Free

Persuasion

Text
iOSAndroidWindows Phone
Where should the link to the app be sent?
Do not close this window until you have entered the code on your mobile device
RetryLink sent

At the request of the copyright holder, this book is not available to be downloaded as a file.

However, you can read it in our mobile apps (even offline) and online on the LitRes website

Mark as finished
Persuasion
Audio
Persuasion
Audiobook
Is reading Geraldine McEwan
$ 10,64
Details
Font:Smaller АаLarger Aa

CHAPITRE XVII

Tandis que Sir Walter et Élisabeth se lançaient dans le grand monde, Anna renouait une connaissance d'un genre très différent.

Elle avait appris qu'une de ses anciennes compagnes demeurait à Bath. Mme Shmith (autrefois miss Hamilton), âgée de trois ans de plus qu'Anna, avait été très bonne pour elle, quand elle entra à quatorze ans dans une pension, après la mort de sa mère. Elle fit ce qu'elle put pour adoucir le chagrin d'Anna, qui en garda un souvenir reconnaissant. Miss Hamilton quitta la pension un an après et épousa bientôt un homme riche.

Depuis deux ans, elle était veuve et pauvre. Son mari était un extravagant qui dissipa sa fortune, et laissa des affaires embrouillées. Elle eut des ennuis de toute espèce.

Une fièvre rhumatismale qui attaqua enfin les jambes la rendit infirme. Elle était venue à Bath pour se guérir et demeurait près des bains chauds, vivant très modestement, sans domestique, et par conséquent exclue de la société. Anna, sachant par une amie commune que sa visite serait agréable; ne perdit pas de temps: elle ne dit rien chez elle, et consulta seulement lady Russel, qui l'approuva et la conduisit dans sa voiture près du logement de Mme Shmith.

Les deux anciennes amies renouvelèrent connaissance. Au premier moment, il y eut un peu de gêne et d'émotion: douze ans s'étaient écoulés, et elles se trouvaient mutuellement changées. Anna n'était plus la silencieuse, timide et rougissante jeune fille de quinze ans, mais une élégante jeune femme, ayant toutes les beautés, excepté la fraîcheur, aux manières aussi agréables que parfaites; et douze ans avaient transformé la belle et fière miss Hamilton en une pauvre veuve infirme, recevant comme une faveur la visite de son ancienne protégée.

Mais le premier malaise de leur rencontre fit bientôt place au charme des vieux souvenirs. Anna trouva dans Mme Shmith le bon sens et les manières agréables auxquels elle s'attendait, et une disposition à la causerie et à la gaîté au delà de son attente. Ni les plaisirs du monde où elle avait beaucoup vécu, ni la condition présente, pas plus que la maladie ou le chagrin, n'avaient fermé son cœur, ni éteint sa gaîté.

A la seconde visite, elle causa très librement, et l'étonnement d'Anna redoubla. Elle ne pouvait guère imaginer une situation plus triste que celle de son amie. Elle avait perdu un mari qu'elle adorait, une fortune à laquelle elle était accoutumée; elle n'avait pas d'enfants pour la rattacher à la vie et au bonheur; aucun parent pour l'aider dans des affaires embarrassées; pas même de santé pour supporter tout le reste.

Elle s'accommodait d'un parloir bruyant, et d'une chambre obscure par derrière; elle ne pouvait bouger sans l'aide de l'unique servante de l'hôtel, et elle ne sortait que pour être portée aux bains chauds. En dépit de tout cela, Anna avait lieu de croire que son amie n'avait que des minutes de langueur et d'accablement, contre des heures d'activité et de distraction.

Comment cela se pouvait-il!

Elle conclut que ce n'était pas seulement de la force et de la résignation. Une âme soumise peut être patiente; une forte intelligence peut être courageuse; mais il y avait là quelque chose de plus: cette élasticité d'esprit. Cette disposition à être consolée, cette faculté de trouver des occupations qui la détachaient d'elle-même: tout cela venait de sa seule nature. C'est le plus beau don du ciel, et Anna voyait là une grâce spéciale, destinée à remplacer tout le reste.

Mme Shmith avait eu une époque de profond découragement. En arrivant à Bath, elle était bien plus invalide qu'alors, car elle avait eu un refroidissement en voyage, et s'était mise au lit, avec de vives et continuelles souffrances. Et cela parmi des étrangers, sans pouvoir se passer d'une garde, et dans une situation pécuniaire très gênée.

