L’Assassin Zéro

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CHAPITRE SEPT

Zéro pénétra dans le Centre du Renseignement George Bush, le quartier général de la CIA dans la communauté non incorporée de Langley en Virginie. Il s’avança sur l’onéreux sol en marbre, ses pas faisant écho alors qu’il foulait le grand emblème circulaire, un bouclier et un aigle en blanc et gris, entourés des mots “Central Intelligence Agency, United States of America,” et il se dirigea tout droit vers les ascenseurs.

Il n’y avait presque personne, seulement quelques gardes de sécurité et assistants administratifs bossant sur de la paperasse. Il était toujours fortement agacé d’avoir été appelé, d’avoir été obligé de laisser ses filles un jour de fête, et il espérait que le briefing, comme le suggérait son nom, serait bref.

Mais il ne comptait pas parier là-dessus.

“Tiens-moi la porte,” héla une voix familière, alors que Zéro appuyait sur le bouton du sous-sol où la réunion allait se tenir. Il tendit la main pour empêcher les portes de se refermer et, l’instant d’après, l’Agent Todd Strickland arriva à son niveau. “Merci, Zéro.”

“Tu as été appelé aussi, hein ?”

“Ouais.” Strickland secoua la tête. “Juste quand je partais pour l’hôpital des vétérans.”

“Tu allais passer Thanksgiving avec les vétérans ?”

Strickland hocha la tête d’un air distant que Zéro prit comme un signe indiquant qu’il n’avait pas envie d’en parler. Todd Strickland avait à peine trente ans, bien musclé avec un cou épais, arborant toujours la coupe de cheveux militaire qu’il avait portée pendant qu’il était à l’armée. Ses yeux vifs, ses traits charmants et ses joues bien rasées lui donnaient un air juvénile et avenant, mais Zéro savait que derrière cette façade se trouvait une force à ne pas négliger, l’un des meilleurs Rangers qu’il avait vus. Todd avait passé presque quatre ans de sa jeune existence à traquer des insurgés à travers les déserts du Moyen Orient, dormant dans le sable, pénétrant dans des grottes, et menant des raids sur des bases. C’était un combattant de la tête aux pieds, mais il avait pourtant réussi à garder une compassion qui était toute aussi forte que son sens du devoir.

“Tu as une idée de pourquoi ils nous ont convoqués ?” demanda Zéro pendant que les portes de l’ascenseur s’ouvraient.

“À mon avis, c’est à cause de l’attaque à La Havane de la nuit dernière.”

“Il y a eu une attaque à La Havane la nuit dernière ?”

Strickland émit un petit rire. “Tu ne regardes jamais les infos ?” Ils avancèrent dans le couloir vide. On aurait dit que tous les gens qui bossaient à Langley profitaient chez eux, en famille, de ce jour férié… sauf eux, bien sûr.

“J’ai été légèrement occupé ces derniers temps,” répondit Zéro.

“En parlant de ça, comment vont les filles ?” Strickland n’était pas un étranger pour Maya et Sara. Quand la vie des filles avait été menacée par un assassin psychopathe, le jeune agent avait fait vœu de garder un œil sur elles, que Zéro soit dans les parages ou pas. Jusqu’ici, il avait tenu parole.

“Elles…” Il allait répondre simplement “elles vont bien,” mais il s’interrompit. “Elles grandissent. Putain, elles sont déjà grandes en fait.” Zéro soupira. “Mais pour être honnête, si on est envoyés quelque part aujourd’hui, je ne sais pas ce que je vais faire au sujet de Sara. Je ne crois pas qu’elle aille assez bien pour la laisser seule.”

Strickland s’arrêta, alors qu’ils atteignaient les portes fermées de la salle de conférence derrière lesquelles le briefing aurait lieu. Mais au lieu de les ouvrir, il attrapa quelque chose dans la poche arrière de son jean. “Je pense la même chose que toi.” Il tendit une carte de visite à Zéro.

Ce dernier fronça les sourcils. “C’est quoi ?” La carte était simple, couleur ivoire, avec un site internet, un numéro de téléphone et le nom “Centre de Convalescence Seaside House ” inscrits en relief.

