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Un incendie en mer

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Et lorsque le capitaine, impatienté, le saisit à la fin par le collet de son habit et lui cria: «Eh bien, quoi? Je suis le capitaine. Voyons, que voulez-vous?» Le gros personnage le regarda d’un air hébété et se remit à geindre: «Capitaine!»

Ce fut pourtant ce capitaine qui nous sauva la vie à tous. Premièrement, en changeant, au dernier moment où l’on pouvait encore entrer dans la machine, la direction de notre navire, qui, en filant tout droit sur Lübeck, au lieu de virer brusquement sur la côte, aurait infailli blement brûlé avant d’arriver au port; et deuxièmement, en ordonnant aux matelots de tirer leurs coutelas et de faire impitoyablement main basse sur toute personne qui essaierait de toucher à l’une des deux chaloupes qui nous restaient encore, les autres ayant chaviré par l’inexpérience des passagers qui avaient voulu les mettre à la mer.

Les matelots, Danois pour la plupart, avec leurs figures énergiques et froides, et le reflet presque sanguinolent les flammes sur les lames de leurs couteaux, inspiraient un respect involontaire. Il faisait une assez forte bourrasque, elle fut encore augmentée par l’incendie qui hurlait dans un grand tiers du bâtiment. Je dois avouer, n’en déplaise à mon sexe, que les femmes, dans cette circonstance, montrèrent plus de courage que la plupart des hommes. Pâles et blanches, la nuit les avait surprises dans leurs lits (elles n’avaient guère que leurs couvertures pour vêtement), et tout incrédule que j’étais déjà alors, elles me semblèrent des anges descendus du ciel pour nous faire honte et nous donner du cæur. Du reste, il y eut aussi des hommes qui montrèrent de la bravoure. Je me rappelle surtout un M. D.....ff, notre ex-ambassadeur de Russie à Copenhague: il avait ôté ses souliers, sa cravate, son veston dont il avait attaché les manches sur la poitrine – et, assis sur un gros câble tendu, les pieds ballants, il fumait tranquillement son cigare, et nous regardait les uns après les autres d’un petit air de pitié narquoise. Quant à moi, je m’étais réfugié sur une des échelles extérieures, et j’étais assis sur l’une des dernières marches. Je regardais avec stupeur l’écume rouge qui bouillonnait au-dessous de moi, et dont quelques flocons sautaient jusqu’à mon visage, et je me disais: «Voilà donc où il faudra périr, à dis-huit ans!» Car j’étais bien décidé à me laisser noyer plutôt que griller. La flamme se voûtait au-dessus de moi, et je distinguais bien son hurlement de celui des vagues.

Non loin de moi, sur la même échelle, était assise une petite vieille, quelque cuisinière, probablement, d’une des familles qui étaient embarquées pour l’Europe. La tête enfoncée dans ses mains, elle semblait murmurer des prières. Tout à coup, elle jeta sur moi un regard rapide, et, soit qu’elle crût lire sur mon visage une détermination funeste, soit par toute autre raison, elle saisit mon bras, et d’une voix presque suppliante, elle me dit avec insistence: «Non, barine, personne n’a le droit de disposer de sa propre vie, vous pas plus qu’un autre. Il faut subir le sort que la Providence vous envoie, sans cela ce serait un suicide, et vous seriez puni dans l’autre monde».

Je n’avais eu aucune envie de me suicider, mais, par une sorte de bravade bien inexplicable dans ma position, je fis deux ou trois fois semblant de mettre à exécution l’intention qu’elle me prêtait, et chaque fois la pauvre vieille se précipitait vers moi pour m’empêcher d’accomplir ce qui était à ses yeux un grand crime. A la fin, saisi d’une sorte de honte, je m’arrêtai. En effet, pourquoi jouer ainsi la comédie en présence d’une mort, qu’en ce moment, je croyais vraiment imminente et inévitable? Du reste, je n’eus pas le temps de me rendre compte de cette bizarrerie des sentiments, ni d’admirer le manque d’égoïsme (ce qu’on nommerait aujourd’hui l’altruisme) de la pauvre femme, car dans ce moment les hurlements des flammes au-dessus de nos têtes redoublèrent de violence; mais dans ce même moment aussi, une voix d’airain (ce fut celle de notre ange sauveur), une voix éclata au-dessus de nous: «Que faites-vous là, malheureux? vous allez périr, suivezmoi!» Et aussitôt, sans savoir qui nous appelait, ni où il fallait aller, nous nous levâmes, la bonne femme et moi, comme poussés par un ressort, et nous nous lançâmes à travers la fumée, à la suite d’un matelot en veste bleue, que nous voyons devant nous grimper le long d’une échelle de corde. Sans savoir pourquoi, je grimpai derrière lui sur cette échelle; je crois que dans ce moment, s’il s’était jeté à l’eau ou s’il avait fait n’importe quoi d’extraordinaire, je l’aurais aveuglément imité. Après avoir gravi deux ou trois échelons, le matelot sauta lourdement sur le haut d’une des voitures dont le bas commençait déjà à flamber. Je sautai après lui; j’entendis la vieille sauter après moi: puis, du haut de cette première voiture, le matelot sauta sur une seconde voiture, puis sur une troisième; moi toujours derrière lui – et nous nous trouvâmes ainsi sur le devant du vaisseau.