Elle avait subi toutes ces choses et disait qu'il en était résulté un bien. Elle s'était sentie en bonnes mains. Elle connaissait trop le monde pour attendre un attachement soudain et désintéressé; mais sa propriétaire s'était montrée très bonne, et la sœur de cette dame, garde-malade et alors sans emploi, l'avait admirablement soignée, et avait été pour elle une amie précieuse.

«Aussitôt que je pus faire usage de mes mains, elle me montra à tricoter, ce qui me fut une grande distraction, et à faire ces paniers, ces pelotes et ces porte-cartes avec lesquels vous me trouvez si occupée. Ils me fournissent les moyens de faire un peu de bien à quelques pauvres familles du voisinage.

»Ma garde dispose de mes marchandises, et les fait acheter à ses clients. Elle saisit toujours le bon moment. Vous savez que quand on a échappé à un grand danger, on a le cœur plus ouvert, et Mme Rock sait quand il faut parler. C'est une femme habile, sensée et intelligente, qui comprend la nature humaine. Elle a un fond de bon sens et d'observation qui la rend infiniment supérieure, comme compagne, à un millier de celles qui, ayant reçu la meilleure éducation, ne trouvent rien digne d'elles. Appelez cela commérage, si vous voulez; mais quand la garde Rock a une demi-heure de loisir à me donner, je suis sûre qu'elle me dira quelque chose d'amusant et d'utile, quelque chose qui nous fait mieux connaître nos semblables. On aime à savoir ce qui se passe et quelle est la plus nouvelle manière d'être frivole et vain. Pour moi, qui vis seule, sa conversation est une fête.

– Je vous crois aisément; les femmes de cette classe voient et entendent bien des choses, et si elles sont intelligentes, elles valent la peine d'être écoutées. Elles voient la nature humaine non pas seulement dans ses folies, mais dans les circonstances les plus intéressantes et les plus touchantes. Combien d'exemples passent sous leurs yeux, d'attachements ardents, désintéressés et dévoués; d'héroïsme, de courage, de patience et de résignation! Combien d'exemples des plus nobles sacrifices! Une chambre de malade peut fournir matière à des volumes.

– Oui, dit Mme Shmith d'un air de doute; cela peut arriver, mais pas dans le sens élevé que vous dites. Par-ci par-là la nature humaine peut être grande en temps d'épreuves, mais en général c'est sa faiblesse et non sa force qui se montre dans une chambre de malade. On y entend parler d'égoïsme et d'impatience plus que de générosité et de courage. Il y a si peu de réelle amitié dans le monde! et malheureusement, dit-elle d'une voix basse et tremblante, il y en a tant qui oublient de penser sérieusement jusqu'à ce qu'il soit trop tard.»

Anna vit la souffrance cachée sous ces paroles. Le mari n'avait pas fait son devoir, et la femme avait été conduite dans une société qui lui avait donné sur les hommes une plus mauvaise opinion qu'ils ne le méritaient. Mme Shmith secoua cette émotion momentanée et ajouta bientôt d'un ton différent:

«La situation actuelle de mon amie Mme Rock n'a rien en ce moment qui puisse m'intéresser beaucoup. Elle garde Mme Wallis, de Marlboroug-Buildings, femme très jolie, très mondaine, sotte et dépensière, et naturellement elle ne pourra parler que de dentelles et de chiffons. Je veux cependant tirer parti de Mme Wallis. Elle est très riche, et il faut qu'elle achète toutes les choses chères que j'ai en ce moment.»

Anna était allée plusieurs fois chez son amie avant que l'existence de celle-ci fût connue à Camben-Place. A la fin, il fallut en parler. Sir Walter, Élisabeth et Mme Clay revinrent un matin de Laura-Place avec une invitation imprévue de lady Dalrymph pour cette même soirée qu'Anna devait passer chez son amie. Elle était certaine que lady Dalrymph les invitait parce qu'étant retenue chez elle par un refroidissement, elle était bien aise d'user de la parenté qui s'était imposée à elle. Anna s'excusa en disant qu'elle était invitée chez une amie de pension. Élisabeth et Sir Walter, qui ne s'intéressaient guère à cela, la questionnèrent cependant, et quand ils surent de quoi il s'agissait, se montrèrent l'une dédaigneuse, l'autre sévère.

