme Clay avait déjà pris froid; et M. Elliot soutint que les bottines d'Anna étaient les plus solides; cela mit fin au débat. Tout à coup, Anna, assise près de la fenêtre, aperçut Wenvorth, qui descendait la rue. Elle ne put s'empêcher de tressaillir, tout en se disant que c'était absurde. Pendant quelques minutes, elle ne vit rien; tout était confus autour d'elle. Quand elle put se remettre, on attendait encore la voiture, et M. Elliot s'apprêtait à faire une commission pour Mme Clay.

Elle alla vers la porte pour voir s'il pleuvait. Quel autre motif aurait-elle eu? Le capitaine devait être parti?

Elle rebroussa chemin en voyant entrer le capitaine Wenvorth lui-même avec plusieurs dames et gentlemen. La vue d'Anna parut le troubler; il rougit extrêmement.

Pour la première fois, elle trahissait moins d'émotion que lui. Elle avait pu se préparer, et pourtant elle était émue.

Il lui dit quelques mots. Il n'était ni froid ni amical, mais embarrassé.

Anna vit avec peine, mais sans surprise, qu'Élisabeth ne voulait pas reconnaître M. Elliot. Il n'attendait qu'un signe d'elle pour la saluer, mais elle se détourna avec une froideur glaciale. Bientôt un domestique annonça la voiture de lady Dalrymph.

La pluie recommençait; il y eut dans la petite boutique un mouvement qui apprit aux assistants que lady Dalrymph venait chercher miss Elliot. Alors le capitaine, se tournant vers Anna, lui offrit ses services plutôt par son attitude que par ses paroles.

«Je vous remercie, dit-elle. Je ne monte pas en voiture; il n'y a pas de place, et je préfère marcher.

– Mais il pleut.

– Oh! très peu; je n'y prends pas garde».

Après un silence, il dit, en montrant son parapluie:

«Quoique arrivé d'hier, je me suis déjà équipé pour Bath. Prenez-le si vous tenez à marcher; mais il serait plus prudent de me laisser chercher une voiture.»

Elle refusa, disant qu'elle attendait M. Elliot. Elle parlait encore quand il entra. Wenvorth le reconnut, c'était bien celui qu'il avait vu à Lyme s'arrêter sur l'escalier pour admirer Anna. Sa manière d'être et ses façons étaient celles d'un parent, ou d'un ami privilégié. Il lui offrit son bras. En sortant, Anna ne put jeter à Wenvorth qu'un bonjour, accompagné d'un doux et timide regard.

Quand ils furent partis, les dames qui étaient avec le capitaine se mirent à parler d'eux.

«Miss Elliot ne déplaît pas à son cousin, je crois?

– Oh! c'est assez clair. On peut deviner ce qui arrivera. Il est toujours avec eux. Il vit à moitié dans la famille. Il a très bon air.

– Oui, et miss Atkinson, qui a dîné une fois avec lui, dit qu'elle n'a jamais vu un homme plus aimable.

– Quand on regarde bien miss Elliot, on la trouve jolie. J'avoue que je la préfère à sa sœur, malgré l'avis général.

– Moi aussi.

– Oh! sans comparaison. Mais les hommes sont tous enthousiastes de miss Elliot. Anna est trop délicate pour eux.»

Anna aurait bien voulu ne pas causer. Son cousin était plein d'attention, et choisissait des sujets propres à l'intéresser, soit des louanges sensées et justes de lady Russel, soit des insinuations contre Mme Clay. Mais Anna ne pouvait en ce moment penser qu'à Wenvorth. Elle ne pouvait deviner ce qu'il pensait, ni être calme. Elle espérait être sage et raisonnable plus tard; mais, hélas! elle devait s'avouer qu'elle ne l'était pas encore.

S'il restait à Bath, lady Russel ne pouvait manquer de le voir. Le reconnaîtrait-elle? Qu'en résulterait-il? Déjà elle avait dû dire à son amie que Louisa allait épouser Benwick et avait été gênée en voyant la surprise de lady Russel, qui ne connaissait pas bien la situation.