“Je connais un endroit à Virginia Beach,” expliqua Strickland, “où des gens dans son cas peuvent aller pour… récupérer. J’y ai moi-même passé quelques semaines, il y a longtemps. L’équipe est super, ils pourront l’aider.”

Zéro acquiesça lentement, un peu pris au dépourvu que tout le monde semble voir les choses ainsi, sauf lui. Maya lui avait déjà dit que Sara avait besoin d’une aide professionnelle, et ça paraissait évident pour Todd aussi. Il savait exactement ce qui l’avait aveuglé : il voulait être capable de l’aider lui-même. Il voulait être celui qui la tirerait d’affaire. Mais il savait déjà au fond de lui qu’elle avait besoin de plus que ce qu’il pouvait lui offrir.

“J’espère que je ne dépasse pas les bornes,” poursuivit Todd. “Mais, euh… je les ai appelés pour m’assurer qu’ils avaient de la place. Ils ont une place pour elle, si elle veut.”

“Merci,” murmura Zéro. Il ne savait pas quoi dire d’autre. Ce n’était sûrement pas dépasser les bornes que de faire quelque chose que Zéro n’aurait certainement pas résolu de faire lui-même. Il mit la carte dans sa poche et fit un geste pour désigner la porte. “Après toi.”

Il avait assisté à un paquet de briefings durant sa carrière d’agent de la CIA, et il n’y en avait pas deux pareils. Ils étaient parfois pleins de monde et chaotiques, avec des représentants des agences de coopération et des visioconférences avec des experts sur le sujet abordé. D’autres fois, ils étaient petits, discrets et confidentiels. Et même s’il était certain que celui-ci se déroulerait ainsi, il fut tout de même surpris en entrant dans la salle de n’y trouver qu’une seule personne assise à table, avec une simple tablette devant elle.

Strickland semblait également étonné, car il demanda, “On est en avance ou quoi ?”

“Non,” dit Maria en se levant. “Pile à l’heure. Asseyez-vous.”

Zéro et Todd échangèrent un regard et s’assirent de chaque côté de Maria, qui était au bout de la longue table.

“Eh bien,” murmura le jeune agent, “n’est-ce pas intime comme réunion ?”

“Je suis désolée de vous avoir appelés un jour férié,” commença-t-elle. “Vous savez que je ne l’aurais pas fait si j’avais eu le choix.” Elle avait dit ça plus à l’attention de Zéro. Maria savait précisément ce qui l’attendait chez lui. Après tout, elle avait été invitée elle aussi. “Je vais aller droit au but,” poursuivit-elle. “La nuit dernière, un incident est survenu sur le front de mer au nord de La Havane, et nous avons de fortes raisons de penser que c’était une attaque terroriste calculée.”

Elle leur raconta tout ce qu’elle savait, que plus de cent personnes avaient ressenti un large panel de symptômes, et que la proximité avec ceux qui avaient été le plus touchés suggérait l’usage d’une arme ultrasonique positionnée près du bord de l’eau. Pendant qu’elle expliquait tout ça, ses doigts glissaient sur l’écran tactile de la tablette, affichant des photos des services d’urgence de Cuba en train d’aider les victimes. Certaines d’entre elles avait besoin de soutien pour se tenir debout, d’autres avaient un mince filet de sang qui coulait de leurs oreilles. Quelques-unes étaient transportés sur des civières.

“Il n’y a eu qu’une seule perte humaine,” dit Maria pour finir, “une jeune américaine en vacances. Et l’arme n’a pas été retrouvée, d’où notre implication.”

Zéro avait déjà entendu parler de ce genre d’armes ultrasoniques, mais en dehors des minuscules grenades soniques concoctées par Bixby, il n’avait aucune expérience en la matière. Toutefois, il devait reconnaître que malgré l’absence de toute image de l’arme ou des auteurs, ça ressemblait vraiment beaucoup à une attaque terroriste… ce qui était d’autant plus perturbant.

“Kent ?” demanda Maria. “À quoi tu penses ?”