«Westgate-Buildings, dit Sir Walter, et c'est miss Elliot qui va là! Une Mme Shmith! une veuve! Et qui était son mari? un des cinq mille Shmith qu'on rencontre partout! Et qu'a-t-elle pour attirer? Elle est vieille et malade. Sur ma parole, miss Anna Elliot, vous avez un goût extraordinaire! Tout ce qui révolte les autres: basse compagnie, logement misérable, air vicié; tout ce qui est repoussant vous attire. Mais vous pouvez sûrement remettre à demain cette vieille dame? Elle n'est pas si près de sa fin qu'elle ne puisse vivre un jour de plus? Quel âge a-t-elle? Quarante ans!

– Seulement trente et un. Mais je ne crois pas pouvoir remettre ma visite, parce que c'est la seule soirée qui nous convienne à toutes deux. Elle va aux bains chauds demain; et vous savez que nous sommes invités pour le reste de la semaine.

– Qu'est-ce que lady Russel pense de cette connaissance? dit Élisabeth.

– Elle n'y voit rien à blâmer; au contraire, elle l'approuve, et m'y a souvent conduite dans sa voiture.

– Westgate-Buildings a dû être surpris de voir un équipage sur ses pavés, fit observer Sir Walter. La veuve de Sir Henri Russel n'a pas de couronne, il est vrai, sur ses armoiries; néanmoins, c'est un bel équipage, et l'on sait sans doute qu'il contient une miss Elliot. Mme veuve Shmith! demeurant à Westgate-Buildings! Une pauvre veuve, ayant à peine de quoi vivre! entre trente et quarante ans! une simple Mme Shmith est l'amie intime de miss Elliot, qui la préfère à sa noble parenté d'Écosse et d'Irlande; Mme Shmith! quel nom!»

A ce moment, Mme Clay jugea convenable de quitter la chambre. Anna aurait bien voulu prendre la défense de son amie, mais elle se tut, par respect pour son père. Elle le laissa se souvenir que Mme Shmith n'était pas la seule veuve à Bath, entre trente et quarante ans, ayant peu de fortune et ne possédant aucun titre de noblesse.

Elle tint son engagement, et les autres tinrent le leur. Il va sans dire que, le lendemain, elle entendit raconter la délicieuse soirée.

 

Sir Walter et Élisabeth s'étaient empressés d'inviter, de la part de sa seigneurie, lady Russel et M. Elliot. Celui-ci avait laissé là le colonel Wallis pour venir, et lady Russel était venue, quoiqu'elle eût déjà disposé autrement de sa soirée. Par elle, Anna sut tout ce qui s'était dit. Son amie et M. Elliot avaient causé d'elle. On l'avait désirée, regrettée; on avait approuvé le motif de son absence; sa bonne et affectueuse visite à une ancienne compagne malade et pauvre avait ravi M. Elliot. Il trouvait, comme lady Russel, qu'Anna était une jeune fille extraordinaire, un modèle de perfection en tous genres.

Anna ne pouvait se savoir si hautement appréciée par un galant homme sans éprouver les émotions que lady Russel cherchait à faire naître.

Celle-ci avait son opinion faite sur M. Elliot. Elle était convaincue qu'il recherchait Anna, et le trouvait digne d'elle. Elle calculait combien de semaines lui restaient jusqu'à la fin de son deuil, pour qu'il pût déployer toutes ses séductions.

Elle ne dit qu'à demi ce qu'elle pensait, hasardant seulement quelques mots sur la possibilité d'une telle alliance. Anna l'écoutait en rougissant, et secouait doucement la tête.

«Je ne suis pas une faiseuse de mariages, vous le savez, dit lady Russel. Je connais trop bien l'incertitude des prévisions humaines. Je dis seulement que si M. Elliot vous recherchait et que vous fussiez disposée à l'accepter, il y aurait là des éléments de bonheur.

– M. Elliot est un homme très aimable, et que j'estime beaucoup, mais nous ne nous convenons pas.»

Lady Russel répondit seulement:

«J'avoue que ma plus grande joie serait de vous voir la maîtresse de Kellynch, la future lady Elliot, occupant la place de votre chère mère, succédant à tous ses droits, à sa popularité, à toutes ses vertus. Vous êtes le portrait de votre mère, ma chère Anna, au physique et au moral, et si vous preniez sa place, votre seule supériorité sur elle serait d'être plus justement appréciée qu'elle ne le fut.»