Le lendemain, Anna, en descendant la rue Pulleney avec lady Russel, aperçut Wenvorth sur le trottoir opposé, et ne le perdit plus de vue. Quand il fut plus près, elle regarda lady Russel et vit qu'elle observait attentivement Wenvorth. A la difficulté qu'elle avait à en détacher ses yeux, Anna comprit qu'il exerçait sur lady Russel une sorte de fascination. Elle paraissait étonnée que huit années passées dans des pays étrangers et dans le service actif ne lui eussent rien enlevé de sa bonne mine.

A la fin, lady Russel détourna la tête:

«Vous vous demandez sans doute ce qui a arrêté mes yeux si longtemps: je regardais à une fenêtre des rideaux dont lady Alis m'a parlé.»

Anna soupira et rougit de pitié et de dédain soit pour son amie, soit pour elle-même. Ce qui la vexait le plus, c'est qu'elle n'avait pu s'assurer s'il les avait aperçues.

Un jour ou deux se passèrent sans le voir, et Anna, s'imaginant plus forte qu'elle n'était, attendait avec impatience un concert donné pour le bénéfice d'une personne patronnée par lady Dalrymph. On disait qu'il serait bon, et Wenvorth aimait passionnément la musique. Elle désirait causer quelques instants avec lui, et se sentait le courage de lui adresser la parole. Ni lady Russel, ni Élisabeth n'avaient voulu le reconnaître, et elle pensait qu'elle lui devait une réparation.

Elle avait promis à Mme Shmith de passer la soirée avec elle. Elle y entra un instant, lui promettant une plus longue visite le lendemain.

«Certainement, dit Mme Shmith; seulement vous me raconterez tout. Où allez-vous?»

Anna le lui dit, et ne reçut pas de réponse. Mais quand elle sortit, Mme Shmith lui dit d'un air moitié sérieux, moitié malin:

«Ne manquez pas de venir demain. Quelque chose me dit que bientôt vous ne viendrez plus.»

CHAPITRE XX

Sir Walter, ses deux filles et Mme Clay arrivèrent les premiers au concert, et, en attendant lady Dalrymph, s'assirent auprès du feu; à peine y étaient-ils que le capitaine Wenvorth entra. Anna se trouvait près de la porte, elle s'avança vers lui et lui dit un bonsoir gracieux. Il se mit à causer avec elle, malgré les regards du père et de la sœur. Anna ne les voyait pas, mais entendait leurs chuchotements, et quand elle vit Wenvorth saluer de loin, elle comprit que Sir Walter avait bien voulu lui faire un léger salut. Après avoir parlé de Bath et du concert, il lui dit en souriant et en rougissant un peu:

«Je vous ai à peine vue depuis la journée passée à Lyme. Je crains que vous n'ayez souffert de cette émotion, d'autant plus que vous l'avez renfermée.»

Elle l'assura qu'elle n'avait pas souffert.

«Ce fut un terrible moment,» dit-il, et il passa sa main sur ses yeux, comme si ce souvenir était encore trop pénible, mais bientôt il ajouta en souriant:

«Cette journée cependant a eu des conséquences qui ne sont pas terribles. Quand vous eûtes la présence d'esprit de suggérer que c'était à Benwick de trouver un médecin, vous ne pensiez guère que c'était lui qui avait le plus d'intérêt à la guérison de Louisa.

– Cela est certain. Mais j'espère que ce sera un heureux mariage. Ils ont tous deux de bons principes et un bon caractère.

– Oui, dit-il, mais ici finit la ressemblance. Je les souhaite heureux de toute mon âme. Ils n'auront ni lutte à soutenir, ni caprices, ni opposition, ni retards. Tout cela est beaucoup plus que…»

Il s'arrêta: un souvenir soudain lui donna un peu de cette émotion qui faisait rougir Anna et lui faisait tenir les yeux baissés. Il affermit sa voix, et continua:

«J'avoue que je trouve entre eux une différence d'esprit trop grande. Louisa est une aimable jeune fille, douce et assez intelligente, mais Benwick est quelque chose de plus. C'est un homme instruit, un esprit délicat, et j'avoue que je suis étonné de son choix. S'il avait été préféré par elle et l'eût aimée par reconnaissance, c'est différent; mais il semble, au contraire, qu'il y ait eu chez lui un attachement soudain, et cela me surprend. Un homme comme lui! un cœur presque brisé! Fanny Harville était une créature supérieure, et il l'aimait sincèrement. Un homme ne doit pas guérir, et ne guérit pas d'un tel amour pour une telle femme.»

