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Oeuvres complètes de Guy de Maupassant, volume 05

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Jeanne attendait anxieusement le retour des souffles tièdes, attribuant à la rigueur terrible du temps toutes les souffrances vagues qui la traversaient.

Tantôt elle ne pouvait plus rien manger, prise de dégoût devant toute nourriture; tantôt son pouls battait follement; tantôt ses faibles repas lui donnaient des écœurements d'indigestion; et ses nerfs tendus, vibrants sans cesse, la faisaient vivre en une agitation constante et intolérable.

Un soir le thermomètre descendit encore et Julien, tout frissonnant au sortir de table (car jamais la salle n'était chauffée à point, tant il économisait sur le bois), se frotta les mains en murmurant: «Il fera bon coucher deux cette nuit, n'est-ce pas, ma chatte?»

Il riait de son rire bon enfant d'autrefois; et Jeanne lui sauta au cou; mais elle se sentait justement si mal à l'aise, ce soir-là, si endolorie, si étrangement nerveuse qu'elle le pria, tout bas, en lui baisant les lèvres, de la laisser dormir seule. Elle lui dit, en quelques mots, son mal: «Je t'en prie, mon chéri; je t'assure que je ne suis pas bien. Ça ira mieux demain, sans doute.»

Il n'insista pas: «Comme il te plaira, ma chère; si tu es malade, il faut te soigner.»

Et on parla d'autre chose.

Elle se coucha de bonne heure. Julien, par extraordinaire, fit allumer du feu dans sa chambre particulière. Quand on lui annonça que «ça flambait bien», il baisa sa femme au front, et s'en alla.

La maison entière semblait travaillée par le froid; les murs pénétrés avaient des bruits légers comme des frissons; et Jeanne en son lit grelottait.

Deux fois elle se releva pour remettre des bûches au foyer, et chercher des robes, des jupes, des vieux vêtements qu'elle amoncelait sur sa couche. Rien ne la pouvait réchauffer; ses pieds s'engourdissaient, tandis qu'en ses mollets et jusqu'en ses cuisses des vibrations couraient qui la faisaient se retourner sans cesse, s'agiter, s'énerver à l'excès.

Bientôt ses dents claquèrent; ses mains tremblèrent; sa poitrine se serrait; son cœur lent battait de grands coups sourds et semblait parfois s'arrêter; et sa gorge haletait comme si l'air n'y pouvait plus entrer.

Une effroyable angoisse saisit son âme en même temps que l'invincible froid l'envahissait jusqu'aux moelles. Jamais elle n'avait éprouvé cela, elle ne s'était sentie abandonnée ainsi par la vie, prête à exhaler son dernier souffle.

Elle pensa: «Je vais mourir… Je meurs…»

Et, frappée d'épouvante, elle sauta du lit, sonna Rosalie, attendit, sonna de nouveau, attendit encore, frémissante et glacée.

La petite bonne ne venait point. Elle dormait sans doute de ce dur premier sommeil que rien ne brise; et Jeanne, perdant l'esprit, s'élança, pieds nus, dans l'escalier.

Elle monta sans bruit, à tâtons, trouva la porte, l'ouvrit, appela: «Rosalie!» avança toujours, heurta le lit, promena ses mains dessus et reconnut qu'il était vide. Il était vide et tout froid, comme si personne n'y eût couché.

Surprise, elle se dit: «Comment! elle est encore partie courir par un pareil temps!»

Mais comme son cœur, devenu tout à coup tumultueux, bondissait, l'étouffait, elle redescendit, les jambes fléchissantes, afin de réveiller Julien.

Elle pénétra chez lui violemment, fouettée par cette conviction qu'elle allait mourir et par le désir de le voir avant de perdre connaissance.

A la lueur du feu agonisant, elle aperçut, à côté de la tête de son mari, la tête de Rosalie sur l'oreiller.

Au cri qu'elle poussa, ils se dressèrent tous les deux. Elle demeura une seconde immobile dans l'effarement de cette découverte. Puis elle s'enfuit, rentra dans sa chambre; et comme Julien éperdu avait appelé «Jeanne!» une peur atroce la saisit de le voir, d'entendre sa voix, de l'écouter s'expliquer, mentir, de rencontrer son regard face à face; et elle se précipita de nouveau dans l'escalier qu'elle descendit.