Anna se leva et s'éloigna pour se remettre de l'émotion que cette peinture excitait en elle: son imagination et son cœur étaient séduits.

Toutes ces images avaient un charme irrésistible. Lady Russel n'ajouta pas un mot, laissant Anna à ses réflexions, et se disant que si M. Elliot plaidait en ce moment sa cause…

En résumé, elle croyait ce qu'Anna ne croyait pas encore. Celle-ci, venant à penser à M. Elliot plaidant lui-même sa cause, se trouva subitement refroidie, et se dit qu'elle ne l'accepterait jamais. Quoiqu'elle le fréquentât depuis un mois, elle ne pouvait dire qu'elle le connaissait; elle voyait bien que c'était un homme sensé, aimable, qu'il causait bien, et professait de bonnes opinions. Il avait le sentiment du devoir, et elle ne pouvait le trouver en défaut sur aucun point, mais cependant elle n'aurait pas voulu répondre de lui. Elle se méfiait du passé, sinon du présent. Quelques mots prononcés parfois lui donnaient des soupçons; et qui pouvait répondre des sentiments d'un homme habile et prudent, qui feignait peut-être d'être ce qu'il n'était pas?

M. Elliot n'était pas ouvert: le bien ou le mal n'excitait en lui aucun élan de plaisir ou d'indignation. Pour Anna, c'était un grand défaut: elle adorait la franchise et l'enthousiasme.

Elle se fiait plus à la sincérité de ceux qui disent parfois une parole irréfléchie qu'à ceux dont la présence d'esprit ne fait jamais défaut, et dont la langue ne se trompe jamais. M. Elliot savait plaire à tous; il lui avait parlé ouvertement de Mme Clay, et cependant il était aussi aimable avec elle qu'avec toute autre. Lady Russel en voyait plus ou moins que sa jeune amie, car elle n'avait aucune défiance. Elle ne pouvait imaginer un homme plus parfait, et rien ne lui eût été plus doux que de voir sa bien-aimée Anna lui donner la main dans l'église de Kellynch, au prochain automne.

CHAPITRE XVIII

On était au commencement de février. Anna était depuis un mois à Bath, et attendait impatiemment des nouvelles d'Uppercross et de Lyme. Depuis trois semaines elle n'en avait pas reçu: elle savait seulement qu'Henriette était de retour à la maison et que Louisa était encore à Lyme. Elle y pensait un soir plus que de coutume, quand une lettre de Marie lui fut remise avec les compliments de M. et Mme Croft.

«Comment! les Croft sont à Bath? dit Sir Walter; que vous envoient-ils?

– Une lettre d'Uppercross-Cottage, mon père.

– Oh! ces lettres sont des passeports commodes pour être reçus. Néanmoins, j'aurais en tout cas visité les Croft. Je sais ce que je dois à mon locataire.»

«Ma chère Anna, disait la lettre, je ne m'excuse pas de mon silence, parce qu'on ne doit guère se soucier des lettres à Bath. Vous êtes trop heureuse pour penser à Uppercross. Notre Noël a été très triste. les Musgrove n'ont pas donné un seul dîner. Je ne compte pas les Hayter. Les vacances sont enfin finies. Nous n'en avons jamais eu d'aussi longues quand nous étions enfants. La maison a été débarrassée hier, excepté des petits Harville, et vous serez surprise d'apprendre qu'ils ne sont pas venus chez moi une seule fois. Mme Harville est une étrange mère de s'en séparer si longtemps. Ce ne sont pas de jolis enfants, mais Mme Musgrove semble les aimer autant et même plus que les siens.

»Quel affreux temps nous avons eu! Vous ne vous en apercevez pas à Bath avec vos pavés propres. A la campagne, c'est autre chose.

»Je n'ai pas eu une seule visite depuis la deuxième semaine de janvier, excepté Charles Hayter, qui est venu trop souvent.

»Entre nous, c'est grand dommage qu'Henriette ne soit pas restée à Lyme aussi longtemps que Louisa, cela l'aurait tenue loin de lui. La voiture vient de partir pour ramener demain Louisa et les Harville. Nous ne sommes invités à dîner avec eux que le surlendemain, tant on craint la fatigue du voyage pour Louisa, ce qui n'est pas probable si l'on pense aux soins dont elle est l'objet. J'aimerais bien mieux y dîner demain.