Anna éprouva en un moment mille sensations de plaisir et de confusion. Elle sentait son cœur battre plus vite. Il lui fut impossible de continuer ce sujet, mais, sentant la nécessité de parler, elle prit un détour:

«Êtes-vous resté longtemps à Lyme?

– Environ quinze jours. Je ne pouvais pas m'éloigner tant que Louisa était en danger. J'avais eu une part trop grande dans ce malheur pour être tranquille. C'était ma faute. Elle n'aurait pas été si obstinée, si j'avais été moins faible. J'ai exploré les environs de Lyme, qui sont très beaux; et plus je voyais, plus je trouvais à admirer.

– J'aimerais bien à revoir Lyme, dit Anna.

– Vraiment, je ne l'aurais pas cru. La scène de désolation à laquelle vous avez été mêlée, la fatigue et la contention d'esprit que vous avez éprouvées auraient dû vous dégoûter de Lyme.

– Les dernières heures furent certainement pénibles, répondit Anna, mais le souvenir d'un chagrin passé devient un plaisir, et ce n'est pas le seul souvenir que Lyme m'ait laissé. Nous y avons eu beaucoup de plaisir. J'ai voyagé si peu que tout endroit nouveau m'intéresse. Il y a de réelles beautés à Lyme. Il ne me reste que des impressions agréables,» dit-elle en rougissant un peu.

 

A ce moment la porte s'ouvrit.

«Lady Dalrymph,» s'écria-t-on joyeusement, et Sir Walter et sa fille s'avancèrent avec empressement au-devant d'elle. Anna fut séparée du capitaine Wenvorth, mais elle en avait appris en dix minutes plus qu'elle n'eût osé espérer. Elle cacha son agitation et sa joie sous les banalités de la conversation. Elle se sentait polie et bonne, et disposée à plaindre tous ceux qui n'étaient pas aussi heureux qu'elle.

On entra dans la salle du concert. Élisabeth, au bras de miss Carteret, regardait le large dos de la douairière vicomtesse Dalrymph et semblait au comble du bonheur.

Et Anna?.. Mais ce serait insulter à son bonheur que de le comparer à celui de sa sœur. L'un prenait sa source dans une vanité égoïste, l'autre dans un noble attachement.

Anna ne voyait rien autour d'elle. Son bonheur était en elle-même. Ses yeux brillaient, ses joues brûlaient, mais elle n'en savait rien. Elle ne pensait qu'à cette dernière demi-heure. Les expressions du capitaine, le sujet qu'il avait choisi, et plus encore son air et son regard, ne pouvaient laisser à Anna aucun doute. Son étonnement touchant Benwick, ses idées sur une première affection, les phrases qu'il n'avait pu finir, ses yeux qui se détournaient: tout disait à Anna que ce cœur lui revenait enfin; que la colère et le ressentiment n'existaient plus, et qu'ils étaient remplacés par l'ancienne tendresse. Oui, il l'aimait; ces pensées et les images qu'elles suggéraient l'absorbaient entièrement.

Quand chacun fut assis à sa place, elle chercha des yeux Wenvorth, mais elle ne le vit pas, et le concert commença. M. Elliot s'était arrangé de façon à être placé près d'Anna. Miss Elliot, assise entre ses deux cousines et l'objet des attentions du colonel Wallis, était très satisfaite. Anna était dans une disposition d'esprit à jouir de la musique; pendant l'entr'acte elle expliquait à M. Elliot les paroles d'une chanson italienne. «Voici à peu près le sens, dit-elle, car une chanson d'amour ne se peut guère traduire, et je ne suis pas très savante.