Il secoua la tête. “Honnêtement, je suis un peu perplexe. Pourquoi s’embêter à acheter ou construire ce type d’arme quand un seul fusil d’assaut et quelques balles auraient fait beaucoup plus de dommages ?”

“Peut-être que ce n’est pas une question de dommages,” suggéra Strickland. “Peut-être que c’était un message. Si ça se trouve, les auteurs sont cubains. Ils ont ciblé une zone touristique. Ce sont peut-être des nationalistes et c’était une sorte de protestation violente.”

“C’est possible,” admit Maria. “Mais nous devons travailler sur les faits… et les seuls faits que nous avons pour le moment, c’est que des citoyens américains ont été touchés, et qu’une américaine est morte, alors que cette arme est toujours dans la nature… Et c’est là que vous entrez en jeu.”

Zéro et Strickland se regardèrent, avant de tourner les yeux vers Maria. Pendant une minute, il avait commencé à croire que ce n’était peut-être qu’un briefing de renseignement pour les tenir au courant de ce qui s’était passé à Cuba. Mais, avec ces quelques mots, il comprenait maintenant ce que ça signifiait vraiment.

Il n’y avait aucun doute là-dessus : il était renvoyé sur le terrain.

“Attends,” dit Strickland. “Tu dis que quelqu’un, quelque part dans le monde, possède une puissante arme ultrasonique relativement portative. Et tu veux qu’on fasse quoi ? Essayer de la retrouver ?”

“Je me rends bien compte que c’est mince…” dit Maria.

“Nous n’avons rien du tout, tu veux dire.”

Zéro fut un peu surpris par l’attitude de Strickland. Dans son cœur, c’était un soldat. Et il n’avait jamais parlé ainsi à un supérieur, même à Maria. Mais il comprenait, parce qu’alors que Strickland exprimait son indignation, Zéro sentait monter la colère. C’était ça la raison pour laquelle on avait gâché son Thanksgiving en l’empêchant de se réunir en famille ? Il avait de l’empathie pour les victimes de l’attaque de La Havane, mais ses compétences étaient généralement utilisées pour stopper des guerres nucléaires et éviter des pertes humaines massives, non pour partir à la chasse au dahu chercher une arme qui n’avait emporté qu’une seule vie.

“Nous avons quelque chose,” dit Maria à Strickland. “Une poignée de témoins sur le port affirme avoir vu un groupe d’hommes, quatre ou cinq apparemment, portant une sorte de masque protecteur ou de casque, et chargeant un ‘objet à l’allure étrange’ sur un bateau, immédiatement après l’attaque. Les détails sont sommaires, au mieux, mais quelques personnes ont également rapporté avoir vu une femme aux cheveux roux flamboyants, peut-être caucasienne, parmi eux.”

 

“Très bien, c’est déjà quelque chose,” fit constater Strickland qui avait apparemment réfréné ses élans de protestation. “Donc on va à La Havane, on recherche le bateau, on trouve à qui il est, où il allait, où il est maintenant, et on suit la piste.”

Maria acquiesça. “En gros, c’est ça. Bixby travaille sur une technologie qui pourrait vous être utile. Et je ne veux pas me montrer pressante, mais le Président Rutledge a utilisé les mots ‘aussi vite que possible’ dans son ordre, donc…”

“Est-ce qu’on peut se parler ?” dit soudain Zéro avant que Maria n’ait pu leur donner le feu vert officiel pour agir. “En privé ?”

“Non,” répondit-elle simplement.

“Non ?” Zéro cligna des yeux.

Elle soupira. “Je suis désolée, Kent. Mais je sais ce que tu vas me dire, et je sais que si tu le dis, je vais probablement céder et tenter de te sortir de cette affaire. Mais l’ordre est venu du président. Pas de moi, ni du Directeur Shaw…”

“Et où est le Directeur Shaw en ce moment ?” demanda Zéro sur un ton énervé. “Chez lui, je suppose ? En train de se préparer à fêter Thanksgiving en famille ?”