Elle courait maintenant dans l'obscurité au risque de rouler le long des marches, de se casser les membres sur la pierre. Elle allait devant elle, poussée par un impérieux besoin de fuir, de ne plus apprendre rien, de ne plus voir personne.

Quand elle fut en bas, elle s'assit sur une marche, toujours en chemise et nu-pieds; et elle demeurait là, l'esprit perdu.

Julien avait sauté du lit, s'habillait à la hâte. Elle l'entendit remuer, marcher. Elle se redressa pour se sauver de lui. Déjà il descendait aussi l'escalier, et il criait: «Écoute, Jeanne!»

Non, elle ne voulait pas écouter ni se laisser toucher du bout des doigts; et elle se jeta dans la salle à manger, courant comme devant un assassin. Elle cherchait une issue, une cachette, un coin noir, un moyen de l'éviter. Elle se blottit sous la table. Mais déjà il ouvrait la porte, sa lumière à la main, répétant toujours: «Jeanne!» et elle repartit comme un lièvre, s'élança dans la cuisine, en fit deux fois le tour à la façon d'une bête acculée; et, comme il la rejoignait encore, elle ouvrit brusquement la porte du jardin et s'élança dans la campagne.

Le contact glacé de la neige où ses jambes nues entraient parfois jusqu'aux genoux lui donna soudain une énergie désespérée. Elle n'avait pas froid, bien que toute découverte; elle ne sentait plus rien tant la convulsion de son âme avait engourdi son corps, et elle courait, blanche comme la terre.

Elle suivit la grande allée, traversa le bosquet, franchit le fossé et partit à travers la lande.

Pas de lune; les étoiles luisaient comme une semaille de feu dans le noir du ciel; mais la plaine était claire cependant, d'une blancheur terne, d'une immobilité figée, d'un silence infini.

Jeanne allait vite, sans souffler, sans savoir, sans réfléchir à rien. Et soudain elle se trouva au bord de la falaise. Elle s'arrêta net, par instinct, et s'accroupit, vidée de toute pensée et de toute volonté.

Dans le trou sombre devant elle la mer invisible et muette exhalait l'odeur salée de ses varechs à marée basse.

Elle demeura là longtemps, inerte d'esprit comme de corps; puis, tout à coup, elle se mit à trembler, mais à trembler follement comme une voile qu'agite le vent. Ses bras, ses mains, ses pieds secoués par une force invincible palpitaient, vibraient de sursauts précipités; et la connaissance lui revint brusquement, claire et poignante.

Puis des visions anciennes passèrent devant ses yeux; cette promenade avec Lui dans le bateau du père Lastique, leur causerie, son amour naissant, le baptême de la barque; puis elle remonta plus loin jusqu'à cette nuit bercée de rêves à son arrivée aux Peuples. Et maintenant! maintenant! Oh! sa vie était cassée, toute joie finie, toute attente impossible; et l'épouvantable avenir plein de tortures, de trahisons et de désespoir lui apparut. Autant mourir, ce serait fini tout de suite.

Mais une voix criait au loin: «C'est ici, voilà ses pas; vite, vite, par ici!» C'était Julien qui la cherchait.

Oh! elle ne le voulait pas revoir. Dans l'abîme, là, devant elle, elle entendait maintenant un petit bruit, le vague glissement de la mer sur les roches.

Elle se dressa, toute soulevée déjà pour s'élancer; et, jetant à la vie l'adieu des désespérés, elle gémit le dernier mot des mourants, le dernier mot des jeunes soldats éventrés dans les batailles: «Maman!»

Soudain la pensée de petite mère la traversa; elle la vit sanglotant; elle vit son père à genoux devant son cadavre broyé, elle eut en une seconde toute la souffrance de leur désespoir.

Alors elle retomba mollement dans la neige; et elle ne se sauva plus quand Julien et le père Simon, suivis de Marius qui tenait une lanterne, la saisirent par les bras pour la rejeter en arrière, tant elle était près du bord.