– Oui, je vois que vous ne savez rien, vous vous bornez à traduire fidèlement, élégamment ces inversions et ces obscurités de la langue italienne. Ne parlez plus de votre ignorance, en voici une preuve complète.

– J'accepte vos éloges comme une bienveillante politesse, mais je ne voudrais pas subir un examen sérieux.

– Je n'ai pas fréquenté Camben-Place si longtemps sans apprécier miss Anna Elliot. Elle est trop modeste pour que le monde connaisse la moitié de ses perfections, et chez toute autre femme cette modestie ne serait pas naturelle.

– De grâce, arrêtez: c'est trop de flatterie. Que va-t-on jouer maintenant? dit-elle en regardant le programme.

– Je vous connais peut-être, dit M. Elliot en baissant la voix, depuis plus longtemps que vous ne pensez.

– Vraiment! comment cela se peut-il? Vous ne pouvez me connaître que depuis mon arrivée à Bath.

– Je vous connaissais par ouï-dire, longtemps avant. On vous a dépeinte à moi. Votre personne, vos goûts, vos talents, tout est présent à mon esprit.»

M. Elliot ne se trompait pas en espérant éveiller l'intérêt d'Anna. On éprouve un charme mystérieux et irrésistible à être connue depuis longtemps sans le savoir. Elle le questionna, mais en vain. Il était ravi qu'on l'interrogeât, mais il ne voulait rien dire.

«Non, non, plus tard peut-être, mais pas maintenant.»

Anna se dit que ce ne pouvait être que M. Wenvorth, le frère du capitaine, qui avait parlé d'elle.

«Le nom d'Anna Elliot m'intéresse depuis longtemps, ajouta-t-il, et, si j'osais, j'exprimerais le désir qu'elle n'en change jamais.»

Tout à coup une autre voix attira son attention. Son père parlait à lady Dalrymph.

«C'est un très bel homme, disait-il.

– Oui, dit lady Dalrymph. Il a plus grand air que les gens qu'on voit généralement à Bath. N'est-il pas Irlandais?

– Son nom est Wenvorth, capitaine de marine. Sa sœur est la femme de M. Croft, mon locataire à Kellynch, dans le comté de Somerset.»

Anna, ayant suivi la direction des regards de son père, aperçut le capitaine, debout au milieu d'un groupe. Quand leurs yeux se rencontrèrent, il lui sembla qu'il détournait les siens.

Mais la musique recommença, et elle fut forcée d'y donner son attention. Quand elle regarda de nouveau, il était parti.

La première partie du concert étant finie, quelques personnes proposèrent d'aller prendre du thé. Anna resta assise à côté de lady Russel, et fut débarrassée de M. Elliot. Elle était décidée à parler à Wenvorth si le hasard l'amenait auprès d'elle, malgré la présence de lady Russel, qui l'avait certainement aperçu. La salle se remplit de nouveau, et Anna eut à entendre une longue heure de musique. Elle était fort agitée, et ne pouvait être tranquille tant qu'elle n'aurait pas échangé avec lui un regard ami.

Elle se plaça à dessein à l'extrémité d'une banquette, avec une place vide auprès d'elle. Bientôt Wenvorth s'approcha, mais avec hésitation; il avait un air grave; le changement était frappant. Elle pensa que son père ou lady Russel l'avait peut-être blessé… Il parla du concert, dit qu'il espérait de meilleur chant et qu'il ne serait pas fâché d'en voir la fin. Mais elle défendit si bien les chanteurs, tout en tenant compte, d'une manière charmante, de l'opinion du capitaine qu'il répondit par un sourire et que sa figure s'éclaircit.

Alors il parut plus à l'aise, et jeta même un regard sur le banc pour y prendre place à côté d'Anna. A ce moment elle se sentit toucher l'épaule; c'était M. Elliot qui la priait de vouloir bien expliquer encore l'italien. Miss Carteret désirait comprendre ce qu'on allait chanter.

Anna ne put refuser, mais jamais elle n'avait fait à la politesse un plus grand sacrifice.

Quand elle se retourna vers le capitaine, il lui dit adieu précipitamment.