“Oui, Zéro, c’est exactement ça,” répondit-elle fermement. Elle ne l’avait jamais appelé Zéro. Venant d’elle, c’était comme si elle l’engueulait. “Parce que ce n’est pas son boulot d’être là. C’est le tien. Tout comme c’est mon boulot de me mouiller pour toi, encore et encore. Mon boulot est aussi de te dire où tu dois aller et ce que tu dois faire.” Elle tapa deux fois du doigt sur la tablette. “Voilà où tu vas et ce que tu vas faire.”

Zéro baissa les yeux vers l’écran lisse et poli qui reflétait son image. Il avait bêtement cru que Maria et lui pourraient rester amis après tout ce qu’ils avaient traversé. Mais voilà comment ça allait finir : elle était sa patronne et il vivait mal le fait qu’elle lui donne des ordres.

Il n’aimait pas du tout cette sensation, et encore moins l’idée que le président ordonne qu’il prenne part à cette affaire. Selon lui, c’était un gâchis monumental de ses compétences. Mais il garda ces pensées pour lui.

“Regardez les choses en face.” Le ton de Maria s’était radouci, mais elle ne regardait directement aucun d’eux deux. “Nous avons une guerre commerciale contre la Chine sur les bras. Nos liens avec la Russie sont presque rompus. L’Ukraine est remontée contre nous. La Belgique et l’Allemagne sont toujours en colère depuis le mois dernier parce qu’ils pensent qu’on a mené une opération non autorisée. Personne ne croit en notre leadership… et encore moins nos propres citoyens. Nous n’avons même pas encore de vice-président.” Elle secoua la tête. “Nous ne pouvons pas permettre la possibilité d’une attaque sur le sol américain, même si c’est juste une possibilité. Pas si on peut l’empêcher.”

Zéro voulait protester. Il voulait pointer du doigt le fait que l’efficacité de deux hommes, hautement entraînés ou pas, était quand même bien pâle à côté de l’effort coopératif des différentes autorités. Il pouvait tout à fait comprendre pourquoi ils n’en faisaient pas un sujet public mais, quand même, s’ils voulaient vraiment trouver ces gens et s’ils pensaient réellement qu’une attaque aux USA était probable, ils auraient pu diffuser une note aux autorités, en commençant par les zones côtières de la Floride, de la Louisiane, du Texas, les cibles potentielles les plus probables en prenant en considération l’attaque de La Havane. Faire en sorte que le gouvernement cubain enquête sur le bateau disparu. Qu’ils travaillent ensemble, comme il se devaient de le faire, afin de protéger leurs citoyens respectifs et qui que ce soit d’autre pouvant être potentiellement touché.

Et Zéro était sur le point de le suggérer à voix haute quand, avant qu’il n’en ait eu le temps, le téléphone mobile de Maria sonna.

“Une seconde,” leur dit-elle avant de répondre avec son typique : “Johansson.”

Puis, son visage se figea et son regard croisa celui de Zéro. Il avait déjà vu cette expression plusieurs fois… beaucoup trop de fois même. C’était une expression choquée et horrifiée.

“Envoyez-moi toutes les infos,” dit Maria au téléphone, d’une voix grave. Elle raccrocha, et il savait déjà ce qu’elle allait leur dire avant même qu’elle ne le prononce.

“Il y a eu une attaque sur le sol américain.”

CHAPITRE HUIT

Déjà ? Zéro fut estomaqué par la vitesse avec laquelle une deuxième attaque avait eu lieu. Il avait clairement sous-estimé la gravité de la situation.

Mais il fut encore plus choqué quand Maria leur annonça elle avait eu lieu.

“L’attaque a eu lieu dans une petite ville du Midwest.” Maria regardait l’écran de la tablette, lisant tous les documents qu’elle avait reçus. “Un endroit du nom de Springfield, au Kansas… huit-cent-quarante-et-un habitants.”

“Au Kansas ?” répéta Zéro. S’ils avaient fait le chemin jusqu’au Kansas depuis La Havane, ça voulait dire… “Ils ont forcément voyagé par avion.”

“Ce qui signifie que c’était prévu,” ajouta Strickland. Le jeune agent se leva soudain, comme s’il pouvait faire quoi que ce soit en ce moment-même. “Mais pourquoi ? Quel pouvait bien être leur but en attaquant une petite ville rurale du Kansas ?”