Ils firent d'elle ce qu'ils voulurent, car elle ne pouvait plus remuer. Elle sentit qu'on l'emportait, puis qu'on la mettait dans un lit, puis qu'on la frictionnait avec des linges brûlants; puis tout souvenir s'effaça, toute connaissance disparut.

Puis un cauchemar – était-ce un cauchemar? – l'obséda. Elle était couchée dans sa chambre. Il faisait jour, mais elle ne pouvait pas se lever. Pourquoi? elle n'en savait rien. Alors elle entendait un petit bruit sur le plancher, une sorte de grattement, de frôlement, et soudain une souris, une petite souris grise passait vivement sur son drap. Une autre aussitôt la suivait, puis une troisième qui s'avançait vers la poitrine, de son trot vif et menu. Jeanne n'avait pas peur; mais elle voulut prendre la bête et lança sa main, sans y parvenir.

Alors d'autres souris, dix, vingt, des centaines, des milliers surgirent de tous les côtés. Elles grimpaient aux colonnes, filaient sur les tapisseries, couvraient la couche tout entière. Et bientôt elles pénétrèrent sous les couvertures; Jeanne les sentait glisser sur sa peau, chatouiller ses jambes, descendre et monter le long de son corps. Elle les voyait venir du pied du lit pour pénétrer dedans contre sa gorge; et elle se débattait, jetait ses mains en avant pour en saisir une et les refermait toujours vides.

Elle s'exaspérait, voulait fuir, criait, et il lui semblait qu'on la tenait immobile, que des bras vigoureux l'enlaçaient et la paralysaient; mais elle ne voyait personne.

Elle n'avait point la notion du temps. Cela dut être long, très long.

Puis elle eut un réveil, un réveil las, meurtri, doux cependant. Elle se sentait faible, faible. Elle ouvrit les yeux, et ne s'étonna pas de voir petite mère assise dans sa chambre, avec un gros homme qu'elle ne connaissait point.

Quel âge avait-elle? elle n'en savait rien et se croyait toute petite fille. Elle n'avait, non plus, aucun souvenir.

Le gros homme dit: «Tenez, la connaissance revient.» Et petite mère se mit à pleurer. Alors le gros homme reprit: «Voyons, soyez calme, Madame la baronne, je vous dis que j'en réponds maintenant. Mais ne lui parlez de rien, de rien. Qu'elle dorme.»

 

Et il sembla à Jeanne qu'elle vivait encore très longtemps assoupie, reprise par un pesant sommeil dès qu'elle essayait de penser; et elle n'essayait pas non plus de se rappeler quoi que ce soit, comme si, vaguement, elle avait eu peur de la réalité reparue en sa tête.

Or, une fois, comme elle s'éveillait, elle aperçut Julien, seul près d'elle; et brusquement, tout lui revint, comme si un rideau se fût levé qui cachait sa vie passée.

Elle eut au cœur une douleur horrible et voulut fuir encore. Elle rejeta ses draps, sauta par terre et tomba, ses jambes ne la pouvant plus porter.

Julien s'élança vers elle; et elle se mit à hurler pour qu'il ne la touchât point. Elle se tordait, se roulait. La porte s'ouvrit. Tante Lison accourait avec la veuve Dentu, puis le baron, puis enfin petite mère arriva soufflant, éperdue.

On la recoucha; et aussitôt elle ferma les yeux sournoisement pour ne point parler et pour réfléchir à son aise.

Sa mère et sa tante la soignaient, s'empressaient, l'interrogeaient: «Nous entends-tu maintenant, Jeanne, ma petite Jeanne?».

Elle faisait la sourde, ne répondant pas; et elle s'aperçut très bien de la journée finie. La nuit vint. La garde s'installa près d'elle, et la faisait boire de temps en temps.

Elle buvait sans rien dire, mais elle ne dormait plus; elle raisonnait péniblement, cherchant des choses qui lui échappaient, comme si elle avait eu des trous dans sa mémoire, de grandes places blanches et vides où les événements ne s'étaient point marqués.

Peu à peu, après de longs efforts, elle retrouva tous les faits.