«Cette chanson ne mérite-t-elle pas qu'on reste? dit Anna soudainement poussée à encourager Wenvorth.

– Non, dit-il d'un ton singulier. Rien ici n'est digne de me retenir.» Et il partit.

Il était donc jaloux de M. Elliot. C'était là le seul motif plausible. Aurait-elle pu le croire trois heures auparavant! Ce fut un moment de joie exquise. Mais, hélas! combien différentes furent les pensées qui suivirent! Comment apaiser cette jalousie? Comment pourrait-il jamais connaître les vrais sentiments d'Anna?

Les attentions de M. Elliot la firent souffrir horriblement, ce soir-là.

CHAPITRE XXI

Le lendemain Anna se rappela avec plaisir sa promesse à Mme Shmith. Elle serait absente quand M. Elliot viendrait, car l'éviter était maintenant son seul désir. Elle éprouvait cependant pour lui une grande bienveillance; elle lui devait de la reconnaissance et de l'estime. Mais Wenvorth existait seul pour elle, soit qu'elle dût être unie à lui, soit qu'elle en fût séparée pour toujours. Jamais peut-être les rues de Bath n'avaient été traversées par de pareils rêves d'amour.

Ce matin-là son amie sembla particulièrement reconnaissante, car elle comptait à peine sur sa visite. Elle demanda des détails, et Anna se fit un plaisir de lui raconter la soirée. Ses traits étaient animés par le souvenir. Mais ce n'était pas assez pour la curieuse Mme Shmith, qui demanda des détails particuliers sur les personnes.

«Les petites Durand étaient-elles là, la bouche ouverte pour gober la musique, comme des moineaux qui demandent la becquée. Elles ne manquent jamais un concert.

– Je ne les ai pas vues. Mais j'ai entendu dire qu'elles étaient dans la salle.

– Et la vieille lady Maclean? Elle devait être dans votre voisinage, car vous étiez certainement aux places d'honneur, près de l'orchestre, avec lady Dalrymph?

– Non, c'est ce que je craignais; mais heureusement lady Dalrymph cherche toujours à être le plus loin possible, et il paraît que je n'ai pas vu grand'chose.

– Oh! assez pour votre amusement, il me semble, et puis vous aviez mieux à faire. Je vois dans vos yeux que vous avez eu une soirée agréable. Vous causiez dans les entr'actes?»

Anna sourit. «Que voyez-vous dans mes yeux?

– Votre visage me dit que vous étiez hier avec la personne que vous trouvez la plus aimable entre toutes, et qui vous intéresse plus que l'univers entier.»

Une rougeur s'étendit sur les joues d'Anna; elle ne put répondre.

«Et cela étant, continua Mme Shmith après un silence, vous saurez combien j'apprécie votre visite. C'est vraiment bien bon de votre part, vous qui avez tant d'autres invitations.»

La pénétration de Mme Shmith saisit Anna d'étonnement et de confusion; elle ne pouvait imaginer comment elle savait quelque chose sur Wenvorth.

«Dites-moi, je vous prie, continua Mme Shmith; M. Elliot sait-il que je suis à Bath, et que vous me connaissez?

– M. Elliot! reprit Anna surprise, mais elle se reprit aussitôt, et ajouta d'un air indifférent: Vous le connaissez?

– Je l'ai connu beaucoup autrefois, dit madame Shmith gravement; mais c'est fini maintenant.

– Vous ne m'en avez jamais rien dit! Si je l'avais su, j'aurais eu le plaisir de lui parler de vous.

– Pour dire la vérité, dit Mme Shmith reprenant son air gai, c'est exactement le plaisir que je vous prie de me faire. M. Elliot peut m'être très utile, et si vous avez la bonté, chère miss Elliot, de prendre ma cause en main, elle sera gagnée.

– J'en serais extrêmement heureuse: j'espère que vous ne doutez pas de mon désir de vous être utile, répondit Anna, mais vous me supposez une plus grande influence que je n'en ai. Je suis parente de M. Elliot, à ce titre seulement n'hésitez pas à m'employer.»