»Je suis bien aise que vous trouviez M. Elliot si aimable, et je voudrais le connaître aussi. Mais j'ai la mauvaise chance de n'être jamais là quand il y a quelque chose d'agréable. Je suis la dernière de la famille dont on s'occupe.

»Quel temps immense Mme Clay passe avec Élisabeth! A-t-elle l'intention de s'en aller jamais? Pensez-vous que nous serions invités si elle laissait la place libre? Je puis très bien laisser mes enfants à Great-House pendant un mois ou six semaines.

»J'ai entendu dire que les Croft partaient pour Bath: ils n'ont pas eu l'attention de demander mes commissions; ils ne sont guère polis! Nous les voyons à peine, et c'est réellement de leur part un manque d'égards.

»Charles se joint à moi pour vous dire mille choses amicales.

»Votre sœur affectionnée,
»Marie M.

»P. S.– Je suis fâchée de vous dire que je suis loin d'aller bien, et Jémina vient d'apprendre chez le boucher qu'il y a beaucoup d'angines ici. Je crois que j'en aurai une, car mes maux de gorge sont toujours plus dangereux que ceux des autres.»

Ainsi finissait la première partie, à laquelle avait été ajouté ceci:

«J'ai laissé ma lettre ouverte afin de vous dire comment Louisa a supporté le voyage; et j'en suis très contente, car j'ai beaucoup à ajouter. D'abord j'ai reçu hier un mot de Mme Croft, demandant si j'avais quelque chose à vous envoyer: une lettre très bonne, très amicale, et adressée à moi, comme cela doit être. L'amiral ne semble pas très malade, et j'espère sincèrement que Bath lui fera du bien. Je serai vraiment heureuse quand ils reviendront: nous ne pouvons pas nous passer d'une si aimable famille.

»Maintenant, parlons de Louisa: vous serez bien étonnée. Elle est arrivée mardi. Le soir, en allant prendre de ses nouvelles, nous fûmes surpris de ne pas trouver Benwick, car il avait été invité aussi. Et devinez-vous pourquoi il n'y était pas? Il fait la cour à Louisa, et n'a pas voulu venir avant d'avoir reçu la réponse de M. Musgrove à sa demande écrite. Je serais surprise que vous sachiez cela, car on ne m'en a rien dit. Nous sommes très contents, car ce mariage, quoique moins bon que celui du capitaine Wenvorth, est un million de fois meilleur que celui de Charles Hayter. M. Musgrove a donné son consentement. On attend le capitaine Benwick.

»Charles se demande ce que dira Wenvorth, mais vous vous souvenez que je n'ai jamais cru à son attachement pour Louisa.

»Et voilà la fin de la supposition que Benwick était votre adorateur!

»Il est incompréhensible pour moi que Charles ait pu se mettre cela dans la tête.»

Jamais Anna ne fut plus surprise. Le capitaine Benwick et Louisa Musgrove! C'était trop étonnant pour le croire.

Sir Walter désirait savoir si les Croft voyageaient à quatre chevaux, s'ils allaient habiter un assez beau quartier pour qu'on pût aller les voir.

«Comment se porte Marie?» dit Élisabeth. Et sans attendre la réponse:

«Qu'est-ce qui amène les Croft à Bath?

– C'est à cause du général, qui a la goutte.

– La goutte et la décrépitude! dit Sir Walter, pauvre vieux gentilhomme!

– Connaissent-ils quelqu'un ici? demanda Élisabeth.

– Je ne sais pas. Mais, à l'âge de l'amiral et avec sa profession, il ne doit pas manquer de connaissances dans une ville comme Bath.

– Je pense, dit posément Sir Walter, que l'amiral sera connu ici comme locataire de Kellynch. Élisabeth, pouvons-nous nous aventurer à les présenter à Laura-Place?

– Je ne crois pas; nous sommes cousins de lady Dalrymph, et nous ne devons pas lui imposer des connaissances qu'elle pourrait désapprouver. Il vaut mieux laisser les Croft avec leurs égaux.»

Ce fut tout l'intérêt qu'Élisabeth prit à la lettre de Marie, et quand Mme Clay se fut informée poliment de Mme Musgrove et de ses charmants enfants, on laissa Anna tranquille.