“Aucune idée,” murmura Maria. Puis, elle couvrit sa bouche à deux mains. “Oh mon dieu.” Elle leva des yeux écarquillés vers Zéro. “Il y avait une parade. Des étudiants, des familles… des enfants.”

Zéro prit une profonde inspiration, s’efforçant de mettre mentalement de la distance entre la part en lui qui était père et ancien professeur, et la part en lui qui était agent. “Quels sont les dégâts ?”

“On ne sait pas encore,” répondit Maria en regardant de nouveau la tablette. “Ça vient juste de se produire. Le premier appel au 911 a été passé il y a vingt-trois minutes. Mais…” Elle déglutit. “Les rapports initiaux des premiers secours font état de seize morts sur les lieux de l’attaque, même si c’est certainement plus.”

Strickland faisait les cent pas le long de la petite salle de conférence, comme un lion qui attend de sortir de sa cage. “Si ça se trouve, certaines des pertes ne sont pas entièrement le résultat de l’arme. Certaines doivent être dues à la panique.”

“Mais c’est peut-être justement le but,” murmura Zéro.

“Attendez, on a une vidéo qui vient d’arriver.” Maria inclina la tablette, et les deux hommes se rapprochèrent d’elle afin de voir. Elle appuya sur lecture et l’écran afficha la perspective tremblante de quelqu’un en train de filmer avec un téléphone mobile. La scène montrait l’artère principale de la petite ville, avec l’angle de la caméra dirigé vers le haut de la rue, montrant les trottoirs couverts de monde et de chaises des deux côtés de l’avenue.

De l’angle de la rue, arrivait un groupe de jeunes gens en uniformes verts et blancs, une fanfare frappant en rythme sur des instruments dont la musique se mêlait au bruit des cris et des applaudissements de la foule.

“Ils sont presque là, Ben !” dit une joyeuse voix féminine, sûrement la femme qui tenait le téléphone. “Tu es prêt ? Fais coucou à Maddie !”

La caméra fut brièvement baissée, montrant un petit garçon qui n’avait pas plus de cinq ou six ans, avec un énorme sourire aux lèvres, alors qu’il saluait le groupe en approche. Puis, la caméra se remit à filmer la parade, montrant un groupe de garçons en maillots verts qui arrivait derrière la fanfare : apparemment une équipe de football, jetant par poignées des bonbons contenus dans des seaux.

Un nœud d’effroi se forma dans l’estomac de Zéro, sachant que le désastre était sur le point d’avoir lieu.

La transition ne fut pas soudaine. Elle fut lente et bizarre, se déroulant sur les quelques secondes qui suivirent. Zéro se pencha plus près, avec appréhension, mais en même temps absorbé par ce qu’il voyait.

Tout d’abord, la caméra descendit légèrement, et il entendit à peine la femme qui murmurait, “Est-ce que quelqu’un ressent ça ? Qu’est-ce que c’est… ?”

Presque en même temps, plusieurs membres de la fanfare s’arrêtèrent. Un par un, les instruments cessèrent de jouer, alors que des gémissements et des cris confus remplaçaient les applaudissements.

Une trompette tomba par terre, puis un corps. Les membres de la fanfare trébuchèrent. Derrière eux, les garçons en maillots de football s’arrêtèrent de marcher. La caméra fut fortement secouée, tandis que la femme balayait la zone de gauche à droite, cherchant la source de tout ça, ou essayant peut-être de trouver un sens à ce qui était en train de se produire.

“Ben ?” hurla-t-elle. “Ben !”

Des cris s’élevèrent de la foule qui partait dans tous les sens. En l’espace de deux secondes, Zéro fut témoin d’un chaos absolu. Les gens se piétinaient les uns les autres, se prenaient la tête à deux mains, se pliaient en deux ou tombaient à la renverse. Puis, le téléphone tomba par terre et l’écran devint noir.

“Bon sang,” murmura Strickland.