Mme Shmith lui jeta un regard pénétrant, puis, souriant, elle lui dit:

«J'ai été un peu trop vite à ce que je vois. Pardonnez-le-moi, j'aurais dû attendre une déclaration officielle. Mais, chère miss Elliot, dites-moi, comme à une vieille amie, quand je pourrai parler. Me sera-t-il permis, la semaine prochaine, de penser que tout est décidé, et de bâtir mes projets égoïstes sur le bonheur de M. Elliot?

– Non, répondit Anna; ni la semaine prochaine, ni les suivantes. Rien de ce que vous pensez ne se fera. Je ne dois pas épouser M. Elliot. Qui vous le fait croire?»

Mme Shmith la regarda avec attention, sourit, secoua la tête et dit:

«Je crois que vous ne serez pas cruelle quand le moment sera arrivé. Jusque-là, nous autres femmes, nous ne voulons rien avouer. Tout homme qui ne nous a pas encore demandées est censé refusé. Laissez-moi plaider pour mon ancien ami. Où trouverez-vous un mari plus gentleman, un homme plus aimable? Laissez-moi recommander M. Elliot. Je suis sûre que le colonel Wallis ne vous a dit de lui que du bien; et qui peut le mieux connaître que le colonel Wallis?

– Ma chère madame Shmith, il n'y a pas un an que Mme Elliot est morte. Votre supposition n'est pas admissible.

– Oh! si ce sont là vos seules objections! dit Mme Shmith d'un air malin, M. Elliot est sauvé, et je ne m'inquiète plus de lui. Ne m'oubliez pas quand vous serez mariée: voilà tout. Dites-lui que je suis votre amie, et il m'obligera plus facilement qu'aujourd'hui. J'espère, chère miss Elliot, que vous serez très heureuse. M. Elliot a assez de bon sens pour apprécier la valeur d'une femme telle que vous. Votre bonheur ne fera pas naufrage comme le mien. Vous avez la fortune, et vous connaissez le caractère de votre fiancé. D'autres ne l'entraîneront pas à sa ruine.

– Oui, dit Anna, je peux croire tout le bien possible de mon cousin. Son caractère paraît ferme et décidé, et j'ai pour lui un grand respect. Mais je ne le connais pas depuis longtemps, et ce n'est pas un homme qu'on puisse connaître vite. Ne comprenez-vous pas qu'il ne m'est rien? S'il demandait ma main, je refuserais. Je vous assure que M. Elliot n'était pour rien dans le plaisir que j'ai eu hier soir. Ce n'est pas M. Elliot qui…»

Elle s'arrêta, et rougit fortement, regrettant d'en avoir tant dit. Puis, impatiente d'échapper à de nouvelles remarques, elle voulut savoir pourquoi Mme Shmith s'était imaginé qu'elle épouserait M. Elliot.

«D'abord, pour vous avoir vus souvent ensemble. J'ai pensé, comme tout le monde, que vos parents et vos amis désiraient cette union. Mais c'est depuis deux jours seulement que j'en ai entendu parler.

– Vraiment, on en a parlé!

– Avez-vous regardé la femme qui vous a introduite hier soir? C'était la garde, Mme Rock, qui, par parenthèse, était très curieuse de vous voir et très contente de se trouver là. C'est elle qui m'a dit que vous épousiez M. Elliot.

– Elle n'a pu dire grand'chose sur des bruits qui n'ont aucun fondement,» dit Anna en riant.

 

Mme Shmith ne répondit pas.

«Dois-je dire à M. Elliot que vous êtes à Bath?

– Non, certainement. Je vous remercie; ne vous occupez pas de moi.

– Vous disiez avoir connu M. Elliot pendant longtemps?

– Oui.

– Pas avant son mariage, sans doute?

– Il n'était pas marié quand je l'ai connu.

– Et vous étiez très liée avec lui?

– Intimement.

– Vraiment! alors dites-moi ce qu'il était à cette époque: je suis curieuse de le savoir. Était-il tel qu'aujourd'hui?

– Je ne l'ai pas vu depuis trois ans,» répondit Mme Shmith d'une voix si grave, que continuer ce sujet devenait impossible.