Une fois dans sa chambre, elle chercha à comprendre. Peut-être Wenvorth, s'apercevant qu'il n'aimait pas Louisa, s'était-il retiré? Elle ne pouvait admettre l'idée de légèreté ou de trahison.

Le capitaine Benwick et Louisa Musgrove! La vive et gaie Louisa, et le triste et sentimental Benwick! les derniers entre tous qui semblaient se convenir! Mais ils s'étaient trouvés ensemble pendant plusieurs semaines; ils avaient vécu dans le même petit cercle. Louisa relevant de maladie était plus intéressante, et Benwick moins inconsolable. Anna, au lieu de tirer du présent les mêmes conclusions que Marie, soupçonnait que Benwick avait eu un commencement d'inclination pour elle. Mais elle n'en tirait point vanité. Benwick lui avait été reconnaissant de la sympathie qu'elle lui avait montrée. Il avait un cœur aimant.

Elle pensait qu'ils pouvaient être heureux: lui gagnerait de la gaîté, elle de l'enthousiasme pour Byron ou Walter Scott. Mais c'était déjà fait probablement; la poésie avait rapproché leurs cœurs. L'idée de Louisa, devenue personne littéraire et sentimentale, était amusante.

L'accident arrivé à Lyme avait pu avoir une influence sur sa santé et son caractère aussi bien que sur sa destinée.

Non, ce n'était pas le regret qui, en dépit d'elle-même, faisait battre le cœur d'Anna et lui mettait la rougeur aux joues, quand elle pensait que Wenvorth était libre! Elle avait honte d'analyser ses sentiments. Ils ressemblaient trop à de la joie: une joie immense.

Les Croft, à la parfaite satisfaction de Sir Walter, se logèrent dans Gay-Street. Dès lors il ne rougit pas de les connaître, et parla beaucoup plus de l'amiral que celui-ci n'avait jamais parlé de lui. Les Croft apportaient à Bath leur habitude de province d'être toujours ensemble. La marche était ordonnée à l'amiral pour guérir sa goutte, et Anna les rencontrait partout. Ils étaient pour elle l'image du bonheur. Elle les suivait longtemps des yeux, ravie de pouvoir s'imaginer ce qu'ils disaient marchant côte à côte, heureux et indépendants; ou de voir quelle cordiale poignée de mains l'amiral donnait à un ami, et le groupe animé qu'il formait parfois avec d'autres marins. Mme Croft, au milieu d'eux, paraissait aussi intelligente et aussi fine qu'aucun des officiers qui l'entouraient.

Un matin, Anna, traversant Milton-Street, rencontra l'amiral; il était seul, et si occupé à regarder des gravures, qu'il ne la vit pas d'abord. Quand il l'eut aperçue, il dit avec sa bonne humeur habituelle: «Ah! c'est vous. Vous me voyez planté devant ce tableau: je ne puis passer ici sans m'y arrêter. Mais est-ce là un bateau? Regardez. En avez-vous jamais vu un pareil? Vos peintres sont étonnants, s'ils croient qu'on voudrait risquer sa vie dans cette vieille coquille de noix informe. Et cependant, voilà deux personnages qui y semblent parfaitement à l'aise. Ils regardent les rochers et les montagnes comme s'ils n'allaient pas être culbutés, ce qui arrivera certainement. Maintenant, où allez-vous? Puis-je vous accompagner, ou faire quelque chose pour vous?

 

– Non, merci, à moins de faire route avec moi. Je vais à la maison.

– Certainement, de tout mon cœur. Nous ferons une bonne promenade, et j'ai quelque chose à vous dire. Prenez mon bras; je ne me sens pas à l'aise si je n'ai pas le bras d'une femme.

– Vous avez quelque chose à me dire?

– Oui; mais voici un ami, le capitaine Bridgdem. Je veux seulement lui demander comment il va, en passant. Il est surpris de me voir avec une autre femme que la mienne. La pauvre âme est prise par la jambe; elle a au talon une ampoule presque aussi large qu'une pièce de cinq francs. Voyez-vous l'amiral Brand qui vient vers nous avec son frère? Habits râpés tous deux; je suis content qu'ils soient de l'autre côté de la rue. Sophie ne peut pas les souffrir. Ils m'ont joué autrefois un vilain tour, je vous conterai cela. Voici le vieux Sir Archibald et son petit-fils. Regardez, il nous voit. Il vous envoie un baiser, et vous prend pour ma femme. Ah! la paix est venue trop tôt pour ce jeune homme. Pauvre vieux Sir Archibald!