Et elle y réfléchit avec une obstination fixe.

Petite mère, tante Lison et le baron étaient venus, donc elle avait été très malade. Mais Julien? Qu'avait-il dit? Ses parents savaient-ils? Et Rosalie? où était-elle? Et puis que faire? que faire? Une idée l'illumina – retourner, avec père et petite mère, à Rouen, comme autrefois. Elle serait veuve; voilà tout.

Alors elle attendit, écoutant ce qu'on disait autour d'elle, comprenant fort bien sans le laisser voir, jouissant de ce retour de raison, patiente et rusée.

Le soir, enfin, elle se trouva seule avec la baronne et elle appela, tout bas: «Petite mère!» Sa propre voix l'étonna, lui parut changée. La baronne lui saisit les mains: «Ma fille! ma Jeanne chérie! ma fille, tu me reconnais?

– Oui, petite mère, mais il ne faut point pleurer; nous avons à causer longtemps. Julien t'a-t-il dit pourquoi je me suis sauvée dans la neige?

– Oui, ma mignonne, tu as eu une grosse fièvre très dangereuse.

– Ce n'est pas ça, maman. J'ai eu la fièvre après; mais t'a-t-il dit ce qui me l'a donnée, cette fièvre, et pourquoi je me suis sauvée?

– Non, ma chérie.

– C'est parce que j'ai trouvé Rosalie dans son lit.»

La baronne crut qu'elle délirait encore, la caressa. «Dors, ma mignonne, calme-toi, essaye de dormir.»

Mais Jeanne, obstinée, reprit: «J'ai toute ma raison maintenant, petite maman, je ne dis pas de folies comme j'ai dû en dire les jours derniers. Je me sentais malade une nuit, alors j'ai été chercher Julien. Rosalie était couchée avec lui. J'ai perdu la tête de chagrin et je me suis sauvée dans la neige pour me jeter à la falaise.»

Mais la baronne répétait: «Oui, ma mignonne, tu as été bien malade, bien malade.

– Ce n'est pas ça, maman, j'ai trouvé Rosalie dans le lit de Julien, et je ne veux plus rester avec lui. Tu m'emmèneras à Rouen comme autrefois.»

La baronne, à qui le médecin avait recommandé de ne contrarier Jeanne en rien, répondit: «Oui, ma mignonne.»

Mais la malade s'impatienta: «Je vois bien que tu ne me crois pas. Va chercher petit père, lui, il finira bien par me comprendre.»

Et petite mère se leva difficilement, prit ses deux cannes, sortit en traînant ses pieds, puis revint après quelques minutes avec le baron qui la soutenait.

Ils s'assirent devant le lit et Jeanne aussitôt commença. Elle dit tout, doucement, d'une voix faible, avec clarté: le caractère bizarre de Julien, ses duretés, son avarice, et enfin son infidélité.

Quand elle eut fini, le baron vit bien qu'elle ne divaguait pas, mais il ne savait que penser, que résoudre et que répondre.

Il lui prit la main, d'une façon tendre, comme autrefois quand il l'endormait avec des histoires. «Écoute, ma chérie, il faut agir avec prudence. Ne brusquons rien; tâche de supporter ton mari jusqu'au moment où nous aurons pris une résolution… Tu me le promets?» Elle murmura: «Je veux bien, mais je ne resterai pas ici quand je serai guérie.»

Puis, tout bas, elle ajouta: «Où est Rosalie maintenant?»

Le baron reprit: «Tu ne la verras plus.» Mais elle s'obstinait. «Où est-elle? je veux savoir.» Alors il avoua qu'elle n'avait point quitté la maison; mais il affirma qu'elle allait partir.

En sortant de chez la malade, le baron, tout chauffé par la colère, blessé dans son cœur de père, alla trouver Julien, et, brusquement: «Monsieur, je viens vous demander compte de votre conduite vis-à-vis de ma fille. Vous l'avez trompée avec votre servante; cela est doublement indigne.»