La curiosité d'Anna en fut accrue. Elles restèrent toutes deux silencieuses; enfin Mme Shmith dit:

«Je vous demande pardon, chère miss Elliot, mais j'étais incertaine sur ce que je devais faire, et je me décide à vous laisser connaître le vrai caractère de M. Elliot. Je crois maintenant que vous n'avez pas l'intention de l'accepter. Mais on ne sait ce qui peut arriver; vous pourriez un jour ou l'autre penser différemment. Écoutez la vérité:

»M. Elliot est un homme sans cœur et sans conscience; un être prudent, rusé et froid, qui ne pense qu'à lui, qui, pour son bien-être ou son intérêt, commettrait une cruauté, une trahison, s'il n'y trouvait aucun risque. Il est capable d'abandonner ceux qu'il a entraînés à la ruine sans le moindre remords. Il n'a aucun sentiment de justice ni de compassion. Oh! il n'a pas de cœur, et son âme est noire.»

Elle s'arrêta, voyant l'air surpris d'Anna, et ajouta d'un ton plus calme:

«Mes expressions vous étonnent; il faut faire la part d'une femme irritée et maltraitée, mais j'essayerai de me dominer. Je ne veux pas le décrier. Je vous dirai seulement ce qu'il a été pour moi.

»Il était, avant mon mariage, l'ami intime de mon cher mari, qui le croyait aussi bon que lui-même. M. Elliot me plut aussi beaucoup, et j'eus de lui une haute opinion. A dix-neuf ans on ne raisonne pas beaucoup. Nous vivions très largement: il avait moins d'aisance que nous, et demeurait au temple; c'est à peine s'il pouvait soutenir son rang. Mais notre maison était la sienne; il y était le bienvenu; on le regardait comme un frère. Mon pauvre Henri, qui avait l'esprit le plus fin et le plus généreux, aurait partagé avec lui jusqu'à son dernier sou, et je sais qu'il est venu souvent à son aide.

– Ce doit être alors, dit Anna, qu'il connut mon père et ma sœur. Je n'ai jamais compris sa conduite avec eux ni son mariage; cela ne s'accorde guère avec ce qu'il paraît être aujourd'hui.

– Je sais tout! s'écria Mme Shmith. Il fut présenté à Sir Walter avant que je le connusse, mais il en parlait souvent. Je sais qu'il refusa les avances qu'on lui fit. Je sais aussi tout ce qui a rapport à son mariage. Sa femme était d'une condition inférieure; je l'ai connue pendant les deux dernières années de sa vie.

– On m'a dit que ce ne fut pas un heureux mariage, dit Anna. Mais j'aimerais à savoir pourquoi il repoussa les avances de mon père.

– M. Elliot, continua Mme Shmith, avait alors le désir de faire rapidement fortune par un riche mariage. Il n'avait aucun secret pour moi; il me le dit, et me parlait souvent de votre père et de votre sœur.

– Peut-être, dit Anna frappée d'une idée soudaine, lui avez-vous quelquefois parlé de moi?

– Très souvent: je me vantais de connaître ma chère Anna, et je disais que vous ne ressembliez guère à…»

Elle s'arrêta brusquement.

«Cela m'explique ce que m'a dit M. Elliot hier soir. Je n'y comprenais rien. Mais je vous ai interrompue: alors M. Elliot fit un mariage d'argent? et c'est là sans doute ce qui vous ouvrit les yeux sur son caractère?»

Ici Mme Shmith hésita:

«Oh! ces choses sont trop communes pour frapper beaucoup. J'étais très jeune, gaie et insouciante. Je ne pensais qu'au plaisir. La maladie et le chagrin m'ont donné d'autres idées. Mais alors je ne voyais rien de répréhensible dans ce que faisait M. Elliot. Chercher son bien avant tout me paraissait naturel.

– Mais sa femme n'était-elle pas de basse condition?