»Aimez-vous Bath, miss Elliot? Bath me convient très bien; nous rencontrons toujours quelque vieil ami. On est sûr de pouvoir bavarder, puis, rentrés chez nous, nous nous plongeons dans nos fauteuils, et nous sommes aussi bien qu'à Kellynch.»

Anna le pressa de lui dire ce qu'il avait à lui communiquer. Mais elle fut obligée d'attendre, car l'amiral s'était mis en tête de ne parler que sur la place Belmont.

«Maintenant, dit-il, vous allez entendre quelque chose de surprenant; mais d'abord dites-moi le nom de la cadette des misses Musgrove. Je l'oublie toujours.»

Anna la nomma.

«Oui, Louisa Musgrove, c'est cela. Si les jeunes filles n'avaient pas d'aussi beaux noms, et s'appelaient simplement Sophie ou Marie, je ne me tromperais jamais. Eh bien! nous pensions que cette miss Louisa allait épouser Frédéric. Depuis quelque temps il lui faisait la cour. On se demandait seulement pourquoi ils attendaient, quand arriva l'accident de Lyme. Frédéric, au lieu de rester à Lyme, alla à Plymouth, puis il partit pour aller voir Édouard, et il y est encore. Nous ne l'avons pas vu depuis novembre. Sophie elle-même n'y comprend rien. Mais aujourd'hui les choses ont pris le tour le plus étrange, car cette jeune miss Musgrove, au lieu d'épouser Frédéric, se marie avec James Benwick. Vous le connaissez?

– Un peu.

– Eh bien, ils doivent être mariés déjà, car je ne vois pas pourquoi ils attendraient.

– Le capitaine Benwick est un homme très aimable, et on lui donne un excellent caractère.

– Oh! oui, il n'y a rien à dire contre lui. Il n'est commandant que de l'année dernière, il est vrai, et le moment est mauvais pour avoir de l'avancement, mais je ne lui connais pas d'autre défaut. C'est un excellent garçon, un officier actif et zélé, plus que vous ne le croyez, peut-être, car son air tranquille ne lui rend pas justice.

– Vous vous trompez, monsieur; les manières du capitaine ne me font pas supposer qu'il manque d'énergie. Je les trouve très agréables, et je suis sûre qu'elles plaisent généralement.

– Bien, bien; les dames sont les meilleurs juges; mais James Benwick est un peu trop tranquille pour moi. C'est probablement l'effet de notre partialité, mais Sophie et moi, nous préférons les manières de Frédéric.

– Je n'avais pas l'intention, dit Anna après un peu d'hésitation, de comparer les deux amis.»

Mais l'amiral l'interrompit:

«La nouvelle du mariage est certainement vraie, il n'y a pas là de cancans. Nous le savons par Frédéric lui-même, qui l'a écrit à sa sœur. Je pense qu'ils sont tous à Uppercross»

Anna ne put résister à la tentation de dire:

«J'espère, amiral, qu'il n'y a rien dans la lettre du capitaine qui puisse vous faire de peine. Il semblait exister un attachement entre lui et Louisa à l'automne dernier; mais j'aime à croire qu'il s'en est allé de part et d'autre sans déchirement! J'espère que le capitaine n'a à se plaindre de personne.

– Non, certainement; Frédéric n'est pas un homme à gémir et à se plaindre. Il a trop d'esprit pour cela. Si la jeune fille en préfère un autre, qu'elle le prenne.

– Vous avez raison; j'espère seulement que le capitaine n'a pas à se plaindre de son ami. Je serais bien fâchée que leur amitié fût détruite, ou même refroidie par une chose semblable.

– Oui, oui, je vous comprends. Mais sa lettre n'en dit rien. Il ne témoigne pas même le plus léger étonnement.»

Anna ne fut pas aussi convaincue que l'amiral. Mais il était inutile d'en demander davantage.

«Pauvre Frédéric, dit l'amiral; il faut qu'il recommence à nouveaux frais. Sophie doit lui écrire de venir; il y a ici de jolies filles, il me semble. Il serait inutile d'aller à Uppercross à présent, car l'autre miss Musgrove est recherchée par son cousin, le jeune ministre. Ne pensez-vous pas, miss Elliot, qu'il fera mieux de venir à Bath?»