Mais Julien joua l'innocent, nia avec passion, jura, prit Dieu à témoin. Quelle preuve avait-on d'ailleurs? Est-ce que Jeanne n'était pas folle? ne venait-elle pas d'avoir une fièvre cérébrale? ne s'était-elle pas sauvée par la neige, une nuit, dans un accès de délire, au début de sa maladie? Et c'est justement au milieu de cet accès, alors qu'elle courait presque nue par la maison, qu'elle prétendait avoir vu sa bonne dans le lit de son mari!

Et il s'emportait; il menaça d'un procès; il s'indignait avec véhémence. Et le baron, confus, fit des excuses, demanda pardon, et tendit sa main loyale que Julien refusa de prendre.

Quand Jeanne connut la réponse de son mari, elle ne se fâcha point et répondit: «Il ment, papa, mais nous finirons par le convaincre.»

Et pendant deux jours elle fut taciturne recueillie, méditant.

Puis, le troisième matin, elle voulut voir Rosalie. Le baron refusa de faire monter la bonne, déclara qu'elle était partie. Jeanne ne céda point, répétant: «Alors qu'on aille la chercher chez elle.»

Et déjà elle s'irritait quand le docteur entra. On lui dit tout pour qu'il jugeât. Mais Jeanne soudain se mit à pleurer, énervée outre mesure, criant presque: «Je veux voir Rosalie: je veux la voir!»

Alors le médecin lui prit la main, et, à voix basse: «Calmez-vous, Madame; toute émotion pourrait devenir grave; car vous êtes enceinte.»

Elle demeura saisie, comme frappée d'un coup; et il lui sembla tout de suite que quelque chose remuait en elle. Puis elle resta silencieuse, n'écoutant pas même ce qu'on disait, s'enfonçant en sa pensée. Elle ne put dormir de la nuit, tenue en éveil par cette idée nouvelle et singulière qu'un enfant vivait là, dans son ventre; et triste, peinée qu'il fût le fils de Julien; inquiète, craignant qu'il ne ressemblât à son père. Au jour venu, elle fit appeler le baron. «Petit père, ma résolution est bien prise; je veux tout savoir, surtout maintenant; tu entends, je veux; et tu sais qu'il ne faut pas me contrarier dans la situation où je suis. Écoute bien. Tu vas aller chercher M. le curé. J'ai besoin de lui pour empêcher Rosalie de mentir; puis, dès qu'il sera venu, tu la feras monter et tu resteras là avec petite mère. Surtout veille à ce que Julien n'ait pas de soupçons.»

Une heure plus tard le prêtre entrait, engraissé encore, soufflant autant que petite mère. Il s'assit auprès d'elle dans un fauteuil, le ventre tombant entre ses jambes ouvertes; et il commença par plaisanter, en passant par habitude son mouchoir à carreaux sur son front: «Eh bien, Madame la baronne, je crois que nous ne maigrissons pas; m'est avis que nous faisons la paire.» Puis, se tournant vers le lit de la malade: «Hé! hé! qu'est-ce qu'on m'a dit, ma jeune dame, que nous aurions bientôt un nouveau baptême? Ah! ah! ah! pas d'une barque, cette fois. Et il ajouta d'un ton grave: «Ce sera un défenseur pour la patrie»; puis, après une courte réflexion: «A moins que ce ne soit une bonne mère de famille;» et, saluant la baronne, «comme vous, Madame».

Mais la porte du fond s'ouvrit. Rosalie, éperdue, larmoyant, refusait d'entrer, cramponnée à l'encadrement, et poussée par le baron. Impatienté, il la jeta d'une secousse dans la chambre. Alors elle se couvrit la face de ses mains et resta debout, sanglotant.

Jeanne, dès qu'elle l'aperçut, se dressa brusquement, s'assit, plus pâle que ses draps; et son cœur affolé soulevait de ses battements la mince chemise collée à sa peau. Elle ne pouvait parler, respirant à peine, suffoquée. Enfin, elle prononça d'une voix coupée par l'émotion. «Je… je… n'aurais pas… pas besoin… de t'interroger. Il… il me suffit de te voir ainsi… de… de voir ta… ta honte devant moi.»

Après une pause, car le souffle lui manquait, elle reprit: «Mais je veux tout savoir, tout… tout. J'ai fait venir M. le curé pour que ce soit comme une confession, tu entends.»