Zéro se frotta le menton en s’écartant de la table. Il n’avait eu qu’à moitié raison. Il était vrai qu’un seul fusil d’assaut aurait pu faire plus de dégâts, mais ça… une force invisible, une arme cachée, pas d’assaillants en vue : c’était clairement terrifiant. Ça avait tout simplement balayé la rue comme une lente brise, affectant des centaines de personnes en quelques secondes. Si cette vidéo fuitait…

“Est-ce que cette vidéo est publique ?” demanda-t-il.

“J’espère que non,” dit Maria, pensant clairement la même chose que lui. “Elle vient de la police de Springfield qui est…” Elle consulta à nouveau sa tablette. “Constituée de seulement cinq officiers. Nous allons faire ce que nous pouvons de notre côté, mais je doute qu’ils soient capables de garder ça caché.”

“Si ça sort, les gens vont paniquer,” dit Strickland.

“Exactement,” acquiesça Zéro en exprimant sa théorie à haute voix. “À La Havane, ils ont attaqué une zone remplie de touristes. Au Kansas, la route bondée d’une parade. Ce sont des zones pleines de monde qui apparaissent aléatoires. Peut-être qu’ils essaient de prouver que leur arme est juste un catalyseur et que les gens se causent tout autant de dommages les uns aux autres qu’ils ne le font avec leur arme.”

“Donc, après tout, ça pourrait être un message,” dit Strickland, toujours en train de marcher.

C’était la seule chose qui paraissait sensée pour le moment. Une attaque sur une ville si petite était une tentative de faire apparaître leurs cibles comme aléatoires afin de semer la panique et la confusion. “Mais si c’est le cas, que se passera-t-il s’ils utilisent ce truc à New York ? Ou Washington, DC ?”

Strickland s’arrêta de marcher. “Ils nous narguent presque. Ils nous disent que la prochaine cible pourrait être n’importe où, n’importe quand.”

“Jusqu’ici, les autorités locales ne savent pas ce qui s’est passé avec certitude,” annonça Maria. “On dirait qu’il n’y a que nous pour lier ça à l’attaque sonique de La Havane… pour l’instant.”

“Mais dès qu’ils le feront,” ajouta Zéro, “plus personne ne se sentira en sécurité.” Il imaginait déjà la scène : quelque chose d’aussi innocent que de marcher dans une rue fréquentée et d’être piégé par une détonation ultrasonique, sans savoir ce qui se passait, d’où elle venait, ou comment l’arrêter.

C’était une pensée terrifiante, même pour lui.

La tablette de Maria vibra soudain. Zéro regarda par-dessus son épaule et vit qu’il y avait un appel entrant sur le serveur crypté de la CIA. Mais au lieu d’afficher la source, il était simplement inscrit “SÉCURISÉ.”

Maria prit une profonde inspiration avant de répondre. C’était un appel vidéo et une femme brune impeccablement vêtue apparut soudain à l’écran, l’air solennel comme une statue.

“Madame la Directrice Adjointe,” dit la femme en guise de bonjour.

“Madame Halpern.”

Zéro ne reconnut pas le visage de cette femme, mais il connaissait son nom. Tabitha Halpern était la Chef de Cabinet du Président Rutledge à la Maison Blanche. Et il connaissait plutôt bien la pièce où elle se trouvait. Elle était assise en Salle de Crise, un endroit où il s’était déjà rendu à plusieurs reprises.

“Je suis avec le président,” dit Halpern. “Il aimerait vous dire un mot.” Elle tendit la main et fit pivoter l’écran jusqu’à ce qu’on voie apparaître Jonathan Rutledge, assis en bout de table. Il portait une chemise blanche avec les manches remontées jusqu’aux coudes, une cravate bleue mal serrée autour du cou, et une expression abattue sur le visage.

 

“Monsieur le Président,” dit Maria. “Je suis navrée que vous ayez à venir deux fois dans cette pièce durant la même journée.”

“Alors, vous avez vu ça ?” dit Rutledge en sautant les formalités d’usage.

“Oui, Monsieur, juste à l’instant.”

“Est-ce que c’est lui derrière vous ? Je veux lui parler.”

Zéro n’avait pas réalisé qu’il était partiellement dans l’angle de la caméra… Et s’il avait su qu’il ferait une visioconférence avec le président, il aurait enfilé quelque chose de plus présentable qu’un tee-shirt avec une veste légère. Maria lui passa la tablette et il la tint face à lui.