– Oui, c'était là mon objection, mais il ne voulut rien entendre. De l'argent, c'était tout ce qu'il voulait. Le père était vitrier, le grand-père boucher. Mais elle était jolie, elle avait eu de l'éducation, et ses cousines l'avaient conduite dans la société. Le hasard lui fit rencontrer Elliot: elle l'aima. Il s'assura seulement du chiffre de la fortune. Il n'attachait pas d'importance, comme aujourd'hui, à son rang. Kellynch devait lui revenir un jour; mais en attendant il ne se souciait guère de l'honneur de la famille. Je lui ai souvent entendu dire que si une baronnie s'achetait il vendrait la sienne pour mille francs, y compris les armoiries et la devise, le nom et la livrée. Mais ce serait mal de raconter tout ce qu'il disait sur ce sujet, et cependant je dois vous donner des preuves.

– Je n'en ai pas besoin: ce que vous m'avez dit s'accorde bien avec tout ce que nous avons entendu dire. Je suis curieuse de savoir pourquoi il est si différent maintenant?

– Pour ma propre satisfaction, restez, et soyez assez bonne pour aller prendre dans ma chambre une petite boîte incrustée que vous trouverez sur la tablette du cabinet.»

Anna fit ce que son amie désirait, et la boîte fut placée devant Mme Shmith. Elle soupira en l'ouvrant et dit:

«Elle est pleine de lettres de M. Elliot à mon mari. J'en cherche une écrite avant mon mariage et qui a été conservée par hasard. La voici; je ne l'ai pas brûlée, parce qu'étant peu satisfaite de M. Elliot, j'ai voulu conserver les preuves de notre ancienne intimité:

«Cher Shmith, j'ai reçu votre lettre. Votre bonté m'accable. Je voudrais que les cœurs comme le vôtre fussent moins rares; mais j'ai vécu vingt-trois ans dans le monde, et je n'ai rien vu de pareil. Je n'ai pas besoin d'argent en ce moment. Félicitez-moi: je suis débarrassé de Sir Walter et de sa fille. Ils sont retournés à Kellynch, et m'ont fait presque jurer de les visiter cet été. Mais quand j'irai, ce sera accompagné d'un arpenteur, pour savoir le meilleur parti qu'on peut tirer de la propriété. Le baronnet pourrait bien se remarier; il est assez fou pour cela.

»S'il le fait, il me laissera en paix, ce qui est une compensation pour l'héritage.

»Je voudrais avoir un autre nom que Elliot; j'en suis écœuré. Heureusement je puis quitter celui de Walter, et je souhaite que vous ne me le jetiez jamais à la face, voulant pour le reste de ma vie me dire

»Votre dévoué
»William Elliot.»

Anna ne put lire cette lettre sans rougir; ce que voyant, dit Mme Shmith:

«Les expressions sont assez insolentes. Elles vous peignent l'homme. Peut-on être plus clair?»

Anna fut quelque temps à se remettre du trouble et de la mortification qu'elle avait éprouvés.

Elle fut obligée de se dire avant de recouvrer le calme nécessaire, que cette lecture était la violation du secret d'une lettre, et qu'on ne devait juger personne sur un pareil témoignage.

«Je vous remercie, dit-elle. Voici bien la preuve complète de ce que vous m'avez dit. Mais pourquoi se lier avec nous, à présent?

– Vous allez le savoir: je vous ai montré ce qu'était M. Elliot, il y a douze ans; je vais vous le montrer tel qu'il est aujourd'hui. Je ne puis vous donner des preuves écrites, mais un témoignage verbal authentique. Il désire réellement vous épouser. Ses intentions sont très sincères. Mon autorité en ceci est le colonel Wallis.

– Vous le connaissez donc?

– Non, la chose ne me vient pas si directement, mais la source n'en est pas moins bonne. M. Elliot parle à cœur ouvert de ses projets de mariage au colonel Wallis, qui me paraît un caractère sensé, prudent et observateur. Mais il a une jolie femme très sotte, à qui il dit tout ce qu'il fait; celle-ci répète tout à sa garde, qui me le redit.

– Ma chère Mme Shmith, votre autorité est en faute. Les idées que M. Elliot a sur moi n'expliquent aucunement ses efforts pour se réconcilier avec mon père. Ils étaient déjà sur un pied d'intimité quand je suis arrivée à Bath.