Immobile, Rosalie poussait presque des cris entre ses mains crispées.

Le baron, que la colère gagnait, lui saisit les bras, les écarta violemment, et, la jetant à genoux près du lit: «Parle donc… Réponds.»

Elle resta par terre, dans la posture qu'on prête aux Madeleines, le bonnet de travers, le tablier sur le parquet, le visage voilé de nouveau de ses mains redevenues libres.

Alors le curé lui parla: «Allons, ma fille, écoute ce qu'on te dit, et réponds. Nous ne voulons pas te faire de mal; mais on veut savoir ce qui s'est passé.»

Jeanne, penchée au bord de sa couche, la regardait. Elle dit: «C'est bien vrai que tu étais dans le lit de Julien quand je vous ai surpris.»

Rosalie, à travers ses mains, gémit: «Oui, Madame.»

Alors, brusquement, la baronne se mit à pleurer aussi avec un gros bruit de suffocation; et ses sanglots convulsifs accompagnaient ceux de Rosalie.

Jeanne, les yeux droits sur la bonne, demanda: «Depuis quand cela durait-il?»

Rosalie balbutia: «Depuis qu'il est v'nu.»

Jeanne ne comprenait pas. «Depuis qu'il est venu… Alors… depuis… depuis le printemps?

– Oui, Madame.

– Depuis qu'il est entré dans cette maison?

– Oui, Madame.»

Et Jeanne, comme oppressée de questions, interrogea d'une voix précipitée:

«Mais comment cela s'est-il fait? Comment te l'a-t-il demandé? Comment t'a-t-il prise? Qu'est-ce qu'il t'a dit? A quel moment, comment as-tu cédé? comment as-tu pu te donner à lui?»

Et Rosalie, écartant ses mains cette fois, saisie aussi d'une fièvre de parler, d'un besoin de répondre:

«J'sais ti, mé? C'est le jour qu'il a dîné ici la première fois, qu'il est v'nu m'trouver dans ma chambre. Il s'était caché dans l'grenier. J'ai pas osé crier pour pas faire d'histoire. Il s'est couché avec mé; j'savais pu c'que j'faisais à çu moment-là; il a fait c'qu'il a voulu. J'ai rien dit parce que je l'trouvais gentil!..»

Alors Jeanne, poussant un cri:

«Mais… ton… ton enfant… c'est à lui?..»

Rosalie sanglota.

«Oui, Madame.»

Puis toutes deux se turent.

On n'entendait plus que le bruit des larmes de Rosalie et de la baronne.

Jeanne accablée sentit à son tour ses yeux ruisselants; et les gouttes sans bruit coulèrent sur ses joues.

L'enfant de sa bonne avait le même père que le sien! Sa colère était tombée. Elle se sentait maintenant toute pénétrée d'un désespoir morne, lent, profond, infini.

Elle reprit enfin d'une voix changée, mouillée, d'une voix de femme qui pleure:

«Quand nous sommes revenus de… de là-bas… du voyage… quand est-ce qu'il a recommencé?»

La petite bonne, tout à fait écroulée par terre, balbutia: «Le… le premier soir il est v'nu.»

Chaque parole tordait le cœur de Jeanne. Ainsi, le premier soir, le soir du retour aux Peuples, il l'avait quittée pour cette fille. Voilà pourquoi il la laissait dormir seule!

Elle en savait assez, maintenant, elle ne voulait plus rien apprendre; elle cria! «Va-t'en, va-t'en!» Et comme Rosalie ne bougeait point, anéantie, Jeanne appela son père: «Emmène-la, emporte-la.» Mais le curé, qui n'avait encore rien dit, jugea le moment venu de placer un petit sermon.

«C'est très mal, ce que tu as fait là, ma fille, très mal; et le bon Dieu ne te pardonnera pas de sitôt. Pense à l'enfer qui t'attend si tu ne gardes pas désormais une bonne conduite. Maintenant que tu as un enfant, il faut que tu te ranges. Madame la baronne fera sans doute quelque chose pour toi, et nous te trouverons un mari…»

Il aurait longtemps parlé, mais le baron, ayant de nouveau saisi Rosalie par les épaules, la souleva, la traîna jusqu'à la porte, et la jeta, comme un paquet, dans le couloir.