“Alors, c’est vous qu’on appelle Zéro,” dit simplement Rutledge.

“Oui, Monsieur le Président,” dit-il en hochant légèrement la tête. “C’est dommage que nous nous devions nous rencontrer dans de telles circonstances.”

“Très dommage, en effet.” Rutledge se frotta le menton. Il y avait quelque chose en lui qui semblait… eh bien, qui semblait tout sauf présidentiel pour Zéro. Il avait l’air perdu. Il avait l’air dépassé. “Avez-vous vu la vidéo de l’attaque, Agent ?”

“Oui, Monsieur, à l’instant. ‘Terrible’ est le premier mot qui me vient à l’esprit.”

“Terrible, oui.” Le président acquiesça, le regard vague et lointain. “Vous avez des enfants, Agent Zéro ?”

La question semblait bizarre, en particulier posée à un agent sous couverture dont l’identité était censée être confidentielle, mais Zéro lui répondit. “Oui, j’ai deux filles.”

“Moi aussi, quatorze et seize ans.” Rutledge posa ses coudes sur la table et finit par regarder Zéro dans les yeux, du mieux qu’il pouvait à travers la caméra. “J’ai besoin que vous retrouviez ces gens, que vous retrouviez cette arme et que vous mettiez un terme à tout ça. S’il vous plaît, ça ne peut pas se reproduire encore.”

Même dans des circonstances normales, ce qui était loin d’être le cas, Zéro n’aurait pas été capable de refuser un ordre du Président des États-Unis. Aussi, il n’avait pas besoin que Rutledge l’implore de prendre part aux opérations. Dès que Maria avait annoncé une attaque sur le sol américain, il avait déjà compris qu’il ne pourrait pas refuser. C’était codé dans son ADN. S’il y avait quoi que ce soit qu’il puisse faire, il le ferait.

“Je vais le faire.” Il tourna les yeux vers Strickland et corrigea sa phrase. “Nous allons le faire, Monsieur.”

“Bien. Et dites à Johansson de vous donner toutes les ressources dont vous avez besoin.”

Zéro fronça les sourcils en entendant ça. Une telle insistance dans cette phrase était étrange, surtout qu’elle était plus adressée à Maria qu’à lui.

“Bonne chance,” dit Rutledge, et il coupa brutalement la vidéo.

Zéro repassa la tablette à Maria, qui vérifia immédiatement s’il y avait eu de nouvelles informations sur ce qui s’était passé au Kansas.

Strickland soupira lourdement. “Il y a juste un problème. La Havane est une voie sans issue à présent. Et s’ils peuvent voyager aussi rapidement que ça, il n’y aura probablement rien non plus à trouver au Kansas. Nous en savons encore moins que tout à l’heure pour avancer.”

“Ce n’est pas totalement vrai.” Maria leva les yeux de la tablette. “Un témoin à Springfield, un vieux monsieur, a rapporté avoir croisé une femme dans la rue quelques minutes avant l’attaque : une femme blanche avec des cheveux roux flamboyants, tout comme à Cuba. Et cet homme affirme qu’il l’a entendu parler russe dans une radio.”

“Des russes ?” répéta Zéro. Il n’aurait pas dû être surpris, pas après tout ce qui s’était passé cette dernière année et demie. Mais les précédents complots avaient impliqué des cabales secrètes, de grosses sommes d’argent et des gens puissants. On n’aurait pas dit du tout le même mode opératoire, et il n’arrivait pas à concevoir le motif d’un tel type d’attaque, à part une sorte de vengeance.

“Quand bien même,” fit remarquer Strickland, “‘une russe rousse ne va pas forcément se retrouver facilement.”

“Tu as raison.” Maria sortit son téléphone mobile. “Mais je connais un truc qui peut nous aider.” Elle appuya sur un bouton et dit dans le téléphone, “Je descends. J’ai besoin de l’OMNI.”

“C’est quoi l’OMNI ?” demanda Strickland avant que Zéro ne pose la même question.

“C’est… compliqué,” répondit Maria d’un air mystérieux. “Mais je vais vous montrer.” Elle se leva de son siège, prit la tablette, et se dirigea vers la porte.

Zéro savait que “descendre” voulait certainement dire se rendre au labo de Bixby, le centre souterrain de recherche et de développement de la CIA. Ils étaient déjà au sous-sol, et l’ingénieur excentrique était la seule personne en-dessous d’eux… du moins à la connaissance de Zéro.

Il savait aussi maintenant qu’il n’allait pas rentrer chez lui dîner avec ses filles. Une fois sortis dans le couloir vide, il dit, “Attendez. Je peux passer un coup de fil ?”

Maria hésita, puis acquiesça. “Ok, mais fais vite. On se retrouve aux ascenseurs.” Ils s’éloignèrent tous les deux dans le couloir, tandis que Zéro sortait son téléphone mobile, ainsi que la petite carte de visite que Strickland lui avait donnée.

Il allait appeler quand il changea d’avis et ouvrit plutôt son application d’appels vidéo, tenant le téléphone face à lui pour que l’angle de la caméra capture son visage.

La ligne ne sonna qu’une fois avant que Maya ne décroche. Son visage avait l’air soucieux et il pouvait voir qu’elle se trouvait debout dans la cuisine. “Papa ?”

“Maya. Il se passe quelque chose.”

“Je sais,” dit-elle d’un ton grave. “J’ai regardé les infos depuis ton départ.”

“C’est déjà aux infos ?”

“Il y a une vidéo,” lui dit-elle. “De quelqu’un qui était là-bas.”

Zéro fit la grimace. Si la vidéo avait déjà fuité, il n’y avait aucun moyen de l’étouffer. À présent, elle était certainement sur les réseaux sociaux, ce qui signifiait que d’ici quelques minutes, elle serait virale, si ce n’était pas déjà le cas, partagée et repartagée sur des millions d’écrans.

Mais à en juger par l’expression de Maya, elle l’avait trouvée tout aussi effrayante que lui. Et si c’était le cas, elle comprendrait ce qu’il avait à faire.

“Papa, c’était quoi ce truc ?” demanda-t-elle.

“Je n’en sais rien,” lui dit-il en restant volontairement vague. “Mais nous devons retrouver les gens derrière tout ça. Et ça veut dire que j’ai besoin que tu fasses quelque chose pour moi… et pour ta sœur.”

“Bien sûr,” accepta-t-elle immédiatement. “Tout ce que tu voudras.”

“Merci. Mais d’abord… tu peux me passer Sara ?”

“Une seconde.” L’écran devint flou en bougeant, pendant que Maya passait le téléphone. Un instant plus tard, Sara s’exprima sur le minuscule écran, le regard vide et la voix basse. “Tu ne rentres pas à la maison, c’est ça ?”

“Sara. Tu sais qu’il n’y a rien au monde que je désirerais plus qu’être à la maison avec toi…”

“Papa,” le coupa-t-elle, “tu n’as pas besoin de me parler comme à une enfant.”

“S’il te plaît,” implora-t-il, “laisse-moi finir. Il faut que je te dise un truc et je n’ai pas beaucoup de temps.” Il prit une profonde inspiration et rassembla son courage. “Il n’y a nulle part où je préférerais être qu’à la maison avec toi… et il n’y a nulle part ailleurs où je préférerais que tu sois qu’à la maison, avec moi. Mais tu as raison, tu n’es plus une enfant. Je ne peux pas te traiter comme si tu en étais une. Et nous savons tous les deux que tu as besoin de plus que ce que je peux t’offrir.”

Sara comprit tout de suite ce qu’il suggérait. “Je ne veux pas aller dans un tel endroit. Ce n’est pas pour des gens comme moi.”

C’est précisément pour des gens comme toi, pensa-t-il, mais il ne voulait pas le dire et risquer que la discussion tourne au vinaigre. “Cet endroit-là,” dit-il plutôt, “est un endroit agréable sur Virginia Beach. Strickland me l’a recommandé. Il a lui-même passé du temps là-bas. Tu as confiance en lui, pas vrai ?”

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