 

Dès qu'il fut revenu, plus pâle que sa fille, le curé reprit la parole: «Que voulez-vous? elles sont toutes comme ça dans le pays. C'est une désolation, mais on n'y peut rien, et il faut bien un peu d'indulgence pour les faiblesses de la nature. Elles ne se marient jamais sans être enceintes, jamais, Madame.» Et il ajouta, souriant: «On dirait une coutume locale.» Puis d'un ton indigné: «Jusqu'aux enfants qui s'en mêlent. N'ai-je pas trouvé l'an dernier, dans le cimetière, deux petits du catéchisme, le garçon et la fille! J'ai prévenu les parents! Savez-vous ce qu'ils m'ont répondu? «Qu'voulez-vous, Monsieur l'curé, c'est pas nous qui leur avons appris ces saletés-là, j'y pouvons rien.» – Voilà, Monsieur, votre bonne a fait comme les autres…»

Mais le baron, qui tremblait d'énervement, l'interrompit: «Elle? que m'importe! mais c'est Julien qui m'indigne. C'est infâme ce qu'il a fait là, et je vais emmener ma fille.»

Et il marchait s'animant toujours, exaspéré: «C'est infâme d'avoir ainsi trahi ma fille, infâme! C'est un gueux, cet homme, une canaille, un misérable; et je le lui dirai, je le souffletterai, je le tuerai sous ma canne!»

Mais le prêtre, qui absorbait lentement une prise de tabac à côté de la baronne en larmes, et qui cherchait à accomplir son ministère d'apaisement, reprit: «Voyons, Monsieur le baron, entre nous il a fait comme tout le monde. En connaissez-vous beaucoup, des maris qui soient fidèles?» Et il ajouta, avec une bonhomie malicieuse: «Tenez, je parie que vous-même vous avez fait vos farces. Voyons, la main sur la conscience, est-ce vrai?» Le baron s'était arrêté, saisi, en face du prêtre qui continua: «Eh oui, vous avez fait comme les autres. Qui sait même si vous n'avez jamais tâté d'une petite bobonne comme celle-là. Je vous dis que tout le monde en fait autant. Votre femme n'en a pas été moins heureuse ni moins aimée, n'est-ce pas?»

Le baron ne remuait plus, bouleversé.

C'était vrai, parbleu, qu'il en avait fait autant, et souvent encore, toutes les fois qu'il avait pu; et il n'avait pas respecté non plus le toit conjugal; et, quand elles étaient jolies, il n'avait jamais hésité devant les servantes de sa femme! Était-il pour cela un misérable? Pourquoi jugeait-il si sévèrement la conduite de Julien alors qu'il n'avait jamais même songé que la sienne pût être coupable?

Et la baronne, tout essoufflée encore de sanglots, eut sur les lèvres une ombre de sourire au souvenir des fredaines de son mari, car elle était de cette race sentimentale, vite attendrie, et bienveillante, pour qui les aventures d'amour font partie de l'existence.

Jeanne, affaissée, les yeux ouverts devant elle, allongée sur le dos et les bras inertes, songeait douloureusement. Une parole de Rosalie lui était revenue qui lui blessait l'âme, et pénétrait comme une vrille en son cœur: «Moi, j'ai rien dit parce que je l'trouvais gentil.»

Elle aussi l'avait trouvé gentil; et c'est uniquement pour cela qu'elle s'était donnée, liée pour la vie, qu'elle avait renoncé à toute autre espérance, à tous les projets entrevus, à tout l'inconnu de demain. Elle était tombée dans ce mariage, dans ce trou sans bords pour remonter, dans cette misère, dans cette tristesse, dans ce désespoir, parce que, comme Rosalie, elle l'avait trouvé gentil!

La porte s'ouvrit d'une poussée furieuse. Julien parut, l'air féroce. Il avait aperçu, dans l'escalier, Rosalie gémissant et il venait savoir, comprenant qu'on tramait quelque chose, que la bonne avait parlé sans doute. La vue du prêtre le cloua sur place.

Il demanda d'une voix tremblante, mais calme: «Quoi? qu'y a-t-il?» Le baron, si violent tout à l'heure, n'osait rien dire, craignant l'argument du curé et son propre exemple invoqué par son gendre. Petite mère larmoyait plus fort; mais Jeanne s'était soulevée sur ses mains et elle regardait, haletante, celui qui la faisait si cruellement souffrir. Elle balbutia: «Il y a que nous n'ignorons plus rien, que nous savons toutes vos infamies depuis… depuis le jour où vous êtes entré dans cette maison… il y a que l'enfant de cette bonne est à vous comme… comme… le mien… ils seront frères…» Et, une surabondance de douleur lui étant venue à cette pensée, elle s'affaissa dans ses draps et pleura frénétiquement.

Il restait béant, ne sachant que dire ni que faire. Le curé intervint encore.

«Voyons, voyons, ne nous chagrinons pas tant que ça, ma jeune dame, soyez raisonnable.» Il se leva, s'approcha du lit, et posa sa main tiède sur le front de cette désespérée. Ce simple contact l'amollit étrangement; elle se sentit aussitôt alanguie, comme si cette forte main de rustre habituée aux gestes qui absolvent, aux caresses réconfortantes, lui eût apporté dans son toucher un apaisement mystérieux.

Le bonhomme, demeuré debout, reprit: «Madame, il faut toujours pardonner. Voilà un grand malheur qui vous arrive; mais Dieu, dans sa miséricorde, l'a compensé par un grand bonheur, puisque vous allez être mère. Cet enfant sera votre consolation. C'est en son nom que je vous implore, que je vous adjure de pardonner l'erreur de M. Julien. Ce sera un lien nouveau entre vous, un gage de sa fidélité future. Pouvez-vous rester séparée de cœur de celui dont vous portez l'œuvre dans votre flanc?»

Elle ne répondait point, broyée, endolorie, épuisée maintenant, sans force même pour la colère et la rancune. Ses nerfs lui semblaient lâches, coupés doucement, elle ne vivait plus qu'à peine.

La baronne, pour qui tout ressentiment semblait impossible, et dont l'âme était incapable d'un effort prolongé, murmura: «Voyons, Jeanne.»

Alors le curé prit la main du jeune homme, et, l'attirant près du lit, la posa dans la main de sa femme. Il appliqua dessus une petite tape comme pour les unir d'une façon définitive; et, quittant son ton prêcheur et professionnel, il dit, d'un air content: «Allons, c'est fait: croyez-moi, ça vaut mieux.»

Puis les deux mains, rapprochées un moment, se séparèrent aussitôt. Julien, n'osant embrasser Jeanne, baisa sa belle-mère au front, pivota sur ses talons, prit le bras du baron qui se laissa faire, heureux au fond que la chose fût arrangée ainsi; et ils sortirent ensemble pour fumer un cigare.

Alors la malade anéantie s'assoupit pendant que le prêtre et petite mère causaient doucement à voix basse.

L'abbé parlait, expliquant, développant ses idées; et la baronne consentait toujours d'un signe de tête. Il dit, enfin, pour conclure: «Donc, c'est entendu; vous donnez à cette fille la ferme de Barville, et je me charge de lui trouver un mari, un brave garçon, rangé. Oh! avec un bien de vingt mille francs, nous ne manquerons pas d'amateurs. Nous n'aurons que l'embarras du choix.»

Et la baronne souriait maintenant, heureuse, avec deux larmes restées en route sur ses joues, mais dont la traînée humide était déjà séchée.

Elle insistait: «C'est entendu, Barville vaut, au bas mot, vingt mille francs, mais on placera le bien sur la tête de l'enfant; les parents en auront la jouissance pendant leur vie.»

Et le curé se leva, serra la main de petite mère: «Ne vous dérangez point, Madame la baronne, ne vous dérangez point; je sais ce que vaut un pas.»

Comme il sortait, il rencontra tante Lison qui venait voir sa malade. Elle ne s'aperçut de rien; on ne lui dit rien; et elle ne sut rien, comme toujours.